L’ouvrier a bon cœur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri DES FONTAINES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était le matin. Un corbillard de pauvre montait à pas lents la rue de Maubeuge, se dirigeant vers le cimetière de Cayenne. Le convoi n’était pas nombreux : un groupe de cinq personnes, suivi d’un petit garçon, âgé d’environ sept ans. C’était tout.

L’enfant trottinait péniblement et grignotait en pleurant un morceau de pain. Il marchait le dernier à quelques pas du convoi.

Un brave ouvrier, ému en voyant l’isolement de ce triste cortège, ôta sa casquette et se mit au côté de l’enfant pour accompagner le corps jusqu’à sa dernière demeure.

Quand la cérémonie fut finie, il se retourna vers son compagnon.

– Qu’a-t-on porté là, petit ? demanda-t-il avec intérêt.

– C’est Maman, répondit l’enfant en lâchant son pain pour frotter avec ses deux petites mains ses yeux tout ruisselants de larmes.

– Et ton papa ? reprit le bon ouvrier pour faire diversion à la douleur de l’enfant.

– Mais je n’en ai pas, fit le petit en baissant sa tête blonde.

– Et où vas-tu aller maintenant ? demanda l’ouvrier tout attendri.

– Je n’en sais rien, répondit l’enfant avec cette naïve insouciance de son âge.

L’ouvrier baissa la tête à son tour et réfléchit un instant ; paraissant avoir pris une résolution courageuse, il s’empara de la main du pauvre orphelin, en grommelant tout bas :

– Ma foi, tant pis ! nous allons peut-être nous chamailler un peu avec la bourgeoise ; mais qu’importe ! Je sais que la pitance n’est pas toujours abondante ; mais, comme dit le proverbe, quand il y en a pour un, il y en a pour deux. Allons, en route, mon mioche, ajouta-t-il tout haut, en s’adressant à l’enfant ; et songe que nous avons à mesurer avec nos pieds un fameux ruban de chemin.

En effet, l’ouvrier demeurait rue Roubo, dans le faubourg Saint-Antoine, non loin de l’avenue de Montreuil.

Albert – tel est le nom du petit orphelin – suivit son protecteur. Ils marchèrent rapidement sans mot dire ; mais au moment d’arriver à la rues Roubo, l’ouvrier, presque malgré lui, ralentit le pas. C’est que l’on approchait de la maison, et il redoutait la scène qui allait avoir lieu, à cause du nouveau pensionnaire qu’il amenait.

Il faut convenir que le moment était bien mal choisi pour une présentation semblable ; car du bas de l’escalier il entendit sa femme en discussion assez vive avec le propriétaire pour le terme d’octobre ; non encore payé.

– Il ne manquait plus que ça ! pensa l’ouvrier. Nous allons avoir la tempête au grand complet !

Et il monta hardiment.

En voyant son mari, et surtout en apprenant qu’il avait trouvé un nouveau convive, la ménagère éclata en imprécations, en reproches ; et l’accabla de toutes les épithètes injurieuses qu’elle n’avait pas osé adresser au propriétaire.

L’enfant, effrayé, se mit à pleurer. Alors, l’ouvrier, sans mot dire, prit l’enfant par la main et se dirigea vers la porte.

– Où vas-tu à cette heure, grand vaurien ? lui cria sa femme dont la colère allait crescendo.

– Je vais conduire ce mioche où je l’ai trouvé, puisqu’il est de trop dans notre mansarde, et que de plus, il est un sujet de discordes ; il vaut mieux qu’il meure de faim dans la rue. – Et il fit mine de sortir.

– Allons, reste ici, imbécile, s’écria la femme dont la mauvaise humeur avait subitement disparu. Nous aurons soin de l’enfant. Mais à une condition cependant.

–  Laquelle ?

– C’est que tu n’iras plus boire.

– Oh ! pour cela, je le jure : n-i-ni, c’est fini.

En ce moment la porte s’ouvrit, et parut le propriétaire.

– J’ai tout entendu, dit-il à ses braves gens qui s’attendaient à de nouvelles menaces de poursuites judiciaires ; et ce que vous faites pour cet enfant me touche profondément. Aussi, je ne veux pas que, dans votre position, vous soyez seuls à le secourir. Voici ma part.

Et, jetant un papier sur la table, il s’en alla avec précipitation comme pour se dérober à tout remerciement.

Ce papier, c’était la quittance du loyer !

Il nous semble que cette véridique histoire en dit plus qu’un long traité de morale.

 

 

 

Henri DES FONTAINES.

 

Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoire,

par l’abbé Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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