La science a démontré...

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Théophile DESDOUITS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Cher lecteur ! lorsque vous entendez dire que la science a démontré telle ou telle chose, commencez d’abord par examiner ; car il arrive souvent qu’à l’aide de cette formule imposante on abuse de votre crédulité.

Au temps de la Révolution, quand on emprisonnait les gens, c’était au nom de la liberté ; quand on les guillotinait, c’était au nom de la fraternité. Quand de nos jours des utopistes veulent nous ramener à l’état sauvage en détruisant la société, c’est au nom de la civilisation ; de même, quand on veut faire avaler à un vulgaire ignorant et crédule quelque absurdité philosophique, quelque théorie matérialiste, athée ou positiviste, c’est toujours au nom de la science qu’on la proclamera ; et si vous ne vous inclinez pas devant ces doctrines qui révoltent votre raison autant que votre foi, on vous dira que... la science les a démontrées.

L’autre jour, je me promenais au Jardin des Plantes, et je passais devant le palais des singes. Parmi les spectateurs assemblés pour regarder leurs sauts et leurs grimaces, deux personnages attirèrent spécialement mon attention : l’un était un gros monsieur, probablement un ancien épicier enrichi ; l’autre, un grand maigre, en cheveux blancs mal peignés, en habit râpé, en chapeau défoncé, en pantalon crotté, un de ces types enfin qu’on ne rencontre qu’au quartier latin, et qui viennent se chauffer dans les amphithéâtres de nos facultés quand il fait froid, que le bois est cher, et que le poêle est bien allumé. « Quand on pense », dit le grand maigre à son compagnon, « que ces animaux-là sont nos pères ! » – « Tu crois », dit le gros monsieur. – « Parfaitement ! » reprend l’étudiant de 47e aunée, « la science l’a démontré. » L’épicier se le tint pour dit. Pour moi, je devins rêveur, et je me demandai comment la science avait pu s’y prendre pour démontrer notre parenté avec le singe ; car j’avais toujours entendu dire que la science avait horreur des hypothèses tant que l’expérience ne les avait pas vérifiées, et je ne sache pas qu’aucun naturaliste ait jamais constaté par expérience la transformation du singe en homme.

Tandis que je songeais à cette difficulté, je rencontrai un jeune étudiant de mes amis qui sortait des cours du Muséum. « Eh bien ! me dit-il, tu sais la nouvelle ? – Non, laquelle ? – On vient de découvrir un homme (un squelette d’homme s’entend), parfaitement bien conservé, et qui ne remonte pas à moins de soixante à quatre-vingts mille ans. – C’est une belle vieillesse, lui dis-je, et qui donne envie de passer à l’état de fossile, pour se conserver aussi longtemps ; mais, de grâce, comment as-tu pu savoir son âge ? as-tu trouvé son extrait de naissance ? – La science a des preuves, me répondit-il, elle a calculé l’âge du terrain où on l’a trouvé ; elle se trompe peut-être de trois ou quatre mille ans ; mais qu’est-ce que cela sur une si longue durée ? Encore je suis modeste ; je sais des anthropologistes et des géologues (entre autres un Gascon très sérieux), qui donnent cent mille ans révolus à cet homme des cavernes. Ainsi la chronologie de Moïse est démontrée fausse. – À moins que le géologue gascon n’ait surfait l’âge de son personnage, et que sur les cent mille ans il n’en faille rabattre quatre-vingt-quinze mille. – Mon cher, dit l’étudiant, tu scandaliserais nos savants par ton esprit récalcitrant. Je vois que tu te refuses aux lumières de la science moderne ; tu tiens pour les vieilles idées. – Vieilles idées, tant que tu voudras ; elles sont moins vieilles que ton fossile. »

Je le quittai là-dessus, un peu étonné de son ton d’assurance : je savais bien que la géologie a trouvé moyen de déterminer l’âge relatif des terrains ; mais – j’en demande pardon à nos savants – cette prétention de déterminer l’âge absolu des terrains par leur nature et leur disposition me rappelait malgré moi ce problème que posent les écoliers facétieux : « Étant donné le nombre de canons d’un vaisseau, ainsi que la hauteur du grand mât, calculer l’âge du capitaine. »

Au retour de ma promenade, j’entrai, je ne sais trop pourquoi, sous les galeries de l’Odéon ; là quelques brochures attirèrent mon attention. J’ouvris tout d’abord une Revue savante, et à la première page je lus : « Aujourd’hui que la science a démontré que la matière est éternelle, que les lois de la nature sont nécessaires, que tout s’explique par ces lois, l’hypothèse de Dieu est devenue inutile. » Je commençais décidément à me défier de la formule ; mais, par curiosité, je continuai à feuilleter la brochure pour voir si la science n’aurait pas encore démontré quelque autre chose. Ma curiosité ne fut pas déçue : j’y trouvai – que la science avait démontré l’impossibilité des miracles, – l’impossibilité de la création, – la fausseté de l’hypothèse d’un principe vital et même d’un principe pensant indépendant des organes. Que n’a-t-elle pas démontré ? Enfin, pour le bouquet, je recueillis cette phrase précieuse : « Il est absolument contraire à l’esprit et à la méthode scientifique d’admettre la chimère d’une volonté libre ; il est démontré aujourd’hui que la volonté n’est qu’une fonction du cerveau. »

Ici, j’avoue que la tête commença à me tourner dans ce chaos de démonstrations, et que je ne savais plus trop où j’étais. Ainsi ce n’est donc pas seulement la religion révélée, c’est encore la religion naturelle dont la science a démontré la fausseté ! Non seulement il n’y a plus de Bible, plus de miracles ; il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus d’âme, plus de liberté, partant plus de responsabilité morale ; et la science a démontré tout cela ! Mais comment a-t-elle pu s’y prendre pour le démontrer ? A-t-elle expérimenté de toute éternité pour savoir que les lois de la nature sont éternelles ? Avec quel microscope a-t-elle découvert des pensées dans un cerveau ? La pensée est-elle solide, liquide ou gazeuse, pour qu’on ait pu saisir et démontrer sa matérialité ? On m’affirme qu’elle est une fonction du cerveau ? Mais toutes les fonctions organiques sont des mouvements : si la pensée est un mouvement, il faut qu’elle se fasse en ligne droite ou en ligne courbe ou en ligne brisée. Mes pensées sont vraies ou fausses ; comment une fonction du cerveau peut-elle être vraie ou fausse ? Ma volonté est juste ou injuste ; comment une fonction du cerveau peut-elle être juste ou injuste ? Pourtant je le dois croire, puisque la science l’a démontré ; mais, cependant, un doute me reste : si la science n’avait pas vraiment démontré tout cela ? Si mon savant du palais des singes se trompait ? Si la revue que je viens de lire était rédigée par quelque esprit faux ?... Si enfin toutes ces prétendues démonstrations n’étaient que des hypothèses en l’air, sans preuves, sans autre raison d’être que le désir de nier tout ce que nous croyons ? Je veux m’en éclaircir près d’un savant sérieux. Je connais un membre de l’Institut ; je l’interrogerai sur la valeur de ces démonstrations dont on fait tant de bruit, et qui pourraient bien après tout n’avoir pas plus de solidité qu’une bulle de savon.

 

 

 

 

II

 

 

Fidèle à ma résolution, je me rendis chez M. X..., ancien élève de Cauchy, et aussi versé dans les sciences physiques et naturelles que dans les mathématiques. Je lui exposai le trouble de mon esprit ; il sourit doucement et me dit : « De quoi vous étonnez-vous ? Est-ce donc seulement d’aujourd’hui que certains savants ont prétendu trouver dans la science des objections contre la religion révélée et contre la religion naturelle ? Ne savez-vous pas d’ailleurs qu’un peu de science éloigne de Dieu, et que beaucoup de science ramène vers lui ? »

Moi. – Je connaissais ce mot de Bacon ; mais, à vous dire vrai, il m’effraye. Je n’ai encore qu’un peu de science ; je ne sais si je parviendrai jamais à en posséder beaucoup ; faudra-t-il donc que je commence par perdre la foi, sauf à la retrouver plus tard si je deviens un jour aussi savant que vous ?

Le savant. – Rassurez-vous. Ce n’est pas le demi-savoir, par lui-même, qui nous fait perdre la foi ; c’est la présomption avec laquelle nous tirons de nos connaissances incomplètes des conclusions téméraires. Le demi-savoir n’est donc pas dangereux, s’il est accompagné d’un peu de philosophie ; car la philosophie sert précisément à nous mettre en garde contre la tendance funeste, et malheureusement trop fréquente, qui nous porte à tirer d’un fait vrai une conclusion fausse. Les sciences nous donnent des faits vrais et démontrés ; les demi-savants, – j’entends ceux qui n’ont pas cette petite dose de logique nécessaire pour les préserver de mal raisonner, – s’emparent de ces faits. Jusque-là rien de mieux ; mais ensuite ils se hâtent d’en conclure ce que ces faits n’impliquent en aucune façon. Telle est précisément la méthode sophistique par laquelle on est arrivé à toutes ces prétendues démonstrations qui vous préoccupent. Ainsi, la science a démontré qu’il y a des rapports entre le cerveau et la pensée : c’est là le fait vrai ; on en conclut que la pensée est uniquement l’œuvre du cerveau : c’est là la conclusion arbitraire. On raisonne absolument comme si l’on disait : « Mon écriture dépend de la plume que j’emploie, donc c’est ma plume qui écrit et non pas moi. » La science a démontré que rien ne se crée, rien ne périt dans la nature... depuis que l’homme observe la nature : voilà le fait vrai ; on en conclut que rien n’a jamais été créé, et que la matière est éternelle : c’est là une conclusion qui n’est fondée sur rien absolument ; c’est comme si une chenille disait : « Cette feuille a toujours été verte depuis que j’ai commencé à la ronger ; donc elle existe de toute éternité et a toujours été verte. »

Moi. – Mais ne pourrait-on pas, par induction, conclure des lois actuelles du monde et de leur stabilité actuelle à leur éternité ?

Le savant. – La chenille que je prenais tout à l’heure pour exemple raisonnerait aussi par induction. Son raisonnement serait cependant absurde. Donc il est absurde de conclure par induction d’une certaine durée observée à une éternité passée.

Moi. – Il me semble pourtant que votre comparaison n’est pas absolument juste : la durée observée par la chenille n’est que de quelques jours ; la durée observée par la science est de plusieurs siècles.

Le savant. – Croyez-vous donc qu’il soit plus légitime de conclure de plusieurs siècles à l’éternité que d’un jour à l’éternité ?

Moi. – C’est vrai, je n’y réfléchissais pas ; par rapport à l’éternité, cent siècles ne sont pas plus qu’un jour.

Le savant. – Tenez donc pour certain que ni l’expérience ni l’induction n’ont jamais établi et n’établiront jamais l’éternité de la matière. Mais je vais plus loin : ce n’est pas assez de dire que l’éternité de la matière n’est pas démontrée ; il faut dire que cette prétendue éternité est contradictoire et absurde. Pour admettre que le monde est éternel, il faut nier les théorèmes les plus simples des mathématiques.

Moi. – Je serais bien curieux de connaître comment on peut démontrer la création par les mathématiques.

Le savant. – Je ne dis pas que par les mathématiques on prouve directement la création du monde et l’existence de Dieu. Mais on prouve que le monde a commencé, qu’il compte à l’heure qu’il est un nombre déterminé, un nombre fini d’années, d’heures, de minutes. Cela prouvé, il est facile à la philosophie d’en conclure que, si le monde a commencé, il faut bien qu’il ait un créateur.

Moi. – Mais pourquoi le monde ne serait-il pas éternel ?

Le savant. – En voici la démonstration : si le monde était éternel, n’aurait-il pas duré un nombre d’années infini ?

Moi. – Sans doute.

Le savant. – Or un nombre infini ne saurait être actuellement réalisé. La série des nombres tend toujours vers l’infini ; mais cette limite ne peut être atteinte. Supposez une progression décroissante par raison 2, soit 1 + ½, + ¼ + ⅛  + 1/16 + 1/32... Quelle est la limite de cette progression ?

Moi. – Cette limite est zéro.

Le savant. – Cette limite peut-elle être atteinte ?

Moi. – Évidemment non, car chaque terme de cette progression étant égal à la moitié du précédent, zéro, qui n’est la moitié de rien, est en dehors de la série.

Le savant. – La progression décroissante n’atteignant jamais sa limite, qui est zéro, la progression croissante 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc. (qui se confond absolument avec la précédente dont je considère les dénominateurs abstraction faite des numérateurs), n’atteindra jamais sa limite qui est l’infini. Il faudrait, pour qu’elle l’atteignît, que l’infini fût double du terme précédent, ce qui est contradictoire ; donc l’infini est en dehors de la série des nombres ; ou, en d’autres termes, aucune somme composée de parties distinctes ne saurait être infinie. Or, si la série de tous les nombres possibles n’est pas susceptible d’arriver à l’infini, comment le nombre des années du monde serait-il, à l’heure qu’il est, infini ?

Moi. – C’est vrai, je conçois que l’éternité du monde est contradictoire. Mais alors comment concevoir l’éternité de Dieu ?

Le savant. – L’éternité de Dieu n’est pas composée comme le temps de parties successives, car il est immuable ; rien ne divise son éternité en moments distincts, elle est comme un éternel présent : on ne pourrait donc sans contradiction la considérer comme une série d’instants ; et par conséquent il serait ridicule de lui appliquer le théorème qui établit l’impossibilité d’une série infinie de parties distinctes. La durée du monde, tout au contraire, a des parties réellement distinctes puisqu’elle se compose d’une série de phénomènes, c’est-à-dire de changements et de mouvements. Donc le monde n’est pas éternel, ou bien l’arithmétique déraisonne. Choisissez entre les deux hypothèses : ou croyez en un Dieu créateur qui a fait toute chose de rien, ou cessez de croire aux mathématiques.

Moi. – Comment se fait-il que l’on ne trouve pas ce théorème sur l’impossibilité des sériés infinies dans les traités d’arithmétique ?

Le savant. – On le trouve dans les Leçons de physique générale de mon illustre maître Auguste Cauchy ; il en donne une démonstration qu’il emprunte à Galilée ; et voici la conclusion qu’il en tire : si la durée du monde, si la série des phénomènes ne peut être infinie, il faut chercher l’infini dans un être immatériel, que sa perfection et son immutabilité élèvent au-dessus de cette série de phénomènes, quoiqu’il en soit le premier principe. Vous voyez donc que la science n’a pas démontré l’éternité de la nature, comme le répètent les ignorants ou les esprits faux, mais qu’elle a même absolument démontré le contraire. Si ces sujets sérieux ne vous effrayent pas, je vous prouverai encore que la matière n’est pas plus infinie dans l’espace qu’elle ne l’est dans le temps ; et nous pourrons ainsi nous convaincre de la vérité de ces paroles de Newton : « La science trouve la limite des causes physiques et par conséquent la trace de l’action de Dieu. »

– Vous me réconciliez avec les mathématiques ! dis-je à mon savant interlocuteur. Je ne sais pourquoi je les avais toujours regardées comme des sciences arides, et je vous avouerai à ma honte que, tout à l’heure même, je n’ai pu sans un sentiment de frayeur vous entendre parler de progressions, de fractions, de numérateurs et de dénominateurs ; je ne soupçonnais pas l’importance philosophique des considérations sur les nombres, et ne comprenais pas pourquoi Platon avait écrit sur la porte de son école : « Personne n’entre ici, s’il n’est géomètre. » Mais, maintenant que vous m’avez montré de quelle utilité sont les mathématiques pour nous faire saisir le caractère essentiellement fini de la nature et pour nous amener ainsi à élever notre pensée vers l’infini véritable, vers Dieu, je vous prierai de bien vouloir insister encore un peu sur ce point, et d’éclaircir quelques difficultés qui ne peuvent tenir qu’à mon ignorance en ces matières. Vous m’avez démontré tout à l’heure que le nombre infini ne saurait exister ; mais n’employez-vous pas sans cesse en mathématiques la considération de l’infini ?

Le savant. – Oui, nous parlons de l’infini en mathématiques, – mais comme d’une limite que ni les grandeurs ni les nombres ne peuvent jamais atteindre : cela revient à dire que le nombre infini n’existe pas.

Moi. – Mais ne dit-on pas, dans les traités d’algèbre, que si on divisait un nombre quelconque par zéro on trouverait pour quotient l’infini ?

Le savant. – Cela est vrai ; mais comme il est impossible et contradictoire de diviser par zéro, le nombre infini, qui serait le quotient de cette division impossible, est lui-même impossible et contradictoire.

Moi. – Je vois bien vaguement que l’on ne saurait diviser un nombre par zéro ; mais je vous en demanderai, si vous voulez bien, une démonstration rigoureuse.

Le savant. – Je vous la donnerai volontiers, mais je crains de vous effrayer encore en vous parlant de diviseurs et de quotients. Supposons donc que l’on divise un nombre par zéro. Quel sera le quotient ?

Moi. – L’infini, nous en sommes convenus.

Le savant. – Mais vous savez qu’en multipliant le diviseur par le quotient on retrouve le dividende ?

Moi. – On sait cela, même à l’école primaire.

Le savant. – Nous aurons donc : zéro multiplié par l’infini, égale un nombre quelconque ; en d’autres termes : une infinité de riens égale quelque chose ! Soit un nombre infini d’hommes ; aucun d’eux n’a rien dans sa bourse ; à eux tous ils ont une somme quelconque d’argent ! N’est-ce pas absurde ?

Moi. – Assurément.

Le savant. –  Et pourtant cela serait vrai dans l’hypothèse que nous venons d’admettre, ce qui prouve que l’hypothèse est elle-même absurde. Ainsi toute division par zéro est impossible, et l’argument que vous voulez tirer de notre formule algébrique en faveur du nombre infini n’est pas fondé. Notre précédente conclusion reste donc inattaquable ; l’infini n’existe pas dans l’ordre des choses qui se comptent et qui se mesurent, dans l’ordre des choses qui changent et qui se meuvent, car les changements d’état se comptent, les mouvements se mesurent. Or la matière passe par une série d’états différents ; la matière se meut ; donc la matière n’est pas éternelle. Celui-là seul est éternel qui est immuable ; et à lui seul aussi appartient l’immensité comme l’éternité.

Moi. – Mais s’il n’y a pas de nombre infini, les molécules qui composent les corps sont donc en nombre fini ? Je croyais cependant la matière divisible à l’infini.

Le savant. – Vous vous trompiez. Quand même cette divisibilité à l’infini pourrait être attribuée à la ligne idéale des géomètres, qui est une simple abstraction de l’esprit, il n’en serait pas moins certain que les corps réels n’ont pas une infinité de parties, puisque le nombre infini ne peut être actuellement réalisé. Je vous renvoie pour cette question à la quatrième leçon de physique générale de Cauchy.

Moi. – Par la même raison, la matière ne s’étend pas à l’infini dans l’espace ?

Le savant. – Sans doute ; Newton vous dit et Cauchy après lui que la nature est bornée dans l’espace comme dans le temps. L’hypothèse contraire nous ramènerait à la supposition contradictoire d’une série infinie de parties distinctes. D’ailleurs, sur ce point, la physique vient en aide aux mathématiques. Vous savez que les corps peuvent se dilater et se condenser : il y a donc des intervalles entre les molécules des corps ; en d’autres termes, il y a du vide. Il est vrai que ces intervalles sont remplis par un fluide subtil, l’éther, qui est répandu dans l’espace. Mais l’éther, à son tour, est composé de molécules séparées par des intervalles réels quoique très petits. En effet, si l’éther était une masse continue, le mouvement de chaque molécule d’éther se communiquerait à toutes les autres dans un instant unique et indivisible. Or cela n’est pas, puisque la propagation de la lumière, qui résulte des vibrations de l’éther, n’est pas instantanée ; il faut même un temps très long pour que la lumière des étoiles parvienne à nos yeux. Cela prouve qu’il y a du vide, ou en d’autres termes que la matière ne remplit pas l’espace ; elle paraît continue à nos sens, mais en réalité les molécules qui composent l’univers sont comme des constellations éparses à travers l’immensité. Si donc les intervalles qui séparent ces molécules étaient diminués, si l’univers était comprimé par une force toute-puissante, il pourrait se réduire, comme le dit Newton, à un volume beaucoup moindre. De même, si les intervalles augmentaient, si les corps étaient dilatés tous à la fois, l’univers occuperait plus de place qu’il n’en occupe actuellement. Or ce qui peut augmenter et diminuer n’est pas infini. Par conséquent le monde est uni dans l’espace comme dans le temps. S’il fait à notre imagination un effet d’infini, c’est que la grandeur de son ensemble et la petitesse de ses parties échappent à nos sens et épouvantent la faiblesse de nos conceptions. Mais ces abîmes d’immensités qui confondent notre pensée ne sont que des atomes mesurables, finis, ne sont que des petitesses incalculables par rapport à Celui qui a placé la nature dans un coin de l’espace et dans une petite période du temps. Dieu seul est grand ; c’est le dernier mot de toutes les sciences, comme c’est le premier mot de notre catéchisme. On ne peut bien connaître la nature sans reconnaître en même temps combien elle est insuffisante à s’expliquer par elle-même et à exister par elle-même. Aussi, quand vous entendrez dire que la science peut se passer de Dieu, croyez bien, et dites-le bien haut, qu’elle ne saurait renier Dieu sans se renier elle-même, sans renier la raison.

Moi. – Alors que de savants ont aujourd’hui abdiqué leur raison !

Le savant. – C’est le résultat du divorce que l’on a voulu établir entre la science et la foi. On a commencé par oublier ou par attaquer les dogmes de la religion révélée ; la punition est venue ; avec la foi on a perdu la raison même : on a douté de Dieu. Mais, en doutant de Dieu, on s’est condamné à ne plus rien expliquer ; car, en dehors de la croyance en Dieu, tout n’est plus pour notre intelligence que désordre et chaos, comme tout serait désordre et chaos dans la nature si la puissance de Dieu cessait un instant d’en maintenir l’ordre et l’harmonie. Et voulez-vous voir en raccourci le tableau de tous ces égarements où il a fallu se précipiter pour échapper à Dieu ? Je vais vous exposer en peu de mots la genèse de nos esprits forts ; vous jugerez ensuite entre nous qui croyons en un Dieu créateur, et ceux qui, pour échapper au mystère de la création, se jettent dans les plus insoutenables erreurs.

La matière, disent-ils, est éternelle ; je ne reviens pas sur les contradictions où cette supposition entraîne. Mais ni l’homme ni les animaux ne sont éternels ; car la terre n’a pas toujours été habitée ; la science ne laisse aucun doute sur ce point. De là une insurmontable difficulté pour l’athée : puisque les êtres vivants ont apparu à un jour donné, il faut bien admettre une création pour les hommes et les animaux. Dans l’espoir d’éviter cette conclusion, l’athéisme suppose avec Lamarck, avec de Maillet, avec Darwin, que la matière inanimée a pu se transformer en matière vivante et produire, avec le temps, des êtres organisés. Voici donc les animaux créés du sein de la terre ; mais l’homme reste à expliquer : on a imaginé, pour y parvenir, la loi de l’évolution ou de la transformation des espèces ; les espèces inférieures, nées de la matière, auraient, avec le temps, donné naissance à des espèces supérieures ; enfin, de progrès en progrès, par une série d’espèces intermédiaires, du mollusque, du ver ou du poisson ou du phoque, seraient nés les mammifères, puis les singes, puis enfin l’homme. Voilà tout expliqué, et les savants qui professent sérieusement cette doctrine s’écrient triomphalement qu’ils n’ont pas eu besoin de l’hypothèse de Dieu !

Moi. – Est-ce que beaucoup de savants donnent dans ces aberrations ?

Le savant. – Les plus illustres d’entre eux, au moins en France, les repoussent absolument. M. Pasteur a démontré par ses expériences que la matière, même en décomposition, ne produisait aucun être organisé, et que, si l’on voit éclore des animalcules dans certaines fermentations, ils proviennent des germes animés répandus dans l’air. La vie n’a donc jamais pu sortir du sein de la matière inanimée, et le système de Darwin est renversé par là. De plus, quand la matière pourrait, ce qui n’est pas, produire quelques animalcules, il est inadmissible que ces êtres primitifs aient donné naissance à des espèces plus parfaites ; car l’expérience n’a jamais constaté la transformation d’une espèce en une espèce différente, ni à plus forte raison en une espèce supérieure. Mais je laisse de côté cet résultats scientifiques qui, cependant, me semblent décisifs contre le darwinisme ; je ne veux faire en ce moment à la doctrine de l’évolution qu’une objection, et la voici : « Si l’homme n’est que le produit d’une évolution de la matière, il est lui-même pure matière ; car de la matière n’a pu jamais sortir un principe spirituel ; et si l’homme est pure matière, il n’a pas de libre arbitre ; car la matière est soumise à des lois déterminées. » En un mot, la théorie de l’évolution entraîne le matérialisme, le fatalisme, et par suite l’irresponsabilité. Or, devant l’absurdité morale de ces conséquences, toutes les absurdités mathématiques, physiques ou physiologiques que l’on peut déjà si justement reprocher eu matérialisme, sont relativement peu de chose.

Moi. – Sans doute ; mais un athée nous répondrait qu’il ne recule nullement devant la négation de l’âme et de la liberté ; loin de là, il nous soutiendra que la science a démontré la fausseté de ces croyances, et que la pensée n’est qu’une fonction du cerveau.

Le savant. – Ce n’est pas une petite affaire que de nier la liberté, car en la niant on nie le bien moral, le mérite, la vertu, on nie l’honneur et le dévouement ; on nie en un mot toutes les qualités dont on ne permettrait pas à un autre d’insinuer que nous sommes privés. Peut-on accepter de telles conséquences ? Tout bas, peut-être ; tout haut, jamais. Mais, d’un autre côté, peut-on nier que le matérialisme n’y conduise rigoureusement ? Y a-t-il un moyen quelconque de sauver la morale sans la liberté ? Et comment sauver la liberté si on doute de la spiritualité de l’âme ? Ira-t-on donner de la liberté à la matière ? Nul n’a jamais été jusque-là ; et l’athéisme, réduit à cette alternative, ou de dire que la matière est libre, ou que l’homme ne l’est pas, a préféré ce dernier parti ; c’est signer lui-même sa propre condamnation, et après cet aveu une doctrine est jugée. Le libre arbitre est la pierre de touche des systèmes philosophiques ; ceux qui sont incompatibles avec la liberté sont nécessairement faux, car la vérité ne saurait contredire le principe fondamental de la moralité humaine ; or le matérialisme mène au fatalisme, il n’en faut pas davantage pour prouver de la manière la plus péremptoire que l’âme est distincte du corps. Toutefois ce n’est pas la seule preuve ; comme il y a certains esprits que ces preuves morales ne touchent pas, et qui refusent de se rendre à la vérité quand cette vérité n’est pas du domaine des sciences physiques et naturelles, on peut y ajouter, pour confondre les matérialistes, des faits que la physiologie elle-même nous donne en faveur de la spiritualité de l’âme.

Moi. – Quoi ! la physiologie dont les matérialistes invoquent avec tant de confiance le témoignage, viendrait au contraire déposer contre eux ?

Le savant. – Oui, comme toutes les autres sciences : plus on connaît les propriétés et les lois de la matière organisée, plus on voit clairement combien elles sont incompatibles avec les propriétés de la pensée. Le temps ne me permet pas aujourd’hui de traiter cette question avec vous ; mais, si vous le désirez, nous reprendrons notre entretien un autre jour, et vous verrez que, si nous ne connaissions pas déjà par la conscience et par la foi la distinction de l’âme et du corps, nous serions obligés de l’admettre au nom de la physiologie.

 

 

 

 

IV

 

 

Tandis que je me rendais de nouveau chez l’excellent maître qui voulait bien se mettre à ma disposition pour réfuter la creuse philosophie à la mode parmi les demi-savants, je rencontrai encore mon camarade, l’étudiant en médecine dont j’ai déjà parlé ; le pauvre garçon me parut enfoncé de plus en plus dans l’ornière matérialiste ; je ne m’en étonnai pas, ce n’est pas un aigle, il n’a jamais reçu d’instruction religieuse, et quant à la philosophie qu’il a pu faire jadis, il n’en a pris que tout juste ce qu’il lui fallait pour le baccalauréat, et s’est hâté de l’oublier le jour où il a obtenu son diplôme.

Je prie donc les lecteurs d’avoir de l’indulgence pour lui ; il en reviendra, je l’espère.

Dès qu’il m’aperçut, il m’aborda d’un air triomphant :

–  Eh bien, me dit-il, as-tu lu le dernier numéro de la Revue scientifique ?

– Non, mais je le lirai volontiers.

– Tant mieux ! tu verras qu’un physiologiste allemand a décidément prouvé que l’âme et la liberté n’existent pas.

– J’en suis fâché pour ce physiologiste ; mais voici deux mille ans bientôt que les disciples d’Épicure répètent la même chanson, et cependant l’âme n’en a pas moins continué d’être immortelle comme auparavant.

– Préjugés ! croyances de bonnes femmes ! reprit mon camarade d’un petit air de dédain. J’ai beaucoup disséqué, et je n’ai jamais trouvé les oreilles de la conscience.

– Je le crois sans peine ; mais n’as-tu jamais entendu sa voix ?

– La voix de la conscience ! Mais a-t-elle un larynx pour parler ?

– Si tu n’as que de pareils arguments pour nier l’âme et les vérités morales.

– Je ne crois qu’à ce que je vois avec mon microscope et à ce que je dissèque avec mon scalpel.

– As-tu jamais vu ou disséqué la bonne foi, l’honneur ?

– Fonctions cérébrales ! Et la conscience aussi !

– Et le droit ? la justice ?

– Résultantes des besoins physiologiques de la substance nerveuse.

– Quoi ! c’est là le dernier mot de la science ?

– À te dire vrai, tous les physiologistes n’en conviennent pas ; mais c’est l’opinion de ceux qui sont des hommes de progrès et qui travaillent à l’émancipation de l’esprit humain.

– Tu veux dire, du cerveau humain, sans doute ?

– Eh bien ! oui ; esprit, cerveau, substance grise, c’est la même chose.

– Et la morale, qu’en fait-on ?

– Je te l’ai déjà dit, les positivistes la considèrent comme une résultante progressive des besoins de l’espèce humaine. Adieu, réfléchis sur ces hautes vérités : il faut que j’aille disséquer quelques grenouilles. Mais, pour l’âme, elle est morte et bien morte.

– Et morte par les médecins ? Le cas est grave, j’en conviens. Pourtant je me flatte qu’elle en réchappera encore.

Je le quittai sur cet espoir, et, peu ému de l’arrêt de mort porté contre l’âme par la science, j’allai cependant en faire part à mon éminent maître.

– Vous pouvez vous rassurer tout à fait, – me dit-il en souriant, – la science n’a pas condamné l’âme ; et c’est, comme nous en sommes convenus, à la science même des médecins, à la physiologie, que nous devons demander aujourd’hui les preuves de la distinction de l’âme et du corps. Assurément nous n’avons pas besoin de ces nouvelles preuves pour croire à notre âme ; son existence nous est assez clairement démontrée par la conscience que j’ai d’être une personne et non une chose, par la nature de ma pensée, qu’il serait absurde de vouloir réduire à une série de mouvements, et enfin par ma liberté, puisque nulle matière, nulle fonction de la matière ne saurait être libre. Les preuves que nous demandons à la physiologie seraient donc véritablement superflues, si elles n’avaient pas pour but de montrer l’unanimité de toutes les sciences à confirmer les vérités morales et religieuses.

Moi. – Je suis d’ailleurs très curieux d’avoir des faits physiologiques à opposer à mon camarade le positiviste.

Le savant. – S’il y a un fait établi en physiologie sur les expériences les plus incontestables, c’est le renouvellement perpétuel du corps ; à chaque instant la transpiration et la respiration nous enlèvent une portion de matière que la nourriture remplace par des matières étrangères ; au bout d’un certain temps, tout le corps est renouvelé, comme le serait un vêtement dont on aurait changé une manche, puis une autre, puis le collet, puis une à une toutes les autres parties, ou comme un couteau auquel on aurait mis d’abord une lame, puis un manche, puis des clous. Ce serait le même couteau, en apparence, et pourtant ce ne serait pas le même en réalité. C’est ainsi que votre corps n’est plus le même que dans votre enfance ; la forme reste à peu près identique, parce que les molécules qui viennent prennent exactement la place de celles qui s’en vont, mais il n’y a plus rien de la matière qui composait votre corps il y a sept ans. Vous êtes pourtant la même personne ?

Moi. – Assurément.

Le savant. – Si donc vous n’avez plus rien du même corps, c’est que votre personne n’est pas votre corps, ni rien de votre corps. Si c’était votre cerveau qui pensait, qui voulait, votre personne aurait changé autant de fois que vous avez changé de cerveau.

Moi. – Mais comment a-t-on démontré que le corps se renouvelle entièrement et plusieurs fois dans la vie ?

Le savant. – Il suffisait du simple bon sens pour savoir que le corps se renouvelle au moins partiellement, puisque nous mangeons, et que, l’âge de la croissance terminé, notre corps n’augmente plus de volume. Mais on pouvait se demander si ce renouvellement était partiel ou total. Les progrès récents de la physiologie ont démontré qu’il était total. Si quelques parties du corps avaient des chances pour rester en dehors de ce mouvement de décomposition et de renouvellement que l’on appelle le tourbillon vital, c’étaient assurément les os, substances beaucoup plus dures et incontestablement moins décomposables que les autres parties, puisqu’après la mort ils résistent si longtemps à la destruction.

Moi. – Cela est évident.

Le savant. – Or les expériences de M. Flourens et de quelques autres physiologistes ont prouvé que les os se décomposaient et se recomposaient ensuite sous l’influence de la nutrition.

« Je soumets, dit M. Flourens, un animal à un régime mêlé de garance. La couche d’os qui se forme pendant ce régime est rouge. Je suspends le régime de la garance, et je rends l’animal au régime ordinaire ; les nouvelles couches qui se forment sont blanches et elles recouvrent la couche rouge ; puis cette couche rouge devient tout à fait interne et les couches blanches qu’elle recouvrait ont disparu ; puis elle disparaît à son tour 1. » On admet généralement qu’il faut sept ans pour que le système osseux soit complètement renouvelé ; mais, pour d’autres parties du corps, il faut incomparablement moins longtemps ; en effet, lorsqu’un homme ou un animal reste quinze jours sans manger, il meurt et a perdu plus d’un tiers de son poids. Donc, en quinze jours, la nourriture que nous prenons répare des pertes de matière égales à plus du tiers du corps ; et en moins de quarante-cinq jours notre corps serait renouvelé intégralement si toutes les parties se décomposaient avec la même rapidité et absorbaient la même quantité de nourriture. Cette conclusion est avouée par un célèbre physiologiste allemand, Moleschott, matérialiste déclaré, et qui ne voit pas que ces faits détruisent ses doctrines. Il est clair que le cerveau ne résiste pas à ce mouvement de rénovation qui emporte même les os dans son tourbillon ; et si on avait quelque doute à cet égard, il suffirait d’observer que le cerveau se nourrit ; peu d’organes même sont plus sensibles à la nutrition ; le moindre jeûne le fatigue et en se prolongeant trop produirait des hallucinations ; les boissons font en très peu d’instants sentir leur effet sur le cerveau ; donc il perd rapidement et absorbe rapidement les matières nutritives et par conséquent se renouvelle rapidement. Il est même probable qu’il est un des organes qui se renouvellent le plus vite ; et si quarante à quarante-cinq jours suffisent pour sa rénovation intégrale, un homme de quarante-cinq ans a changé trois cent soixante-cinq fois de cerveau. Supposons cependant, contre toute vraisemblance, qu’il faille un aussi long temps pour le renouvellement du cerveau que pour celui du système osseux ; un homme de cinquante ans aurait encore changé sept fois de cerveau. Cependant un homme de cinquante ans est assurément la même personne que dans son enfance ; nous sommes donc amenés à conclure rigoureusement que notre personne, que ce principe qui pense, qui se souvient n’est pas le cerveau, et qu’il use plusieurs corps, plusieurs cerveaux pendant notre vie, absolument comme le corps use plusieurs habits ou plusieurs chapeaux.

Moi. – En présence de tels résultats, comment les matérialistes peuvent-ils encore invoquer la physiologie ? Quels sont les faits qu’ils peuvent interpréter en leur faveur ?

Le savant. – Ils font grand bruit des rapports très réels du cerveau et de la pensée ; mais ces rapports ne prouvent rien en faveur de leur système. Ils nous objectent que les maladies cérébrales entraînent de grands troubles de l’intelligence ; que si le cerveau est affaibli par l’absence plus ou moins complète de sang oxygéné ou au contraire engorgé de sang, la perte de connaissance en résulte ; que l’ivresse, en engourdissant le cerveau, obscurcit la raison ; que le café, en excitant le système nerveux, réveille l’attention. Tous ces faits sont réels ; mais ils s’expliquent très bien dans la doctrine spiritualiste ; en effet, tout en étant très convaincus que l’âme est distincte du cerveau, nous reconnaissons que cet organe est l’instrument qui met notre intelligence en rapport avec le monde extérieur ; or il est clair que, si l’instrument est en mauvais état, les fonctions de l’intelligence doivent éprouver une grande perturbation et peuvent quelquefois cesser plus ou moins complètement. Permettez-moi une comparaison. Si l’œil est malade, je vois mal ou même je cesse de voir, et cependant personne ne dira que l’œil est le principe, mais seulement l’instrument de la vue ; car le principe de la vue est l’âme ; pour le matérialiste, c’est le cerveau, mais tous conviennent que l’œil n’est qu’un intermédiaire. Il est donc évident que le trouble ou la lésion d’un simple instrument, d’un simple intermédiaire, suffit pour amener le trouble ou la cessation d’une fonction, lors même que le principe de cette fonction est distinct de l’instrument ; par conséquent, les lésions ou les modifications du cerveau peuvent produire des perturbations ou des modifications dans l’intelligence, même si le cerveau n’est que l’intermédiaire, l’instrument de nos connaissances, et si l’âme est distincte de cet organe. N’est-il pas ridicule aux matérialistes d’invoquer contre nous des faits que notre doctrine explique aussi bien que la leur ?

Moi. – Mais ne peuvent-ils pas retourner la proposition et dire que leur doctrine explique les faits aussi bien que la nôtre ?

Le savant. – Non ; car leur doctrine explique certains faits, mais non pas tous. Elle n’explique pas comment je suis la même personne qu’autrefois, puisque mon cerveau n’est plus le même. Ce fait du renouvellement du corps, que nous appelions tout à l’heure avec Cuvier le tourbillon vital, est absolument décisif contre le matérialisme ; et la physiologie, en mettant ce fait hors de doute, est venue contribuer pour sa part, comme toutes les autres sciences, à affermir les vérités morales et religieuses ; il devient facile de croire que ce principe pensant, cette âme qui a usé plusieurs corps et qui a survécu à leur décomposition, pourra survivre à la décomposition de son dernier corps et aller recevoir dans un autre monde la récompense ou la punition de ses actions.

Il y a d’ailleurs bien d’autres faits qui ne s’expliquent pas dans l’hypothèse matérialiste ; je parle de faits physiologiques (car pour les faits moraux, il est évident qu’elle n’en explique aucun et qu’elle est en contradiction avec tous). Tantôt le cerveau des aliénés présente des lésions qu’il est facile de constater à l’autopsie, tantôt il n’en présente aucune ; cela semble étrange, si le cerveau est le principe de la pensée ; mais au contraire cela est très naturel si le cerveau n’est que l’instrument de notre connaissance ; car alors il peut y avoir deux folies, l’une qui provient de l’altération de l’organe, l’autre qui provient des passions de l’âme sans que l’organe soit lésé ; c’est ainsi que l’imperfection d’une œuvre quelconque peut venir également ou de l’imperfection de l’outil ou de l’inhabileté de l’ouvrier.

Moi. – Ne pourrait-on pas vous objecter que, dans les cerveaux d’aliénés où on n’a découvert jusqu’ici aucune lésion, il y a peut-être des lésions imperceptibles ?

Le savant. – Quand cela serait, comment des lésions imperceptibles produiraient-elles des effets aussi graves que des lésions visibles ? Il faut donc qu’il y ait, au moins dans certains cas, une cause de folie autre que l’altération du cerveau. Du reste, depuis longtemps, les aliénistes ont reconnu qu’il y a une folie physique et une folie morale ; la première, qui provient d’une altération cérébrale, se guérit par des remèdes physiques, comme l’hydrothérapie, l’autre par des moyens moraux, qui consistent à agir par la parole et par les bons traitements sur les sentiments et sur les pensées de l’aliéné ; et c’est cette croyance à la folie morale et aux remèdes moraux qui a amené des adoucissements dans le traitement des fous.

Quelle conclusion maintenant tirerez-vous du fait suivant : « De même, nous dit Moleschott, que nous pouvons voir avec un seul œil, entendre avec une seule oreille, nous pouvons penser avec un seul hémisphère du cerveau. On a trouvé chez l’homme, dans un seul des deux hémisphères, de grandes altérations sans que l’activité intellectuelle en ait été sensiblement troublée... Seulement, l’homme qui ne pense qu’avec un seul hémisphère se fatigue plus vite au travail de l’esprit. »

Moi. – C’est Moleschott qui constate ce fait. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure qu’il était matérialiste ?

Le savant. – Sans doute ; mais encore ici il nous fournit des faits contre son système. En effet, si le cerveau est le principe de la pensée, et si, comme l’expérience le prouve, un seul hémisphère suffit pour penser, l’homme qui est dans l’état normal et dont les hémisphères sont sains devrait avoir deux principes pensants, deux moi, l’un à droite, l’autre à gauche, ce qui est absurde ; si, au contraire, le principe de la pensée est l’âme, on conçoit très bien qu’une âme unique se serve de deux instruments, comme je conçois qu’elle voie par deux yeux, comme je touche avec deux mains. Quant à la fatigue que l’homme éprouve à penser avec un seul hémisphère, elle s’explique encore très bien, car je me fatigue plus à regarder avec un œil qu’avec deux, à marcher sur un pied qu’à marcher sur deux.

Moi. – En vérité, mon cher maître, on ne saurait trop s’applaudir des progrès de la physiologie ; car elle rend par ses nouvelles découvertes les plus grands services à notre cause.

Le savant. – Sans parler de ceux qu’elle nous rend en étudiant chaque jour la conformation et l’admirable instinct des êtres vivants. L’histoire naturelle est la démonstration de l’existence de la Providence. Tout prouve une intention dans la nature. Cet argument des causes finales est vieux comme le sens commun lui-même ; mais nous allons voir que chaque progrès de la science vient le fortifier encore, et qu’à chaque nouvelle objection elle répond par des faits nouveaux qui montrent la vanité de l’athéisme.

 

 

 

 

V

 

 

Moi. – Puisque vous me parlez de l’ordre admirable de la nature, je vous ferai une question qui est peut-être bien naïve, mais à laquelle, en vérité, il m’est impossible de trouver une réponse : Comment se fait-il qu’en face de tant de merveilles qui frappent nos yeux, en face de celles que les progrès des sciences naturelles nous découvrent chaque jour, comment se fait-il qu’il puisse y avoir des savants athées ? La science aurait-elle encore démontré que l’ordre et l’harmonie peuvent s’expliquer par le hasard ? Serait-elle revenue aux atomes ronds et crochus d’Épicure, dont le concours fortuit aurait produit le monde actuel ?

Le savant. – Quand la raison humaine veut éviter de reconnaître Dieu, il n’y a pas d’effort de déraison qui lui coûte ; et, pour peu que la déraison emprunte un certain nombre de termes scientifiques, elle réussit à se donner un faux air de profondeur qui fait parfois illusion à ceux qui ne réfléchissent pas. Il ne faut donc pas s’étonner que l’on soit arrivé à contester la preuve des causes finales. Mais les objections mêmes que l’on oppose à cette démonstration évidente de l’existence de Dieu, servent par leur faiblesse à affermir les vérités qu’on essaye d’ébranler. Je ne vous parlerai pas d’Épicure et de ses atomes, qui finissent par s’accrocher sans autre cause qu’un hasard aveugle et dont les combinaisons auraient formé le système du monde ; car il n’est pas un physicien aujourd’hui qui songe à revenir à ces absurdités. Les théories des athées de nos jours ne sont pas plus raisonnables, seulement elles sont plus vagues ; elles reposent partout sur une équivoque, si bien que l’absurdité ne saute pas aussi facilement aux yeux de tout le monde, et que les grands mots peuvent cacher le vide des idées. Au nombre de ces équivoques, la plus facile à faire, la plus difficile à démêler, est celle que l’on commet sur le mot de loi. Il y a des lois de la nature ; qui en doute ? Pourquoi donc, dit-on, aller chercher ailleurs que dans ces lois la cause de l’harmonie du monde ? Philosophes, vous demandez quelle cause a établi l’équilibre du système sidéral ? Mais cette cause, c’est la loi de l’attraction. Vous demandez la cause de l’harmonie des organes entre eux ? Cette cause, elle réside dans les lois de la physiologie. Et l’on conclut ainsi avec le matérialiste allemand Büchner : « Ou il y a des lois de la nature, et alors tout s’explique par elles, elles font tout et Dieu n’a plus rien à faire, ou c’est Dieu qui est l’auteur des phénomènes physiques, et ainsi les lois n’ont plus rien à faire. Or il y a des lois, donc la science peut se passer de Dieu et tout expliquer sans lui. » Que dites-vous de cette merveilleuse logique ?

Moi. – C’est absolument comme si l’on disait : « Il y a des lois de la mécanique ; c’est suivant ces lois que s’accomplissent les mouvements d’une horloge, ces lois expliquent tout, par conséquent, je n’ai pas besoin de supposer l’existence d’un horloger qui a construit et monté la machine. »

Le savant. – Votre comparaison est très juste ; une loi ne peut rien expliquer par elle-même et ne nous dispense pas de chercher une explication antérieure ; cela vient de ce qu’une loi n’est pas une cause, mais un effet.

Moi. – Je vous serais bien obligé d’insister sur ce point ; il me semble que, dans la langue ordinaire et dans la langue de la science elle-même, on prend pour synonymes le mot loi et le mot cause.

Le savant. – Si l’on parle ainsi, on parle très mal, vous en conviendrez vous-même si vous réfléchissez à la définition du mot loi. Qu’est-ce qu’une loi ?

Moi. – J’avoue que je serais embarrassé de trouver une définition exacte.

Le savant. – Ne dites-vous pas : « C’est une loi que tous les corps sont attirés vers le centre de la terre ? »

Moi. – Sans doute.

Le savant. – Qu’entendez-vous par là ?

Moi. – J’entends que les choses se passent toujours ainsi.

Le savant. – Vous répondez fort bien ; ainsi la loi n’est que la régularité, la constance des phénomènes.

Moi. – Sans doute.

Le savant. – Mais la régularité des phénomènes est-elle la cause de ces phénomènes ?

Moi. – Au contraire, elle en est l’effet.

Le savant. – Ainsi, quand on vient nous dire : « Il est inutile de recourir à Dieu pour expliquer l’harmonie de la nature ; elle s’explique par les lois », c’est comme si l’on disait : « L’ordre de la nature a pour cause sa propre régularité, il n’a donc pas sa cause dans la sagesse de Dieu ; car deux causes feraient double emploi ! »

Moi. – Évidemment, c’est absurde ; il est clair que la loi, c’est-à-dire la régularité, résulte des phénomènes et ne les produit pas ; elle ne nous dispense donc pas de chercher la cause première de toute chose en Dieu, et c’est précisément parce que ces phénomènes sont réguliers qu’il est nécessaire de les expliquer par une cause intelligente.

Le savant. – Vous voyez combien il est utile de définir ; vous saurez donc désormais à quoi vous en tenir quand vous entendrez parler des lois de la nature ; ces lois n’étant que l’ordre même, et non la cause de cet ordre, n’expliquent rien par elles-mêmes, et elles ne peuvent s’expliquer que par Dieu : comment donc, en démontrant l’existence des lois, la science aurait-elle démontré la possibilité de se passer de Dieu ? Étrange logique que de se passer de la cause en expliquant l’effet par lui-même !

Moi. – Je reconnais là ce que vous me disiez, l’autre jour, que ce qui manquait à nos libres penseurs, c’était surtout la logique.

Le savant. – Vous pourrez vous en convaincre encore mieux, lorsque je vous aurai exposé un système dont l’athéisme moderne a fait quelque bruit, et grâce auquel il prétend expliquer, par de simples causes mécaniques, par conséquent aveugles, toute l’harmonie de la nature ; je veux parler du système de l’influence des milieux.

Moi. – J’ai quelquefois entendu ce mot-là ; j’ai même lu l’autre jour dans une revue savante que ce système, – de Darwin, je crois, – rendait désormais inutile l’hypothèse d’une cause intelligente de la nature ; mais je n’ai jamais bien compris ce que l’on entendait par cette influence des milieux.

Le savant. – J’essayerai de vous le faire comprendre. Il y a un fait incontestable et bien gênant pour les athées : c’est que tous les êtres de la Création ont reçu des organes merveilleusement adaptés au milieu où ils vivent. Pour éviter de reconnaître une preuve de la sagesse de Dieu dans cette harmonie admirable, les disciples de Darwin ont imaginé de dire que c’est le milieu qui a fait l’organe, comme le cachet fait l’empreinte de la cire.

Moi. – J’entends ; si les poissons ont des branchies qui leur permettent de respirer l’air contenu dans l’eau, c’est l’eau qui leur a fait cet appareil respiratoire ; si les animaux terrestres ont des poumons propres à respirer l’oxygène de l’air, c’est l’air qui a formé leurs poumons ; si l’œil est un merveilleux appareil photographique qui permet à la lumière de peindre les objets sur notre rétine, c’est la lumière qui a formé notre œil. C’est le milieu marécageux où vit le héron qui a allongé ses pattes et qui l’a emmanché d’un long cou ; c’est la natation qui a donné des pieds palmés aux cygnes et aux canards. Est-ce bien cela que veulent dire les Darwinistes ?

Le savant. – Si le système de l’influence du milieu veut dire quelque chose, il ne peut vouloir dire que cela.

Moi. – Et ce sont des savants qui prétendent nous faire prendre ces choses au sérieux ?

Le savant. – Sans doute, on ne saurait rien trouver de mieux quand on s’obstine à expliquer la vie par des causes naturelles.

Moi. – Pour compléter le système, il faudrait dire que c’est à force de voler que les ailes ont poussé aux oiseaux, et que c’est l’habitude de manger qui nous a formé une bouche, un estomac, un appareil digestif.

Le savant. – C’est cela même ; on ne le dit pas en toutes lettres, on reste dans les généralités ; mais si on admet que tous nos organes résultent de l’influence du milieu, il faut accepter les conséquences que vous venez d’en tirer... et bien d’autres aussi absurdes. Si c’est l’eau qui a formé les branchies des poissons et l’air qui a formé les poumons des animaux qui respirent dans l’air, alors, en jetant dans l’eau un petit chat ou un petit chien, on devrait s’attendre à voir ses poumons changés en branchies, ses pattes en nageoires, et le quadrupède devenir poisson. De même le poisson, hors de l’eau, devra devenir oiseau ou quadrupède, sous l’influence du nouveau milieu. Par malheur, la transformation n’aura pas le temps de s’accomplir, car le chat sera noyé avant d’être métamorphosé en carpe, et la carpe sera asphyxiée dans l’air avant que l’air ne l’ait changée en chat, en lapin ou en canard. Ce n’est donc pas le milieu qui a fait les organes des animaux, car ces organes étaient nécessaires pour rendre possible la vie dans le milieu donné, et ainsi ils ont dû être formés, non par le milieu, mais pour le milieu, et par conséquent en vue d’une fin.

Moi. – C’est évident.

Le savant. – Vous voyez donc à quelles hypothèses on est réduit quand on ne veut pas avouer qu’il y a dans la nature des causes finales, c’est-à-dire un dessein, une intention préméditée, en un mot une Providence qui gouverne tout et dont la nature est l’ouvrage. Et ce sont de telles hypothèses que l’on ose donner pour des démonstrations scientifiques ! Voilà comment on a démontré que la science peut se passer de Dieu ! Ce sont les inventeurs de pareils systèmes qui nous traitent, nous chrétiens, d’hommes simples et crédules !

Moi. – Cependant le milieu n’a-t-il pas réellement une certaine influence sur les organes ?

Le savant. – Sans doute ; le milieu peut perfectionner l’organe ou le modifier, mais jamais le changer en un autre organe. La charrue durcit la main du laboureur et la rend plus apte au travail ; mais c’est toujours une main, et quand on marcherait sur les mains, elles ne deviendraient jamais des pieds. À plus forte raison l’oreille ne deviendra jamais un œil ; et cependant cela devrait être, dans le système de Darwin, car l’oreille est après tout dans le même milieu lumineux que l’œil. La transformation des organes est donc une absurdité, et il faut qu’ils aient été faits tels qu’ils sont, ce qui force à avouer un Créateur intelligent, puisque chaque organe est la plus admirable des machines et est adapte à un usage déterminé.

D’ailleurs, quand même l’influence des milieux aurait façonné – ce qui n’est pas – les organes des animaux, il y a bien d’autres merveilles qu’elle n’expliquerait pas. Que dire, par exemple, de l’harmonie qui existe entre l’organisme d’un être et l’intérêt d’un autre ? Comment se fait-il que la mère ait du lait, juste au moment où l’enfant a besoin de cette nourriture ? Quelle influence physique peut rendre compte de ce fait ? Est-ce une cause mécanique qui a produit cette coïncidence providentielle ? Parlerai-je des instincts des animaux ? Savent-ils ce qu’ils font quand ils travaillent pour leurs petits ? Le nécrophore, un insecte peu connu, mais admirable par son instinct maternel, est herbivore ; mais sa larve est carnivore : au moment de la ponte, la mère va déposer ses œufs sur de la chair en décomposition, puis elle meurt avant l’éclosion. Est-ce un besoin personnel qui lui fait choisir cette place pour venir y déposer ses œufs ? Non, puisqu’elle ne se nourrit que de feuilles. A-t-elle appris au moins par expérience que ses larves son carnivores ? Non, puisqu’elle meurt avant l’éclosion. Elle agit cependant avec sagesse, sans autre cause que l’intérêt de ces larves qu’elle ne connaîtra pas. S’il n’existe pas un moteur intelligent qui détermine tous ces mouvements aveugles de l’instinct, il ne faut plus raisonner, il faut nier l’intelligence partout où elle se manifeste le plus clairement.

Pour en finir, je ferai à l’athée un argument ad hominem que voici : « Vous reconnaissez comme moi qu’il y a entre toutes les parties de la nature une harmonie étonnante ; vous y voyez des signes apparents d’intelligence ; vous convenez qu’elle est telle qu’elle serait si elle était l’œuvre d’une cause intelligente ; mais vous niez que ces signes apparents d’intelligence soient concluants, et vous prétendez que des causes aveugles ont pu produire cet accord. Eh bien, je trouve dans vos paroles une harmonie étonnante : les sons que vous prononcez forment des mots qui ont un sens ; ces mots forment des phrases liées entre elles, un discours suivi ; dans cette harmonie, je vois des signes d’intelligence ; vous parlez comme si réellement vous aviez des idées, comme si vous compreniez le sens des sons que vous émettez ; mais ces signes apparents d’intelligence ne sont pas concluants ; une cause aveugle, une loi de la nature a pu vous faire émettre ces sons dans l’ordre où vous les avez émis et produire ainsi ces mots qui font des phrases, ces phrases qui font un discours ; ainsi rien ne me prouve que vous pensiez réellement et que vous ayez conscience de vos paroles ni de leur sens. »

Moi. – La conclusion est rigoureuse ; il est impossible d’y échapper, si on admet avec l’athée que des effets intelligents peuvent s’expliquer par une cause inintelligente.

Le savant. – Je crois que nous avons passé en revue les principales objections contre la religion naturelle. Si vous le désirez, nous examinerons dans un prochain entretien les objections que l’on adresse à la religion révélée ; j’espère vous convaincre qu’elles ne sont pas plus concluantes et que la science, quoi qu’en disent des esprits prévenus, est d’accord avec la foi comme elle est d’accord avec la philosophie.

 

 

 

 

VI

 

 

Malgré la crainte que j’éprouvais d’abuser de la complaisance de mon savant maître, j’acceptai avec empressement la proposition de continuer nos entretiens ; j’avais bâte de voir comment la vraie science répondait aux objections de la fausse, et déposait à son tour non plus seulement en faveur de l’existence de Dieu, mais en faveur de la vérité de la révélation. Je proposai à mon ami, l’étudiant en médecine, de venir assister à notre discussion : mais il me répondit tout d’abord dédaigneusement : « C’est inutile ; tout le monde sait qu’aujourd’hui il n’y a plus que les ignorants pour croire au christianisme. » Toutefois, après s’être un peu fait prier, il consentit à me suivre par complaisance, mais en m’assurant qu’il se sentait assez sûr de lui-même pour ne pas être ébranlé dans son incrédulité.

Je l’amenai donc avec moi et je le présentai à titre de libre penseur.

– C’est une belle et bonne chose que la liberté de l’esprit, lui dit le savant académicien ; mais, êtes-vous bien sûr que votre esprit soit plus libre parce qu’il rejette l’autorité de l’Église ?

L’étudiant. – Il me semble que cela est incontestable.

Le savant. – Mais vous reconnaissez du moins une autorité, celle de la raison et de la science ?

L’étudiant. – Sans doute, mais cette autorité de la raison ne gêne pas la liberté, elle la dirige et la préserve de l’erreur.

Le savant. – Vous dites fort bien ; mais si les dogmes enseignés par l’autorité religieuse se trouvent d’accord avec les vérités démontrées par la raison et la science, il s’ensuivra que la soumission à l’Église ne gêne pas la liberté de l’esprit et qu’elle la règle seulement pour nous préserver de l’erreur et des faux systèmes.

L’étudiant. – Sans doute ; mais peut-on admettre aujourd’hui l’accord de la science et de la foi ?

Le savant. – Pourriez-vous nommer les savants qui jouissent aujourd’hui de la plus grande autorité dans les différentes sciences et qui, par conséquent, sont le plus à même de juger si les sciences modernes sont réellement inconciliables avec la foi ?

L’étudiant. Vous me tendez un piège : il me serait difficile, j’en conviens, d’énumérer nos illustrations scientifiques sans rencontrer plusieurs chrétiens.

Moi. – En effet, parmi les mathématiciens et les astronomes, nous trouvons tout d’abord le Père Secchi, Leverrier, Puiseux ; parmi les chimistes, Dumas, Pasteur ; en géologie, la plus grande autorité contemporaine n’est-elle pas l’illustre et regretté Élie de Beaumont ? La physiologie elle-même, que l’on nous oppose bien souvent, peut citer, je crois, avec honneur le nom de Flourens et celui de Gratiolet, si vite enlevé à la science. Quand de tels hommes, des savants du premier ordre, ont toujours professé leur foi à la révélation chrétienne, il est évident que la science et la foi peuvent sans peine s’accorder l’une avec l’autre dans les têtes les mieux faites.

L’étudiant. – Cependant, à ces autorités on en pourrait opposer d’autres, car il y a aussi des savants qui ne sont pas chrétiens.

Le savant. – Cela prouve seulement que la science ne suffit pas pour donner la foi. Mais, si elle ne démontre pas à elle seule la vérité de la religion, elle ne démontre non plus rien qui soit contraire à la religion.

L’étudiant. – Il y a pourtant bien des difficultés à les accorder ; et, sauf meilleur avis, il me semble qu’il y a entre elles une véritable opposition.

Le savant. – Pourriez-vous nous énumérer ces difficultés ?

L’étudiant. – Je ramènerai, si vous le permettez, mes attaques à deux chefs principaux : 1o La religion admet le surnaturel et la science le repousse ; 2o la cosmogonie chrétienne est inconciliable avec la géologie.

Le savant. – Bien, voici une attaque en règle ; si vous le permettez, nous allons examiner séparément chacune de vos deux objections.

L’étudiant. – Sans doute ; je ne demande pas mieux que d’être réfuté.

Le savant. – Je commence par votre première objection. Vous prétendez que la science est incompatible avec la croyance au surnaturel. Essayez donc de prouver cette assertion.

L’étudiant. – La science suppose que les lois de la nature sont stables ; la religion enseigne, au contraire, que Dieu peut y déroger.

Le savant. – Entendons-nous ; oui, les lois de la nature sont stables... quand la nature agit à elle seule en vertu des forces que Dieu lui a données dès le commencement des choses. La physique ne suppose pas autre chose que cette stabilité conditionnelle ; et l’expérience prouve que si une force intelligente et libre, par exemple la volonté de l’homme, intervient et se superpose aux forces physiques, cette force libre produit, ou plutôt fait produire à la nature des effets que la nature ne pourrait produire à elle seule. Ainsi une pierre tomberait à terre si la pesanteur agissait seule ; ma volonté intervient, et mon bras retient la pierre. Si donc l’homme peut à son gré modifier les effets des forces physiques, comment Dieu ne le pourrait-il pas ?

L’étudiant. – Mais quand la volonté de l’homme intervient, la loi de la nature n’est pas changée pour cela ; c’est seulement l’effet qui est modifié ; si je retiens une pierre, elle ne tombe pas, mais elle n’en pèse pas moins, et par conséquent la loi de la pesanteur n’est pas violée.

Le savant. – Vous avez parfaitement raison ; l’intervention d’une volonté libre ne change donc pas la loi de la nature, mais contrebalance seulement les forces physiques, qui restent en elles-mêmes ce qu’elles étaient. Ainsi la loi est stable, l’effet est changé : voilà ce qui se passe quand la volonté de l’homme intervient ; eh bien, c’est également ce qui se passe lorsque la volonté de Dieu intervient pour produire un miracle, c’est-à-dire un phénomène que la nature ne pourrait produire à elle toute seule. Cette intervention de Dieu n’est pas plus difficile à concevoir que celle de la volonté de l’homme : elle ne porte pas plus atteinte au principe de la stabilité des lois de la nature, puisqu’il reste vrai que la nature, laissée à elle-même, produit toujours les mêmes effets ; car telle est, nous l’avons vu, la vraie formule du principe.

Moi. – Et ce principe suffit entièrement à la physique, puisque la physique n’a pas d’autre objet que de savoir quelles sont les propriétés de la nature laissée à elle-même.

L’étudiant. – Ainsi, d’après cette explication, l’action surnaturelle de Dieu ne détruirait pas les forces physiques, mais se superposerait aux forces physiques !

Le savant. – Ce sont les expressions mêmes de Mgr Dupanloup : « Quand Dieu intervient, par miracle ou autrement, il ne détruit pas plus la nature, ses forces ou ses lois, que ne le fait ma libre volonté quand j’use de ma main pour soulever une pierre en sens contraire de l’attraction... Quand la force divine se superpose aux forces de toute nature, elle ne supprime pas la moindre partie de ces forces, ne viole aucun iota de leur loi. Et la science n’en subsiste pas moins tout entière 2. »

L’étudiant. – Il est vrai, le miracle ainsi entendu n’est pas incompatible avec l’existence des lois naturelles ; il n’est donc pas impossible. Mais, de ce que les miracles ne sont pas impossibles, il ne s’ensuit pas qu’il y en ait eu de réels.

Le savant. – Aussi je ne prétends pas vous avoir déjà prouvé la réalité, mais la possibilité des miracles. Leur réalité est une question de fait, une question de témoignage.

Moi. – Absolument comme la réalité des faits naturels.

Le savant. – Si donc un miracle était attesté par des témoins qui n’ont pu se tromper ni être trompés, il est nécessaire de l’admettre comme on admettrait un fait naturel dans les mêmes conditions ; et on n’a aucun droit de se retrancher, comme on fait souvent, derrière la prétendue impossibilité des faits surnaturels, pour se dispenser d’examiner les témoignages.

L’étudiant. – Mais y a-t-il eu, en fait, des miracles bien constatés ?

Le savant. – Pesez les témoignages de ceux qui disent les avoir constatés. Les témoins qui ont affirmé les miracles de l’Évangile n’ont pu ni se tromper sur des faits aussi palpables, ni vouloir tromper les autres hommes. Pascal a dit avec raison : « Je crois volontiers des témoins qui se font égorger. »

L’étudiant. – Mais Strauss et la critique allemande...

Le savant. – N’ont pu réussir à accumuler assez de ténèbres pour obscurcir l’évidence des faits. Si vous voulez savoir ce que valent au point de vue de la critique historique les objections de l’exégèse allemande contre la certitude des faits évangéliques, je vous renvoie aux ouvrages de M. Wallon. Pour moi, parmi tous ces miracles, auxquels je crois très fermement, je vous en citerai seulement un que je vous défie de contester, car une moitié de la terre l’a vu ; les Romains païens l’ont constaté eux-mêmes, et l’ont consigné dans leurs annales. Je laisse ici parler Bossuet : « Les ténèbres qui couvrirent toute la terre en plein midi et au moment où Jésus-Christ fut crucifié, sont prises pour une éclipse ordinaire par les auteurs païens qui ont remarqué ce mémorable évènement. Mais les premiers chrétiens qui en ont parlé aux Romains comme d’un prodige marqué non seulement par leurs auteurs, mais encore par les registres publics, ont fait voir que, ni au temps de la pleine lune où Jésus-Christ était mort, ni dans toute l’année où cette éclipse est observée, il ne pouvait en être arrivé aucune qui ne fût surnaturelle. »

L’étudiant. – Je conviens en effet que, si le fait a eu lieu, il n’a pu être que surnaturel.

Le savant. – Pouvez-vous douter qu’il n’ait eu lieu, quand Tertullien, Origène, Celse, Saint Jérôme citent aux païens l’aveu de leurs propres auteurs, qui étaient alors dans toutes les mains ? Phlégon, affranchi d’Adrien, et Thallus, dans ses histoires syriaques, parlent de ces ténèbres comme d’un fait avéré ; vous n’imaginerez pas que les apologistes chrétiens aient cité des textes imaginaires aux païens qui avaient ces auteurs entre les mains ; on les aurait démentis unanimement s’ils avaient cité à faux.

L’étudiant. – J’avoue que le cas est embarrassant, et d’ailleurs les évangélistes eux-mêmes n’auraient pu inventer un fait que tout le monde aurait démenti, si tout le monde n’en avait pas été témoin.

Le savant. – Et que concluez-vous ?

L’étudiant. – Je ne conclus pas, mais... je ne sais que répondre.

Moi. – Pour moi, il me semble qu’il n’y a qu’une seule conclusion raisonnable, c’est celle du centurion romain qui gardait les soldats au pied de la croix, et il m’est impossible de ne pas dire avec lui : « Cet homme était véritablement le Fils de Dieu. »

 

 

 

 

VII

 

 

L’étudiant. – Je veux bien convenir qu’il y a là quelque chose... qui donne à réfléchir. Mais peu importe que certains faits... très graves, j’en conviens, semblent donner raison aux chrétiens, si nous pouvons, sur d’autres points, convaincre les Écritures d’erreur. Or, cela n’est assurément pas difficile : la Genèse, par exemple, n’est-elle pas en contradiction flagrante avec des faits scientifiques avérés, et spécialement avec les découvertes les plus certaines de la géologie ?

Le savant. – Je nie absolument votre assertion : il peut y avoir contradiction entre certaines hypothèses faites par les savants et le récit de la Genèse ; mais ces hypothèses sont purement arbitraires ; quant aux faits avérés, il n’y en a pas un seul qui ne se concilie très facilement avec le texte de Moïse. Cuvier, Ampère, Buckland, le cardinal Wiseman 3 ont montré jusqu’à l’évidence cet accord de la science et de la Bible, et, depuis, aucune découverte n’a démenti cet accord.

L’étudiant. – Vous renversez toutes mes idées. La Bible enseigne que le monde a été créé en six jours ; au contraire, d’après la science, il a fallu des milliers, sinon des millions d’années, pour former les terrains qui composent la croûte de notre globe.

Le savant. – Quoi ! ignorez-vous que, suivant l’interprétation générale de la Bible, le mot jour désigne des périodes indéfinies dont chacune a pu durer des siècles, ou si l’on veut des milliers de siècles ?

L’étudiant. – Tout le monde connaît cette réponse. Mais n’est-ce pas un subterfuge, une interprétation trouvée après coup et pour le besoin de la cause, lorsque les progrès de la géologie en ont fait une nécessité ?

Le savant. – Rassurez-vous. Cette interprétation n’est pas moderne ; le théologien Molina au seizième siècle, déclare que, suivant l’opinion commune des docteurs, Moïse a pris jour au sens du temps, et le père Pétau l’approuve là-dessus. Déjà, au huitième siècle, un savant moine, Bède le Vénérable, donne cette interprétation comme évidente : vous voyez bien qu’on ne l’a pas inventée pour le besoin d’une cause perdue. Elle est d’ailleurs d’autant plus naturelle, que le mot hébreu yom, employé ici par Moïse, se retrouve souvent dans la Bible, tantôt au sens de jour, tantôt au sens de durée indéterminée. Du reste, ne croyez pas que cette hypothèse des jours-périodes soit nécessaire pour concilier la science et la Bible. Quand même il s’agirait (ce que je ne pense pas) de jours de vingt-quatre heures, la géologie sera encore à l’aise avec le texte de Moïse. En effet, la Genèse distingue très clairement la première création de la matière, qui eut lieu au commencement (in principio), d’avec l’œuvre des six jours ; ainsi, entre la création de la matière et le premier des six jours, il a pu s’écouler des milliards de siècles ; nous pouvons placer dans cet intervalle de temps indéterminé la formation des terrains anciens et la création des espèces animales aujourd’hui disparues. Nous avons même toute latitude pour supposer que notre globe a subi une foule de transformations avant de devenir solide : rien ne nous empêche d’admettre avec Laplace que la terre se détacha d’une immense nébuleuse et qu’elle resta longtemps à l’état gazeux. Cette hypothèse, même, loin de contredire la Bible, s’accorde merveilleusement avec le second verset de la Genèse, où il est dit que, pendant la période qui s’écoula entre la création de la matière et l’œuvre des six jours, la terre était invisible et sans consistance : c’est ainsi que traduisent les Septante ; or ces mots ne peuvent s’entendre que de l’état gazeux.

L’étudiant. – J’avoue que ce second verset est frappant. Ainsi Moïse aurait enseigné la théorie de Laplace !

Le savant. Cela me semble évident.

Moi. – Mais comment Moïse a-t-il pu deviner cela ?

Le savant. – Et comment a-t-il deviné que la lumière a pu exister avant le soleil, ce qui paraissait absurde autrefois, et ce qui est démontré aujourd’hui ? Comment a-t-il deviné que les végétaux ont existé avant les animaux ? que les oiseaux et les animaux aquatiques ont précédé les mammifères ? que l’homme enfin a été créé le dernier ? C’est de nos jours seulement que la science a démontré ces vérités. Pourtant Moïse les savait ! Il faut donc absolument conclure avec l’illustre Ampère : « Ou Moïse avait dans les sciences une instruction aussi profonde que celle de notre siècle... ou Moïse était inspiré. »

L’étudiant. – Jusqu’ici, j’en conviens, la science donne raison à la Bible ; mais je vais prendre ma revanche sur la question de l’âge de l’homme. J’accorde que l’ancienneté de la terre peut se concilier avec le texte de la Genèse, soit à l’aide des jours-périodes, soit par toute autre hypothèse. Il n’y a donc pas sur ce premier point de conflit possible entre la science et la foi.

Mais si l’orthodoxie permet de donner à la terre l’âge que l’on voudra, elle ne permet pas d’attribuer à l’homme plus de six à sept mille ans. Or, les fossiles humains, récemment découverts, sont évidemment beaucoup plus anciens.

Le savant. C’est ici qu’il faut distinguer les faits d’avec les conclusions purement hypothétiques de quelques savants. L’existence de l’homme fossile, voilà un fait : Cuvier le niait ; on ne peut plus le contester de nos jours ; on sait aujourd’hui que l’homme vivait au temps de la formation des terrains quaternaires ; c’est encore là un fait ; mais quand on en conclut que l’homme a plus de sept mille ans, on entre dans le domaine de l’hypothèse. Car il est impossible d’assigner le nombre d’années qu’il a fallu à ces terrains pour se former.

L’étudiant. – Cependant, pour les terrains les plus anciens, comme le terrain houiller et même les terrains crétacés, en un mot, pour tous ceux où l’on ne trouve aucun fossile humain, vous admettez vous-même que leur formation a demandé des milliers de siècles ; car autrement vous n’auriez pas besoin de l’hypothèse des jours-périodes.

Le savant. – C’est que pour ces terrains-là nous avons des preuves de leur effrayante antiquité ; tandis que, pour les terrains où l’homme se trouve, ces preuves nous manquent absolument. Ainsi, les terrains carbonifères se composent de plus de cent cinquante couches de houille ; chacune provient de vastes forêts qui, à en juger par les débris des troncs d’arbres, ont dû vivre des siècles. La craie, qui est de formation plus récente, et qui constitue la partie supérieure des terrains secondaires, n’est pas autre chose qu’une énorme accumulation de coquilles, si petites que l’on en pourrait faire tenir des millions sur la lame d’un canif. Combien n’a-t-il pas fallu de générations de ces animalcules pour entasser d’immenses masses de craie ! Que de siècles ont dû être employés à ce travail gigantesque ! Mais ici rien ne contredit la Bible ; en effet, ces terrains ne contiennent ni fossile humain ni aucun débris des espèces animales contemporaines de l’homme : il faut donc rapporter leur formation aux cinq premières périodes mosaïques, et nous avons dit que chacune de ces périodes peut avoir duré des milliers de siècles. Si, au contraire, nous essayons de déterminer l’âge des terrains d’alluvions, ou terrains récents, et même l’âge des terrains quaternaires où l’on a découvert des fossiles humains, ici toute mesure sérieuse, tout élément de calcul nous manque absolument. Tel géologue vous dira que ces terrains ont cent mille ans ; d’autres en demanderont deux cent mille ; mais ces chiffres sont arbitraires ; au lieu de cent mille ans, nous en accordons sept ou huit mille, et il est impossible de prouver que nous nous trompions.

L’étudiant. – Cependant les partisans de l’ancienneté de l’homme font le raisonnement suivant : les terrains d’alluvion se forment très lentement : il faut plusieurs siècles pour les exhausser de quelques centimètres ; donc il a fallu des centaines de siècles pour former des couches d’alluvions de plusieurs mètres ; à plus forte raison l’homme quaternaire, antérieur à la période des premières alluvions, est incomparablement plus ancien que ne le dit la Bible.

Le savant. – Si ce raisonnement était juste, l’homme quaternaire serait en effet une objection contre le récit de Moïse ; mais, entre nous, c’est le plus illogique de tous les raisonnements. Quoi ! parce que les terrains d’alluvion se déposent aujourd’hui très lentement, on en conclut qu’ils se sont toujours déposés avec la même lenteur ! N’est-il pas évident que, sous l’influence de circonstances différentes, l’exhaussement comme l’excavation des terrains peut se produire tantôt plus vite et tantôt plus lentement ? Le déluge, par exemple, et bien d’autres circonstances inconnues, ont pu en peu de temps creuser des vallées ou former des dépôts qui, dans des circonstances ordinaires, exigeraient des milliers de siècles. Mais que dis-je ? Même dans les circonstances ordinaires, ces phénomènes géologiques s’accomplissent souvent avec une rapidité incomparablement plus grande que ne le supposent les adversaires de la Bible. Je me rappelle en ce moment un exemple frappant de la témérité, disons de la légèreté, avec laquelle des savants, d’ailleurs très distingués, additionnent et multiplient les siècles pour reculer l’apparition de l’homme. Vous avez entendu parler des Troglodytes de la Vézère, ces hommes des cavernes, contemporains du renne et du mammouth : dans une conférence fort intéressante sur cette découverte, un savant anthropologiste, le docteur Broca, affirme avec une assurance imperturbable que ces hommes fossiles ont beaucoup plus de cent mille ans ! Or, savez-vous la preuve qu’il en donne ? Devinez ? L’une des cavernes où ils ont vécu, et qui a été entièrement inondée (comme le prouve le limon qui en obstrue l’entrée), est située à vingt-sept mètres au-dessus du niveau actuel de la Vézère ; donc le lit de la Vézère s’est creusé de vingt-sept mètres depuis l’époque des Troglodytes. Jusqu’ici, d’accord ; mais, quand le savant incrédule ajoute qu’il faut nécessairement plus de cent mille ans pour qu’une rivière creuse son lit de vingt-sept mètres, je me permets de sourire et de lui demander ce qu’il en sait. Pourrait-il me citer des faits à l’appui de son affirmation ? Pour moi, je me contenterai de lui en citer un, c’est l’exemple du Simeto, qui coule au pied du mont Etna, et qui, obstrué par la lave en 1603, s’est ouvert un passage profond de treize mètres... en l’espace de cent soixante ans ! Il est rare, j’en conviens, qu’un fleuve creuse son lit si rapidement, mais enfin cela est possible, et cela prouve que rien n’est plus capricieux que les mouvements des terrains ; il est impossible de calculer la durée de leur formation par le creusement ou l’exhaussement ; là où les uns disent cent mille ans, d’autres peuvent dire cinq mille, ou même beaucoup moins, avec autant de raison. On ne sait rien, même approximativement, de l’âge absolu des terrains modernes, ni des terrains quaternaires qui les ont précédés ; donc la science ne sait rien de l’âge de l’homme.

J’ajouterai d’ailleurs que les limites de la chronologie biblique sont moins étroites qu’on ne le pense généralement. Les différentes traductions de la Genèse ne s’accordent pas sur le nombre d’années écoulées entre la création et le déluge, ni sur le temps qui sépare le déluge de l’époque d’Abraham. Or l’Église, tout en déclarant la Vulgate authentique, a laissé toute liberté de préférer la chronologie des autres versions : cela implique qu’il a pu se glisser des erreurs de dates chez les copistes ou les traducteurs du texte mosaïque. Les chrétiens ont donc une certaine latitude pour étendre l’âge du monde au delà de sept mille ans. « La chronologie biblique, lit-on dans les Études religieuses de la Compagnie de Jésus, « flotte indécise ; c’est aux sciences humaines à retrouver la date de la création de notre espèce » (Livraison d’avril 1854, p. 514). Il est clair que cette latitude ne peut s’étendre aux milliers de siècles de certains géologues. Mais nous avons vu que ces milliers de siècles sont une hypothèse gratuite, sans aucun fondement scientifique sérieux.

L’étudiant. – Vos réponses me semblent plausibles ; mais elles sont absolument nouvelles pour moi. Je vous avoue que je n’aurais jamais cru qu’il fût si facile de concilier la religion avec la science. Je croyais les objections plus fortes.

Le savant. – Il y a cependant un fait qui devrait faire deviner même a priori la faiblesse de ces objections : c’est que jamais elles n’ont, à elles toutes seules, détourné les âmes des croyances religieuses. Elles servent d’arguments de combat à ceux qui déjà ont perdu la foi par d’autres causes, ou qui cherchent des raisons pour arriver à douter ; mais avez-vous jamais rencontré un seul homme qui vous ait dit : « J’étais chrétien jusqu’au jour où j’ai appris la physique et la géologie ; je n’avais jamais mis ma religion en doute ; aucune objection du cœur ni de l’esprit ne s’était jamais élevée en moi ; mais voici que tout à coup la géologie m’a démontré les erreurs de Moïse ; cette découverte m’a consterné ; mais comme avant tout il faut se rendre à la vérité, j’ai fait à la science, à la science toute seule, le sacrifice de ma foi ; il m’en a coûté, mais je l’ai dû, et le jour où on me démontrerait la possibilité de concilier la science et la foi, je m’empresserais de revenir à la religion de mon enfance ? » Est-ce ainsi que les choses se passent ? En avez-vous jamais vu un exemple ?

L’étudiant. – Jamais, je l’avoue.

Le savant. – Ainsi la science n’a jamais fait d’incrédules ; on l’invoque seulement pour justifier une incrédulité qui est due à d’autres causes. Or en serait-il ainsi, si la science était réellement et évidemment en opposition avec la foi ?

L’étudiant. – Non, sans doute.

Le savant. – Néanmoins, si nous en croyons les esprits forts, ce serait au progrès des sciences que l’on devrait le progrès de l’incrédulité depuis un siècle. Comment la science serait-elle cause de l’incrédulité générale, puisqu’elle n’a jamais produit l’incrédulité chez personne en particulier ? Et dès lors, que faut-il penser de cette prétendue loi, érigée en axiome par nos déclamateurs, d’après laquelle la diminution de la foi serait proportionnelle au progrès des lumières ?

Moi. – Il est clair que cette loi est démentie par les faits, puisque la science, nous en sommes convenus, n’a jamais fait d’incrédules, excepté parmi ceux qui étaient déjà en train de le devenir pour d’autres motifs.

Le savant. – Concluons donc que la religion n’a rien à craindre des progrès de la science, et réciproquement que la science n’a rien à craindre de la résurrection de la foi ; et ceux qui ne redoutent cette renaissance de l’esprit chrétien que dans l’intérêt des lumières peuvent se rassurer : l’avenir montrera prochainement que la science et la philosophie n’ont rien à y perdre.

Mais ne parlons que du présent ; or, dès à présent, ne voyez-vous pas combien la position des matérialistes et des athées est faible au point de vue scientifique ? Où sont leurs arguments ! Des faits que personne ne conteste, mais qu’ils interprètent arbitrairement et à contre-sens ; des assertions sans preuves, mais à défaut de preuves, un aplomb imperturbable ; ne pouvant tuer le spiritualisme ni le catholicisme, ils affirment qu’ils l’ont tué depuis longtemps ; à force de le répéter, ils trouvent des esprits crédules pour les croire sur leur ton d’assurance ; mais nous qui ne voulons pas être dupes des affirmations et des formules scientifiques qu’ils prodiguent pour faire de l’effet et dissimuler le vide de leurs doctrines, nous ne pouvons faire autre chose que de redire avec Pascal : « Il est glorieux pour la religion d’avoir des adversaires qui raisonnent si peu. »

 

 

TH. DESDOUITS.

 

Paru dans La Semaine des Familles

en 1875-1876.

 

 

 

 

 



1 Flourens, Ontologie naturelle.

2 L’Athéisme et le Péril social, page 23.

3 On nous permettra de citer, parmi les apologies scientifiques de la Genèse, les Soirées de Montlhéry (par M. Léon Desdouits, 1834, librairie Lecoffre) et les articles géologiques du même auteur, insérés dans le Cursus completus Theologiæ de l’abbé Migne.

 

 

 

 

 

 

 

 

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