Monsieur le Hulan

 

CONTE DE NOËL

 

 

                              I

 

Ceci, mes enfants, n’est pas une fable.

Ou le rossignol qui me l’a conté

Est bien le menteur le plus effroyable

Qui du ciel sur terre ait jamais chanté.

D’ailleurs, lorsque vous m’aurez écouté,

Vous verrez que rien n’est moins incroyable.

 

 

                              II

 

Voici donc, sauf l’air et sauf le refrain,

Ce que l’oiselet dit en son langage :

Ceci se passait dans un bon village

Peut-être alsacien, peut-être lorrain,

Tous les deux peut-être, en tout cas je gage,

Près de la Moselle et non loin du Rhin.

 

 

                              III

 

La nuit de Noël brillait radieuse,

Et sous tous les toits, dans tous les foyers,

Les petits enfants bénis et choyés

Dormaient le sommeil de l’enfance heureuse,

Non sans avoir mis d’une main pieuse

Près des gros chenets leurs petits souliers.

 

 

                              IV

 

Qu’y trouveront-ils ?... le bon Dieu s’en doute,

Et les chers dormeurs le sauront demain,

Car, lorsque minuit sonnait sous la voûte,

Le petit Jésus s’est mis en chemin,

Ayant décroché pour y voir en route

Une étoile d’or qu’il tient à la main.

 

 

                              V

 

Le petit Jésus marche vite, vite,

Il a tant à faire un jour de Noël,

Il est tant d’enfants qu’il faut qu’il visite...

Mais bientôt chacun a son lot tel quel ;

Le petit Jésus regagne son gîte,

Raccroche l’étoile et retourne au ciel.

 

 

                              VI

 

Or, le lendemain, lorsque vint l’aurore,

Les petits souliers près des gros chenets

Renfermaient chacun un nœud tricolore.

Et tous les bambins d’une voix sonore :

« Ô chères couleurs, je vous reconnais ! »

Et voilà les nœuds piqués aux bonnets.

 

 

                              VII

 

Et voilà déjà que sur la grand-place

La bande joyeuse accourt follement.

« Voyez, grand-papa ! voyez, grand-maman ! »

Grand-papa sourit, grand-maman embrasse.

Était-ce en Lorraine ? était-ce en Alsace ?

C’était en pays ami sûrement.

 

 

                              VIII

 

Mais tout en allant parés de la sorte,

Ils passent devant un vieux cabaret.

Monsieur le Hulan fume sur la porte

À califourchon sur un tabouret.

Est-ce sa monture ou lui qui s’emporte

Mais il fait un bond et tombe en arrêt.

 

 

                              IX

 

Monsieur le Hulan n’est pas de la fête ;

Il lève le poing tout prêt à frapper,

Car ces trois couleurs qu’il défend qu’on mette

Et que du cœur même il veut extirper,

Tous ces bambins-là les ont sur la tête.....

Monsieur le Hulan la leur fait couper.

 

 

                              X

 

Puis, clopin-clopant, comme un canard ivre,

Fier de son exploit qu’il trouve divin,

Monsieur le Hulan se dirige enfin

Vers l’affreux taudis où, tout seul à vivre,

Monsieur le Hulan que la gloire enivre

S’enivre encor plus de bière et de vin.

 

 

                              XI

 

Il va titubant, selon son usage,

Quand sur le chemin et juste au milieu,

Une femme est là qu’il heurte au passage.

Monsieur le Hulan l’examine un peu :

Mais oui, ces yeux bleus ; oui, ce blanc visage,

Cette lèvre rouge enfin... Oui, pardieu !

 

 

                              XII

 

Ce sont les couleurs qu’il défend qu’on garde !

Et plus il médite et plus il regarde,

Et mieux il comprend qu’on veut le railler.

« Ce visage-là n’est qu’une cocarde ! »

Et la pauvre femme a beau supplier,

Monsieur le Hulan la fait fusiller.

 

 

                              XIII

 

Mais tous ces tombeaux sont fermés à peine,

Que voici surgir du sol par centaine

Des bleuets, des lis, des coquelicots ;

C’est comme un drapeau qui couvre la plaine,

Monsieur le Hulan en hurle de haine

Et fait apporter un cent de fagots.

 

 

                              XIV

 

Il n’en laissera ni tête ni queue.

« Ah ! chiennes de fleurs, vous allez chauffer !

« Et quant aux couleurs qui croient triompher !... »

Mais voici que, haute à voir d’une lieue,

La flamme montait rouge blanche et bleue.

Monsieur le Hulan la fit étouffer.

 

 

                              XV

 

La flamme est éteinte et plus rien ne bouge,

Seule, la fumée... ô spectre odieux !

La fumée aussi dans l’azur des cieux,

Monte en flocons blanc vers le soleil rouge...

Monsieur le Hulan s’enfuit dans son bouge,

Se couche à plat ventre et ferme les yeux.

 

 

                              XVI

 

Et comme il comprend que gens, ciel et terre,

Tout contre lui seul semble conspirer ;

Que ces trois couleurs dont il s’exaspère

Brilleront toujours pour l’exaspérer ;

Monsieur le Hulan fait... ce qu’il doit faire,

Monsieur le Hulan se fait enterrer.

 

 

                              XVII

 

Or, à l’instant où la chose est faite,

Tout se rétablit comme de raison :

Les petits enfants ramassent leur tête,

La femme aux yeux bleus rentre à la maison,

Et du haut des cieux le bon Dieu leur jette

Du bonheur tout plein, des fleurs à foison.

 

 

                              XVIII

 

Ici, mes enfants, finit cette histoire

Dont le rossignol fut le chroniqueur.

Était-il sincère ? Était-il moqueur ?

Parlait-il en rêve ou bien de mémoire ?

Je laisse à chacun, dans son petit cœur,

Le soin de juger ce qu’il faut en croire.

 

 

 

Paul DÉROULÈDE, 1884.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net