L’arbre de Noël

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles DICKENS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je viens de passer la soirée avec une joyeuse compagnie d’enfants réunis autour de ce charmant jouet venu d’Allemagne qu’est un arbre de Noël. Cet arbre, planté au milieu d’une large table ronde et s’élevant au-dessus de leurs têtes, était magnifiquement illuminé par une multitude de petites bougies et tout garni d’objets étincelants. Il y avait des poupées aux joues roses qui se cachaient derrière les feuilles vertes ; il y avait des montres, de vraies montres, ou du moins avec les aiguilles mobiles, de ces montres qu’on peut remonter continuellement ; il y avait de petites tables vernies, de petites chaises, de petits lits, de petites armoires et autres meubles en miniature, fabriqués à Wolverhampton, qui semblaient préparés pour le nouveau ménage d’une fée ; il y avait de petits hommes à la face réjouie, beaucoup plus agréables à voir que bien des hommes réels, – car si vous leur ôtiez la tête, vous les trouviez pleins de dragées ; – il y avait des violons et des tambours ; il y avait des tambourins, des livres, des boîtes à ouvrage, des boîtes de peinture, des boîtes de bonbons, toutes sortes de boîtes ; il y avait, pour les filles aînées de la maison, des bijoux bien plus brillants que des bijoux en or et en diamants des grandes demoiselles ; il y avait des corbeilles et des pelotes à épingles ; il y avait des fusils, des sabres et des drapeaux ; il y avait des sorcières en carton, qui se tenaient par la main pour danser la ronde du sabbat ; il y avait des totons, des sabots, des toupies, des étuis à aiguilles, des essuie-plumes, des flacons de sels, des carnets de bal, des porte-briquets, des fruits naturels artificiellement convertis en fruits d’or, et des imitations de pommes, de poires et de noix, contenant des surprises ; bref, comme le disait tout bas devant moi un charmant enfant à un autre charmant enfant, son meilleur ami : « Il y avait de tout, et plus encore. » En admirant cette collection si variée d’objets de toutes formes qui pendaient à l’arbre comme des fruits magiques et fascinaient les regards de tous ces frais visages, dont quelques-uns pouvaient à peine se mettre au niveau de la table et dont quelques autres exprimaient leur timide étonnement sur le sein d’une jolie mère, d’une jeune tante ou d’une fraîche nourrice, j’éprouvai de nouveau toutes les sensations de ma propre enfance et me laissai aller à l’idée que rien dans la vie réelle ne vaut peut-être les douces illusions de l’âge des arbres de Noël et de tant d’autres arbres enchantés.

Me voici rentré chez moi, seul, l’unique personne du logis qui soit éveillée ; ma rêverie se prolonge ; pourquoi y résisterais-je ? pourquoi ne m’abandonnerais-je pas au charme qui me ramène à mes premières années, à tout ce qui m’a successivement captivé sur les rameaux de l’arbre magique, alors que, chaque hiver, Noël me retrouvait un heureux et crédule enfant ?

Il est là, devant moi, cet arbre qui déploie en liberté son ombre mystérieuse. D’abord, je reconnais mes joujoux : voilà, tout là-haut, parmi les feuilles lustrées et les baies rouges du houx, le culbuteur avec ses mains dans les poches, qui ne voulait jamais se tenir tranquille par terre, mais qui, une fois mis sur le parquet, roulait sur lui-même et ne s’arrêtait enfin que pour fixer sur moi ses yeux de homard, dont j’affectais de rire beaucoup, quoique au fond du cœur je me défiasse de lui. À côté du culbuteur, voici cette tabatière infernale, de laquelle s’élançait un avocat démoniaque, en robe noire et en perruque de crin, ouvrant une large bouche, tirant une langue de drap rouge, et qu’il n’y avait pas moyen de faire rentrer dans sa boîte, car il s’en échappait toujours, la nuit surtout, pendant mes rêves. Tout près encore est la grenouille avec la poix de cordonnier sous les pattes, qui bondissait aussi inopinément et quelquefois allait éteindre la bougie ou retombait sur votre main ; sale bête à la peau verdâtre tachetée de rouge. Sur le même rameau se trouve la dame de carton, en jupe de soie bleue, qu’on faisait danser devant le flambeau, jolie et gracieuse dame... Mais je n’en saurais dire autant du grand pantin qui se pendait contre la muraille et qu’on mettait en mouvement avec une ficelle... il avait une expression sinistre, un nez atroce, et quand il relevait les jambes jusqu’à son cou, il était difficile de rester seul avec lui sans avoir peur.

Ce masque... quand donc me regarda-t-il pour la première fois, ce masque terrible ? Qui le mit sur son visage et pourquoi m’effraya-t-il à ce point que cette impression est une date dans ma vie ? Ce n’est pas un visage hideux en lui-même : il a même l’intention d’être drôle ; pourquoi donc ses traits vulgaires me furent-ils si intolérables ? Ce n’était pas sans doute parce qu’il me cachait le visage de celui ou de celle qui l’essaya devant moi : un tablier eût produit le même effet. Était-ce l’immobilité du masque ? Le visage de la poupée était immobile aussi, et je n’en étais pas effrayé. Peut-être cette fixité soudaine, substituée à l’animation d’une figure réelle, me donna-t-elle le premier pressentiment du changement qui doit tout à coup se produire sur tout visage humain. Je ne pouvais m’y accoutumer. Rien ne put, de longtemps, me distraire de mon émotion ; ni deux tambours qui, au moyen d’une manivelle, faisaient entendre une musique grinçante ; ni un régiment de soldats qui sortirent l’un après l’autre d’une caserne en carton et s’alignèrent, roides et muets, sur une pince à zigzags ; ni une vieille femme faite en papier mâché et en fil d’archal, qui découpait un pâté à deux petits marmots. Cela ne servit guère de me montrer que le masque était de carton et puis de l’enfermer pour que je ne le visse plus sur aucun visage. Le souvenir seul de cette figure, l’idée qu’elle existait quelque part, cela suffisait pour me réveiller la nuit tout en sueur et criant : « Oh ! mon Dieu ! il vient... Oh ! le masque ! »

Je ne m’inquiétais jamais alors de savoir de quoi était fait mon cher baudet, que voilà encore avec un panier de chaque côté de son bât ! Sa peau était une vraie peau d’âne au toucher, je m’en souviens. Et le grand cheval noir, moucheté de rouge, ce cheval sur le dos duquel je pouvais monter, croyez-vous que j’eusse pensé un moment qu’il différait en rien de ceux qu’on voit communément courir sur la plaine de New-Market ? Je vois bien maintenant de quoi sont faits les quatre chevaux de trait, en bois non verni, attelés à un chariot de roulage que je dételais et remisais sous le piano. Leur queue n’est qu’une houppe de fourrure, leur crinière est également en crin postiche, et leurs jambes ne sont que de grosses chevilles ; mais ils ne m’apparaissaient pas ainsi quand ils me furent apportés comme cadeau de Noël. C’étaient des chevaux parfaits, alors, et je trouvais parfaits aussi leurs harnais cloués sans façon contre leur poitrail. Je découvris un jour que cette boîte à musique ne contenait qu’un appareil de fil d’archal et de cure-dents ; je faisais peu de cas de ce petit saltimbanque en manches de chemise, qui recommençait sans cesse sa culbute sur un cadre de sapin ; ce n’était qu’un pauvre imbécile selon moi ; mais ce que je trouvais merveilleux, ce qui m’amusait prodigieusement, c’est cette échelle de Jacob, faite de petites tablettes de bois rouge qui se succédaient l’une à l’autre, pour exposer chacune un tableau différent avec un tintement de petites clochettes.

Ah ! la maison de poupée !... dont je n’étais pas le propriétaire, mais où j’allais en visite. Je n’admire pas le nouveau palais du Parlement la moitié autant que cette maison, à façade couleur de pierre avec de vraies fenêtres à vitres, un seuil de porte et un balcon réel... plus vert qu’aucun des balcons que je vois aujourd’hui, excepté dans les villes de bains de mer, et même ceux-ci ne sont que de pauvres imitations de celui de la maison de poupée. La façade s’ouvrait, du haut en bas, à deux battants, et c’était un peu contraire à l’illusion, j’en conviens, parce qu’on y cherchait en vain l’escalier intérieur ; mais l’illusion renaissait quand elle se refermait. Ouverte même, il y avait trois chambres distinctes : le salon avec fauteuils et canapé, la chambre à coucher avec un ameublement d’une rare élégance, et, mieux encore, la cuisine avec sa cheminée, son fourneau, tout un assortiment d’ustensiles, y compris une délicieuse bassinoire et un cuisinier de profil qui se préparait sans cesse à faire frire deux poissons. Combien de festins de la Barmécide j’ai faits sur cette table où figurait tout un service en plats de bois, chacun contenant son mets particulier, tel qu’un jambon ou une dinde, qui y étaient fixés au moyen d’un peu de colle forte, et garnis de quelque chose de vert qui devait être, je crois, de la mousse ! Quelle est celle de toutes nos sociétés de tempérance qui pourrait m’offrir un thé comme ceux que je prenais dans ces jolies petites tasses bleues qui entouraient, sur le plateau, une petite théière en bois d’où coulait un liquide sentant un peu l’allumette, mais auquel je trouvais un goût de nectar ? Peu m’importait que les pinces à sucre fussent disloquées comme les mains de Polichinelle ! Un jour, il est vrai, j’épouvantai la maison de mes cris, comme si je m’étais empoisonné ; je venais d’avaler une de mes petites cuillers d’étain qui s’était fondue dans un thé trop brûlant... mais j’en fus quitte pour quelques coliques, et encore moins aiguës que celles dont je souffrais quand on m’administrait une potion purgative.

Mais après les jouets vinrent les livres. En voilà tout un rayon sur les branches inférieures de mon arbre de Noël, entre le cylindre à fouler le gazon et les autres petits instruments de jardinage. Ces volumes sont minces, pour la plupart, mais nombreux, et avec de jolis cartonnages bleus ou rouges. Quelles lettres pittoresques dans ces Alphabets, lettres à personnages ! A, la première de toutes, A, qui était un Archer, et qui transperçait une grenouille de ses flèches : A, qui était, ailleurs, un Archevêque, un Archange, et je ne sais quoi encore. De même pour les autres lettres, excepté X, qui était toujours Xerxès ou Xantippe ; Y, qui était invariablement un Yacht, et Z invariablement un Zèbre. Mais, dans le volume suivant, déjà, c’est bien une autre magie ; l’arbre de Noël, lui-même, se change en une tige de fève, cette merveilleuse tige de fève dont Jack, le tueur de géants, se servit comme d’une échelle pour escalader la maison du géant. Voilà des géants à deux têtes en personne, armés de leurs massues, qui grimpent d’un rameau à l’autre, comme le long d’un escalier, traînant par les cheveux des chevaliers et des dames qu’ils vont croquer à leur dîner. Ah ! Jack ! brave Jack ! au secours ! Jack arrive heureusement avec son sabre qui tranche les montagnes et ses souliers qui le transportent, en quelques pas, à une distance de cent lieues. Admirable Jack ! Heureux rival du Petit Poucet ! plus d’une fois je me demandai s’il n’existait pas plusieurs Jack, ou si c’était un seul et unique Jack qui pouvait accomplir tant d’exploits.

Avec quel bonheur je te revois, ô Chaperon rouge ! C’était un bon vêtement pour la saison que le manteau en laine écarlate à l’abri duquel je te vis apparaître, un soir de Noël, lorsque tu vins, ton panier au bras, me raconter la perfidie du loup, cet hypocrite dont l’appétit était si féroce... qu’après avoir mangé ta grand-mère, il put te manger encore toi-même, en faisant cette horrible plaisanterie que vous savez, sur ses dents. La petite fille surnommée le Chaperon rouge fut mes premières amours. Il me semblait que si j’avais pu épouser le Petit Chaperon rouge, j’aurais joui du parfait bonheur. Hélas ! il n’en fut rien ; mais, en souvenir du Petit Chaperon rouge, chaque fois que je faisais la procession des animaux de mon arche de Noé, le loup était toujours mis à la queue de tous les autres, comme un monstre qui devait être dégradé ! Ô ma belle arche de Noé ! je voulus voir un jour si elle tiendrait bien la mer, et elle fit eau dans le lavoir où je tentai l’épreuve. Je l’aurais désirée, parfois, un peu plus large, car mes animaux n’y entraient tous qu’avec peine et en s’entassant les uns sur les autres ; la porte ne se fermait qu’imparfaitement, au moyen d’un loquet en fil de fer : enfin, quelques-unes des bêtes qui y trouvaient leur salut contre le déluge n’étaient pas très solides sur leurs pattes, entre autres l’oie, qui trébuchait continuellement et entraînait, dans sa chute, toutes les créatures mises en équilibre devant elle ; le léopard, l’âne et le cheval avaient une queue dépouillée de sa peinture, qui se réduisait peu à peu à un bout de ficelle. Mais que de chefs-d’œuvre de l’art ! la mouche, presque aussi grosse qu’un éléphant, la bête à bon Dieu, le papillon, et Noé lui-même, avec sa femme et ses enfants, semblables à des ouvriers en tabac !

Silence ! une forêt ! Qui est dans cet arbre ? Ce n’est pas Robin des bois, ni Valentin, frère d’armes d’Orson, ni le Nain jaune, ni aucun de ces personnages de mes premiers livres de contes, dont je ne parlerais pas ; c’est un roi d’Orient, un turban au front, un brillant cimeterre au poing. Par Allah ! il y en a deux, car je vois le second qui regarde par-dessus l’épaule de l’autre. Au pied de l’arbre, sur le gazon, est étendu de tout son long un géant endormi ; un géant noir qui incline sa tête sur les genoux d’une princesse, comme sur son oreiller. À côté est une cage en cristal, garnie de quatre serrures en acier poli, dans laquelle il tient la princesse prisonnière quand il est éveillé. J’aperçois les quatre clefs à sa ceinture. La princesse fait signe aux deux rois dans l’arbre, et ils descendent sans bruit. C’est le début des Mille et Une nuits.

Ah ! désormais, les choses les plus communes deviennent enchantées pour moi. Toutes les lampes sont des lampes merveilleuses ; toutes les bagues sont des talismans ; tous les vases de fleurs sont remplis de trésors cachés sous un peu de terre ; tous les arbres protègent Ali Baba dans leur feuillage. Je voudrais jeter tous les biftecks dans la vallée des Diamants, afin que les pierres précieuses vinssent s’y coller et être transportées ainsi par les aigles dans leurs nids, d’où il n’y aurait plus qu’à les effaroucher avec de grandes clameurs pour s’enrichir. Toutes les tartes sont faites selon la recette du fils du vizir de Bassora, qui se fit pâtissier après avoir été déposé, en caleçon, à la porte de Damas. Les savetiers sont tous des Mustapha qu’on conduit, les yeux bandés, près d’un cadavre coupé en quatre morceaux, afin de les leur faire recoudre. Tout anneau de fer soudé à une pierre indique l’entrée d’une caverne n’attendant plus que le magicien, et toutes les cages sont des volières en bois d’aloès remplies de rossignols. Toutes les dattes importées d’Orient proviennent du même palmier que ce funeste noyau de datte avec lequel le marchand creva l’œil au fils invisible du génie. Toutes les olives ont été produites par celles de la jarre qui servit à convaincre de fraude le marchand d’olives que le Commandeur des Croyants fit juger par un tribunal enfantin ; toutes les pommes ressemblent aux trois pommes qui furent achetées, pour trois sequins, au jardinier du sultan, et dont l’esclave noir avait volé une. Tous les chiens sont de la race de ce chien, ou homme métamorphosé en chien, qui sauta sur le comptoir du boulanger et mit la patte sur la fausse pièce de monnaie ; tous les grains de riz me rappellent le riz que la goule ne pouvait ramasser que grain à grain, à cause de ses festins nocturnes dans le cimetière. Mon cheval à bascule lui-même, – que voici, avec ses naseaux convulsivement retournés pour indiquer sa noble race, – devrait avoir une cheville à son cou pour s’envoler avec moi, à l’exemple du cheval de bois sur lequel s’envola le prince de Perse devant toute la cour de son père.

Oui, tous les objets que je reconnais aux rameaux de mon arbre de Noël brillent de cette merveilleuse lumière. Quand je suis éveillé dans mon lit avant le jour, à cette époque de l’année où la neige blanchit les toits des maisons, j’entends Dinarzade qui répète : « Ma sœur, ma sœur, si vous ne dormez pas, finissez-moi, je vous en prie, l’histoire du jeune roi des Îles-Noires. » Schéhérazade répond : « Si mon seigneur le sultan daigne me laisser vivre un jour de plus, ma sœur, non seulement je finirai cette histoire mais encore je vous en dirai une plus extraordinaire que celle-là. » Alors le gracieux sultan s’éloigne, donnant des ordres pour suspendre l’exécution, et nous respirons tous les trois.

Tantôt je distingue sous mon arbre de Noël Robinson Crusoé sur son île déserte, Philip Quaril parmi les singes, Sandford et Merton, avec M. Barlow ; tantôt des figures moins familières, qui s’approchent ou reculent dans un vague lointain, se séparent ou se mêlent ; et puis, résultat de mes terreurs du masque ou d’une digestion pénible, c’est un cauchemar qui m’oppresse, un fantastique cauchemar où je retrouve les réminiscences de longues nuits d’hiver, alors que, pour me punir, on m’envoyait au lit après souper, et que je m’éveillais, au bout de deux heures, avec la sensation d’avoir dormi deux nuits de suite, désespérant de voir luire la clarté du matin... oppressé par le poids de mon remords.

Et maintenant une rangée de quinquets sort lentement du plancher devant un rideau vert. Une clochette tinte, – une clochette magique qui résonne encore à mon oreille comme aucune autre clochette. Une musique se fait entendre au milieu d’un bourdonnement de voix avec une odeur prononcée d’huile et d’écorces d’orange. Soudain la clochette magique commande à la musique de se taire ; le grand rideau vert se relève de lui-même majestueusement, et la pièce commence ! Le chien fidèle de Montargis vient venger la mort de son maître, traîtreusement assassiné dans la forêt de Bondy. Un paysan bouffon, à la trogne rouge et coiffé d’un très petit chapeau, remarque que la sagaticité du chien est en vérité surprenante. La sagaticité est un mot plaisant que je n’ai pu oublier, et qui survivra dans ma mémoire aux bons mots les plus spirituels. Le paysan bouffon fut depuis ce soir-là un ami, quoique, ne l’ayant pas revu depuis maintes années, je ne puisse vous dire précisément si c’était le garçon de chambre ou le palefrenier d’une auberge de village. J’assiste ensuite, en versant des larmes amères, aux malheurs de la pauvre Jane Shore, qui s’en va, échevelée et mourant de faim, à travers les rues de Londres ; ou j’apprends comment George Barnwell tua le plus digne des oncles et en eut un si cruel regret qu’on aurait dû lui faire grâce. Viens me consoler, viens vite, ô Pantomime, sur ta scène de prodiges, où les clowns sont vomis par les obus et lancés jusqu’au lustre de la salle, cette brillante constellation ; où les Arlequins, tout couverts d’écailles d’or pur, rivalisent d’éclat et de cabrioles avec le poisson volant ; où Pantalon, vénérable vieillard, met des fers rouges dans ses poches et accuse le clown de l’avoir volé ; où une transformation succède à une autre, et où, de surprise en surprise, tout fait croire que tout est facile et que rien n’est impossible. Hélas ! c’est à présent aussi que j’éprouve pour la première fois, pénible sensation ! combien il est triste, le lendemain, de retourner aux prosaïques réalités de la vie quotidienne ! Mon imagination me ramène aux merveilles qui m’ont tant charmé ; je soupire en pensant à la petite fée avec sa longue baguette, et je voudrais partager son immortalité féerique ; mais, quoiqu’elle m’apparaisse de nouveau sous diverses formes parmi les rameaux de mon arbre de Noël, elle disparaît presque aussitôt, et elle ne consent jamais à demeurer auprès de moi.

Reviens, fée de mes plus doux enchantements, qui m’as inspiré l’amour du théâtre, même l’amour du théâtre des marionnettes et jusqu’à celui du théâtre-joujou, avec son proscenium de carton, ses loges peuplées de poupées, ses décorations à l’aquarelle et ses acteurs pendus à un fil.

Mais silence encore ! écoutez la musique des crèches et des modernes confrères de la Passion 1. Cette musique a interrompu mon sommeil d’enfant : elle a évoqué autour de ma couchette des images qui ravissaient ma piété naïve et que je salue encore aujourd’hui avec respect sous un arbre de Noël. Un ange parle à un groupe de bergers, dans un champ ; des voyageurs marchent les yeux levés vers le ciel, suivant une étoile ; un nouveau-né a pour berceau la crèche d’une étable. De graves vieillards sont réunis dans un temple et un enfant s’entretient avec eux. Une figure solennelle, avec un visage d’une beauté et d’une douceur ineffables, aide de la main une jeune fille morte à se relever ; la même figure est debout près de la porte d’une ville, rappelant à la vie le fils d’une veuve ; vous la revoyez assise au milieu de la chambre d’une maison, et, par le toit mis à découvert, on descend jusqu’à elle avec des cordes un malade dans son lit. Une tempête bouleverse la mer, un navire est sur le point de périr ; la même figure s’avance sur les flots vers le navire. La voilà sur le rivage enseignant une multitude. Elle est entourée d’enfants et en tient un sur ses genoux. Elle rend la vue aux aveugles, la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques, la force aux infirmes, l’intelligence à ceux qui en étaient privés. Enfin, elle est sur une croix, mourante, entourée de soldats armés ; les ténèbres s’épaississent ; la terre tremble ; on n’entend plus qu’une voix qui dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »

D’autres souvenirs et d’autres images se multiplient aux plus bas rameaux de l’arbre de Noël : mes livres d’école fermés ; Virgile et Ovide muets ; Térence et Plaute abandonnés sur un théâtre ; des pupitres qui ont été mutilés avec des canifs ; l’ardoise aux calculs avec une démonstration interrompue ; la règle de trois ayant cessé ses impertinentes questions ; les raquettes, les cerceaux, les cordes à sauter laissés là aussi ; mais l’arbre est toujours plus vert, quoique le gazon qui est à ses pieds se soit fané sous les pas qui l’ont foulé joyeusement : c’est que j’ai quitté l’école pour la maison paternelle, c’est que les études et les récréations de la vie scolaire sont remplacées par les jeux et les danses de la famille.

Ah ! nous voilà tous réunis confortablement autour du foyer, où je retrouve un parfum de marrons rôtis et d’autres excellentes choses : j’écoute et puis je parle à mon tour, faisant mes débuts de conteur : nous nous racontons des histoires... et, je l’avoue avec un peu de honte, ce sont des histoires de revenants. Quelle attention silencieuse ! quelle foi dans tous les regards ! Nous voyons avec les yeux des personnages eux-mêmes, nous passons par toutes les émotions qu’ils ont éprouvées. Comme ce tableau de l’hiver est vrai ! Nous cheminons sous un ciel brumeux, à travers une lande sauvage, jusqu’à ce que nous soyons arrivé devant une avenue qui nous conduit à un vieux château dont les fenêtres sont éclairées par les lumières des appartements : nous sonnons à la grille qui tourne sur ses gonds et nous introduit sous les grands arbres aux branches dépouillées. À mesure que nous avançons, ils forment derrière nous une voûte plus sombre, comme si nous avions franchi les arceaux d’un souterrain qui nous défend de retourner sur nos pas. Mais nous sommes un voyageur fatigué qui a perdu son chemin, brave gentilhomme qui ne songe guère à battre en retraite, si l’on veut bien lui accorder l’hospitalité jusqu’au lendemain. Le château ne nous ferme pas sa porte : transi de froid, nous voyons, d’abord, avec une sensation de bien-être, la vaste cheminée du vestibule, et puis celle du salon, où brûlent d’énormes bûches que soutiennent de vieux chenets de bronze semblables à des lions accroupis. Aux murailles lambrissées sont des portraits qui nous regardent avec un air soupçonneux ; notre hôte et notre hôtesse ont une compagnie à souper ; ils célèbrent la Noël et nous invitent à nous mettre à table avec eux. Après le souper, nous sommes conduit à la chambre où nous devons coucher. C’est une chambre gothique. Nous n’aimons guère le portrait d’un chevalier en vert qui est au-dessus de la cheminée. Notre lit est un bizarre lit noir, qui a pour ornements, du côté des pieds, deux sculptures en bois qui sembleraient avoir été enlevées, exprès pour nous, aux tombes de la chapelle ; mais nous ne sommes pas un voyageur superstitieux et nous n’y faisons bientôt plus attention. Nous congédions notre domestique, fermons la porte, et, après nous être revêtu de notre robe de chambre, nous nous asseyons devant le feu pour nous livrer à notre rêverie. Nous nous mettons au lit, mais nous ne pouvons nous endormir ; nous nous agitons et tournons sur nous-même ; c’est en vain, le sommeil ne vient pas. Les tisons de la cheminée jettent de capricieuses lueurs qui donnent une teinte lugubre à tout ce qui nous entoure. Nous ne pouvons nous empêcher de regarder de temps en temps, à travers nos rideaux, les deux figures du lit et celle qui est au-dessus de la cheminée, le chevalier vert à la physionomie sinistre. Par l’effet des reflets de la lumière, ces figures semblent se mouvoir, ce qui n’a rien de gai... quoique nous ne soyons pas un voyageur superstitieux.

Nous devenons nerveux, de plus en plus nerveux, et nous avons beau vouloir dominer nos nerfs par notre raison, nos nerfs l’emportent. Nous nous disons : « C’est vraiment ridicule » ; mais nous n’y tenons plus, il faut sonner et prétexter une indisposition. Déjà notre main se dirigeait vers le cordon de la sonnette, quand la porte s’ouvre d’elle-même et entre une jeune femme, horriblement pâle, avec une longue chevelure flottante, qui glisse jusqu’au feu, s’assoit dans le même fauteuil que nous occupions naguère, et là se tord les mains. Nous remarquons alors que ses vêtements sont humides. Notre langue se colle à notre palais et nous ne pouvons prononcer un seul mot ; mais nous observons avec toute l’attention dont nous sommes capable cette apparition. Ses vêtements sont humides, ses longs cheveux souillés de vase ; elle est dans le costume que les femmes portaient il y a deux cents ans, et à sa ceinture pend un trousseau de clefs rouillées. Elle est donc là, assise, et nous ne savons comment nous ne perdons pas connaissance, tant nous sommes terrifié. Tout à coup la jeune femme se lève et va essayer ses clefs rouillées à toutes les serrures de la chambre : aucune ne va. Puis elle fixe les yeux sur le portrait du chevalier vert et dit à voix basse, avec un accent terrible : « Les cerfs le savent. » Après quoi elle se tord encore les mains, passe devant notre lit, et se retire par où elle était venue. Nous passons à la hâte notre robe de chambre ; nous prenons nos pistolets (car nous voyageons toujours avec des pistolets), et nous voulons suivre l’apparition ; mais nous trouvons la porte fermée. Nous tournons la clef, nous regardons dans la galerie sombre... personne. Nous tâchons de trouver la chambre où notre domestique est couché, et nous ne parvenons pas à la découvrir.

Nous nous promenons dans la galerie sombre jusqu’au point du jour, et nous rentrons dans notre chambre déserte, où le sommeil nous gagne. C’est notre domestique qui nous réveille, notre domestique, qui ne voit jamais, lui, de revenants. Nous descendons auprès de nos hôtes et faisons un triste déjeuner, tous les convives disant que nous avons un air singulier. Notre hôte nous accompagne pour nous montrer tout son château, et nous l’entraînons nous-même devant le portrait du chevalier vert... Là tout est expliqué. Le chevalier vert avait trompé une jeune fille de charge attachée à la famille et d’une rare beauté. La jeune fille s’était noyée dans une pièce d’eau, où son corps fut découvert parce que les cerfs refusaient de s’y désaltérer. « Depuis ce temps-là, nous dit notre hôte, on a toujours prétendu qu’elle traversait la maison à l’heure de minuit, essayant ses clefs rouillées à toutes les serrures et surtout à celle de cette chambre à coucher, qui était la chambre du chevalier vert. » Nous confions alors à notre hôte l’apparition que nous avons vue, et lui, d’un air sombre, il nous prie de ne pas en parler. Voilà toute l’histoire ; mais elle est vraie, comme nous l’avons attesté avant de mourir (car nous sommes mort), en présence de témoins respectables.

Nous n’en finissons pas avec les vieilles maisons et les châteaux gothiques, avec les galeries retentissantes, les chambres à coucher mystérieuses et les vastes appartements où reviennent les esprits, appartements condamnés et fermés depuis des siècles, où nous pouvons nous promener tout à notre aise, un frisson entre les épaules, pour y rencontrer des spectres sans nombre ; mais ce qu’il y a de remarquable peut-être, c’est que ces spectres peuvent se réduire à quelques types généraux, les spectres ayant peu d’originalité et suivant des sentiers battus. Ainsi, par exemple, il est, dans un certain vieux château, une certaine chambre dont le parquet est taché d’un sang que rien au monde ne peut faire disparaître, depuis que certain mauvais seigneur, lord, baronnet, chevalier ou simple gentilhomme, s’y brûla la cervelle. Vous aurez beau frotter le parquet, comme a fait le propriétaire actuel, ou le raboter comme fit son père, ou le laver à la soude caustique comme fit son grand-père, les taches de sang subsistent, ni plus rouges ni plus pâles, toujours les mêmes. Ainsi, dans une autre maison, il est une porte hantée qui ne veut jamais rester ouverte, ou une autre porte qui ne veut jamais rester fermée, et de l’autre côté de laquelle on entend un bruit de rouet, un bruit de marteau, un bruit de pas, un cri d’angoisse, un soupir, un galop de cheval, une chaîne qu’on traîne. Ailleurs, c’est une tour d’horloge qui, à l’heure de minuit, sonne treize coups quand le chef de la famille est au moment de mourir, ou c’est un noir carrosse fantastique qui, à tel jour et à telle heure, est toujours vu par quelqu’un, attendant à la porte de la cour. Écoutez ce qui arriva à lady Mary. Elle était allée à la campagne, chez des amis, dans un manoir des montagnes d’Écosse. Fatiguée de son long voyage, elle avait demandé la permission de se retirer de bonne heure, le soir de son arrivée. Le lendemain matin, étant descendue pour déjeuner, elle dit très innocemment : « Comme on s’est couché tard ici ! et pourquoi ne m’avoir pas prévenue qu’il y avait une grande soirée ? » Chacun de demander à milady ce qu’elle veut dire, et milady de répondre : « J’ai entendu les carrosses qui allaient et venaient toute la nuit sur la terrasse. » Alors le propriétaire du manoir pâlit et sa dame aussi, tandis que Charles de Macdougal fait signe à lady Mary de ne pas en dire davantage. Chacun se tait ; mais, après le déjeuner, Charles Macdougal dit tout bas à lady Mary qu’une tradition de la famille explique ce bruit de carrosses comme un signe de mort prochaine. En effet, à deux mois de là, mourait la dame du manoir. Et lady Mary, qui était une des dames d’honneur à la Cour, raconta souvent cette histoire à la vieille reine Charlotte, quoique le roi George l’interrompît toujours en s’écriant : « Quoi ! encore des revenants ! des revenants ! c’est assez ! »

Il est encore une autre anecdote non moins authentique : celle de ce jeune homme bien connu de la plupart d’entre nous, qui, lorsqu’il était étudiant de l’université, avait un ami intime avec lequel il s’entretenait un jour de la possibilité de revenir sur terre après sa mort. « Eh bien ! dit-il, convenons ensemble que celui de nous deux qui mourra le premier apparaîtra à l’autre. » Longtemps après, les deux amis avaient suivi des carrières différentes, lorsqu’une nuit, celui que nous connaissons, ayant fait une excursion dans une province du Nord, prit gîte à une auberge isolée au milieu des tourbières du Yorkshire. Il s’était couché, mais il ne dormait pas, et ayant regardé dans la chambre ou brillait la lune à travers les vitres de la croisée, il vit son ancien camarade debout près d'un bureau et qui avait les yeux fixés sur lui ; il l’appela par son nom et l'autre, d'une voix solennelle, lui répondit : « Oui, c'est moi ; ne m’approchez pas, je suis mort. Je viens pour vous tenir ma promesse ; mais je ne puis trahir les secrets du monde que j'habite. » À ces mots, le spectre devint une forme de moins en moins distincte, et, se fondant en quelque sorte dans les rayons de la lune, il disparut.

Vous avez vu dans notre voisinage ce château dont l'architecture est dans le style du siècle d'Élisabeth ? Connaissez-vous l’histoire de la fille du fondateur de cette résidence pittoresque ? Non ! eh bien ! c'était une belle personne à peine âgée de dix-sept ans ; elle sortit par une soirée d'été pour cueillir des fleurs dans le jardin. Tout à coup elle rentre épouvantée dans le château, court à son père et lui crie : « Ô mon bon père, je viens de me rencontrer moi-même ! – Quelle folle imagination ! lui répond son père en la prenant dans ses bras. – Non, non, reprit-elle, je me suis rencontrée moi-même au milieu de la grande allée ; j’étais pâle, cueillant des fleurs fanées, j’ai tourné la tête et je les tenais à la main. » Elle mourut cette nuit même ; on commença le tableau de son histoire, mais il ne fut jamais fini, et l’on dit qu’il est quelque part dans le château, la face contre le mur.

Vous dirai-je comment un soir, au coucher du soleil, l’oncle de la femme de mon frère, revenant chez lui à cheval, vit près du sentier de sa maison un homme debout devant lui qui semblait lui barrer le passage ? « Que fait là, se demanda-t-il, cet homme en manteau ? Veut-il donc que mon cheval lui passe sur le corps ? » « Holà ! hé ! prenez garde ! » lui cria-t-il ; mais l’homme au manteau ne bougea pas. Le cavalier éprouva une étrange sensation en le voyant rester immobile, et il avança toujours, quoique ralentissant le trot. Quand il fut assez près pour toucher de l’étrier l’homme au manteau, son cheval fit un écart, et l’homme au manteau monta sur le bord du chemin d’une manière surnaturelle, glissant plutôt que marchant, sans paraître se servir de ses pieds, et ne se retournant pas jusqu’à ce qu’il disparût. L’oncle de la femme de mon frère s’écria : « Ô ciel ! c’est mon cousin Harry, qui était à Bombay. » Il donna de l’éperon à son cheval, qui était inondé de sueur, et, ne pouvant définir son étonnement, il se dirigea vers sa maison. Là, il revit la même figure qui venait de passer sous la fenêtre du salon, laquelle s’ouvre sur la pelouse. Il jeta la bride à un domestique, entra, et sa sœur étant assise seule, il lui demanda : « Alice, où est mon cousin Harry ? – Votre cousin Harry, John ? – Oui, qui est revenu de Bombay ; je viens de le rencontrer dans le petit sentier, et il est entré ici. » Mais ni Alice ni personne n’avait vu ce cousin, et l’on sut plus tard qu’à cette même heure, à cette même minute, il était mort dans l’Inde.

Un autre récit mettait en scène une certaine vieille fille, très respectable, morte à quatre-vingt-dix-neuf ans avec tout son bon sens, et qui avait réellement vu l’Enfant orphelin, – histoire qu’on a souvent racontée inexactement et que nous savons mieux que personne ; car c’est, par le fait, une histoire appartenant à notre famille, et la vieille fille était de notre parenté. Elle avait environ quarante ans, était encore très belle à cet âge, et elle restait fille, malgré plusieurs demandes en mariage, toujours fidèle à la mémoire de son fiancé, qui était mort au moment où il allait l’épouser. À l’âge de quarante ans, disons-nous, elle se fixa dans une maison de campagne du comté de Kent, nouvellement achetée par son frère, marchand de la Compagnie des Indes. D’après une tradition, cette propriété avait autrefois été celle d’un jeune enfant orphelin, confié à un tuteur, son plus proche héritier, et qui le fit mourir à force de mauvais traitements. Notre parente ne savait rien de cela : on a prétendu qu’il y avait dans sa chambre une cage où le tuteur enfermait l’orphelin. Cette cage n’existait pas ; il y avait seulement un cabinet. Elle alla donc se coucher la première nuit de son arrivée chez son frère, et le lendemain matin, quand la servante de la maison entra, elle lui demanda tranquillement : « Quel est donc ce petit garçon, à l’air si malheureux, que j’ai vu plusieurs fois, cette nuit, entrouvrir la porte de ce cabinet, donner un coup d’œil dans la chambre et se retirer ? » La servante ne répondit que par un cri de terreur et s’enfuit. Notre parente fut surprise, mais c’était une femme d’une remarquable présence d’esprit ; elle s’habilla, descendit auprès de son frère, et lui dit : « Walter, j’ai été réveillée plusieurs fois cette nuit par un joli petit enfant, à l’air triste, qui entrouvrait la porte du cabinet pour donner un coup d’œil. J’ai voulu moi-même ouvrir cette porte, et je ne l’ai pu : il y a là-dessous quelque mystification. – J’ai peur que non, Charlotte, répondit son frère ; car c’est la légende de la maison : vous avez vu l’Enfant orphelin ; qu’a-t-il fait ? – Il ouvrait doucement la porte, répéta la sœur, regardait et se retirait. Trois fois de suite, il a hasardé un pas dans la chambre. Je l’ai appelé alors d’une voix encourageante ; mais, chaque fois, il s’est retiré encore tout tremblant et a refermé la porte. – Le cabinet, Charlotte, dit le frère, n’a de communication avec aucun autre appartement de la maison, la porte en est condamnée et fermée avec des clous. » C’était vrai. On voulut examiner l’intérieur du cabinet. Deux charpentiers furent employés à cela tout un après-midi et notre parente ne douta plus qu'elle n’eût vu l’Enfant orphelin. Mais le plus étrange et le plus terrible de l'histoire, c’est que l'Enfant orphelin fut vu aussi par trois de ses petits-neveux, trois fils de son frère, qui moururent tout jeunes. Chaque fois qu'un de ces enfants tombait malade, il accourait douze heures auparavant tout en sueur à la maison, et disait à sa mère : « Ô maman, je viens de jouer sous le chêne de la pelouse avec un petit inconnu a l’air triste, qui était bien timide et qui ne parlait que par signes. » Une fatale expérience apprit aux parents que c’était l’Enfant orphelin, et que celui de leurs enfants avec lequel il venait jouer devait bientôt mourir.

Combien de châteaux allemands, où nous allons nous asseoir seul pour y attendre le spectre, où l’on nous montre une chambre que nous examinons d’un air inquiet, quoique comparativement confortable, – où nous voyons des ombres sur la muraille, produites par chaque reflet de la flamme du foyer ! Combien d’auberges où la solitude pèse sur notre âme quand l’hôtelier et sa fille se sont retirés après avoir garni de bois la cheminée et servi sur la table proprette un chapon rôti, avec un flacon de vin du Rhin ! Combien de longs corridors où le bruit d’une porte fermée retentit d’écho en écho comme la réverbération du tonnerre, et où, la nuit venue, nous sommes initié à tous les mystères de la fantasmagorie ! Combien d’étudiants, en la compagnie desquels nous rapprochons notre chaise du feu, tandis que notre jeune frère, assis dans un autre coin, ouvre de grands yeux étonnés et se lève en repoussant le tabouret qu’il a choisi pour siège, quand la porte s’ouvre tout à coup avec bruit ! Notre arbre de Noël est riche en pareils souvenirs !

Ah ! parmi ces scènes profanes et ces images moins pures, puissé-je retrouver toujours celles qu’évoque encore l’antique musique des crèches de Noël ! Qu’elle reste inaltérable au-dessus du cercle domestique, cette bienfaisante figure qui apparaissait à ma naïve et pieuse enfance ! qu’à chaque retour de cette époque chère à la famille, je voie reluire l’étoile qui brilla au-dessus de l’étable de Nazareth ! Ô arbre qui vas t’évanouir ! laisse-moi apercevoir encore une fois, à travers tes rameaux, le regard de ceux qui m’aimaient et qui ne sont plus ! Heureux ou malheureux, puissé-je dans ma vieillesse sentir encore battre mon cœur d’enfant, et entendre cette voix qui dit aux hommes de croire et d’espérer !

 

 

 

 

Extrait de Les contes de Charles Dickens, 1853.

Traduit de l'anglais par Amédée Pichot (1795-1877).

 

Repris dans Contes fantastiques de Noël,

anthologie présentée par

Xavier Legrand-Ferronnière, EJL, 1997, Librio numéro 197.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1  Waits. Musiciens de Noël qui rappellent les pifferari de l’Italie.

 

 

 

 

 

 

 

 

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