Les voix du golfe

 

 

JE lui dis : « Descendons sur la grève, le vent,

Dont le golfe apaisé s’effarouche souvent,

Ce soir nous vient du large avec des voix plus douces

Que les chuchotements des ruisseaux sur les mousses.

 

Viens, l’horizon là-bas se pare des reflets

Versés par le soleil qui meurt sur les galets.

Une heure, une heure encore, et la nuit qui charroie

Les astres accrochés à sa blanche courroie

De nouveau confondra sous nos yeux l’infini

Du bleu du ciel avec l’or du sable jauni. »

 

Et tous les deux, la main dans la main, nous allâmes

Écouter la chanson caressante des lames.

 

Le flot montait, couvrant les récifs, enlaçant

De ses varechs le pied des falaises, poussant

Dans son ascension très lente les gabares

Dont les flancs endormis roulaient sur leurs amarres ;

Les côtes peu à peu s’effaçaient comme si,

Affluant vers les bords du golfe rétréci,

Lasse d’avoir depuis l’aurore autour du globe,

Ourlé sûr tous les caps les pans verts de sa robe,

Sur nos plages sans fin que son poids fait gémir,

La mer, la vaste mer, s’allongeait pour dormir.

 

Nous nous assîmes sur la berge, l’âme prise

Par les clartés, par les senteurs et par la brise.

Les alanguissements du flot passaient en nous.

Une lueur de rêve au fond de ses yeux doux

Tremblait et la faisait muette, et ses paupières

Par instants s’abaissaient sous le jeu des lumières.

Tant de calme venu des monts silencieux,

Des îles, des rochers, des forêts et des cieux

L’enveloppait ; tant de paix sereine et profonde

Tombait du firmament, – comme d’une rotonde

Quand le jour dans les ors des verrières se fond

Tombe un rayonnement mélancolique et blond, –

Que cédant au frisson mystérieux des choses,

Mêlant ses cheveux noirs aux ambiances roses,

Elle pencha son front sur mon épaule.

                                                             Au loin,

De son dos velouté quelque énorme marsouin,

Rayant d’un trait d’argent la ligne mauve et bleue,

Éclaboussait l’azur du revers de sa queue

Puis replongeait dans les tranquilles profondeurs.

Les goémons grisaient de leurs âcres odeurs

L’air tiède qu’embrumait déjà la nuit prochaine,

Effleurant les sommets de son aile incertaine.

Plus loin encor, vers les horizons reculés

Où vont éperdument les flots immaculés,

Les mourantes blancheurs se fondaient, et si drues

Maintenant que notre œil, dans les ombres accrues,

Ne pouvait distinguer sur le grand gouffre amer

L’aile des goélands des trois mâts d’un steamer.

 

Plus loin, plus loin toujours, c’était l’espace immense

Où l’océan unit lorsque le ciel commence.

 

Alors, ses yeux ravis s’en furent au-delà

Des lourds escarpements de la nue, et voilà

Que tout à coup l’oreille ouverte aux rythmes vagues,

J’entendis que chantaient tout près de moi les vagues :

Chacune me jetait en déferlant son mot

Dans ce colloque étroit de la terre et du flot.

 

Oh ! qui pourra jamais en traits ineffaçables,

Sur la page mouvante et fragile des sables

Fixer les rimes d’or du poème éternel

Que dit le vent, qu’écrit la mer, que fait le ciel !

 

Toutes les voix du golfe un moment revenues,

Celle qui sort des rocs ou qui descend des nues,

Celle qui passe, au gré des matins et des soirs,

Sur les flots bleus, sur les flots gris, sur les flots noirs,

Dont les inflexions sonores ou voilées

Font les esprits sereins ou les âmes troublées ;

La voix qui glisse au ras des ondes doucement,

Ou qui galope au bout des voiles brusquement ;

Sur les mers en délire ou les mers en ivresse,

Celle qui gronde ainsi que celle qui caresse ;

La voix qui vient du fond des temps irrésolus,

Faite de tous les bruits des siècles révolus :

Toutes, toutes courant sur l’énorme estuaire,

Dans le fléchissement du jour crépusculaire,

Comme des sons de harpe éclatèrent.

                                                             Longtemps

Je les ouïs chanter dans les échos flottants.

 

Elles dirent d’abord les premiers jours du monde,

L’esprit de Dieu couvrant la surface de l’onde,

Les terres émergeant peu à peu, les forêts

Qui frissonnent sous des invisibles archets ;

Les apparitions soudaines des montagnes,

Des fleuves, des torrents, des vallons, des campagnes ;

Les vents rieurs, les vents féconds, les vents amers ;

Les oiseaux dans les bois, les poissons dans les mers ;

Les branches se chargeant de fruits, l’ombre légère

Qui protège la source et tisse la fougère ;

La pluie avec les champs, les fleurs et les gazons ;

Les premiers nids avant les premières maisons ;

Chez la bête l’instinct et la raison chez l’homme ;

Les cavernes avant Thèbes, Palmyre et Rome.

Elles dirent, ces voix qui passent sur les eaux,

Les échanges créant les liens sociaux,

Les agenouillements la nuit sous les étoiles,

La première pirogue et les premières voiles ;

Les pâturages, les labours, les bœufs domptés ;

La bourgade, ébauchant les futures cités ;

Avec le premier choc, la première étincelle.

Elles dirent la vie éparse, universelle,

L’âpre essaim des désirs et des ambitions,

La joie et la douleur au gré des passions

Et les hommes heurtant leurs âmes excédées ;

Les martyrs jalonnant la marche des idées ;

Les empires croulant tour à tour et le droit

D’un coup d’aile vengeur brisant son cercle étroit ;

Chaque siècle ajoutant sa chimère aux chimères

Qui se muent en chansons sur les lèvres des mères ;

L’évanouissement des dieux olympiens

Sous l’aube qui blanchit les monts galiléens.

Elles dirent le jour où des terres nouvelles

Se dressèrent devant les blanches caravelles

De Cartier, poursuivant le rêve de Colomb ;

Et la première messe et le premier colon,

Et la lutte homicide et les plaines fatales

Où le sort, opposant des armes inégales,

Profila sur nos lacs le geste du destin.

 

Les voix se turent et je vis dans le lointain

Poindre une étoile d’or au bord de la mer grise.

Rien ne bougeait, pas même une algue sous la brise,

Seul un grand paquebot remontait le chemin

Que prirent autrefois les voiliers de Champlain.

 

Ô voix du golfe ! Ô voix qui dites tant de choses,

Chantez, chantez encor les effets et les causes.

 

Lors je voulus savoir ce qu’elle avait pensé

Pendant l’heure divine où l’ombre avait baissé ;

Mais elle, indifférente aux voix enchanteresses,

Mendiant dans la nuit naissante mes caresses,

Répondit, en sentant mes bras se refermer :

 

Je songeais qu’il est doux ce soir de nous aimer.

 

 

Gonzalve DESAULNIERS,

Les bois qui chantent, 1930.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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