Le possédé et le pacte du fantôme

 

CONTE DE NOËL

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles DICKENS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LE DON ACCORDÉ

 

 

Tout le monde le disait.

Loin de moi la pensée de soutenir que ce que dit tout le monde doit être vrai. Souvent il arrive que tout le monde a raison, comme aussi que tout le monde a tort. D’après la commune expérience, tout le monde a tort si fréquemment et, la plupart du temps, il a fallu de si fastidieuses recherches pour découvrir à quel point il a eu tort, que son autorité est évidemment contestable. Il peut se faire que, parfois, tout le monde ait raison ; « mais cela n’est point une règle », comme dit le spectre de Giles Seroggins dans la ballade.

Ce mot redoutable, le spectre, me rappelle à mon sujet. Tout le monde disait qu’il avait l’air d’un homme poursuivi par des visions. Et je demande à ajouter que, cette fois, tout le monde avait raison. C’était la vérité.

Quiconque eût vu ses joues creuses, son œil cave, brillant, et sous leurs noirs vêtements, ses formes ayant je ne sais quoi de repoussant, quoique bien prises et bien proportionnées ; ses cheveux argentés, tombant le long de son visage, semblables à des algues marines enchevêtrées comme s’il eût été, durant sa vie entière, un but solitaire exposé aux flots déchaînés du vaste océan de l’humanité ; – quiconque eût vu cet homme aurait assurément dit qu’il avait l’air d’être poursuivi par des visions.

Quiconque eût observé son maintien taciturne, rêveur, sombre, ses manières empreintes d’une réserve habituelle, d’une froideur invariable, et son air préoccupé semblant indiquer un retour aux choses et aux temps passés, ou bien une profonde attention prêtée à quelques vieux échos de son esprit, quiconque eût observé tout cela, aurait dit que ses manières étaient celles d’un homme poursuivi par des visions.

Quiconque eût entendu sa voix lente, caverneuse, grave et remarquable par une ampleur, une mélodie naturelle, contre lesquelles il semblait se tenir en garde, quiconque eût entendu cette voix, aurait dit, à coup sûr, que c’était la voix d’un homme poursuivi par des visions.

Quiconque l’eût vu dans son appartement retiré, mi-bibliothèque et mi-laboratoire – car, à la connaissance de tout le monde, au loin et dans le voisinage, il était un homme expert en chimie et un professeur aux lèvres et aux mains duquel une foule d’oreilles et d’yeux se suspendaient chaque jour ; – quiconque l’eût vu là, pendant une soirée d’hiver, seul, entouré de ses drogues, de ses instruments et de ses livres, à la lueur d’une lampe couverte d’un abat-jour, et projetant sur la muraille une ombre gigantesque, immobile, au milieu d’innombrables formes fantastiques, produites par les clartés vacillantes du foyer, sur les objets étranges étalés çà et là, quelques-uns de ces fantômes se trouvant réfléchis par les vaisseaux en verre remplis de liquides, et tremblant convulsivement comme des choses ayant la conscience de sa puissance à les combiner et à réduire leurs atomes en vapeur et en feu ; – quiconque l’eût vu à pareilles heures, après l’œuvre accomplie, méditant dans son fauteuil, devant la rouge flamme du foyer, remuant ses lèvres minces comme l’on fait en parlant, bien qu’elles demeurassent muettes comme la mort, aurait dit infailliblement que l’homme et l’appartement semblaient être au pouvoir des esprits.

Qui ne se serait dit, avec un faible effort d’imagination, que chaque objet, autour de cet homme, prenait cette apparence surnaturelle, et que ce séjour était habité par des esprits !

Cette retraite avait, en effet, l’aspect d’un antre mystérieux. C’était un vieux bâtiment isolé faisant partie d’un édifice fondé anciennement pour recevoir des étudiants et situé sur un terrain vaste et découvert. Mais, à cette époque, déchue de son antique splendeur, l’œuvre en ruines d’architectes oubliés, noircie par le temps et la fumée, pressée de tous côtés par les envahissements croissants d’une grande ville, était étouffée comme un vieux puits par une masse de briques et de pierres ; ses petits quadrangles, gisant dans de véritables fossés formés par les rues et les maisons construites, avec le temps, au-dessus de ses massives cheminées ; ses arbres séculaires, insultés par la fumée du voisinage qui daignait descendre à leur niveau lorsqu’elle était très faible et le temps très variable ; ses pelotes de gazon luttant avec la terre amaigrie pour conserver au moins un reste d’existence ; ses pavés, inaccoutumés au contact des pas humains, et même à l’observation des yeux, si ce n’est lorsqu’un passant égaré plongeait là des regards étonnés, en se demandant ce que c’était que ce trou ; son cadran solaire enfoui dans un petit coin recouvert de briques où, depuis un siècle, pas le moindre rayon de soleil n’avait pénétré, mais au fond duquel, comme dédommagement de l’abandon du soleil, la neige séjournait pendant des semaines entières, par un privilège exclusif, tandis que le noir vent d’est, partout ailleurs silencieux et calme, s’y engouffrait comme dans une immense toupie ronflante.

À l’intérieur, au cœur même, aux abords de son foyer, la demeure du chimiste semblait s’affaisser de vétusté, et cependant, elle était encore fort solide, malgré ses poutres, ses solives rongées par les vers et son lourd plancher allant en pente dans la direction de la grande cheminée de chêne ; entourée, serrée par la pression de la ville, et néanmoins bien éloignée d’elle par le caractère, le temps et les usages ; paisible s’il en fut, et pourtant si pleine de retentissants échos, lorsqu’au loin une voix s’élevait ou que quelque porte était fermée, échos non confinés dans les nombreux passages et les chambres vides, mais grondant et murmurant jusque dans les profondeurs les plus reculées.

Il eût fallu le voir dans sa mansarde à l’heure du crépuscule, au milieu de la désolation de l’hiver.

À l’heure où le vent souffle et siffle, tandis que le soleil terne descend à l’horizon ; à l’heure où il fait juste assez sombre pour que les formes des choses deviennent vastes et indistinctes, sans disparaître complètement ; à l’heure où les gens assis près du feu commencent à voir dans les charbons des figures fantastiques, des montagnes, des abîmes, des embuscades et des armées ; à l’heure où, dans les rues, le passant court, tête baissée, devant la brise ; à l’heure où ceux qui sont forcés d’affronter le temps sont arrêtés dans quelque coin obscur et glacial, par la neige qui fouette leurs paupières ; à l’heure où les fenêtres des maisons sont soigneusement closes, et où le gaz commence à darder ses rayons dans les rues tranquilles ou agitées, sur lesquelles la nuit descend avec rapidité.

À l’heure où le vagabond, grelottant sur la voie publique, plonge des regards affamés sur les fourneaux des cuisines souterraines, surexcitant ainsi son appétit, en humant, tout le long du chemin, la fumée des dîners d’autrui.

À l’heure où ceux qui voyagent par terre sont gelés de froid et fixent des yeux hagards sur les sombres paysages, en frissonnant de tous leurs membres au souffle de la tempête ; à l’heure où les matelots suspendus aux vergues couvertes de glaçons sont affreusement balancés en tous sens au-dessus des flots en courroux ; à l’heure où les phares, plantés sur les rochers et les pointes de terre, apparaissent comme des sentinelles solitaires, tandis que les oiseaux de mer, surpris par la nuit, se précipitent sur les fanaux, s’y brisent et tombent morts.

À l’heure où les petits enfants, lisant des contes au coin du feu, tremblent en songeant au sort de Cassini Baba, dont les membres, coupés en morceaux, sont suspendus dans la caverne des quarante voleurs, ou se demandent avec effroi s’il ne leur arrivera pas, en traversant le sombre et long corridor conduisant à la chambre à coucher, de rencontrer quelque soir la petite vieille si terrible avec sa béquille, et qui avait coutume de s’élancer hors de la boîte, dans la chambre du marchand Abudah.

À l’heure où, dans la campagne, les dernières lueurs du jour s’évanouissent au fond des avenues, tandis que les arbres, courbés en forme de voûte, se couvrent de ténèbres épaisses ; à l’heure où, dans les parcs et les bois, les hautes et humides fougères, la mousse et les lits de feuilles mortes et les troncs d’arbre se dérobent à la vue sous des masses d’ombres impénétrables ; à l’heure où des brouillards surgissent des prés et des rivières ; à l’heure où les clartés qui brillent aux fenêtres des vieux manoirs et des cottages ont un joyeux aspect. À l’heure où le moulin s’arrête, où l’artisan ferme son atelier, où le laboureur, laissant sa charrue dans le champ désert, ramène ses bœufs à l’étable, tandis que l’horloge de l’église tinte plus sonore, et que la porte du cimetière est close pour toute la nuit.

À l’heure où, de toutes parts, le crépuscule délivre les ombres emprisonnées depuis le commencement du jour, et qui, maintenant, se rassemblent et se massent, pareilles à d’innombrables légions de fantômes ; à l’heure où elles se tiennent accroupies dans les coins des maisons et grimacent derrière les portes entr’ouvertes ; à l’heure où, dans les lieux habités, elles dansent sur les planches, sur les murs et les plafonds, pendant que le feu languit au foyer, mais pour se retirer, comme des eaux à la marée basse, dès que la flamme se réveille ; à l’heure où, transformant d’une façon fantastique tout ce qui se trouve au logis, elles font de la nourrice une ogresse, du cheval de bois un monstre, de l’enfant étonné, qui ne sait plus s’il doit rire ou pleurer, une forme étrangère à lui-même, et des pincettes de la cheminée, un géant qui étend ses grands bras comme pour broyer les os des humains et les moudre pour faire son pain.

À l’heure où ces ombres portent dans l’imagination des vieillards d’autres pensées, et leur présentent des images nouvelles ; à l’heure où elles sortent furtivement de leurs retraites, avec des formes et des visages des temps passés, exhumés des tombeaux, des profondeurs de la mer, où sont errantes les choses qui auraient pu être et n’ont jamais été.

À cette heure, notre homme était assis devant son feu sur lequel ses yeux étaient fixés, tandis que les ombres allaient et venaient suivant les caprices de la flamme.

Et, bien qu’il n’observât pas ces ombres avec les yeux de son corps, obstinément attachés au foyer, c’est à cette heure qu’il eût fallu le voir, alors que les bruits, surgissant avec les ombres et quittant leurs retraites aux appels du crépuscule, semblaient faire une solitude plus profonde encore autour de lui ; alors que le vent mugissait dans la cheminée et hurlait ou sifflait dans la maison ; alors que les vieux arbres de la cour subissaient de si fortes secousses, qu’un vieil oiseau de nuit, troublé dans son sommeil, protestait contre ce vacarme, en cris dolents et plaintifs ; alors que, par intervalles, la fenêtre tressaillait, que la girouette rouillée de la tourelle grinçait, que la cloche suspendue dans la tourelle annonçait la fuite d’un autre quart d’heure, et que le feu s’affaissait en craquant.

En ce moment, et tandis que le chimiste était assis, comme nous venons de le voir, devant son foyer, un coup frappé soudain à la porte le tira de sa rêverie.

– Qui va là ? s’écria-t-il. Entrez !

Assurément, nulle forme humaine n’était venue s’appuyer sur son fauteuil ; nuls regards n’avaient plané de là. Certainement, aucun pas n’avait effleuré le sol au moment où le chimiste leva la tête comme en sursaut et parla. Et cependant, bien qu’il n’y eût dans la chambre aucun miroir sur la surface duquel son image eût pu se réfléchir un moment, quelque chose avait obscurément passé, pour s’évanouir aussitôt.

– Je crains, Monsieur, permettez-moi de vous le faire observer, dit un homme au visage haut en couleur, à l’air affairé, en tenant la porte ouverte avec son pied, afin d’introduire sa propre personne et un panier qu’il portait, je crains, Monsieur, répéta-t-il en retirant peu à peu son pied pour que la porte se refermât sans bruit, je crains d’être un peu en retard ce soir. Mais mistress William a été si souvent enlevée de dessus ses jambes...

– Par le vent ? Ah ! oui, je l’ai entendu souffler.

– Par le vent ! Monsieur. C’est un miracle qu’elle soit parvenue à rentrer au logis. Oh ! mon Dieu oui, oui... par le vent, monsieur Redlaw, par le vent.

Tout en parlant, il avait déposé le panier contenant le dîner, et après avoir allumé la lampe, il mit la nappe sur la table, occupation qu’il abandonna précipitamment pour attiser le feu, et qu’il reprit aussitôt après. Pendant ce court espace de temps, la double clarté de la lampe et du foyer avait si subitement changé l’aspect de la chambre, qu’il semblait que la seule présence de cet homme avec sa figure rubiconde et son activité, eût suffi pour opérer cette agréable métamorphose.

– Mistress William est naturellement sujette, en tout temps, Monsieur, à être dérangée de son équilibre par les éléments. Elle ne peut rien contre cela.

– Non, répondit M. Redlaw d’un ton de bonne humeur.

– Non, Monsieur. Il peut arriver que la terre sur laquelle elle marche fasse perdre à mistress William son équilibre. Comme, par exemple, il y a eu dimanche huit jours, il faisait gras et glissant, et ce jour-là elle est sortie pour aller prendre le thé en ville avec sa nouvelle belle-sœur. Or, mistress William a soin de sa personne ; elle a surtout fort à cœur de ne pas se crotter, et de faire preuve d’une grande propreté. Il peut arriver aussi à mistress William de perdre son équilibre par la faute de l’air. Ainsi, elle consentit un jour à accompagner une de ses amies pour aller essayer une escarpolette à la foire de Peckham ; eh bien ! cet exercice agit subitement sur sa constitution, comme le mouvement d’un bateau à vapeur.

Mistress William peut perdre son équilibre par le feu ; à preuve qu’à propos d’une fausse alerte des pompiers, pendant qu’elle habitait chez sa mère, elle parcourut la distance de deux milles en bonnet de nuit. Mistress William peut perdre son équilibre par l’eau ; comme un jour à Rattersea, se trouvant dans un canot avec son petit neveu, Charley Swidger junior, âgé de douze ans, lequel n’entendant rien à la navigation, laissa dériver le canot contre les pierres de la jetée. Mais ce sont les éléments qui sont cause de tout cela ! Il faut que mistress William soit prise hors des éléments, pour que la force de son caractère se déploie.

Il s’arrêta dans l’attente d’une réponse qui se traduisit par un oui accentué comme précédemment.

– Oui, Monsieur ; mon Dieu ! oui, dit M. Swidger, tout en continuant ses préparatifs et en énumérant chaque objet pris par lui sur la table. C’est comme cela, Monsieur. Voilà ce que je me dis toujours, Monsieur. Nous sommes si nombreux, nous autres Swidgers ! Poivre... Tenez, Monsieur, il y a mon père, le vieux gardien de ces bâtiments, il a quatre-vingt-sept ans. C’est un Swidger. Cuiller...

– C’est vrai, William, lui fut-il répondu d’un ton patient et distrait.

William s’arrêta de nouveau.

– Oui, Monsieur, répondit-il, voilà ce que je dis toujours, Monsieur. Vous pouvez bien l’appeler le tronc de l’arbre ! – Pain... – Puis, vient son humble successeur, c’est-à-dire moi en personne. – Sel. – Et mistress William, tous deux des Swidgers. – Fourchette et couteau... – Après cela viennent tous mes frères et leurs familles, tous Swidgers, homme et femme, garçon et fille. Eh bien ! tant avec les cousins, les oncles, les tantes et leurs parents à tous les degrés, qu’avec les mariages et les naissances, les Swidgers – verre... – pourraient, en se tenant par la main, former un cercle autour de l’Angleterre !

Ne recevant plus aucune réponse de l’homme rêveur auquel il s’adressait, M. William s’approcha plus près de lui et, pour attirer son attention, frappa sur la table, comme par accident, avec une carafe. Son stratagème ayant réussi, il continua comme s’il eût eu hâte de manifester un assentiment :

– Oui, Monsieur ! C’est juste ce que je me dis, Monsieur. Mistress William et moi, nous avons souvent dit cela. Il y a assez de Swidgers, disons-nous, dans notre contribution volontaire. – Beurre... – Le fait est, Monsieur, que mon père est une famille à lui seul. – Huilier... – dont il faut prendre soin et il arrive, ce qui est loin d’être un mal, que nous n’avons pas d’enfants à nous appartenant... Êtes-vous disposé à manger la volaille et les pommes de terre, Monsieur ? Lorsque j’ai quitté la loge, mistress William a dit que tout serait prêt dans dix minutes.

– Je suis tout disposé, répondit l’autre, comme en sortant d’un rêve, et tout en marchant de long en large, à pas lents.

– Mistress William s’est mise à l’œuvre de nouveau, Monsieur ! reprit le serviteur en ce moment occupé à faire chauffer au foyer une assiette dont il se servit en guise d’écran pour abriter son visage.

M. Redlaw cessa de marcher, et sa physionomie prit une expression d’intérêt et de bienveillance.

– C’est ce que je me dis toujours, Monsieur, continua M. William. Elle y arrivera ! Il y a dans le cœur de mistress William un sentiment maternel qui doit avoir et qui aura son cours.

– De quoi s’agit-il ? demanda M. Redlaw.

– Il y a, Monsieur, que non contente d’être en quelque sorte une mère pour les jeunes gens qui viennent d’une foule de pays pour suivre vos cours dans cet ancien établissement… C’est étonnant comme la vaisselle s’échauffe vite, par ce temps de gelée, c’est étonnant !

Cela dit, il tourna l’assiette et souffla sur ses doigts.

– Eh bien ! dit M. Redlaw.

– C’est juste ce que je me dis toujours, Monsieur, reprit M. William en parlant, par-dessus son épaule, avec un air d’assentiment cordial et empressé. C’est exactement comme cela, Monsieur ! Il n’y a pas un de nos étudiants qui n’ait cette opinion au sujet de mistress William. Chaque jour, régulièrement, ils mettent le nez dans la loge, l’un après l’autre, et ils ont tous quelque chose à dire ou à demander à mistress William, ou plutôt à mistress Swidger, comme ils ont coutume de l’appeler entre eux, du moins pour la plupart ; mais voilà ce que je dis, Monsieur : mieux vaut avoir son nom ainsi estropié, si c’est de bonne amitié, que d’entendre crier bien haut son vrai nom, sans que personne y prenne garde ! Pourquoi est-ce faire, un nom ? Pour désigner quelqu’un ; eh bien ! si mistress William est connue par quelque chose de meilleur que son nom, j’entends parler des qualités et du caractère de mistress William, peu importe son nom, bien que, de fait, ce nom soit Swidger. Après cela, mon Dieu ! ils peuvent bien l’appeler Swidge, Widge, London Bridge, Blackfriars’, Chelsea, Putney, Waterloo, ou toute autre chose, si cela leur fait plaisir.

En prononçant les derniers mots de ce triomphant discours, il s’approcha de la table sur laquelle il posa ou plutôt jeta l’assiette avec la conviction de l’avoir suffisamment chauffée. Au même instant, l’objet de ses louanges entra dans la chambre, portant un autre panier et une lanterne, et précédant un vénérable vieillard avec de longs cheveux blancs.

À l’image de M. William, mistress William était une personne remarquable par sa simplicité et son air innocent. Ses fraîches joues, semblant refléter la couleur rouge du gilet officiel de son mari, faisaient plaisir à voir. Mais si les cheveux de nuance claire appartenant à M. William se tenaient tout droit sur sa tête, et paraissaient tirer les yeux en l’air, dans un excès de zèle prêt à toute chose, les cheveux bruns de mistress William étaient soigneusement tissés et tressés sous un joli petit bonnet, de la façon du monde la plus calme et la plus symétrique. Si les bouts du pantalon de M. William se relevaient sur ses talons, comme si leur nature gris-de-fer ne leur permettait pas de se tenir tranquilles, sans regarder à droite et à gauche, les jupes de mistress William, ornées de guirlandes rouges et blanches comme sa jolie figure, étaient aussi contenues et aussi scrupuleusement ajustées que si le vent lui-même, soufflant avec violence au dehors, eût été impuissant à déranger un seul de leurs plis.

Si l’habit du mari avait, à l’endroit du collet et des revers, quelque chose de fringant et d’évaporé, le petit corset de la femme était si placide et si chaste, qu’il l’aurait à coup sûr protégée contre les gens les plus grossiers, en supposant qu’elle eût eu besoin de protection. Mais qui donc aurait eu le cœur de soulever les battements de ce sein si calme par un chagrin, ou de le faire palpiter de frayeur ou bien tressaillir d’une pensée déshonnête ! Quel homme n’eût respecté son repos et sa quiétude, comme on respecte le sommeil innocent de l’enfance !

– Ponctuelle comme d’habitude, Milly, dit M. William en débarrassant sa femme du panier ; autrement, je ne vous reconnaîtrais pas ! Voici mistress William, Monsieur !

Puis, parlant bas à l’oreille de sa femme pendant qu’il prenait le panier :

– Il a l’air plus sombre que jamais, ce soir, et ses regards sont encore plus tristes !

Sans aucune affectation et sans le moindre bruit, en un mot sans rien faire pour attirer l’attention, tant elle était modeste et réservée, Milly posa sur la table les plats qu’elle avait apportés. Quant à William, après s’être livré à une foule d’évolutions bruyantes, qui avaient eu pour unique résultat de le mettre en possession d’une saucière, il se tenait prêt à en servir le contenu.

– Qu’est-ce que notre vieil ami tient donc dans ses bras ? demanda M. Redlaw en s’asseyant pour prendre son repas solitaire.

– Des branches de houx, Monsieur, répondit la douce voix de Milly.

– C’est ce que je me dis, Monsieur, ajouta M. William en s’avançant avec sa saucière. Les baies et le houx sont tout à fait de circonstance, à cette époque de l’année ! – Sauce noire !

– Encore un jour de Noël, encore une année qui s’enfuit, murmura le chimiste avec un douloureux soupir ; encore des souvenirs à ajouter au nombre sans cesse augmentant de ceux que nous amassons pour notre tourment, jusqu’à ce que la mort les confonde tous ensemble et les anéantisse. Ainsi va le monde, Philip !

Le chimiste avait élevé la voix en s’adressant au vieillard qui se tenait debout, à l’écart, avec son brillant feuillage dont la douce mistress William tirait de petites branches qu’elle coupait avec ses ciseaux, et avec lesquelles elle décorait la chambre, tandis que son vénérable beau-père observait la cérémonie avec un vif intérêt.

– Je vous présente mes devoirs, Monsieur, dit le vieillard. J’aurais déjà parlé, Monsieur, mais je connais vos façons, M. Redlaw – fier de le dire –, et j’attends mon tour. Joyeux Noël, Monsieur, et heureuse nouvelle année, suivie de beaucoup d’autres ! J’en compte un bon nombre, pour ma part, ah ! ah ! et je puis prendre la liberté d’en souhaiter. J’ai quatre-vingt-sept ans !

– Chaque année a-t-elle été pour vous bonne et heureuse ? demanda M. Redlaw.

– Oui, Monsieur, chacune d’elles, répondit le vieillard.

– L’âge fatigue sa mémoire, et cela n’a rien d’étonnant, dit M. Redlaw, se tournant vers le fils et lui parlant à voix basse.

– Pas le plus petit brin, Monsieur, répondit M. William. C’est exactement ce que je me dis, Monsieur. Il n’y a jamais eu de mémoire pareille à celle de mon père. C’est l’homme le plus extraordinaire qu’on puisse voir. Il ne sait ce qu’oublier veut dire. C’est l’observation que je fais sans cesse à mistress William, Monsieur ; vous pouvez m’en croire.

M.  Swidger, dans son désir poli de paraître acquiescer à tous les évènements, débita ces paroles comme si elles n’eussent pas comporté un seul iota de contradiction ; aussi furent-elles prononcées avec une conviction pleine et entière.

Le chimiste repoussa son assiette et, se levant de table, il s’avança vers le vieillard qui se tenait debout, les yeux fixés sur un petit rameau de houx qu’il tenait à la main.

– Cela vous rappelle donc bien des jours semblables à celui-ci, c’est-à-dire bien des années, les unes finissant, les autres allant commencer, dit M. Redlaw en étudiant attentivement la physionomie du vieillard et en posant la main sur son épaule.

– Oh ! oui, bien des jours, bien des jours ! répondit Philip sortant à demi de sa rêverie. J’ai quatre-vingt-sept ans.

Des jours joyeux et heureux, mon vieil ami, demanda le chimiste à voix basse.

– Je n’étais pas plus haut que cela, répliqua le vieillard en étendant sa main un peu au-dessus du niveau de son genou, et en regardant ensuite M. Redlaw ; pas plus haut que cela lorsque, pour la première fois, j’ai fêté ce jour, et depuis, j’en ai toujours gardé le souvenir. Ce jour-là, il faisait froid, le soleil brillait, et nous nous promenions, lorsque quelqu’un – c’était ma mère, aussi sûr que vous êtes là, bien que je ne me représente pas, à cette heure, son image bénie, car elle prit mal et mourut durant les fêtes de Noël, – elle me dit que les petits oiseaux faisaient leur nourriture de ces baies. Le joli petit marmot pensa – c’était moi, vous comprenez –que les yeux des oiseaux sont si brillants peut-être à cause que les baies dont les petits oiseaux se nourrissent en hiver sont si brillantes. Je me rappelle cela ; j’ai quatre-vingt-sept ans !

– Joyeux et heureux, murmura le chimiste en baissant ses yeux noirs sur le vieillard voûté, avec un sourire de compassion. Joyeux et heureux, et il vous en souvient bien ?

– Oui, oui, oui ! répondit le vieillard qui avait saisi les derniers mots. Je me souviens bien de ces jours-là, au temps où j’allais à l’école, année par année, ainsi que de toutes les joyeuses choses qu’ils amenaient avec eux. J’étais un gaillard vigoureux alors, monsieur Redlaw, et je vous prie de le croire, je n’avais pas d’égal au jeu de balle à dix milles à la ronde. Où est mon fils William ? Je n’avais pas mon égal au jeu de balle, William, à dix milles à la ronde.

– C’est ce que je me dis toujours, père ! repartit aussitôt le fils du ton le plus respectueux. Vous êtes bien un Swidger si jamais il en fut dans la famille.

– Ah ! reprit le vieillard en hochant la tête, tandis qu’il jetait de nouveau les yeux sur le houx. Sa mère – mon fils William est mon plus jeune fils – sa mère et moi les avons vus, tous autour de nous, garçons et filles et petits-enfants au maillot, pendant de longues années, lorsque les baies semblables à celles-ci ne brillaient pas moitié autant que leurs brillantes figures. Beaucoup d’entre eux sont partis ; elle est partie, et mon fils George, notre aîné, dont elle était fière plus que de tous les autres, est tombé bien bas ! mais ce houx et ces baies me les rappellent, et il me semble les voir tous gais et bien portants, tels qu’ils étaient alors ; et je puis, Dieu merci, me le rappeler, lui aussi dans son innocence. C’est une bénédiction pour moi, à quatre-vingt-sept ans !

Les regards perçants que le chimiste avaient fixés sur le vieillard avec une si vive attention, s’étaient abaissés peu à peu.

– Lorsque ma position commença à devenir moins aisée, par suite de fautes graves, et lorsque j’entrai ici comme gardien, dit le vieillard, ce qui remonte à cinquante ans et plus... Où est mon fils William ? Plus d’un demi-siècle, William !

– C’est ce que je dis, père, répondit le fils aussi promptement et respectueusement que d’habitude ; c’est exactement comme cela. Deux fois tant, c’est tant, et deux fois cinq font dix, et il y en a comme cela une centaine.

– Ce fut un vrai plaisir d’apprendre qu’un de nos fondateurs, ou, pour parler plus correctement, – dit le vieillard, tout glorieux de connaître le fait en question – un des savants gentlemen qui concourut à nous doter, du temps de la reine Élisabeth, car nous fûmes fondés avant ce règne, nous laissa dans son testament, avec les autres legs qu’il nous fit, une somme destinée à acheter du houx, pour mettre aux murs et aux fenêtres le jour de Noël. Il y avait là quelque chose de beau, de touchant. Simples étrangers alors en ces lieux, où nous arrivâmes à Noël, nous nous prîmes à aimer son portrait qui est suspendu dans ce qui était anciennement notre grande salle des banquets ; un gentleman à l’air calme, avec une barbe en pointe, une fraise autour du cou, et au-dessous de lui cette inscription en vieux caractères : « Seigneur, conservez-moi la mémoire ! » Vous savez toute son histoire, M. Redlaw ?

– Je sais que ce portrait se trouve où vous dites, Philip.

– Oui, pour sûr ; c’est le second à droite, au-dessus de la boiserie. J’allais vous dire qu’il m’a aidé à conserver ma mémoire, et je l’en remercie ; car, en faisant, chaque année, le tour du bâtiment, comme je le fais aujourd’hui, et en ranimant l’aspect de ces chambres nues avec ces branches et ces baies, je sens ma vieille cervelle nue rafraîchie. Une année en amène une autre, et celle-là une autre, et cent autres années à la suite ! Enfin, il me semble que le jour de naissance de Notre-Seigneur est le jour de naissance de tous ceux que j’ai aimés ou pleurés, et ils sont nombreux, car j’ai quatre-vingt-sept ans !

– Joyeux et heureux ! murmura Redlaw.

La chambre commença à devenir étrangement obscure.

– Ainsi, vous le voyez, Monsieur, poursuivit le vieux Philip, dont le visage glacé, s’échauffant par degrés, avait pris un ton plus vif, et dont les yeux bleus étaient animés pendant qu’il parlait, je conserve bien des souvenirs en observant ce jour... Maintenant où est ma douce Minette ? Aimer à jaser, c’est notre faible à nous vieillards, et il me reste encore à visiter la moitié du bâtiment ! Pourvu que le froid ne nous glace pas en route, ou que le vent ne nous chasse pas, ou que les ténèbres ne nous avalent pas !

La douce Minette avait approché son placide visage tout près de celui du vieillard, et s’était silencieusement emparée de son bras, avant qu’il eût fini de parler.

– Allons nous-en, chère enfant, dit-il, autrement M. Redlaw ne se mettrait pas à table, et son dîner aurait le temps de devenir aussi froid que l’air. J’espère que vous excuserez mon radotage, Monsieur, et je vous souhaite une bonne nuit et, encore une fois, un joyeux...

– Demeurez ! dit M. Redlaw en se remettant à table, plutôt, à en juger par ses manières, pour rassurer le vieux gardien que pour répondre aux exigences de son appétit. Accordez-moi quelques instants encore, Philip... William, vous alliez me dire quelque chose à la louange de votre excellente femme. Il ne lui sera pas désagréable de s’entendre louer par vous. Qu’alliez-vous donc dire ?

– Dam ! c’est comme cela... vous voyez... Monsieur, répondit M. William Swidger, en se tournant vers sa femme avec un air considérablement embarrassé. Mistress William a les yeux sur moi...

– Mais les yeux de mistress William ne vous font pas peur ?

– Oh ! non, Monsieur, répondit M. Swidger, c’est ce que je me dis. Ses yeux n’ont rien d’effrayant ; ils n’ont pas été faits, doux comme ils sont, pour effrayer les gens. Mais j’aimerais mieux ne pas... Milly... à propos de lui, vous savez... en bas... dans les bâtiments.

Debout derrière la table, et tout en bousculant d’un air déconcerté les objets qui s’y trouvaient, M. William lança des regards persuasifs à sa femme, et lui désigna M. Redlaw, à l’aide de mystérieux signes faits avec la tête et le pouce, comme pour l’inviter à s’avancer vers le chimiste.

– Lui... vous savez... mon amour, dit M. William ; en bas, dans les bâtiments. Parlez, ma chère ! Vous êtes les œuvres de Shakespeare en comparaison de moi. En bas... dans les bâtiments... vous savez, mon amour... L’étudiant...

– L’étudiant ? répéta M. Redlaw en levant les yeux.

– C’est ce que je dis, Monsieur s’écria M. William avec l’assentiment le plus vif et le plus marqué. N’était le pauvre étudiant, en bas, dans les bâtiments, vous ne tiendriez guère, n’est-il pas vrai, à l’apprendre de la bouche même de mistress William ?... Mistress William, ma chère... les bâtiments... Parlez donc !

– J’ignorais, dit Milly avec une franchise naïve et exempte de toute préoccupation ou du moindre embarras, que William eût dit un seul mot à ce sujet ; autrement, je ne serais pas venue. Je l’avais prié de ne rien dire... Il s’agit d’un pauvre jeune homme, Monsieur, et bien pauvre, je le crains, lequel est trop malade pour aller passer ces jours de fête dans sa famille, et demeure, inconnu de tout le monde, dans une espèce de logement bien commun pour un gentleman, en bas, dans les bâtiments de Jérusalem. C’est là tout, Monsieur.

– Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de lui ? demanda le chimiste en se levant précipitamment. Pourquoi ne m’a-t-il pas fait connaître sa position ? Malade !... Donnez-moi mon chapeau, mon manteau. Pauvre !... Quelle maison ?... Quel numéro ?

– Oh ! il ne faut pas que vous alliez là, Monsieur, dit Milly en quittant le bras de son beau-père et en se posant en face de M. Redlaw, les mains croisées et ses jolis yeux levés sur lui.

– N’y pas aller ?

– Oh ! non, n’y allez pas, je vous en prie ! dit Milly en faisant un signe de tête pour exprimer une impossibilité évidente. Il n’y faut pas songer !

– Pourquoi ? Et que voulez-vous dire ?

– Dam ! vous voyez, Monsieur, dit M. William Swidger, d’un ton persuasif et convaincu ; c’est ce que je dis. Croyez-le bien, le jeune homme ne consentirait jamais à mettre au fait de sa situation une personne de son sexe. Mistress William est dans la confidence, mais c’est tout à fait différent. Ils se confient tous à mistress William ; ils ont tous confiance en elle. Un homme, Monsieur, n’aurait rien arraché de lui ; mais une femme, Monsieur, et mistress William combinées !...

– Il y a un grand sens et beaucoup de délicatesse dans ce que vous dites, William, répliqua M. Redlaw, en examinant le doux et placide visage de la jeune femme. Puis, posant un doigt sur ses lèvres, il mit secrètement sa bourse dans la main de mistress William.

– Oh ! non, Monsieur ! s’écria Milly, en rendant la bourse. Il ne faut pas seulement y penser !

Mistress William était une petite ménagère si grave, si positive, et ce mouvement de refus, empreint d’une certaine précipitation, la troubla si peu cependant, qu’un instant après, elle se mit à ramasser soigneusement quelques feuilles qui s’étaient échappées de son tablier, tandis qu’elle disposait les branches de houx autour de la chambre.

S’apercevant, lorsqu’elle se fut relevée, que M. Redlaw continuait de la regarder d’un air de surprise et de doute, elle répéta tranquillement sans cesser, néanmoins, de chercher les petites branches qui pouvaient avoir échappé à ses regards :

– Oh ! mon Dieu, non ! Monsieur. Il a dit que de vous, moins que de tout autre au monde, il ne voulait être connu, ou recevoir des secours... bien qu’il soit du nombre de ceux qui suivent vos cours. Je ne vous ai pas demandé le secret, Monsieur, mais je m’en rapporte entièrement à votre discrétion.

– Pourquoi le jeune homme a-t-il tenu ce langage ?

– En vérité, Monsieur, je ne saurais vous le dire, répondit Milly, après un moment de réflexion, je ne suis pas bien clairvoyante, vous le savez ; j’avais simplement pour but de lui être utile en mettant tout en ordre autour de lui, et je m’y suis employée. Mais je sais qu’il est pauvre et isolé ; je le crois aussi un peu abandonné... Oh ! comme il fait sombre !

La chambre s’était, en effet, obscurcie de plus en plus. Une ombre épaisse et noire s’amassait derrière le fauteuil du chimiste.

– Que savez-vous encore sur son compte ? demanda-t-il.

Il a contracté un engagement de mariage qu’il remplira dès que sa position le lui permettra, répondit Milly, et il étudie, je crois, pour se mettre à même de gagner sa vie. Pendant longtemps j’ai remarqué qu’il travaillait assidûment et s’imposait de grandes privations... Mon Dieu ! comme il fait sombre !

– Et le froid a augmenté, dit le vieillard en se frottant les mains. On se sent frissonner et devenir triste dans cette chambre. Où est mon fils William ? William ! mon garçon, remonte la lampe, et attise le feu !

La voix de Milly reprit, semblable à une douce musique :

– Hier, dans l’après-midi, après avoir causé quelques instants avec moi, il s’endormit d’un sommeil fréquemment interrompu, et, tout en dormant, il murmura des paroles sans suite, à propos d’une personne morte et de torts bien graves qu’il était impossible d’oublier jamais ; mais j’ignore si cela s’appliquait à lui ou à tout autre. Oh ! non, ce n’est pas lui qui s’est rendu coupable de pareils torts, j’en suis bien sûre.

– Et, pour finir, dit M. William en s’approchant de M. Redlaw afin de lui parler à l’oreille, mistress William, vous le voyez, ne voudrait pas raconter cela elle-même, quand elle devrait rester ici jusqu’à la nouvelle année, après celle qui va commencer ; cependant mistress William a fait tout au monde pour lui. Mon Dieu ! oui, tout au monde ! À la maison, pas le plus petit changement. Mon père est soigné, dorloté, comme toujours... pas un grain de poussière au logis ; on n’en trouverait pas un seul, lors même qu’on en offrirait 50 livres sterling en espèces sonnantes. Mistress William n’a jamais l’air d’y toucher ; néanmoins mistress William court de çà, de là, devant, derrière, en haut et en bas... enfin, c’est une vraie mère pour lui !

La chambre devint plus sombre et plus froide ; l’ombre se fit plus lugubre et plus dense derrière le fauteuil.

– Non contente de cela, Monsieur, continua M. William. Mistress William sort ce soir, et trouve en revenant à la maison – ma foi ! il n’y a pas de cela plus de deux heures – elle trouve sur le seuil d’une porte une créature, ressemblant plutôt à un jeune animal sauvage qu’à un petit enfant. Que fait mistress William ? Elle l’apporte à la maison pour le sécher, le nourrir et le garder, Dieu sait jusqu’à quand ! S’il a jamais senti la chaleur du feu, avant ce soir, c’est tout au plus ; car tandis qu’il était assis dans la grande cheminée de la loge, il fixait sur nous ses yeux voraces. Il est encore là... À moins, dit M. William en se reprenant après réflexion, à moins qu’il ne se soit échappé !

– Que le ciel conserve le bonheur à mistress William dit le chimiste à haute voix, et à vous aussi, Philip ! Et à vous, William ! Il faut que je songe à ce que j’ai à faire en cette circonstance. Peut-être sera-t-il bon que je voie cet étudiant. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Bonne nuit !

– Merci, Monsieur, merci ! dit le vieillard, pour Minette, pour mon fils William et pour moi. Où est mon fils William ? William, prenez la lanterne et marchez devant nous, pour traverser ces longs et sombres corridors, comme vous avez fait l’an passé et l’année d’avant. Ha ! ha ! Je me souviens, moi ! Quoique j’aie quatre-vingt-sept ans ! « Seigneur, conservez-moi la mémoire ! » C’est une bien bonne prière, monsieur Redlaw, cette prière du savant gentleman à la barbe en pointe, avec une fraise autour du cou... Il est accroché, le second à droite au-dessus de la boiserie, dans ce qui était anciennement notre grande salle de banquets. « Le Seigneur me conserve la mémoire. » Bonne et pieuse prière, Monsieur. Amen ! amen !

En sortant, ils tirèrent doucement la lourde porte mais, en dépit de toutes les précautions, elle retentit en se fermant, comme un coup de tonnerre répété par de lointains échos. En ce moment, la chambre devint plus obscure encore ; et, tandis que le chimiste, assis dans son fauteuil et seul dans l’appartement, s’abandonnait à ses rêveries, les vertes branches de houx appendues au mur se fanèrent tout à coup et tombèrent desséchées.

L’ombre lugubre en croissant derrière lui, à cette même place où elle était devenue si épaisse, prit, peu à peu – ou plutôt il en sortit, par quelque effet surnaturel, une effrayante image de lui-même !

Hideuse et froide, avec son visage et ses mains incolores, mais reproduisant et les traits, et les yeux brillants et les cheveux argentés du chimiste, vêtue de l’ombre lugubre de son costume, elle vint avec sa terrible apparence de vie, sans mouvement et sans le plus léger bruit. Tandis que, les coudes appuyés sur les bras du fauteuil, il rêvait devant le feu, l’ombre était accoudée sur le dos du fauteuil, juste au-dessus du chimiste, avec la terrifiante image de ses yeux fixant les objets qu’il fixait, et avec la même expression de physionomie.

C’était ce quelque chose qui déjà avait passé près de lui pour s’évanouir aussitôt. C’était le compagnon terrible de l’homme hanté par un fantôme.

Pendant quelques instants, le fantôme ne fit pas, en apparence, plus attention à l’homme que l’homme au fantôme... Les sérénades de Noël retentissaient au loin ; et, dans sa rêverie, l’homme semblait prêter l’oreille à la musique... Le spectre semblait écouter aussi.

Enfin l’homme parla sans que son visage fit le moindre mouvement.

– Encore ici ! s’écria-t-il.

– Encore ici, répliqua le fantôme.

– Je vous vois dans le feu, dit l’homme ; je vous entends dans la musique, dans le vent, dans le calme de la nuit.

Le spectre hocha la tête en signe d’assentiment.

– Pourquoi venez-vous me hanter ainsi ?

– Je viens quand on m’appelle, répondit le fantôme.

– Non. Sans être appelé ! s’écria l’homme.

– Soit ! Sans être appelé, dit le fantôme. Il suffit. Je suis ici.

Jusqu’à ce moment la clarté du feu avait lui sur les deux visages – si l’on peut nommer visage les terribles traits du fantôme... Tous deux tournés vers le foyer, comme avant le dialogue, et sans que l’un ou l’autre fît un mouvement oblique. Mais, en cet instant, l’homme se tourna brusquement et regarda le fantôme d’un œil fixe. Par un mouvement aussi soudain, le fantôme passa, devant le fauteuil, et regarda fixement l’homme.

Terrifiante contemplation, dans une des parties solitaires et éloignées d’un antique édifice inhabité, pendant une nuit d’hiver, tandis que le vent, dans son mystérieux voyage, vient à passer avec un grand bruit, venant d’où ? allant où ? c’est ce qu’aucun homme n’a jamais su depuis le commencement du monde ; et tandis que les étoiles, en nombre inimaginable, scintillent à travers l’éternel espace, ces lieux où la masse du monde est comme un grain de sable, et où sa vieillesse est l’enfance.

– Regarde-moi ! dit le fantôme. Je suis celui qui, abandonné dans sa jeunesse, et misérablement pauvre, a souffert et lutté et, souffre et lutte encore, jusqu’à ce qu’il ait tiré la science de la mine où elle est enterrée, et qu’il s’en soit fait un rude piédestal pour y pincer et y reposer ses pieds fatigués.

– Je suis cet homme, répliqua le chimiste.

– Ni l’amour plein d’abnégation d’une mère, ni les conseils d’un père ne me sont venus en aide, continua le fantôme. À l’époque où j’étais encore enfant, un étranger vint prendre la place de mon père, et je fus bientôt banni du cœur de ma mère. Mes parents ressemblaient à ces sortes de gens dont les préoccupations durent peu, et dont les devoirs sont vite accomplis ; qui abandonnent de bonne heure leur progéniture, comme les oiseaux leurs petits ; et qui, si elle tourne bien, s’en font gloire, se faisant plaindre, au contraire, s’il arrive qu’elle tourne mal.

Le fantôme se tut et sembla tenter et aiguillonner l’homme, par le regard et le sourire, comme il venait de le faire par l’accent de ses paroles.

– Je suis, reprit-il, celui qui, dans cette lutte, sut trouver un ami. Je le conquis, et me l’attachai ! Nous travaillâmes ensemble, côte à côte. Toute la tendresse, toute la confiance qui, pendant ma première jeunesse, n’avaient trouvé nulle issue pour s’échapper de mon cœur, je les lui donnai.

– Pas entièrement, dit Redlaw d’une voix rauque.

– Pas entièrement, répéta le fantôme. J’avais une sœur...

– Oui, j’avais une sœur ! dit l’homme en posant sa tête sur ses mains.

Avec un méchant sourire, le fantôme s’approcha plus près encore du fauteuil, et appuyant son menton sur ses mains croisées contre le dos du fauteuil, il plongea sur le visage de l’homme des regards de flamme, et poursuivit en ces termes :

– Les rares éclairs d’affection de famille que j’eusse entrevus, avaient jailli de son cœur. Qu’elle était jeune, belle et aimante ! Je l’emmenai dans la première maison dont je fus possesseur, et cette maison devint un palais. Elle vint dans les ténèbres de ma vie, et ma vie fut illuminée. Elle est devant mes yeux en ce moment.

– Je viens de la voir dans le feu, répliqua l’homme.

– Je l’entends dans la musique, dans le vent, dans le calme profond de la nuit.

– Fut-elle aimée de lui ? demanda le fantôme en imitant l’accent rêveur du chimiste. Je crois qu’elle en fut aimée, du moins, pendant un temps. Mieux eût valu qu’elle l’aimât moins, moins secrètement, moins tendrement, moins exclusivement !

– Laissez-moi oublier cela ! dit le chimiste en faisant un geste de colère ! Laissez-moi effacer ce souvenir de mon esprit !

Le fantôme, immobile, avec ses yeux cruels, fixes et ardemment attachés sur le chimiste, continua ainsi :

– Une vision semblable à elle est apparue dans ma vie.

– Oui, dit Redlaw.

– Un amour aussi semblable à son amour que le pouvait entretenir ma nature inférieure, s’éleva dans mon cœur, reprit le fantôme. J’étais trop pauvre alors pour attacher à ma fortune, par promesses ou persuasion, l’objet de cet amour. J’aimais trop pour agir ainsi. Mais, plus que jamais je travaillai, je luttai, dans l’espoir d’arriver. Chaque pas accompli me rapprochait du but, et je fis d’ardents efforts ! À cette époque de ma vie laborieuse, ma sœur, douce compagne, partageait encore avec moi les restes de chaleur du foyer refroidi ; à cette époque, quels tableaux de l’avenir se déroulaient à mes yeux !

– Je viens de les voir dans le feu, murmura le chimiste. Ce souvenir m’est rendu par la musique, par le vent, par le calme profond de la nuit, par la révolution des années.

– Images de mes jours, dit le fantôme, passés avec celle qui me donnait la force de travailler. Souvenirs de ma sœur, devenue la femme de mon meilleur ami : souvenirs du temps et du bonheur calmes de notre vie ; souvenirs des liens d’or qui, s’étendant au loin dans le passé, nous rassemblent, nous et nos enfants, dans une guirlande étincelante.

– Illusions, mensonges ! dit le chimiste. Pourquoi suis-je condamné à en garder le souvenir trop fidèle !

– Illusions ! mensonges ! répéta le fantôme, avec ses invariables inflexions de voix, et en dardant sur le chimiste son regard immuable et fixe. Car mon ami – dans le sein de qui ma confiance était renfermée comme dans mon propre sein –, mon ami passant entre moi et le centre de mes espérances et de mes luttes, conquit la tendresse de ma sœur, et brisa mon frêle univers. Doublement chère, doublement dévouée, doublement joyeuse sous mon toit, ma sœur vivait avec l’espoir de me voir arriver à la célébrité, et d’assister au triomphe d’une ambition si longtemps caressée, lorsque le ressort de cette ambition vint à se rompre, ma sœur...

– Mourut, dit le chimiste. Elle mourut sans perdre sa sérénité... heureuse et confiante en l’avenir de son frère. Que la paix soit avec elle !

Le fantôme épiait en silence la physionomie du chimiste.

– Je, me souviens ! dit ce dernier après un moment de silence. Oui, je me souviens... à ce point que, même à cette heure, après tant d’années écoulées, et quoique rien ne me semble plus vain et plus mensonger que l’amour du jeune âge depuis si longtemps évanoui, j’y pense avec attendrissement, comme si c’était l’amour d’un jeune frère ou d’un fils. Parfois même je me reporte au temps où elle se prit à l’aimer si tendrement. Mais, hélas ! ces douces chimères se sont évanouies, tandis que le souvenir du malheur des premières années a survécu, comme le souvenir de la confiance et de l’amitié trahies... comme le souvenir d’une irréparable perte.

– Ainsi, dit le fantôme, je porte en moi le cancre dévorant d’un éternel chagrin. Ainsi, ma mémoire est le poison de mon existence ; et, si j’avais le pouvoir d’oublier, j’oublierais !

– Railleur maudit ! répliqua le chimiste en bondissant et en faisant le geste de sauter à la gorge de son autre lui-même. Pourquoi ces paroles railleuses retentissent-elles sans cesse à mon oreille ?

– Arrière ! s’écria le fantôme d’une voix effroyable. Ose porter sur moi la main, et tu meurs !

Le chimiste s’arrêta subitement, comme si ces paroles eussent paralysé son bras ; puis, il porta ses regards sur le fantôme qui s’était éloigné en faisant de la main un geste menaçant, tandis qu’un sourire passait sur son visage, et que sa forme noire se dressait en triomphe.

– Si j’avais le pouvoir d’oublier, j’oublierais ! répéta le fantôme.

– Mauvais esprit de moi-même, répliqua le chimiste d’une voix faible et tremblante, mon existence est troublée par ces paroles incessamment répétées.

– C’est un écho, dit le fantôme.

– Si c’était un écho de mes pensées, comme à cette heure, reprit le chimiste, pourquoi serais-je ainsi tourmenté, car cette pensée n’est pas égoïste ? Je lui permets de se propager loin de moi. Toutes les créatures humaines ont leurs chagrins... la plupart ont à se plaindre du mal qui leur a été fait, puisque toutes, sans distinction, sont exposées à l’ingratitude, à la basse jalousie, à la cupidité. Qui ne voudrait oublier ses chagrins et le mal qui lui a été fait ?

– Qui ne les voudrait oublier, en effet, pour être plus heureux et meilleur ? dit le fantôme.

– Ces révolutions d’années que nous commémorons, reprit Redlaw, que viennent-elles nous rappeler ? Ne réveillent-elles pas dans tous les esprits le souvenir de quelque chagrin, de quelque souffrance ? Témoin ce vieillard qui était ici ce soir : ses souvenirs sont-ils autre chose qu’un tissu de tourments et de peines ?

– Mais, répliqua le fantôme avec son hideux sourire sur son visage vitreux, les natures vulgaires, les intelligences communes ou incultes, ne sentent ni ne raisonnent ces choses comme le font les esprits éclairés et les intelligences d’élite.

– Tentateur ! répondit Redlaw, tentateur, dont les regards pénétrants et la voix me sont plus redoutables que je ne puis l’exprimer, et qui fais planer sur moi, pendant que je parle, comme un esprit avant-coureur d’une plus grande épouvante ! Oui... vos paroles sont encore un écho de ma pensée !

– C’est une preuve de ma puissance, répondit le fantôme. Écoutez ce que je vous offre ! Oubliez les chagrins, les ennuis que vous avez éprouvés, et le mal qu’on vous a fait !

– Les oublier ! répéta le chimiste.

– J’ai le pouvoir d’anéantir leur souvenir, de n’en laisser que des traces confuses et à peine saisissables qui ne tarderont pas à disparaître entièrement. Parlez ! Voulez-vous qu’il en soit ainsi ?

– Arrêtez ! s’écria le chimiste en retenant par un geste d’épouvante la main du fantôme prête à se lever. Vous m’inspirez une défiance et des doutes qui me font frémir, et l’épouvante que vous jetez en moi, déjà se change en un sentiment d’horreur sans nom que je puis à peine supporter. Je ne consentirai pas à me dépouiller des pensées généreuses qui peuvent être salutaires pour moi-même et pour autrui. Si j’accepte votre offre, que me faudra-t-il perdre ? Quelles autres choses disparaîtront de ma mémoire ?

– Ni la science, ni le fruit de l’étude ; rien enfin que la chaîne des sentiments et des associations d’idées dépendant des souvenirs bannis et successivement alimentés par ces mêmes souvenirs. Voilà ce qui disparaîtra.

– Ces sentiments et ces associations sont-ils dont si nombreux ? demanda le chimiste, alarmé par ses réflexions.

– Ils ont coutume de se révéler dans le feu, dans la musique, dans le vent, dans le calme profond de la nuit, dans la révolution des années, répondit le fantôme d’un ton de mépris.

– Pas ailleurs ? demanda le chimiste.

Le fantôme garda le silence. Mais, après avoir demeuré, pendant quelques instants encore, debout et silencieux devant le chimiste, il se dirigea vers le foyer, puis il s’arrêta.

– Décidez-vous ! dit-il, avant que l’occasion vous échappe !

– Un moment encore ! s’écria le chimiste avec agitation. Je prends le ciel à témoin que je n’ai jamais eu, à l’égard de mes semblables, des sentiments de haine... et que je ne me suis jamais montré froid, indifférent ou méchant, pour ce qui m’entourait. Si, vivant seul ici, j’ai attaché un trop grand prix à tout ce qui a été et aurait pu être... et trop de valeur à ce qui est, le mal, ce me semble, n’a frappé que moi seul et non les autres. Mais, s’il y avait un poison dans mon corps, n’aurais-je pas le droit de me servir d’antidotes, si j’en possédais et si j’en connaissais l’usage ? S’il existe un poison dans mon esprit, et que je puisse le rejeter avec l’aide de cette ombre effroyable, ne suis-je pas en droit de le faire ?

– Eh bien ! dit le fantôme, voulez-vous qu’il en soit ainsi ?

– Quelques instants encore ! répondit le chimiste avec précipitation. Si j’avais le pouvoir d’oublier j’oublierais ! Ai-je eu seul cette pensée, ou bien a-t-elle germé dans l’esprit de chaque homme, de génération en génération ? Toute mémoire humaine est chargée de chagrins et de trouble. Ma mémoire est semblable à celle des autres hommes, mais les autres hommes n’ont pas eu, comme moi, la faculté de choisir. Oui, je conclus le pacte. Oui ! Je veux oublier mes chagrins et mes ennuis.

– Parlez ! dit le fantôme, voulez-vous qu’il en soit ainsi ?

– Je le veux !

– Le pacte est conclu, répondit le fantôme. Maintenant, à vous ce don, homme qu’ici je renie ! Le don que je vous ai fait, vous le transmettrez partout où vous porterez vos pas. Sans recouvrer vous-même le pouvoir auquel vous avez renoncé, vous le détruirez désormais chez tous ceux que vous approcherez. Votre sagesse a découvert que le souvenir des chagrins et des souffrances est le lot de l’espèce humaine tout entière, et que l’espèce humaine, exempte de ce souvenir, serait plus heureuse avec le seul souvenir du reste. Allez ! soyez le bienfaiteur de vos semblables ! Délivré de ce souvenir, portez dès à présent avec vous, et involontairement, la félicité d’une telle délivrance. Allez ! Soyez heureux du bien que vous avez conquis et du mal que vous allez faire !

Tandis qu’il parlait, le fantôme avait tenu sa main incolore étendue au-dessus de la tête du chimiste, comme s’il eût fait quelque évocation sacrilège ; en même temps, il avait graduellement avancé son visage si près de celui du chimiste qu’il avait pu remarquer que, loin de reproduire son sourire satanique, les traits de ce dernier étaient empreints d’une épouvante profonde, fixe et inaltérable.

Enfin, le fantôme s’évanouit.

Debout et comme cloué sur place, en proie à la terreur et à la stupéfaction, le chimiste croyait entendre encore ces paroles, répétées par de sinistres échos, et se perdant peu à peu dans le lointain : « Vous détruirez ce souvenir chez tous ceux qui vous approcheront ! »

Tout à coup un cri perçant frappa ses oreilles. Ce cri venait, non des corridors aboutissant à la porte de la chambre, mais d’une autre partie du vieil édifice, et ressemblait au cri de quelqu’un qui s’est égaré dans les ténèbres.

Le chimiste porta des yeux hagards sur ses membres, comme pour s’assurer de son identité ; puis, répondant au cri qu’il avait entendu, il se mit à pousser, à son tour, des cris sauvages et retentissants, comme si lui aussi se fût égaré, tant était intense le sentiment d’étrange épouvante qui s’était emparé de lui.

Les cris qu’il avait entendus s’étant reproduits et rapprochés de la chambre, il prit une lampe et souleva une lourde portière en tapisserie, servant à masquer un passage communiquant avec la salle où il faisait ses cours. Ce vaste amphithéâtre, si souvent animé par de jeunes et riantes têtes saluant l’arrivée toujours impatiemment attendue du professeur... désert et sombre à cette heure, lui apparut comme un emblème de la mort.

– Holà ! s’écria-t-il. Holà ! par ici ! avancez vers la lumière ! Et, tandis que tenant la portière d’une main, il levait la lampe de l’autre main pour essayer de percer les ténèbres qui remplissaient la salle, quelque chose de semblable à un chat sauvage passa rapidement contre lui, se précipita dans la chambre, et alla s’accroupir clans un coin.

– Qu’est-ce cela ? s’écria vivement le chimiste.

Aussi bien aurait-il pu répéter sa question, lors même qu’il eût vu distinctement, comme il le vit en ce moment, en l’examinant avec attention, l’objet en question pelotonné dans son coin.

Un paquet de guenilles, rassemblées par une main qui, par la dimension et la forme, était presque la main d’un enfant, mais qui, par sa petite étreinte, avide, désespérée, ressemblait plutôt à la main d’un méchant vieillard. Un visage arrondi, et uni dans certaines parties comme celui d’un enfant de cinq ou six ans, mais en d’autres, pincé et plissé comme celui d’un homme usé par l’abus de la vie. Des yeux brillants, mais sans jeunesse ; des pieds nus, beaux dans leur délicatesse enfantine, laids avec le sang et la boue qui crevassaient dessus. Un baby sauvage, un jeune monstre, un enfant qui n’avait jamais été enfant, une créature qui, si la vie lui était conservée, pouvait, en grandissant, prendre la forme extérieure de l’homme, mais qui, intérieurement, devait vivre et mourir comme l’animal vit et meurt.

Accoutumé déjà à se voir maltraité et chassé comme une bête sauvage, l’enfant prit une posture rampante, à la vue de l’homme qui l’examinait, puis il détourna de nouveau la tête, et arrondit son bras comme pour se garantir d’un coup prêt à l’atteindre.

– Je mords, si vous me touchez ! s’écria-t-il.

Il y avait eu un temps, et ce temps-là remontait à quelques minutes à peine, où pareil spectacle aurait déchiré le cœur du chimiste. À cette heure, il le contempla froidement ; mais, faisant un effort puissant pour se rappeler quelque chose, sans savoir ce que c’était – il demanda à l’enfant ce qu’il faisait là et d’où il venait.

– Où est la femme ? répliqua l’enfant. Je veux trouver la femme.

– Qui ?

– La femme. Celle qui m’a apporté ici et m’a mis devant le grand feu. Elle est restée si longtemps dehors que je suis sorti pour la chercher, et je me suis perdu... Je ne veux pas de vous... Je veux la femme.

– Cela dit, il fit, pour s’échapper, un bond si soudain, que ses pieds nus retombèrent en un clin d’œil près de la portière et produisirent un son mat sur le plancher. Redlaw le saisit par ses haillons.

– Voyons ! Voulez-vous me lâcher ! murmura l’enfant en se débattant et en grinçant des dents. Je ne vous ai rien fait... Voyons ! Lâchez-moi, je veux aller trouver la femme !

– Ce n’est pas là le chemin. Il y en a un plus court, dit Redlaw qui retint l’enfant, tout en faisant les mêmes efforts impuissants pour rappeler quelque souvenir qui dût naturellement se rattacher à ce monstrueux objet.

– Quel est votre nom ? demanda Redlaw.

– Je n’en ai pas ?

– Où demeurez-vous ?

– Je ne demeure pas.

L’enfant secoua ses cheveux qui lui tombaient sur les yeux, afin de regarder le chimiste ; puis, arc-boutant ses jambes, et se débattant, il répéta :

– Voyons ! voulez-vous me lâcher ? Je veux aller trouver la femme.

Redlaw le mena vers la porte.

– Par là, lui dit-il, en le regardant avec une répugnance et un dégoût invincible. Je vais vous conduire vers la femme.

Les yeux inquiets de l’enfant, errant autour de la chambre, rayonnèrent sur la table où se trouvaient les restes du dîner.

– Donnez-moi de cela ! dit-il avidement.

– Elle ne vous a donc rien donné à manger ? demanda le chimiste.

– J’aurai encore faim demain, n’est-ce pas ? Est-ce que je n’ai pas faim tous les jours ?

Se sentant en liberté, il bondit jusqu’à la table comme une bête de proie, et, entassant contre sa poitrine du pain, de la viande et ses haillons – le tout pêle-mêle, il dit :

– Là !... maintenant, conduisez-moi vers la femme !

Tandis que le chimiste, dans sa répugnance à le toucher, par suite des nouveaux sentiments créés en lui, faisait froidement signe à l’enfant de le suivre et, se dirigeait vers la porte, il se sentit trembler et s’arrêta.

« Le don que je vous ai fait, vous le transmettrez partout où vous porterez vos pas ! »

Ces paroles du fantôme hurlaient dans le vent, et le vent glacial soufflait sur le chimiste.

– Je n’irai pas là, ce soir, murmura-t-il d’une voix faible. Je n’irai nulle part, ce soir... Enfant ! allez tout droit devant vous dans ce long corridor, et quand vous aurez passé la grande porte sombre de la cour... vous verrez de la lumière à une fenêtre.

– Chez la femme ? Le feu ? demanda l’enfant.

Le chimiste fit un signe affirmatif, et les pieds nus se mirent à courir. Redlaw, sa lampe à la main, rentra dans sa chambre, ferma précipitamment la porte, et alla s’asseoir dans son fauteuil ; puis il cacha son visage dans ses mains, comme un homme qui a peur de lui-même.

Car, à cette heure, il était bien réellement seul... seul... seul !...

 

 

 

II

 

 

LE DON TRANSMIS

 

 

Un petit homme était assis dans une petite chambre, séparée d’une petite boutique par un petit paravent recouvert de petits fragments de journaux.

En compagnie du petit homme, il y avait des petits enfants en aussi grand nombre qu’il vous plaira ; – du moins ils produisaient cet imposant effet, tant ils semblaient se multiplier dans cette sphère d’action si limitée.

Deux des marmots composant ce menu fretin avaient été mis au lit dans un coin, à l’aide de quelque moyen violent, et ils y auraient pu dormir passablement à leur aisé, n’eût été leur propension constitutionnelle à rester éveillés et en même temps à se battre dans le lit comme hors du lit. La cause actuelle de ces excursions dans le monde éveillé provenait de la construction d’une muraille faite dans un coin avec des écailles d’huître par deux autres marmots d’un âge tendre. Les deux qui étaient couchés faisaient de nombreuses descentes pour attaquer cette fortification ; après quoi ils se retiraient sur leur propre territoire.

Pour surcroît au vacarme occasionné par ces invasions et par les représailles exercées par les assiégés qui poursuivaient chaudement leurs adversaires et bousculaient les draps et les couvertures sous lesquels les maraudeurs cherchaient un refuge... un autre petit garçon, dans un autre lit, contribuait de son mieux à cette confusion de famille, en jetant ses souliers et une foule d’autres petits objets, inoffensifs en eux-mêmes, mais peu moelleux, considérés comme projectiles, à la tête des perturbateurs de son repos, lesquels ne se faisaient faute de rendre le compliment.

Outre cela, un autre petit garçon – le plus grand de tous, mais petit cependant – se balançait de çà, de là, penché d’un côté, et fort incommodé à l’endroit des genoux par le poids d’un gros poupard qu’il était supposé vouloir endormir en le berçant, – sorte de supposition parfois en crédit dans les familles confiantes.

Mais il fallait voir la contemplation laborieuse et sans bornes à laquelle les yeux écarquillés du baby commençaient seulement à se préparer, au-dessus de son berceur naïf.

C’était un véritable petit Moloch sur l’autel insatiable duquel l’existence entière de ce jeune frère était exclusivement et quotidiennement offerte en sacrifice.

On peut dire de sa personnalité qu’elle consistait à ne rester jamais en repos, en quelque place que ce fût, pendant cinq minutes consécutives, et à ne jamais s’endormir lorsqu’on l’y invitait. Le Baby de Tetterby était aussi connu dans le voisinage que le facteur ou le laitier... Il errait de porte en porte, dans les bras du petit Johnny Tetterby, et flânait lourdement à la suite des enfants qui suivaient les bateleurs ou les singes, et arrivait tout d’un côté, et toujours un peu trop tard pour voir les choses amusantes, depuis le lundi matin jusqu’au samedi soir. Partout où une troupe d’enfants se rassemblait pour jouer, le petit Moloch s’y faisait porter par Johnny.

Si Johnny désirait de rester quelque part, le petit Moloch s’insurgeait aussitôt et voulait s’en aller. Chaque fois que Johnny avait envie de sortir, Moloch dormait, et il fallait demeurer près de lui. Chaque fois que Johnny éprouvait le besoin de rester à la maison, Moloch était éveillé, et n’avait de cesse qu’on ne le menât promener. Néanmoins Johnny était sincèrement persuadé que Moloch était un irréprochable baby, sans son pareil dans le royaume d’Angleterre, et se trouvait entièrement satisfait d’entrevoir vaguement les objets en général, par-dessus la robe ou le bonnet de Moloch, et non moins satisfait de vaquer çà et là, d’un pas mal assuré, avec son fardeau sur les bras, comme un petit commissionnaire porteur d’un très gros paquet sans adresse, et dont il ne peut se débarrasser nulle part.

Le petit homme, assis dans la petite chambre, et essayant, mais en vain, de lire tranquillement son journal au milieu de ce vacarme, était le père de la famille, et le chef de la maison de commerce dont la raison sociale était désignée, sur le devant de la petite boutique, sous le nom et titre de A. TETTERBY ET CIE, VENDEURS DE JOURNAUX.

De fait, et à strictement parler, il était le seul individu répondant à cette dénomination, – le mot compagnie n’étant là que comme une simple abstraction poétique, sans aucune espèce de réalité.

La boutique de Tetterby était située à l’angle des bâtiments de Jérusalem. À la devanture de la boutique on voyait une exhibition choisie de littérature, consistant principalement en vieux numéros de journaux illustrés, d’histoires de pirates et de voleurs par livraisons. Des cannes et des billes en marbre faisaient aussi partie du fonds de commerce, qui avait même pris de plus grandes proportions, à une certaine époque ; on y avait en effet ajouté des bonbons et des sucreries ; mais il paraîtrait que cette marchandise de luxe n’était pas généralement demandée dans le quartier, car il ne restait plus rien dans la montre qui se rattachât à cette branche de commerce, si ce n’est une espèce de petit bocal en verre contenant une masse torpide de figures en sucre qui s’étaient fondues en été et congelées en hiver, si bien qu’il n’y avait plus le moindre espoir de les pouvoir jamais extraire du bocal, ou de les manger sans manger le bocal.

La maison Tetterby avait essayé de différentes industries ; elle avait dans un temps abordé le commerce des jouets d’enfants, car on voyait dans un autre bocal une quantité de toutes petites poupées en cire, collées les unes aux autres et placées sens dessus dessous, dans la plus abominable confusion, avec des têtes en bas et des pieds en l’air, et au fond, un précipité de jambes et de bras fracassés.

La maison Tetterby avait aussi travaillé dans les modes comme pouvaient l’attester quelques carcasses de chapeau construites en laiton. Elle avait même songé à trouver des ressources dans le commerce du tabac, et l’on voyait, collé dans la boutique, un dessin représentant un habitant de chacune des trois portions intégrantes du royaume britannique ; chacun d’eux était occupé à faire usage de la plante odorante. Au-dessous du dessin, on lisait une poétique légende dont le sens était que, tons trois étant unis pour la même cause, un d’eux fumait, un autre chiquait, un troisième prisait.

À une autre époque, la maison avait eu quelque confiance dans le commerce des imitations de bijoux car, sous une vitre, on voyait une carte de cachets communs, ainsi que différents autres articles à bon marché qui étaient restés sans acheteurs. Bref, la maison Tetterby avait fait de nombreux essais pour s’enrichir ; mais ces divers essais avaient été si malheureux, du moins à en juger par les apparences, que, dans l’association – cela n’était que trop évident – « Et Cie » avait eu la meilleure part des bénéfices ; « Et Cie », comme création immatérielle, n’éprouvant pas les vulgaires inconvénients de la faim, de la soif, et n’ayant ni taxe à payer, ni jeunes enfants à nourrir et à élever.

Cependant Tetterby, assis dans sa petite chambre, comme on l’a vu précédemment, Tetterby, averti de la présence de sa jeune famille d’une façon trop bruyante pour qu’il lui fût permis de se soustraire à cette pensée ou de lire paisiblement un journal, déposa celui qu’il tenait, fit plusieurs fois le tour de sa chambre d’un air distrait, essaya vainement de mettre la main sur un ou deux marmots qui se jetèrent dans ses jambes en courant, puis, se précipitant tout à coup sur le seul membre inoffensif de la famille, le jeune père nourricier du petit Moloch, il lui tira vigoureusement les oreilles.

– Mauvais garnement ! s’écria M. Tetterby, vous ne ressentez donc pas la moindre affection pour votre pauvre père, après toutes les fatigues qu’il a endurées depuis cinq heures du matin, par un froid glacial ? Avez-vous juré de flétrir son repos et de corroder ses nouvelles du soir, avec vos méchancetés !... Ne vous suffit-il pas, monsieur, que votre frère Dolphus soit exposé à la pluie, au brouillard et au froid, tandis que vous êtes plongé dans le luxe avec... avec un baby dans les bras, et tout ce que vous pouvez désirer ? Vous faut-il donc encore faire de la maison un enfer, et rendre vos parents fous ?... Est-ce votre intention, Johnny ? hein ?

À chaque point d’interrogation, M. Tetterby avait fait mine de vouloir tirer de nouveau les oreilles de son fils ; mais, après réflexion, il s’était abstenu.

– Oh ! père ! dit Johnny, en pleurnichant, je vous assure que je n’ai rien fait, et que j’ai seulement bercé Sally pour l’endormir... C’est vrai, père !

– Je voudrais voir rentrer ma petite femme ! dit M. Tetterby, en se calmant et se repentant. Je voudrais seulement voir rentrer ma petite femme ! Je ne sais pas comment les prendre, moi ! Ils me font tourner la tête, et je ne suis plus bon à rien. Oh ! Johnny ! n’est-ce pas assez que votre chère mère vous ait pourvu de cette petite sœur ? – continua-t-il on désignant Moloch, – n’est-ce pas assez qu’après avoir été sept garçons, sans l’ombre d’une fille, votre bonne mère ait supporté ce qu’elle a supporté, afin que vous pussiez tous avoir une petite sœur ; et faut-il, après cela, que vous vous conduisiez de façon à me faire tourner la cervelle ? – S’apaisant de plus en plus, à mesure qu’il surexcitait ses propres sentiments et ceux de son fils injustement puni, M. Tetterby finit par l’embrasser ; puis, il se mit immédiatement à la poursuite d’un des véritables délinquants. Après une sorte de course au clocher au milieu des chaises et des tables, sus et par-dessus les lits, il réussit, non sans peine, à mettre la main sur un marmot qu’il châtia comme il le méritait et qu’il mit ensuite au lit.

Cet exemple eut une influence très salutaire et en quelque sorte soporifique, sur le tapageur aux souliers, car il tomba instantanément dans un profond sommeil, bien qu’il fût tout à fait éveillé, et on ne peut plus ingambe, une minute avant cet épisode. Obéissant à la même influence, les deux jeunes architectes gagnèrent à la hâte, et même furtivement, leurs lits placés dans un cabinet adjacent. Le camarade du marmot intercepté, s’étant à son tour réfugié sous ses couvertures, avec les mêmes précautions, M. Tetterby qui venait de s’arrêter pour reprendre haleine, se trouva, d’une façon bien inattendue, dans un véritable calme plat.

– Ma petite femme elle-même, dit M. Tetterby en essuyant son visage empourpré, ma petite femme elle-même n’aurait pas obtenu un plus prompt résultat ! J’aurais seulement voulu que ma petite femme se fût chargée de la besogne !

M. Tetterby se mit alors à chercher sur son paravent une citation appropriée à la circonstance, et de nature à faire impression sur l’esprit de ses enfants. Il lut à haute voix ce qui suit :

« Il est généralement reconnu que tous les hommes remarquables ont eu pour mère des femmes remarquables, et qu’ils les ont respectées après leur mort comme leurs meilleures amies. » – Pensez, vous aussi, à votre remarquable mère, enfants, dit M. Tetterby, et appréciez-la à sa juste valeur, tandis qu’elle est encore au milieu de vous !

Cela dit, il s’assit de nouveau sur la chaise qu’il avait occupée près du feu ; puis, il croisa ses jambes, et s’arrangea de façon à lire le journal à son aise. – Que quelqu’un s’avise encore de sortir du lit, n’importe qui, dit Tetterby, en manière de proclamation générale, et d’une voix pleine d’émotion – « et ce respectable contemporain sera frappé d’étonnement ! » – Ce dernier membre de phrase avait été choisi sur le paravent par M. Tetterby. – Johnny, mon enfant, ajouta-t-il, ayez bien soin de votre sœur Sally, car elle est le plus beau fleuron de votre couronne juvénile !

Johnny s’assit sur un petit tabouret, et se courba avec un entier dévouement sous le poids de Moloch.

– Ah ! quelle bénédiction pour vous que ce baby, dit le père, et combien vous devriez être reconnaissant ! « On ignore généralement – Johnny – (continua M. Tetterby en empruntant une nouvelle citation au paravent), – on ignore généralement (bien que ce soit un fait prouvé par les calculs les plus exacts), que, dans les proportions suivantes les babies n’atteignent jamais l’âge de deux tins, c’est-à-dire...

– Oh ! ne continuez pas, je vous en prie ! dit Johnny en pleurant. Cela me fait trop de peine, quand je pense à Sally.

M. Tetterby s’était arrêté, et Johnny, comprenant plus que jamais la responsabilité qui pesait sur lui, essuya ses yeux et s’efforça de faire taire Moloch.

– Votre frère Dolphus est en retard ce soir, Johnny, dit le père, en attisant le feu ; il rentrera à la maison, pareil à un morceau de glace. Et votre précieuse mère ?

– La voici, je crois, père !... La voici avec Dolphus ! s’écria Johnny.

– Vous avez raison, répondit M. Tetterby en prêtant l’oreille, oui, je reconnais le pas de ma petite femme.

M. Tetterby n’avait jamais dit à personne par quel procédé d’induction il était arrivé à conclure que son épouse était une petite femme. Elle aurait fait aisément deux exemplaires de son mari. Considérée comme individu, elle était plutôt remarquable par sa taille élevée et son vigoureux embonpoint ; mais, en comparaison de son mari, elle prenait des dimensions magnifiques qui ne perdaient rien de leur aspect, proportionnellement à la taille de ses sept fils, qui tous étaient fort petits. Sally seule faisait exception, car elle tenait évidemment de sa pauvre mère, et personne ne le savait mieux que Johnny, cette pauvre victime qui pesait et mesurait à chaque heure du jour, cette exigeante idole.

Mistress Tetterby, qui revenait de faire quelques provisions et qui portait un panier, rejeta en arrière son châle et son chapeau, puis, s’asseyant comme une personne harassée de fatigue, elle intima l’ordre à Johnny de lui apporter sur-le-champ la petite Sally, pour lui donner un baiser.

Après avoir exécuté cet ordre, Johnny retourna à son tabouret ; mais à peine avait-il repris sa pénible posture, que Dolphus Tetterby, se renversant languissamment sur son siège, s’empressa de demander la même faveur. Et Johnny d’obtempérer à ce désir, puis de retourner à son tabouret pour s’y réinstaller comme précédemment. Frappé d’une pensée soudaine, M. Tetterby fit à son tour la même réclamation affectueuse. Le malheureux Johnny se prêta pour la troisième fois à ce désir ; mais il se sentit si exténué qu’il eut à peine la force de regagner son tabouret, sur lequel il s’assit dans l’attitude habituelle, tout haletant, et les yeux fixés sur sa chère famille...

– Surtout, Johnny, dit mistress Tetterby avec un hochement de tête, prenez bien garde à votre sœur, sinon vous aurez affaire à moi !

– Et à moi, dit Dolphus.

– Et à moi, Johnny, ajouta M. Tetterby.

Très affecté par cette menace conditionnelle, Johnny jeta sur Moloch des regards pleins de sollicitude, lui passa la main sur le dos avec précaution, et la berça sur ses genoux.

– Dolphus, mon garçon, êtes-vous mouillé ? demande M. Tetterby. Approchez-vous, prenez ma chaise et séchez-vous.

– Non, merci, père, répondit Dolphus en s’essuyant avec les mains. Je ne suis pas trop mouillé, je crois. Ma figure est-elle bien luisante, père ?

– Comme de la cire, mon garçon.

– C’est le froid, père, dit Dolphus en polissant ses joues sur la manche usée de sa jaquette. Avec le vent, la neige et le grésil, ma figure en voit de drôles... pas vrai, père ?

M. Dolphus avait embrassé la carrière suivie par son père. Il était employé par une maison plus solide que la maison Tetterby et Cie et vendait des journaux à une station de chemin de fer, où sa petite figure, joufflue comme celle d’un Cupidon déguisé en guenilles et sa petite voix perçante (il n’avait guère que dix ans) était aussi connue que chaque locomotive rugissant au débarcadère. Son extrême jeunesse aurait été peut-être un obstacle au succès de ce genre de commerce, s’il n’avait heureusement découvert un moyen de rendre ses occupations attrayantes et de varier ses plaisirs, à chaque heure du jour, sans négliger le soin des affaires.

Cette ingénieuse invention, remarquable comme une foule de grandes découvertes, par son extrême simplicité, consistait à changer la première voyelle du mot journal, et à lui substituer, aux différentes heures de la journée, toutes les autres voyelles, dans une succession grammaticale. Par exemple, en hiver et avant le point du jour, il courait en tous sens, avec sa casquette, son petit manteau en toile cirée et son énorme cache-nez, en perçant l’air épais avec ce cri : « Jar-nal du matin ! » Une heure environ avant midi, ce cri se changeait en celui de : « Jeur-nal du matin ! » Vers deux heures en : « Jir-nal du matin ! » Deux heures après en : « Jor-nal du matin ! » Pour finir avec le jour par : « Jur-nal du soir ! » à la grande satisfaction du jeune gentleman, qui trouvait un grand soulagement à varier ainsi ses exercices.

Madame sa mère, mistress Tetterby, assise, comme on l’a dit précédemment, avec son châle et son chapeau rejetés en arrière, était en ce moment occupée, tout en rêvant, à tourner et retourner son anneau de mariage sur son doigt. Enfin, elle se leva, et s’étant débarrassée de son accoutrement de ville, elle mit le couvert pour le souper.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! dit mistress Tetterby. Ainsi va le monde !

– Comment le monde va-t-il, ma chère ? demanda M. Tetterby en regardant autour lui.

– Oh ! rien ! répondit mistress Tetterby.

M. Tetterby souleva ses sourcils, replia de nouveau son journal, puis le déplia et le parcourut des yeux dans tous les sens, mais sans lire une seule ligne, tant il était préoccupé.

Cependant mistress Tetterby mit la nappe, en s’y prenant de telle sorte, qu’elle avait l’air de châtier la table au lieu de préparer le souper de la famille ; frappant cette table avec une violence nullement nécessaire avec les couteaux et les fourchettes, la souffletant avec les assiettes, la bossuant avec la salière, et l’écrasant sous le poids du pain lancé d’une main vigoureuse.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! répéta mistress Tetterby, ainsi va le monde !

– Ma poule, répliqua M. Tetterby en promenant de nouveau ses regards autour de la chambre, vous avez déjà dit cela. Comment donc va le monde ?

– Oh ! rien, répondit mistress Tetterby.

– Sophia, riposta le mari en manière de remontrance, vous avez aussi dit cela déjà.

– Eh bien ! je le redirai encore, si vous le désirez, répliqua mistress Tetterby. Oh ! rien... là ! et encore, si vous le souhaitez... Oh ! rien... là ! Êtes-vous content ?

M. Tetterby leva les yeux sur sa chère moitié et lui dit, avec douceur et d’un air étonné :

– Ma petite femme, pourquoi donc êtes-vous en colère ?

– Est-ce que je sais ! répliqua mistress Tetterby. Ne me faites pas de questions. Qui a dit que j’étais en colère ? Assurément, ce n’est pas moi.

M. Tetterby, découragé, cessa de parcourir son journal et, se mettant à marcher lentement à travers la chambre, les mains derrière le dos, les épaules levées – en un mot, conformant sa démarche et ses manières à ses pensées pleines de résignation, – il s’adressa à ses deux fils aînés :

– Votre souper sera prêt dans une minute, Dolphus, dit M. Tetterby. Et, pour l’acheter, dans la boutique du rôtisseur, votre mère est sortie, malgré la pluie. Votre mère a fait preuve d’une bonté bien grande en agissant ainsi. Vous aussi, Johnny, vous aurez bientôt à souper. Votre mère est contente de vous, mon bonhomme, parce que vous avez bien soin de votre précieuse sœur.

Mistress Tetterby, sans faire la moindre observation, mais avec des façons d’agir beaucoup moins hostiles à l’endroit de la table, mit fin à ses préparatifs et tira de son ample panier un substantiel morceau de pudding aux pois chauds, enveloppé dans un papier gluant, et un plat couvert qui exhala une odeur si agréable au moment où le couvercle fut enlevé, que les trois paires d’yeux des marmots au lit s’ouvrirent démesurément et se fixèrent sur le banquet.

Sans faire attention à cette invitation tacite, M. Tetterby répéta lentement :

– Oui, oui, votre souper sera prêt dans une minute. Et, pour l’acheter dans la boutique du rôtisseur, votre mère est sortie malgré la pluie. Votre mère a fait preuve d’une bonté bien grande en agissant ainsi.

Comme il achevait cette dernière phrase, mistress Tetterby, qui, à l’insu de son mari, avait, à plusieurs reprises, manifesté son repentir par une pantomime expressive, lui passa le bras autour du cou et se mit à pleurer.

– Oh ! Dolphus ! dit mistress Tetterby, comment ai-je pu me conduire ainsi ?

Cette réconciliation affecta Dolphus jeune et Johnny à tel point, que tous deux, comme d’un commun accord, poussèrent un cri perçant dont l’effet immédiat fut de faire plonger les têtes des marmots sous les couvertures, et de mettre en fuite les deux petits Tetterbys qui sortaient en ce moment du cabinet adjacent, à pas furtifs, pour observer les progrès du banquet.

– En vérité, Dolphus, continua mistress Tetterby, d’une voix entrecoupée de sanglots, en entrant dans la maison, je ne songeais pas plus que l’enfant qui n’est pas né...

M. Tetterby parut ne pas goûter cette métaphore, et reprit :

– Contentez-vous de dire : pas plus que l’enfant qui vient de naître, ma chère, cela suffira...

– Je ne songeais pas plus que l’enfant qui vient de naître, répéta mistress Tetterby. Johnny, au lieu de me regarder, regardez votre sœur. Si elle tombe de dessus vos genoux, elle se tuera, et alors vous mourrez, vous, dans l’agonie d’un cœur brisé ; et vous n’aurez que ce que vous aurez mérité... Je ne songeais pas plus que notre baby à me mettre de mauvaise humeur, lorsque je suis rentrée à la maison ; mais je ne sais comment cela s’est fait, Dolphus...

Mistress Tetterby s’interrompit, et, derechef, fit tourner sa bague autour de son doigt.

– Je vois ce que c’est ! je comprends ! dit M. Tetterby ; ma petite femme a un accès de mauvaise humeur. Mauvais temps, mauvaise fortune, mauvaise besogne, produisent quelquefois cet effet-là... Mon Dieu ! je comprends cela ! je n’en suis pas surpris. Dolf, mon bonhomme, continua M. Tetterby, en explorant le plat avec une fourchette, voici ce que votre mère est allée acheter, outre le pudding aux pois ; un gros morceau de porc frais, délicieusement rôti, avec une profusion de sauce et de moutarde. Tendez votre assiette, mon garçon, et commencez pendant que ça mijote.

M. Dolphus ne se le fit pas dire deux fois, et, après avoir reçu sa portion, sur laquelle il jetait des regards humectés par l’appétit, il se mit à table et attaqua son souper avec voracité. Johnny ne fut pas oublié, mais on lui donna sa part étendue sur un morceau de pain, de peur qu’il ne répandît de la sauce sur le baby. Pour le même motif, il fut prié de mettre provisoirement son pudding dans sa poche.

Il y avait plus d’os que de viande dans le morceau de porc frais découpé par le rôtisseur qui, assurément, avait mieux servi ses autres pratiques ; mais la sauce était abondante, et la sauce est un accessoire qui fait rêver au principal, et qui trompe agréablement le palais. Tout bien considéré, cependant, le plat en question avait le goût de porc frais, et exhalait un irrésistible parfum.

Aussi, les marmots couchés, tout en feignant de dormir profondément, lorsque le père et la mère avaient les yeux sur eux, mettaient-ils à profit le moment où leurs parents ne regardaient pas de leur côté, pour se glisser hors du lit et faire un appel silencieux à leurs frères afin d’en obtenir une preuve gastronomique d’affection fraternelle. Ceux-ci se prêtant de bon cœur à la circonstance, et par-ci par-là, distribuant quelques morceaux, il en résulta qu’une bande de petits maraudeurs en robes de nuit manœuvra dans la chambre pendant tout le souper, ce qui tracassa considérablement M. Tetterby. Deux ou trois fois même, il se vit contraint à disperser cette troupe de guérillas, qui s’enfuyaient alors de tous côtés dans la plus grande confusion.

Mistress Tetterby ne fit pas grand honneur au souper... Elle semblait préoccupée... Tantôt elle se mettait à rire sans raison, tantôt elle pleurait sans plus de motifs, et enfin elle se prit à rire et à pleurer en même temps d’une façon si déraisonnable, que son mari ne sut pins qu’en penser.

– Ma petite femme, dit-il, si c’est ainsi que va le monde, il me paraît aller tout de travers, et de manière à vous faire étouffer.

– Donnez-moi une goutte d’eau, répondit mistress Tetterby, en faisant un effort sur elle-même, et ne me parlez pas... ne faites pas attention à moi pour le moment, je vous en prie.

Après avoir administré l’eau, M. Tetterby se tourna subitement vers le malheureux Johnny qui pleurait en voyant pleurer sa mère, et lui demanda pourquoi il restait à se goberger au lieu de s’approcher avec le baby dont la vue pouvait faire du bien à mistress Tetterby.

Johnny s’approcha sur-le-champ, courbé sous le poids de son fardeau ; mais mistress Tetterby ayant fait un geste de la main pour faire comprendre qu’elle n’était pas en état de supporter une pareille émotion, il fut interdit à Johnny de faire un seul pas de plus en avant, sous peine d’encourir la haine éternelle de tous les siens ; aussi regagna-t-il immédiatement son tabouret, sur lequel il reprit sa position habituelle.

Après un moment de silence, mistress Tetterby affirma qu’elle se sentait mieux, et se mit à rire.

– Ma petite femme, dit le mari d’un air de doute, êtes-vous bien sûre de vous sentir mieux, ou bien allez-vous encore, Sophia, recommencer sur nouveaux frais ?

– Non, Dolphus, non, répondit mistress Tetterby, je suis tout à fait revenue à moi-même.

Puis, rejetant ses cheveux en arrière et posant les mains sur ses yeux, elle se mit à rire de plus belle.

– Quelle méchante folle j’étais d’avoir de pareilles idées ! dit-elle. Rapprochez-vous de moi, Dolphus, et laissez-moi vous expliquer ce que j’éprouve. Cela me soulagera... Je vais tout vous dire.

M. Tetterby ayant rapproché sa chaise, mistress Tetterby se prit encore à rire, essuya ses yeux et embrassa son mari.

– Vous savez, Dolphus, dit mistress Tetterby, qu’avant de vous épouser, j’aurais pu trouver cent maris pour un : j’ai eu jusqu’à quatre prétendants à la fois ; deux d’entre eux étaient fils de Mars.

– Fils de qui ?

– Fils de Mars, c’est-à-dire soldats... sergents...

– Oh ! fit M. Tetterby.

– Eh bien ! Dolphus, je vous jure que je ne pense jamais à ce temps-là pour le regretter, et je suis sûre d’avoir un bon mari que j’aime autant que...

– Petite femme au monde, ajouta M. Tetterby ; très bien... très bien !

Si M. Tetterby avait eu la taille d’un géant, et sa femme les formes mignonnes d’une petite fée, il n’eût pas accueilli ces protestations de tendresse avec une condescendance plus aimable.

– Mais, voyez-vous, Dolphus, reprit mistress Tetterby, nous sommes au temps de Noël, et tous les gens qui en ont les moyens s’amusent et font de la dépense. Voilà pourquoi tantôt, en parcourant les rues, je me suis sentie toute triste. Il y avait tant de choses à acheter... des choses si délicieuses à manger... tant de choses belles à voir et à posséder !... Mais j’avais tant de choses nécessaires à acheter avant de songer à dépenser six sous pour le moindre objet ! Et j’avais si peu d’argent pour remplir mon panier de provisions !... Vous me haïssez, n’est-ce pas, Dolphus ?

– Pas tout à fait, jusqu’à présent, répondit M. Tetterby.

– Eh bien ! je vais vous dire toute la vérité, continua mistress Tetterby avec un air de contrition, et peut-être alors vous me haïrez. Ces pensées pesaient si fort sur mon esprit, tandis que je trottais par le froid, et que je voyais une foule de gens obligés de calculer comme moi, afin de pouvoir acheter le nécessaire, que je me demandai si je n’aurais pas mieux fait, pour mon bonheur, de... de...

Mistress Tetterby fit tourner et retourner son anneau de mariage, et hocha la tête en baissant les yeux.

– Je comprends, dit tranquillement M. Tetterby ; vous vous demandiez si vous n’auriez pas mieux fait de ne vous point marier, ou d’épouser un autre que moi ?

– Oui, dit en sanglotant mistress Tetterby, c’est bien réellement ce que je pensais. Me haïssez-vous, maintenant, Dolphus ?

– Je ne sais pas encore, dit M. Tetterby.

Sa femme l’embrassa pour le remercier et continua :

– Maintenant je commence à espérer que vous ne me haïrez pas, Dolphus, quoique j’aie bien peur de ne vous avoir pas dit le pire de la chose. Je ne sais pas vraiment ce qui m’a passé par l’esprit. J’ignore si j’étais malade ou folle... Enfin, n’importe... Mais je ne pouvais réussir à réveiller des souvenirs de nature à me rappeler notre affection réciproque ; je ne pouvais non plus me résigner à mon sort. Toutes les jouissances, tous les plaisirs que nous avions partagés me paraissaient si misérables et si insignifiants, que je les prenais en dégoût. Je les aurais foulés aux pieds... Enfin, je ne pouvais penser à autre chose qu’à notre pauvreté et au nombre de bouches à nourrir chez nous.

– Bien ! bien ! ma chère, dit M. Tetterby en pressant la main de sa femme pour l’encourager ; après tout, c’est la vérité. Nous sommes pauvres, et il y a, en effet, un grand nombre de bouches à la maison.

– Mais, ô Dolf, ô Dolf, reprit mistress Tetterby en pleurant et en jetant ses bras autour du cou de son mari, ô mon bon, mon patient, mon excellent ami, comme tout cela changea, sitôt que j’eus passé seulement quelques minutes ici ! Oh ! Dolphus, mon bien-aimé, comme tout cela changea vite ! On eût dit qu’il venait de se produire tout à coup dans mon esprit un monde de souvenirs qui attendrissaient mon cœur et le remplissaient à le briser. Toutes nos luttes pour gagner le pain quotidien, tous les tourments et toutes les privations que nous avons éprouvés depuis notre mariage... toutes les heures de maladie, de veille, passées ensemble et avec les enfants, semblèrent me parler et me dire qu’elles avaient fait un seul cœur de nos deux cœurs, et que je n’aurais jamais pu être, ni voulu être autre chose que la femme et la mère que je suis. Puis, les jouissances peu coûteuses que j’avais si cruellement foulées aux pieds, devinrent à mes yeux si précieuses, si incomparables, que je ne pus me pardonner de les avoir à ce point méconnues ; et j’ai dit, et je dis encore, et je dirai cent fois encore, que je ne sais pas comment j’ai pu me conduire ainsi, Dolphus, et comment j’ai eu le cœur de vous faire de la peine !

L’excellente femme, dans l’exaltation de sa tendresse et de ses honnêtes remords, pleurait à chaudes larmes, lorsque tout à coup elle tressaillit, poussa un cri perçant, et se précipita derrière son mari.

Son cri trahissait une si grande épouvante, que les enfants, réveillés en sursaut, se jetèrent hors du lit et se pressèrent autour d’elle. Ses regards épouvantés étaient dirigés vers la porte, et sa main montrait un homme pâle, en manteau noir, qui venait d’entrer dans la chambre.

– Regardez cet homme... Regardez, que nous veut-il ?

– Je vais le lui demander, ma chère, si vous voulez me lâcher, dit M. Tetterby. Comme vous tremblez !...

– J’ai vu cet homme dans la rue, tantôt, lorsque je suis sortie. Il m’a regardée et s’est avancé vers moi. Cet homme me fait peur...

– Peur ! Et pourquoi ?

– Je ne sais pourquoi... je... arrêtez, mon ami, s’écria-t-elle, en voyant son mari s’avancer vers l’étranger.

Une main sur son front, et l’autre main pressée contre sa poitrine, elle était en proie à une agitation extraordinaire, tandis que ses regards, pleins d’anxiété, semblaient chercher un objet perdu.

– Êtes-vous malade ? ma chère, lui demanda M. Tetterby.

– Malade !... non... je ne suis nullement malade.

Puis elle se tint immobile, en regardant à ses pieds d’un œil hagard.

M. Tetterby qui, dans le premier moment, n’avait pu se préserver entièrement de cette épouvante contagieuse, et qui ne se sentait nullement rassuré par l’agitation croissante de sa femme, adressa néanmoins la parole au pâle visiteur en manteau noir, qui était resté près de la porte.

– Que voulez-vous de nous, Monsieur ? lui demanda M. Tetterby.

– Je crains, répondit l’homme au manteau, de vous avoir alarmés en entrant ici sans être aperçu ; mais vous étiez occupés à causer et vous ne m’avez pas entendu.

– Ma petite femme dit, et peut-être l’avez-vous entendue, répondit M. Tetterby, que ce n’est pas la première fois que vous l’effrayez ce soir.

– Je le regrette. Il me souvient en effet de l’avoir observée dans la rue, mais je n’avais pas l’intention de l’effrayer.

En ce moment, ses regards rencontrèrent ceux de mistress Tetterby. On ne saurait imaginer l’effroi dont elle fut saisie, et qui se communiqua soudain à l’étranger, lorsqu’il s’aperçut de l’effet qu’il produisait sur elle ; et cependant, il l’observa avec une attention de plus en plus vive.

– Je me nomme Redlaw, dit-il. Je viens du collège situé tout près d’ici. Un étudiant de ce collège ne demeure-t-il pas dans cette maison ?

– M. Denham ? demanda Tetterby.

– Oui.

Avant de reprendre la parole, le petit homme passa la main sur son front et jeta rapidement les yeux autour de la chambre, comme s’il eût remarqué quelque changement dans l’atmosphère. Ce mouvement naturel et de si petite importance, ne valait pas la peine d’être observé ; mais, au même instant, le chimiste, reportant sur M. Tetterby le regard terrifiant qu’il avait d’abord dirigé sur la femme, fit un pas en arrière. La pâleur de son visage était devenue livide.

– La chambre de ce jeune homme est au-dessus de celle-ci, Monsieur, reprit Tetterby. Elle a une entrée particulière et plus convenable ; mais puisque vous êtes venu jusqu’ici, vous ferez bien, pour éviter le froid, d’y monter par le petit escalier que vous voyez au fond de cette pièce. Vous pouvez monter, Monsieur, puisque vous désirez, voir ce jeune homme.

– Oui, je désire le voir, dit le chimiste. Pouvez-vous me prêter une lumière ?

Ses yeux hagards et assombris par une expression de défiance inexplicable, semblèrent troubler M. Tetterby qui, à son tour, regardant fixement le chimiste, demeura pendant quelques instants immobile et comme fasciné.

Enfin, il dit :

– Si vous voulez me suivre, Monsieur, je vais vous éclairer.

– Non, répliqua le chimiste, je veux monter seul, et ne pas être annoncé à ce jeune homme. Il ne m’attend pas, et je vous prie de ne pas m’accompagner. Faites-moi seulement le plaisir de me donner une lumière, si cela se peut, et je saurai trouver le chemin.

Dans sa brusque impatience, il prit la chandelle des mains du petit homme et, involontairement, il lui toucha la poitrine. Aussitôt, retirant sa main comme s’il l’eût blessé par accident (car il ignorait dans quelle partie de lui-même résidait son nouveau pouvoir et de quelle manière il se communiquait), le chimiste s’éloigna d’un pas rapide et monta l’escalier.

Mais arrivé au dernier degré, il s’arrêta et regarda en bas. La femme, debout à la même place, tournait et retournait sa bague sur son doigt... Le mari, la tête penchée sur la poitrine, était plongé dans une sorte de lourde torpeur... Les enfants, groupés encore autour de leur mère, jetèrent sur l’étranger des regards craintifs, et se serrèrent les uns contre les autres en le voyant tourner les yeux de leur côté.

– Allons ! dit M. Tetterby d’un ton brusque, en voilà assez... Qu’on aille se coucher !

– La chambre est déjà, sans doute, assez incommode et petite. Allez vous coucher ! dit à son tour mistress Tetterby.

Inquiète, effrayée, toute la petite troupe détala, Johnny et le baby traînant à la suite. La mère, promenant un regard dédaigneux autour de la chambre sordide, et repoussant loin d’elle les débris du souper sur la table à moitié desservie, se jeta sur un siège, et demeura plongée dans un profond abattement. Le père se blottit dans le coin de la cheminée, se mit à tourmenter d’une main fébrile le triste feu qui s’y trouvait et pencha tout son corps au-dessus du foyer, comme s’il eût voulu se l’approprier exclusivement. Les deux époux n’échangèrent pas une seule parole.

Assailli par d’horribles pressentiments, à la vue du changement survenu dans la chambre, le chimiste, pareil à un voleur qui tremble d’être surpris, ne savait plus s’il devait aller en avant ou rebrousser chemin.

– Qu’ai-je fait ! dit-il avec anxiété ; que vais-je faire ?

Il crut entendre cette réponse :

– Devenir le bienfaiteur de l’espèce humaine !

Il regarda autour de lui, mais sans voir personne. Alors, s’avançant dans un corridor qui lui cachait la vue de la chambre, il continua sa route, en regardant droit devant lui.

– Je ne suis resté enfermé chez moi que depuis hier soir, murmura-t-il tristement, et pourtant, tout a pris à mes yeux un nouvel aspect... Je ne me reconnais plus moi-même... Je suis ici comme dans un rêve. Quel intérêt a pu me conduire en ces lieux ? Mon esprit est devenu aveugle !

En ce moment il rencontra une porte... Il frappa ; une voix l’invita à entrer ; il obéit.

– Est-ce vous, ma bonne garde-malade ? demanda la voix.

– Mais, je ne vous ai pas fait appeler. Et cependant, ce ne peut être que vous.

La voix était enjouée, quoique faible et languissante. Le chimiste aperçut alors un jeune homme, étendu sur une couchette placée devant la cheminée. Un maigre poêle, aux parois creuses comme les joues d’un malade, et planté dans une sorte de mur en briques, au centre d’un foyer qu’il échauffait à peine, contenait le feu devant lequel le jeune homme avait le visage tourné. Le vent qui s’engouffrait dans le tuyau de ce poêle en chassait incessamment des cendres et des étincelles.

– Signe d’argent, s’il faut en croire les dires des commères, murmura le jeune homme en souriant. Je serai bien portant et riche un jour, s’il plaît à Dieu, et j’aurai peut-être à aimer une fille que je nommerai Milly, en souvenir de la meilleure nature et du cœur le plus affectueux qui soit au monde.

À ces mots, le jeune homme tendit sa main, comme s’il eût attendu la pression d’une main amie. Mais, bien qu’il fût éveillé, il demeura la tête appuyée sur son autre main, sans se retourner ou changer d’attitude.

Le chimiste fit une rapide inspection de la chambre ; il remarqua les livres et les papiers de l’étudiant empilés sur une table reléguée dans un coin. Une lampe éteinte qui se trouvait aussi sur cette table témoignait des veilles studieuses qui avaient précédé, causé peut-être, la maladie du jeune homme... Des vêtements, à cette heure inutiles, étaient accrochés au mur avec une foule d’objets dont on ne peut faire usage qu’aux heures de plaisir et de santé.

Au-dessus de la cheminée se trouvaient quelques miniatures au milieu desquelles le chimiste reconnut son propre portrait.

Naguère – hier encore – la vue de ces objets aurait infailliblement éveillé des sentiments de sympathie dans son cœur ; mais à cette heure, ces objets n’eurent plus aucune signification pour lui, et il les regarda avec indifférence.

Surpris d’attendre aussi longtemps l’étreinte de la petite main qu’il croyait proche de la sienne, le jeune homme se leva à demi sur sa couchette et tourna la tête.

– M. Redlaw ! s’écria-t-il en se dressant sur ses pieds, comme à l’aide d’un ressort.

Le chimiste étendit le bras.

– Ne m’approchez pas, dit-il. Je vais m’asseoir à la place où je suis ; restez à la vôtre, je vous prie.

Il s’assit en effet sur un siège voisin de la porte et, après un rapide regard jeté sur l’étudiant qui était resté debout, la main appuyée sur le dos de la couchette, il lui dit, en baissant les yeux vers le sol :

– J’ai appris par hasard – il importe peu que vous sachiez à quel propos – qu’un des jeunes gens qui suivent mes cours était malade et seul. On ne m’avait dit ni son nom, ni son adresse. On m’avait seulement indiqué la rue. J’ai fini par vous trouver en allant de maison en maison.

– J’ai été malade, Monsieur, répliqua l’étudiant, non seulement avec un timide embarras, mais avec une sorte de respectueux émoi ; je me porte beaucoup mieux à présent. C’était une fièvre... cérébrale... je crois ; mais je suis à peu près guéri. Je ne puis pas dire que j’aie été seul pendant ma maladie ; ce serait de l’ingratitude de ma part ; oui, ce serait bien mal reconnaître les soins qui m’ont été prodigués.

– Vous voulez parler de la femme du gardien ? dit Redlaw.

– Oui, répondit l’étudiant, en inclinant la tête, comme pour rendre un silencieux hommage à la personne en question.

Le chimiste qui, par son air froid, monotone, apathique, ressemblait à la statue de marbre sur la tombe de l’homme qui, la veille, avait quitté précipitamment son dîner à la première nouvelle de la maladie de l’étudiant, plutôt qu’à l’homme vivant lui-même, jeta de nouveau les yeux sur le jeune homme, et les leva presque aussitôt vers le ciel, comme pour y chercher la lumière nécessaire à son esprit aveugle.

– Je me suis souvenu de votre nom, dit-il, lorsqu’on l’a prononcé tout à l’heure, en bas ; et je me rappelle vos traits... Nous n’avons eu que fort peu de rapports ensemble, n’est-il pas vrai ?

– Fort peu.

– Vous vous êtes, je crois, tenu plus éloigné de moi qu’aucun de vos condisciples ?

L’étudiant fit un signe d’assentiment.

– Et pour quel motif ? reprit le chimiste, sans la moindre expression d’intérêt, et poussé par un simple sentiment de vulgaire curiosité. Pour quel motif ?... Comment se fait-il que vous ayez pris à tâche de me cacher à moi, bien plus encore qu’à tout autre, que vous étiez malade, et que vous restiez ici, à l’époque où tous vos condisciples se sont dispersés ?

Le jeune homme, qui avait écouté les paroles du chimiste avec une agitation croissante, leva sur lui des regards attristés et, joignant les mains, s’écria tout à coup d’une voix tremblante

– Monsieur Redlaw ! vous avez découvert mon secret ! vous connaissez mon secret !

– Quel secret, et que voulez-vous dire ? répliqua le chimiste.

– Oui ! vos manières, offrant à cette heure un contraste si frappant avec cette bienveillance et cette sympathie qui vous attachent tous les cœurs... l’altération de votre voix... la contrainte qui respire dans chacune de vos paroles et dans vos regards, me prouvent que vous me connaissez. Tous vos efforts pour me faire croire le contraire sont pour moi de nouvelles preuves (et Dieu sait que je n’en ai pas besoin !) de votre bonté naturelle, et des obstacles qui nous séparent.

Un rire sec et méprisant fut la seule réponse du chimiste.

– Mais vous êtes un homme trop bon et trop juste, M. Redlaw, continua l’étudiant, pour ne pas reconnaître combien je suis innocent de toute participation au mal qui vous a été fait et aux chagrins que l’on vous a causés. Mon nom et mon origine sont mes seuls crimes...

– Mal !... chagrins !... dit le chimiste en riant. Qu’est-ce que cela me fait ?

– Au nom du ciel ! s’écria l’étudiant d’une voix suppliante et pleine d’angoisses, que ces quelques paroles échangées entre nous ne vous transforment pas à ce point, Monsieur !... Oubliez-moi, je vous en conjure, et permettez-moi de redevenir pour vous l’étudiant inconnu qui se tenait à distance du maître dont il recevait les leçons... Connaissez-moi seulement sous le nom que j’ai pris, et non sous celui de Langford...

– Langford ! s’écria Redlaw.

Puis il étreignit sa tête entre ses deux mains et, pendant un instant, il tourna son visage intelligent et rêveur du côté de l’étudiant... Mais, semblable à un rayon passager, la lumière qui venait d’éclairer un moment ce visage, s’éteignit aussitôt.

– C’est le nom que porte ma mère, Monsieur, balbutia le jeune homme, c’est le nom qu’elle se donna, lorsque, peut-être, elle pouvait en prendre un plus respecté... M. Redlaw, ajouta-t-il en hésitation, je crois connaître cette histoire ; et d’ailleurs, lorsque la connaissance de certains faits m’échappe... s’il est quelques points que j’ignore, mon instinct y supplée et me rapproche de la vérité.

« Je suis le fruit d’un mariage qui n’a été ni bien assorti ni heureux. Dès mon enfance, j’ai entendu votre nom prononcé avec honneur et respect... je dirais presque avec vénération. Ma mère m’a si souvent entretenu de votre dévouement sans égal, de votre exquise sensibilité, de votre force d’âme, de vos luttes énergiques contre les obstacles de la vie que, dans mes pensées, votre nom est ceint d’une auréole. Enfin, l’enfant est devenu un pauvre étudiant... De quel autre que vous pouvait-il prendre des leçons ? »

Nullement ému, nullement changé, Redlaw fixa sur le jeune homme un regard pénétrant et sombre, mais sans lui répondre, ni par une parole, ni par un geste.

– Je ne puis vous dire, poursuivit l’étudiant, j’essaierais en vain de vous dire à quel point j’ai été touché, impressionné, en retrouvant les traces du passé, dans ce sentiment de confiance et de gratitude, associé au nom de M. Redlaw, parmi nous autres étudiants, et surtout dans le cœur du plus humble d’entre eux. Nos âges et nos positions sont si différents, et j’ai, depuis si longtemps, l’habitude de vous regarder à distance, que je me trouve bien présomptueux, en touchant, même si légèrement, à un pareil sujet.

« Cependant, celui qui, je puis le dire, a porté tant d’intérêt autrefois à ma mère... apprendra peut-être avec quelque plaisir, de quels sentiments d’affection j’étais pénétré pour lui, dans mon obscurité, avec quelle peine et quels regrets je me suis dérobé à ses encouragements dont, cependant, j’aurais été si fier... Ah ! c’est que je sentais que je me devais contenter de le connaître, sans être connu de lui... M. Redlaw, ajouta le jeune homme d’une voix affaiblie, j’ai bien mal dit ce que je voulais dire, car mes forces ne sont pas encore tout à fait revenues ; mais si j’ai démérité de vous, pardonnez-moi... Pour tout le reste, oubliez-moi !... »

Pendant ce discours, la physionomie du chimiste avait conservé la même expression farouche, et son regard la même fixité ; mais le jeune homme, en prononçant ces dernières paroles, s’étant avancé comme pour lui prendre la main, il se recula précipitamment et s’écria :

– Ne m’approchez pas !

Le jeune homme s’arrêta, blessé de ce mouvement de répulsion si extraordinaire, si spontané, et Redlaw passa la main sur son front d’un air rêveur.

– Le passé est passé, dit-il, il meurt comme meurt la brute... Qui parle de traces laissées par lui dans mon existence ? Celui-là divague ou ment !... Qu’ai-je à faire de vos rêves insensés ? Si vous avez besoin d’argent, en voici... Je suis venu pour en offrir, et non pour autre chose... Il ne peut y avoir d’autre motif qui m’ait conduit ici, ajouta-t-il en étreignant de nouveau sa tête entre ses deux mains. Il ne peut y avoir d’autre motif et cependant...

Il jeta sa bourse sur la table, et tomba dans une sombre rêverie. L’étudiant prit la bourse et la lui présenta.

– Reprenez-la, Monsieur, dit-il avec fierté, mais sans colère. Je voudrais que vous pussiez reprendre en même temps le souvenir de votre offre et de vos paroles.

– En vérité ? répliqua le chimiste avec une lueur fauve dans les yeux. En vérité !

– Oui, Monsieur.

Pour la première fois, Redlaw s’approcha du jeune homme, le tira par le bras et le regarda en face, après avoir repris la bourse.

– La maladie engendre des chagrins et des ennuis, n’est-il pas vrai ? dit-il en riant.

– Oui, répondit l’étudiant stupéfait.

– Avec la maladie, vient tout un cortège de misères physiques et morales : l’insomnie, l’anxiété, la douleur ! reprit le chimiste avec une exaltation surhumaine. Ne serait-on pas heureux d’oublier tout cela ?

L’étudiant ne répondit point, et passa de nouveau la main sur son front d’un air distrait. Pour la seconde fois, Redlaw le tira par la manche. En ce moment, la voix de Milly se fit entendre au dehors.

– J’y verrai très bien à présent, dit-elle, merci, Dolf. Ne pleurez pas, mon ami. Demain, vos parents seront plus calmes, et la maison reprendra son aspect accoutumé. Ah ! il y a un monsieur avec lui !

Redlaw laissa retomber le bras de l’étudiant, et prêta l’oreille.

– Depuis le premier moment, dit-il mentalement, j’ai eu peur de la rencontrer. Il y a en elle une bonté réelle que je crains d’influencer, car je puis tuer ce qu’il y a de meilleur et de plus tendre en elle.

Milly frappa à la porte.

– Écarterai-je ces puérils pressentiments, ou bien éviterai-je la jeune femme, murmura le chimiste en jetant autour de lui des regards troublés.

Milly frappa derechef à la porte.

– De toutes les personnes qui pouvaient venir ici, dit le chimiste d’une voix tremblante, en se tournant vers le jeune homme, celle qui frappe en ce moment à la porte est précisément la personne au monde que je voudrais éviter. Cachez-moi quelque part !

L’étudiant ouvrit une petite porte communiquant avec une espèce de mansarde. Redlaw se hâta d’y passer et referma la porte sur lui.

L’étudiant reprit alors sa place sur la couche et invita la jeune femme à entrer.

– Cher monsieur Edmund, dit Milly en regardant autour de la chambre, on m’avait dit qu’il y avait quelqu’un ici.

– Il n’y a ici que moi.

– Mais... vous avez eu la visite d’un monsieur ?

– Oui, il est parti.

Milly déposa son petit panier sur la table, et s’avança jusqu’au dossier de la couche, comme pour prendre la main du jeune homme. La main n’y était pas. Un peu surprise, mais calme autant que d’habitude, Milly se pencha au-dessus de la couche pour regarder l’étudiant qu’elle toucha légèrement au front..

– Vous sentez-vous tout à fait aussi bien ce soir ? Votre tête était moins brûlante, cet après-midi, ce me semble.

– Bah ! répondit assez sèchement le jeune homme, je n’ai presque plus rien.

Une expression d’étonnement, mais non de reproche, se peignit sur la physionomie de Milly, qui se retira à l’autre bout de la table, et tira de son panier un petit morceau d’étoffe et ses aiguilles à coudre. Mais, après une courte réflexion, elle laissa de côté son ouvrage, et s’occupa sans bruit de mettre tout en ordre dans la chambre, jusqu’aux coussins de la couche, qu’elle tourna d’une main si légère, que le jeune homme, occupé d’ailleurs à regarder le feu, s’en aperçut à peine. Lorsque tout cela fut terminé, et qu’elle eut balayé le foyer, elle prit un siège et se mit aussitôt à travailler avec une activité calme.

– Ce sont les rideaux de mousseline neuve pour la croisée, monsieur Edmund, dit Milly qui continua de coudre, tout en parlant. Ils sont jolis et fort propres, bien qu’ils n’aient pas coûté cher ; et puis, ils garantiront vos yeux d’un jour trop vif. Mon William dit que, pendant votre convalescence, il ne faut pas laisser pénétrer dans la chambre une trop grande clarté qui pourrait vous donner des étourdissements.

L’étudiant ne dit rien ; mais le brusque mouvement qu’il fit pour changer de position trahissait une impatience si nerveuse, que les doigts agiles de Milly s’arrêtèrent, et qu’elle jeta sur lui un regard plein d’anxiété.

– Les oreillers ne sont pas convenablement disposés, dit-elle en déposant son ouvrage et en se levant. J’aurai bientôt fait de les mieux arranger.

– Ils sont fort bien ainsi, répondit l’étudiant, n’y touchez pas, je vous prie. Vous faites évènement de la moindre chose.

En prononçant ces paroles, il leva la tête et regarda la jeune femme d’une façon si peu affectueuse, qu’elle en fut toute décontenancée. Néanmoins, elle alla se rasseoir, et se remit à l’ouvrage, sans proférer une seule plainte.

– Vous avez dû souvent penser, monsieur Edmund, depuis votre maladie, que le malheur est un grand maître... Oui, cela est bien vrai, et je me le suis dit plus d’une fois en travaillant à vos côtés. Après ces jours de souffrance, la santé sera, plus que jamais pour vous, un précieux trésor. Et, dans quelques années, à pareille époque, lorsque vous vous rappellerez le temps où vous étiez ici malade, sans vouloir en instruire vos meilleurs amis, de peur de les affliger, votre intérieur sera pour vous doublement cher et doublement béni. Cela n’est-il pas vrai et doux à penser ?

La jeune femme était trop appliquée à son travail, trop pénétrée de ce qu’elle venait de dire, et d’ailleurs, son esprit jouissait d’une trop grande sérénité, pour qu’elle songeât à remarquer la physionomie de l’étudiant, et l’effet que ses paroles avaient produit sur lui ; aussi ne s’aperçut-elle pas de la blessante expression d’ingratitude qui se peignit sur les traits de l’étudiant.

– Ah ! continua Milly, en penchant de côté sa jolie tête d’un air rêveur, tandis que son regard suivait ses doigts agiles, depuis votre maladie, monsieur Edmund, cette pensée a produit une vive impression même sur moi, bien que je n’aie pas appris à juger sagement les choses. En vous voyant si touché des attentions et des soins qui vous ont été prodigués par les gens d’en bas, j’ai senti que vous trouviez, dans ces marques d’intérêt, une sorte de compensation à la perte de votre santé. J’ai lu dans votre physionomie, aussi clairement que dans un livre, une pensée qui vous frappait souvent. Vous vous disiez, n’est-il pas vrai, que si nous étions à l’abri de tout chagrin, de toute souffrance, nous ne connaîtrions jamais la moitié de ce qu’il y a de bon en nous ?

Elle allait continuer, mais elle s’interrompit en voyant le jeune homme se lever de sa couche.

– Ce mérite-là ne vaut pas la peine d’être prôné si fort, mistress William, répliqua-t-il d’un ton léger. Les gens d’en bas, croyez-le bien, seront payés, lorsqu’il en sera temps, de tous les petits services qu’ils m’ont rendus... et sans doute, ils y comptent... Je vous ai aussi de grandes obligations, mistress William.

Les doigts de Milly s’arrêtèrent, et elle regarda l’étudiant.

– Votre exagération ne saurait changer ma manière de voir à l’égard des services en question, reprit-il. Je sais que vous avez pris intérêt à ma situation, et je vous en suis bien obligé, je vous le répète... Que voulez-vous de plus ?

Milly laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et continua de le regarder, tandis qu’il se promenait en tous sens, et à pas inégaux, d’un air impatient.

– Je vous suis fort obligé, je vous le répète, reprit-il. À quoi bon me rappeler toute l’étendue de vos droits à ma reconnaissance ? Vous parlez de souffrances, de chagrins, d’affliction, d’adversité !... Ne dirait-on pas, vraiment, que j’ai souffert ici mille et mille agonies ?

– Pouvez-vous penser, monsieur Edmund, dit la jeune femme en s’approchant de l’étudiant, que j’aie parlé des pauvres gens de cette maison pour rappeler et faire valoir mes faibles services ?... Moi !... avoir une semblable pensée ! ajouta-t-elle en posant la main sur son cœur avec un simple et innocent sourire d’étonnement.

– Oh ! cela m’inquiète fort peu, ma chère, répondit-il.

– J’ai eu une indisposition à laquelle votre sollicitude... remarquez !... je dis sollicitude... a donné des proportions exagérées. Cette indisposition est passée maintenant, et il est inutile de la perpétuer.

Il prit froidement un livre et alla s’asseoir près de la table.

La jeune femme le considéra pendant un moment... jusqu’à la fin de son sourire... puis, retournant vers l’endroit où elle avait posé son panier, elle dit d’une voix douce :

– Monsieur Edmund, préférez-vous être seul ?

– Je n’ai aucune raison de vous retenir, répondit-il.

– Excepté ceci, dit Milly avec hésitation et en montrant son ouvrage...

– Oh ! les rideaux, repartit le jeune homme avec un sourire dédaigneux. Cela n’en vaut vraiment pas la peine.

Milly plia son ouvrage et le mit dans le panier. Puis, se tenant devant l’étudiant, dans une attitude si tristement suppliante et si résignée, qu’il ne put se défendre de la regarder, elle ajouta :

– Si... par hasard vous aviez encore besoin de moi, je reviendrais de grand cœur. Lorsque vous avez eu besoin de moi, j’ai été bien heureuse de venir, et je ne m’en fais pas un mérite. À présent que vous allez mieux, peut-être craignez-vous que je ne revienne vous importuner. Mais je ne serais plus revenue, je vous assure, après votre guérison. Vous ne me devez rien... cependant... j’ai droit à être traitée par vous aussi justement que si j’étais une dame... la dame que vous aimez... et si vous me soupçonnez de vouloir exagérer, par un vil calcul, le peu que j’ai essayé de faire pour rendre confortable votre chambre de malade, vous vous injuriez plus que vous ne m’injuriez moi-même... Voilà pourquoi je suis attristée... voilà pourquoi je suis bien attristée !...

Si la jeune femme eût été violente autant qu’elle était douce, indignée autant qu’elle était calme ; si ses regards et son accent eussent été aussi irrités qu’ils étaient placides et pleins de bonté, son départ aurait passé comparativement inaperçu, au lieu de créer la solitude désolante qui régna tout à coup dans la chambre de l’étudiant, dont les regards éperdus étaient comme rivés à la place que venait de quitter la jeune femme, lorsque soudain Redlaw sortit de sa retraite et s’avança vers la porte.

– Quand la maladie étendra de nouveau sa main sur vous, dit-il en se retournant pour regarder le jeune homme d’un air sinistre, et puisse-t-elle arriver bientôt !... Mourez ici !... Pourrissez ici !...

– Que vous ai-je fait ? dit l’étudiant en retenant le chimiste par son manteau. Quel changement avez-vous opéré en moi ?... Quelle malédiction avez-vous attirée sur ma tête ?... Rendez-moi moi-même !

– Rendez-moi aussi moi-même ! s’écria Redlaw, semblable à un fou. Je suis infecté !... je suis contagieux !... je suis chargé de poison pour mon esprit et pour les esprits de l’espèce humaine tout entière... Je suis de pierre à cette heure pour tout ce qui excitait naguère mon intérêt, ma compassion, ma sympathie. L’égoïsme et l’ingratitude naissent sous mes pas maudits ; ma seule supériorité sur les misérables victimes de mon fatal pouvoir, c’est que je puis les haïr au moment de leur transformation.

Le jeune homme continuant à vouloir le retenir par son manteau, Redlaw le frappa, puis s’élança comme un insensé hors de la chambre et hors de la maison, au milieu des ténèbres de la nuit, où le vent soufflait, où la neige tombait, où les nuages fuyaient à la lugubre clarté de la lune ; tandis que soufflaient avec le vent, tombaient avec la neige, fuyaient avec les nuages, rayonnaient à la clarté de la lune et surgissaient sous des formes fantastiques, dans l’obscurité, ces paroles du fantôme :

Le don que je vous ai fait, vous le transmettrez partout où vous porterez vos pas !

Où il portait ses pas !... Il ne le savait ni ne s’en inquiétait, pourvu qu’il évitât les hommes. Le changement qu’il sentait en lui, faisait des rues un désert, de lui-même un désert, et de la foule qui s’agitait autour de lui, dans les innombrables occupations de la vie, un immense amas de sable, que les vents disperseraient en atomes inintelligibles et dans une confusion dévastatrice. Ces traces qui devaient bientôt mourir dans son cœur, suivant la prédiction du fantôme, n’étaient pas encore à ce point effacées qu’il eût perdu le sentiment de ce qu’il était et de ce qu’il faisait de ses semblables. C’est pourquoi Redlaw désirait la solitude.

Tandis qu’il cheminait, cette pensée lui rappela subitement l’enfant qui s’était précipité dans sa chambre. Il se souvint que, seul, parmi ceux avec lesquels il avait été en communication depuis la disparition du fantôme, cet enfant n’avait donné aucun signe de prochaine transformation.

Malgré l’horreur que lui inspirait cette espèce de monstre, il résolut de le chercher, afin de s’assurer si sa remarque était fondée, et en même temps dans une autre intention.

Après avoir retrouvé son chemin, non sans peine, il se dirigea vers le vieux collège et du côté où se trouvait le grand porche, c’est-à-dire vers la seule partie de l’édifice fréquentée par les étudiants.

La loge du gardien, attenant au corps principal du bâtiment, était située en dedans et à l’entrée de la grille. À l’extérieur se trouvait un petit cloître, et Redlaw savait que de là, il pouvait, sans être aperçu, voir ce qui se passait dans la loge. La grille était fermée, mais il l’ouvrit aisément en passant sa main entre les barreaux ; il entra, et ferma doucement la grille ; puis il s’avança vers la fenêtre de la loge en faisant craquer sous ses pieds le tapis de neige étendu sur le sol.

La lueur du feu dont il avait parlé à l’enfant dans la soirée, brillait à travers les vitres, et rayonnait sur la neige. Évitant avec soin le sillon tracé par cette clarté, Redlaw fit un détour, et s’approchant du mur de la loge, il regarda par la croisée.

Il crut d’abord qu’il n’y avait personne, et que la rouge clarté de la flamme n’éclairait que les vieilles poutres du plafond et les noires murailles ; mais en regardant plus attentivement, il vit l’objet de ses recherches pelotonné sur lui-même et dormant à terre devant le feu. Il se dirigea rapidement vers la porte, l’ouvrit et entra.

Le petit monstre se trouvait dans une température si brûlante qu’en se baissant pour le réveiller, le chimiste se grilla la figure. Aussitôt qu’il sentit qu’on le touchait, l’enfant, encore tout endormi, ramassa ses guenilles autour de son corps avec l’instinct de la fuite, et courut, ou plutôt se roula jusque dans un coin éloigné de la chambre, et s’y étant blotti, il tendit son pied en avant comme pour se défendre.

– Levez-vous ! dit le chimiste. Vous ne m’avez pas oublié ?

– Voulez-vous me laisser tranquille ! répliqua l’enfant. Cette maison est à la femme, et pas à vous.

Néanmoins, obéissant involontairement à la puissance exercée sur lui par le regard fixe du chimiste, il se dressa sur ses pieds.

– Qui donc a lavé vos pieds et pansé leurs blessures ? demanda le chimiste en montrant du doigt les bandages dont ils étaient couverts.

– La femme.

– Est-ce elle aussi qui a lavé votre visage ?

– Oui, c’est la femme.

Le chimiste adressa ces questions à l’enfant, afin d’attirer ses regards, et ce fut dans la même intention qu’il lui posa la main sur la tête, bien qu’il eût horreur de le toucher. Ignorant ce que le chimiste lui voulait, l’enfant fixa sur lui des yeux perçants, comme s’il eût jugé nécessaire pour sa défense de suivre tous les mouvements de Redlaw, qui fut à même de s’assurer en ce moment que nul changement ne s’opérait chez l’enfant.

– Où sont-ils ? demanda Redlaw.

– La femme est sortie.

– Je le sais. Mais où est le vieillard aux cheveux blancs ; où est son fils ?

– Le mari de la femme ? demanda l’enfant.

– Oui. Le mari de la femme et le vieillard. Où sont-ils ?

– Sortis ; ils ont eu affaire quelque part : on les a envoyé chercher bien vite, et ils m’ont dit de rester ici.

– Venez avec moi, dit le chimiste, et je vous donnerai de l’argent.

– Où voulez-vous me mener, et... combien me donnerez-vous ?

– Je vous donnerai plus de shillings que vous n’en avez jamais vu, et vous ramènerai bientôt. Savez-vous votre chemin pour retourner à l’endroit d’où vous venez ?

– Laissez-moi tranquille, répliqua l’enfant en se dégageant soudain des mains du chimiste. Je ne veux pas vous mener à cet endroit-là. Laissez-moi tranquille, sinon je vous jetterai du feu à la tête !

En effet il était déjà devant le foyer et tout prêt à en retirer des charbons ardents avec ses mains sauvages.

Ce que le chimiste avait éprouvé en observant l’influence de son pouvoir surnaturel sur les personnes avec lesquelles il se trouvait en contact, n’était pas, à beaucoup près, comparable à la froide et vague terreur qu’il ressentit en voyant ce petit monstre défier ce pouvoir. Il sentit son sang se glacer à la vue de cette chose insensible, impénétrable, sous la forme d’un enfant, avec son visage hideux de méchanceté tourné vers le sien, et sa faible main étendue vers le foyer pour y prendre des charbons.

– Écoutez, enfant ! dit le chimiste. Vous me conduirez où vous voudrez, pourvu que vous me conduisiez vers des gens très misérables ou très méchants. Je veux leur faire du bien, et non du mal. Vous aurez de l’argent, comme je vous l’ai dit, et je vous ramènerai. Levez-vous ! venez vite !

À ces mots, le chimiste s’avança rapidement vers la porte, dans la crainte du retour de Milly.

– Me promettez-vous de me laisser marcher seul et de ne pas me toucher ? dit l’enfant en retirant la main qui avait menacé le chimiste, et en commençant à se lever.

– Je vous le promets.

– De me laisser aller devant, derrière, ou comme il me plaira ?

– Je vous le promets.

– Eh bien ! donnez-moi d’abord de l’argent, et j’irai.

Redlaw mit quelques shillings, un par un, dans la main que l’enfant lui tendait. Le savoir de celui-ci n’allait pas jusqu’à pouvoir compter l’argent ; mais à chaque shilling qui lui était donné, il disait : un, et portait alternativement des regards pleins d’avarice, de la pièce d’argent à celui qui la donnait. Ne sachant où cacher les shillings, il les mit dans sa bouche.

Le chimiste écrivit avec son crayon sur une feuille de ses tablettes, que l’enfant était avec lui ; puis, déposant cette feuille sur la table, il fit signe au petit monstre de le suivre. Rassemblant ses guenilles, comme d’habitude, l’enfant obéit et s’avança tête et pieds nus dans la nuit d’hiver.

Préférant ne pas sortir par la grille, dans la crainte de rencontrer la personne qu’il évitait avec tant de soin, Redlaw traversa quelques-uns des passages dans lesquels l’enfant s’était perdu, puis, passant par la partie du bâtiment où il habitait, il arriva près d’une petite porte dont il avait la clé. En débouchant dans la rue, Redlaw s’arrêta pour demander à son guide, qui sur-le-champ s’éloigna de lui, s’il savait où ils étaient.

La créature sauvage regarda de tous côtés, et au bout de quelques instants, fit un signe de tête affirmatif, et indiqua du doigt le chemin qu’elle voulait prendre. Redlaw s’étant mis en marche aussitôt, l’enfant le suivit d’un air un peu moins défiant. Tout en marchant, il portait son argent, tantôt de sa main à sa bouche, tantôt de sa bouche à sa main, et le frottait furtivement sur ses haillons pour le faire reluire. Trois fois, durant le trajet, le chimiste et l’enfant se trouvèrent côte à côte, et trois fois ils s’arrêtèrent. Trois fois Redlaw regarda le visage de l’enfant et se sentit frémir.

La première fois, ce fut en traversant un ancien cimetière, où Redlaw fit une pause au milieu des tombes, mais sans que leur aspect lui inspirât une seule pensée tendre, salutaire ou consolante.

La seconde fois, la lune venait de se dégager de ses voiles opaques, et Redlaw levant les yeux vers le ciel, vit l’astre dans sa gloire, environné d’innombrables étoiles dont il avait appris l’histoire et les noms ; mais il ne vit aucune des autres choses qu’il voyait naguère, et ne sentit rien de ce qu’il sentait autrefois, en contemplant la voûte céleste par une nuit splendidement illuminée.

La troisième fois, il s’arrêta pour écouter une musique plaintive, mais il entendit simplement une mélodie, rendue sensible pour lui par le mécanisme régulier des instruments et celui des oreilles, sans que cette mélodie réveillât en son cœur aucun écho du passé, aucun pressentiment de l’avenir, car elle fut impuissante sur lui, comme le bruit de l’eau qui coulait l’année précédente, ou comme le souffle du vent de l’an passé.

À chacune de ces trois fois, il vit avec horreur que, malgré la vaste distance intellectuelle qui le séparait de l’enfant, et leurs dissemblances sous tous les rapports physiques, l’expression du visage de l’enfant était l’expression de son propre visage.

Ils s’acheminèrent pendant quelque temps, tantôt à travers des lieux si remplis de foule, que souvent le chimiste regardait par-dessus son épaule, de peur d’avoir perdu son guide, qu’il retrouvait presque toujours, cependant, de l’autre côté, dans son ombre ; tantôt dans des lieux si déserts, qu’il aurait pu compter les pas courts, rapides et nus de l’enfant marchant derrière lui. Enfin, ils arrivèrent à un groupe de maisons en ruine.

L’enfant toucha le chimiste et s’arrêta.

– Là dedans ! dit-il en désignant une maison dont quelques fenêtres étaient éclairées, et à la porte de laquelle on voyait une pâle lanterne portant cette inscription : Logements pour les voyageurs.

Redlaw regarda tout, autour de lui ; depuis les maisons jusqu’au terrain aride sur lequel ces maisons se trouvaient ou plutôt ne tombaient pas entièrement, et se faisaient remarquer par l’absence de clôtures, de lumières, non moins que par le fossé boueux qui leur servait de bordure ; – depuis ce fossé jusqu’à la ligne d’arches décroissantes faisant partie de quelque viaduc ou pont voisin, et diminuant graduellement, si bien que l’avant-dernière avait à peine les dimensions d’un chenil ; depuis ce viaduc, jusqu’à l’enfant qui se tenait à ses côtés grelottant de froid et sautant sur un pied, tandis qu’il plaquait l’autre sur sa jambe pour le réchauffer, ce qui ne l’empêchait pas de fixer les yeux sur tout ce qui l’environnait avec cette même et terrible similitude d’expression si visible sur son visage que Redlaw s’éloigna de lui en tressaillant.

– Là dedans ! répéta l’enfant en désignant une seconde fois la maison. Entrez, je vous attendrai.

– Me laissera-t-on entrer ? demanda Redlaw.

– Dites que vous êtes médecin, répondit l’enfant avec un signe affirmatif. Il y a beaucoup de malades par ici.

Tout en se dirigeant vers la porte de la maison, Redlaw retourna la tête et vit l’enfant qui se traînait en rampant sous la dernière arche du pont, comme eût fait un rat.

Redlaw n’avait nulle pitié pour cette créature, mais il en avait peur, et lorsqu’il la vit regarder de son côté, du fond de la retraite où elle était blottie, il courut vers la maison comme pour y chercher un abri.

– Cette maison, du moins, se dit-il en faisant un pénible effort pour se rappeler quelque souvenir plus distinct, cette maison, du moins, est hantée par la souffrance, par les chagrins, et en y apportant l’oubli des choses, on ne peut y faire aucun mal.

À ces mots, il poussa la porte, qui céda facilement et il entra.

Il y avait une femme assise sur l’escalier ; elle tenait sa tête penchée sur ses mains et ses genoux. Comme il était difficile de passer sans marcher sur elle, et qu’elle ne se dérangea pas à l’approche du chimiste, celui-ci s’arrêta et lui toucha l’épaule. La femme leva les yeux et lui laissa voir un visage extrêmement jeune, mais dont la fraîcheur avait disparu, comme si l’hiver farouche eût tué le printemps en elle.

Sans faire grande attention à l’étranger, elle se serra contre la muraille pour le laisser passer.

– Qui êtes-vous ? lui demanda Redlaw en s’arrêtant et en posant sa main sur la rampe brisée de l’escalier.

– Qui croyez-vous que je sois ? répondit-elle en levant les yeux sur le chimiste.

Il contempla le temple ruiné de Dieu, depuis si peu de temps édifié, et dévasté si promptement ; et quelque chose qui n’était pas de la compassion, – car les ressorts à l’aide desquels fonctionne une compassion vraie pour de telles misères, étaient anéantis dans son cœur – mais quelque chose se rapprochant plus de ce sentiment que tout ce qui s’était récemment produit dans la nuit qui se faisait peu à peu dans son esprit, donna à ses paroles un faible accent d’intérêt.

– Je viens ici, dit-il, pour y apporter quelque soulagement si je le puis. Souffrez-vous de quelque injustice ?

Elle fronça les sourcils et le regarda en riant ; mais ce rire se termina par un soupir chevrotant ; elle laissa retomber sa tête sur ses genoux et cacha ses doigts dans ses cheveux.

– Souffrez-vous de quelque injustice ? lui demanda-t-il pour la seconde fois. À quoi pensez-vous ?

– Je pense à la vie, dit-elle en le regardant à la dérobée.

À la vue de la pauvre créature à ses pieds affaissée, Redlaw eut la perception d’un type représentant mille infortunes semblables.

– Que font vos parents ? lui demanda-t-il.

– Autrefois j’avais une famille qui prenait soin de moi. Je demeurais chez mon père, qui était jardinier, bien loin d’ici, à la campagne.

– Est-il mort ?

– Il est mort pour moi. Toutes ces choses sont mortes pour moi. Vous, un monsieur, vous ne comprenez pas cela !

Elle se prit à rire en le regardant.

– Avant la mort de toutes ces choses, reprit Redlaw d’un ton brusque, aviez-vous déjà souffert ? N’aviez-vous aucun souvenir d’avoir été victime de mauvais traitements et de quelque injustice ? Ne vous arrive-t-il pas bien souvent d’être péniblement poursuivie par ce souvenir ?

Il restait en elle si peu de traces de la femme, qu’en la voyant tout à coup pleurer, Redlaw demeura stupéfait. Mais sa stupéfaction et surtout son trouble augmentèrent, lorsqu’il reconnut que ce souvenir réveillé en elle semblait y faire renaître, en même temps, un premier symptôme de sentiments humains et de sensibilité.

Redlaw recula d’un pas, et en faisant ce mouvement, il remarqua sur les bras, sur le visage et le sein de cette jeune femme, des traces noires et des cicatrices.

– Quelle main barbare vous a si cruellement frappée ? demanda-t-il.

– Ma main, ma propre main, répondit-elle aussitôt.

– C’est impossible !

– Je vous le jure. Il ne m’a pas touchée. Je me suis ainsi blessée dans un accès de colère, et me suis jetée à la place où je suis. Il n’était pas près de moi. Il n’a jamais porté la main sur moi !

À l’expression déterminée qui se peignit sur la pâle figure de la jeune femme, tandis qu’elle soutenait ce mensonge, Redlaw fut frappé de remords et se fit un crime d’avoir abordé cette infortunée, car il avait reconnu suffisamment dans ce pauvre cœur une dernière lueur de bons sentiments.

– Souffrances et chagrins, murmura-t-il en détournant les yeux. Telles sont les racines de tous les souvenirs qui la rattachent au passé ! Au nom du ciel, éloignons-nous !

Dans la crainte de revoir cette femme, de la toucher et de briser le dernier fil qui la retenait à la miséricorde céleste, Redlaw, s’enveloppant dans son manteau, monta l’escalier d’un pas rapide.

En face de lui, sur le palier, était une porte entr’ouverte, au seuil de laquelle parut un homme qui tenait une chandelle à la main. Mais en apercevant le chimiste, il fit un pas en arrière, et tout à coup, d’une voix tremblante d’émotion, il prononça le nom de Redlaw.

Surpris d’être reconnu dans cette maison, Redlaw s’arrêta en cherchant à se rappeler les traits blêmes et bouleversés de cet homme. Il n’eut pas le temps de se livrer à de longues réflexions, car, avec un redoublement de surprise, il vit le vieux Philip sortir de la chambre et venir le prendre par la main.

– Monsieur Redlaw, dit le vieillard, je vous reconnais bien là, je vous reconnais bien là, monsieur ! Vous avez appris ce qui se passe, et vous êtes venu pour nous offrir vos services. Hélas, il est trop tard !

En proie à la plus vive anxiété, Redlaw se laissa conduire dans la chambre. Il vit un homme couché sur un lit de sangle, au chevet duquel se tenait William Swidger.

– Trop tard !... murmura le vieillard en attachant sur le chimiste des regards désolés, et des larmes coulèrent sur ses joues.

– C’est ce que je dis, père, répliqua William à voix basse. C’est exactement comme cela. Tout ce que nous pouvons faire est de nous tenir tranquilles, tandis qu’il sommeille. Vous avez raison, père.

Redlaw s’approcha du lit et considéra le malade étendu sur le matelas. C’était un homme jeune encore, mais pour qui le soleil ne devait probablement plus briller. Les vices avaient si profondément stigmatisé son visage que, comparativement, celui du vieillard paraissait jeune et beau.

– Quel est cet homme ? demanda le chimiste.

– C’est mon fils George, monsieur Redlaw, répondit le vieillard en se tordant les mains. Mon fils George, qui, plus que tous ses frères, faisait l’orgueil de sa mère !

Redlaw contempla tour à tour le vieillard qui venait de poser sa tête blanche sur le lit, et l’homme qui l’avait reconnu le premier. Cet homme était resté à l’écart, dans le coin le plus reculé de la chambre. Il semblait avoir à peu près l’âge du chimiste et bien que celui-ci ne le connût pas, il considéra d’un œil inquiet et en passant la main sur son front, la chétive contenance et la taille voûtée de cet homme qui, à ce moment, se dirigeait vers la porte.

– William, dit le chimiste à voix basse et avec un accent lugubre, quelle est cette personne ?

– Dame ! monsieur, répondit M. William, c’est ce que je me dis moi-même. Comment un homme peut-il boire, jouer et faire toutes sortes de choses semblables, pour se laisser comme cela tomber en ruines jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tomber plus bas !

– Il joue, dites-vous ? demanda le chimiste en considérant de nouveau l’étranger avec la même anxiété.

– Exactement comme cela, monsieur, à ce que l’on m’a dit, répliqua William Swidger. Il sait un peu de médecine, à ce qu’il paraît, et comme il a été à Londres avec mon malheureux frère que vous voyez là – M. William passa la manche de son habit sur ses yeux – et comme il loge ici pour la nuit, oui, monsieur, comme vous voyez, il vient quelquefois de drôles d’individus dans cette maison... Il est venu pour nous aider et donner ses soins à mon frère. Quel triste spectacle, monsieur ! mais c’est comme cela. Il y a là de quoi tuer mon père !

À ces mots, Redlaw leva les yeux, et se rappelant où il était, se souvenant aussi du pouvoir magique qu’il apportait avec lui – pouvoir que sa surprise semblait avoir paralysé – il s’éloigna précipitamment à quelques pas du lit, et se demanda s’il devait s’enfuir sur-le-champ de la maison ou bien y rester.

Cédant à une sorte d’hésitation méchante qui semblait être inhérente à sa condition actuelle, il se décida à rester.

– Était-ce hier seulement, se dit-il, que j’ai reconnu dans les souvenirs de ce vieillard, une suite non interrompue de chagrins, de souffrances ? Depuis hier seulement, j’ai reconnu que les souvenirs de ce vieillard étaient un tissu de chagrins, de douleurs ; et aujourd’hui, j’aurais peur de déraciner ces souvenirs, et d’user de ma puissance ? Les souvenirs de ce moribond sont-ils si précieux que je doive avoir peur d’exercer sur lui mon pouvoir ? Non ! je reste ici.

En dépit de ces réflexions, Redlaw ne sentit diminuer ni son trouble ni ses craintes. Enveloppé dans son manteau noir, et tournant le dos au lit, il prêta l’oreille aux paroles du vieillard et de son fils, comme s’il eût senti que sa présence en cette maison y attirait le malheur.

– Père, murmura le malade qui sembla sortir de sa léthargie.

– Mon garçon, mon fils George ! répondit le vieux Philip.

– Père ! vous disiez tout à l’heure que j’étais autrefois le favori de ma mère. Le souvenir de ce temps-là m’est bien cruel à cette heure !

– Non, non, non, répondit le vieillard, ne dites pas que ce souvenir est cruel. Il ne l’est pas pour moi, mon fils.

– Oh ! père, il vous brise le cœur.

Les larmes du vieillard tombaient sur la main du moribond.

– Vous dites vrai, reprit Philip, ce souvenir me brise le cœur ; mais il est profitable. Oh ! pensez à ce temps-là ; pensez-y comme je le fais, et votre cœur deviendra bien meilleur. Où est mon fils William ? William, mon garçon, votre mère l’a aimé jusqu’à la fin, et avant de rendre le dernier soupir elle a prononcé ces paroles : « Dites à George que je lui ai pardonné, que je l’ai béni, et que j’ai prié pour lui. » Ce furent ses dernières paroles. Je ne les ai jamais oubliées et j’ai quatre-vingt-sept ans.

– Père ! répliqua le malade, je suis mourant, je le sais ; je suis si bas qu’à peine j’ai la force de vous parler de ce qui pèse le plus sur mon cœur. N’y a-t-il plus d’espoir ?

– Il y a espoir, répondit le vieillard, pour tous ceux dont le cœur est touché de repentir. Il y a espoir... oh ! – s’écria-t-il en croisant les mains et en levant les yeux au ciel ; – hier encore j’ai remercié Dieu qui m’envoyait le souvenir du temps où ce malheureux fils était un enfant innocent. Mais quelle consolation pour moi de penser que Dieu lui-même, à cette heure, se souvient de mon fils !

Redlaw cacha son visage avec ses mains, et recula d’horreur, semblable à un assassin.

– Ah ! dit le malade d’une voix éteinte, depuis ce temps-là quelle horrible et détestable existence j’ai traînée !

– Mais il a été enfant, reprit le vieillard. Il a partagé les jeux des enfants. Le soir, avant de s’aller coucher pour dormir du sommeil de l’innocence, il disait ses prières à genoux, près de sa pauvre mère. Je l’ai vu bien des fois ainsi ; bien des fois, j’ai vu sa mère appuyer sa petite tête sur son sein et l’embrasser. Cc souvenir, si cruel pour elle et pour moi, depuis ses fautes, et depuis la ruine de toutes les espérances, de tous les projets que nous avions formés pour lui – ce souvenir lui laissait encore dans notre cœur une place que nulle autre chose au monde n’aurait pu lui donner. Ô mon Dieu ! père si supérieur en tendresse à tous les pères de la terre ! ô père, qui plus que tous les autres pères, pleures les erreurs de tes enfants ! ramène dans la bonne voix ce pauvre égaré ! Permets-lui d’implorer ton pardon, comme il a semblé si souvent implorer le nôtre !

Tandis que le vieillard levait vers le ciel ses tremblantes mains, le moribond pour qui il priait appuya sa tête contre la poitrine de son père, comme s’il était redevenu l’enfant dont le vieillard avait parlé.

Pendant le silence qui suivit, Redlaw trembla de tous ses membres. Il comprenait que son pouvoir allait s’appesantir sur ces hommes, et que l’heure fatale approchait.

– Je sens que je vais mourir... j’ai peine à respirer, dit le malade en s’appuyant sur un bras, et en avançant l’autre comme un aveugle qui cherche son chemin. Je me souviens d’avoir quelque chose à dire au sujet de l’homme qui était ici tout à l’heure. Père !... William !... attendez !... N’y a-t-il pas là quelque chose de noir... là !... ajouta-t-il en montrant le chimiste.

– Oui, dit le vieillard.

– Est-ce un homme ?

– C’est ce que je me dis, George, répliqua William en se penchant vers son frère d’un air affectueux, c’est M. Redlaw.

– Il me semblait avoir rêvé de lui. Priez-le de s’approcher de mon lit.

Plus pâle que le moribond, M. Redlaw s’avança puis, obéissant à un geste de George, il s’assit sur le bord de la couche.

– J’ai été si cruellement affecté ce soir, monsieur, dit George en posant la main sur son cœur, avec un regard où se concentrait le profond désespoir de sa situation, j’ai été si cruellement affecté par la vue de mon pauvre vieux père et par la pensée de tous les chagrins que j’ai causés, de tout le mal que j’ai fait, que...

Il s’arrêta tout à coup... Que se passait-il en lui ? Souffrait-il davantage... ou bien quelque pensée soudaine avait-elle surgi dans son esprit ? Après une pause, il reprit :

– Que j’essaierai de réparer ce qu’il dépend de moi de réparer, si je parviens à débrouiller les pensées qui tourbillonnent dans mon esprit... Il y avait un homme ici tout à l’heure... L’avez-vous vu ?

Redlaw ne put répondre une seule parole, car la voix expira sur ses lèvres, lorsqu’il vit le malade, faisant le geste fatal qu’il connaissait si bien à présent, c’est-à-dire lorsqu’il le vit porter la main à son front avec égarement.

Redlaw se contenta de répondre par un faible signe affirmatif :

– Cet homme est dénué de toutes ressources, reprit le malade, et réduit à la dernière extrémité. Ne le perdez pas de vue ! Je sais qu’il a des pensées de suicide.

Le pouvoir fatal agissait déjà... Son empreinte était gravée sur les traits du malade qui, peu à peu, changèrent, se contractèrent, s’assombrirent et perdirent leur expression de recueillement et de contrition.

– Ne vous souvenez-vous pas ? continua-t-il. Ne le connaissez-vous pas ?

Il porta la main de son front sur ses yeux, puis il la posa sur l’épaule de Redlaw... brusquement... brutalement.

– Que Dieu vous damne ! s’écria-t-il en jetant autour de lui des regards irrités. Que m’avez-vous donc fait ? J’ai vécu sans peur et veux mourir sans peur ; que Dieu vous damne !

Cela dit, il s’enfonça dans son lit et boucha ses oreilles avec ses mains, comme s’il eût résolu de ne plus rien entendre et de mourir dans l’indifférence et dans l’endurcissement.

Redlaw se retira du lit comme s’il eût été frappé par un choc électrique... Et le vieillard qui venait de se rapprocher, se recula de même avec horreur.

– Où est mon fils William ? dit-il aussitôt. William, éloignons-nous d’ici. Retournons à la maison.

– À la maison, père ! répondit William. Voulez-vous donc abandonner votre propre fils ?

– Mon fils ! Où est-il ?

– Où... ? Là, sur ce lit !

– Ce n’est pas mon fils, dit le vieillard tremblant de colère. Je n’ai rien de commun avec de tels misérables. Je vois mes enfants avec plaisir ; ils s’empressent autour de moi et me prodiguent leurs soins ; ils me donnent à manger, à boire, et me sont fort utiles ; j’ai droit à leurs services ; j’ai quatre-vingt-sept ans !

– Vous êtes assez vieux pour ne pas l’être davantage, murmura William, qui, les mains dans ses poches, regarda son père d’un air irrespectueux. Je ne sais pas moi-même à quoi vous êtes bon... Nous aurions beaucoup plus de plaisir sans vous...

Mon fils, monsieur Redlaw ! s’écria le vieillard. Mon fils qui me parle de mon fils ! Qu’a-t-il jamais fait pour m’être agréable ? Je voudrais le savoir...

– Je voudrais bien savoir, de mon côté, ce que vous avez jamais fait pour m’être agréable, répliqua William d’un ton sec.

– Depuis bien des années, dit le vieillard, il ne m’était pas arrivé, à pareille époque, d’être dérangé de mon fauteuil, de mon feu, de m’exposer au froid, et cela pour assister à un spectacle si peu réjouissant. N’est-ce pas, William, il y a bien vingt ans que cela ne m’était arrivé ?

– Vous devriez plutôt dire quarante, répondit William. Tenez, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Redlaw avec un ton d’impatience et d’irritation tout nouveau chez lui, lorsque je regarde mon père, je veux être fouetté si je vois autre chose en lui qu’un vieux calendrier d’années employées à manger, à boire, à se donner ses aises, encore, et toujours.

– J’ai quatre-vingt-sept ans, dit le vieillard en radotant avec une voix d’enfant, et je ne me souviens pas de m’être jamais dérangé en rien, ni pour rien... Ce n’est pas pour commencer maintenant, à propos de ce qu’il appelle mon fils. Il n’est pas mon fils... Ah ! j’ai eu un bon temps !... Je me rappelle qu’une fois... non, je ne me rappelle pas... je ne me rappelle pas... si... c’était quelque chose au sujet d’une partie de je ne sais quoi, avec un de mes amis... mais je ne sais plus qui c’était... qui était-ce donc ?... probablement quelqu’un que j’aimais... Je ne me souviens plus de ce qu’il est devenu... Il est mort, sans doute... mais je ne sais pas et, ma foi, ça m’est bien égal...

Puis, hochant la tête avec indolence, il mit les mains dans les poches de son gilet. Dans l’une d’elles il trouva des baies qu’il y avait mises probablement le soir précédent ; il les prit et les regarda.

– Ah ! des baies ! dit-il. Il est malheureux qu’elles ne soient pas bonnes à manger. Je me souviens que, n’étant pas plus haut que cela, quand j’allais me promener... voyons !... avec qui allais-je me promener ?... Avec ?... non... je ne me rappelle pas si je me suis jamais promené avec l’un plutôt qu’avec l’autre, et si quelqu’un faisait attention à moi ou si moi je faisais attention à quelqu’un... Ah ! des baies !... c’est un bon temps que celui des baies... Je devrais en avoir ma part, et on devrait me servir et avoir bien soin de moi, car je suis un pauvre vieillard. J’ai quatre-vingt-sept ans ! J’ai quatre-vingt-sept ans !

L’air égaré, lamentable, avec lequel, en répétant ces paroles, il mettait les baies dans sa bouche et les crachait ; l’œil froid, indifférent avec lequel son plus jeune fils le regardait ; l’apathie profonde et l’endurcissement du fils aîné, tout cela cessa de faire impression sur Redlaw, car il quitta tout à coup la place où ses pieds semblaient avoir pris racine, et sortit de la maison en courant.

Son guide, rampant hors du trou dans lequel il s’était réfugié, vint au devant de lui.

– Nous retournons vers la femme ? demanda-t-il.

– Oui, et dépêchons ! répondit Redlaw. Ne vous arrêtez pas en chemin.

Pendant quelques instants l’enfant marcha devant ; mais leur retour ressemblait plutôt à une fuite qu’à une marche ordinaire, et l’enfant aux pieds nus ne tarda pas à être distancé ; il eut même toutes les peines du monde à suivre les rapides enjambées du chimiste qui, étroitement drapé dans son manteau, comme s’il eût craint que le seul contact de ses vêtements ne fût mortel, s’écartait brusquement de toutes les personnes qu’il rencontrait.

Il ne s’arrêta qu’à la porte par laquelle il était sorti du vieux bâtiment, et après avoir fait passer devant lui l’enfant, il referma cette porte et gagna rapidement sa chambre à travers les sombres corridors.

Voyant le chimiste fermer à clé la porte de la chambre, l’enfant courut se blottir derrière la table.

– Voyons ! ne me touchez pas ! s’écria-t-il. Ah !... vous m’avez conduit ici pour me reprendre mon argent !...

Redlaw jeta par terre quelques autres pièces de monnaie. L’enfant se précipita et se coucha sur cet argent comme pour le dérober aux regards du chimiste, dans la crainte que celui-ci ne fût tenté de le lui reprendre ; et ce ne fut qu’après avoir vu Redlaw s’asseoir et cacher son visage dans ses mains qu’il se décida à ramasser furtivement les pièces de monnaie. Cela fait, il rampa vers la cheminée, s’assit sur une chaise, et tira de dessous ses guenilles quelques débris d’aliments qu’il se mit à dévorer, tout en fixant tour à tour des yeux béants sur le feu et sur l’argent qu’il tenait dans une de ses mains.

– Voici donc, se dit le chimiste en considérant l’enfant avec un redoublement de répulsion et de crainte, voici donc le seul compagnon qui me reste sur la terre

Il était plongé dans la contemplation de cette créature qui lui inspirait un si grand effroi, depuis une demi-heure, ou depuis des heures entières... car il ne se rendait pas compte du temps... lorsque le silence qui régnait dans la chambre fut rompu tout à coup par l’enfant, qui tressaillit, dressa les oreilles, et se mit à courir vers la porte.

– Voici la femme qui vient ! s’écria-t-il.

Redlaw se mit à la poursuite de l’enfant et le saisit. Au même moment il entendit frapper à la porte.

– Voulez-vous me laisser ? dit l’enfant. Je veux voir la femme.

– Pas encore, répliqua Redlaw. Restez ici. Personne à cette heure ne doit sortir de cette chambre ou y entrer.

Puis, s’approchant de la porte :

– Qui est là ? demanda-t-il.

– C’est moi, monsieur, cria Milly. Laissez-moi entrer, je vous prie, monsieur !

– Non ! pour rien au monde ! répondit Redlaw.

– Monsieur Redlaw, ouvrez-moi, de grâce.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il en retenant l’enfant.

– Le malade que vous êtes allé voir est au plus mal, et tous mes efforts n’ont pu le tirer de son endurcissement. Le père de William est tombé subitement en enfance. William lui-même n’est plus reconnaissable. Il n’a pas eu la force de supporter un pareil coup, et il est si différent de lui-même, que je ne puis plus le comprendre... Oh ! je vous en conjure, monsieur Redlaw, conseillez-moi, secourez-moi !

– Non ! non ! non !

– Monsieur Redlaw, mon cher monsieur, George a parlé de l’homme que vous avez vu dans sa chambre... il craint que cet homme ne commette un suicide.

– Il ferait mieux de se tuer que de s’approcher de moi.

– Dans son délire, George dit que vous connaissez cet homme... qu’il était autrefois votre ami... qu’il est le père d’un de nos étudiants... et j’ai le pressentiment qu’il s’agit du jeune homme qui a été malade... que faut-il faire ?... Je vous en supplie, monsieur Redlaw, conseillez-moi, aidez-moi !

Le chimiste continuait de retenir l’enfant qui faisait des efforts désespérés pour s’échapper et ouvrir la porte à Milly.

– Fantômes ! Punisseurs des pensées impies, s’écria-t-il en jetant autour de lui des regards pleins d’angoisses, ayez pitié de moi !... Laissez sortir mon esprit de ses ténèbres ; laissez rayonner sur ma misère les pensées de contrition qui y sont ensevelies ! J’ai depuis longtemps enseigné que, dans le merveilleux édifice du monde matériel, chaque chose est indispensable, et que nul atome ne peut disparaître sans opérer un vide dans le grand univers... Je sais à cette heure qu’il en est de même du bien et du mal, du malheur et de l’affliction dans la mémoire des hommes !... Ayez pitié de moi ! délivrez-moi !

Mais la seule voix de Milly lui répondit :

– Secourez-moi ! secourez-moi !

Et l’enfant fit de nouveaux efforts pour parvenir jusqu’à la jeune femme.

– Ombre de moi-même ! Esprit de mes plus sombres heures ! s’écria Redlaw d’une voix éperdue, revenez et poursuivez-moi nuit et jour ; mais reprenez votre don... ou s’il faut qu’il me reste, dépouillez-moi du terrible pouvoir de le transmettre à mes semblables !... Défaites ce que vous avez fait ! Je resterai maudit, mais rendez du moins la paix à ceux que j’ai voués à la malédiction.

« Vous en êtes témoins, j’ai épargné cette femme depuis le commencement, et plutôt que de la laisser s’approcher de moi, je resterai dans cette chambre jusqu’à mon dernier soupir, sans d’autres mains pour me servir que celles de cet enfant, qui est à l’abri de mon pouvoir... Sombres esprits, ayez pitié de moi !... ‘

Mais la seule voix de Milly lui répondit, criant avec une énergie croissante :

– Par pitié !... ouvrez-moi ! secourez-moi !

 

 

 

III

 

 

LE DON CONTRAIRE

 

 

Le ciel était encore chargé de ténèbres épaisses.

De la plaine, du sommet des collines, du pont des navires solitaires voguant sur les flots, on entrevoyait cependant, au brumeux et lointain horizon, une ligne basse qui promettait de se changer bientôt en lumière ; mais cette promesse était encore vague et douteuse, et la lune luttait opiniâtrement avec les nuages de la nuit.

Les ombres amoncelées sur l’esprit de Redlaw se succédaient épaisses et rapides, et obscurcissaient sa lumière, comme les nuages de la nuit suspendus entre la lune et la terre voilaient la naissante clarté du jour. Ces ombres, irrégulières et incertaines comme celles des nuages, étendaient leurs voiles sur l’esprit de Redlaw, dans lequel ne se faisaient que d’imparfaites révélations ; et, de même que dans les nuages de la nuit, si la lumière apparaissait un instant dans l’esprit de Redlaw, c’était pour s’évanouir aussitôt et rendre ses ténèbres plus profondes encore.

Au dehors, un silence lugubre et solennel planait sur le vieil édifice, dont les angles et les piliers projetaient sur le blanc tapis de neige des formes noires et mystérieuses qui paraissaient et disparaissaient, selon que les clartés de la lune étaient plus ou moins voilées.

Au dedans, la lampe expirante laissait la chambre dans une obscurité presque complète ; un effrayant silence avait succédé aux supplications de Milly ; nul bruit ne se faisait entendre, si ce n’est, de temps en temps, un craquement sourd dans les cendres blanchies du foyer, comme si le feu eût exhalé son dernier souffle. L’enfant, couché par terre devant la cheminée, dormait d’un profond sommeil. Semblable à un homme changé en pierre, le chimiste était assis dans son fauteuil, qu’il n’avait plus quitté depuis que la voix de Milly avait cessé de se faire entendre à la porte de la chambre.

En ce moment, les chants de Noël qu’il avait entendus précédemment recommencèrent. D’abord, il prêta l’oreille à leurs accords, comme il l’avait fait dans le cimetière ; mais un instant après, ces accords arrivant jusqu’à lui, sur un mode affaibli, doux et mélancolique, il se leva en tendant les bras comme à l’approche d’un ami... Avait-il donc oublié qu’il ne pouvait presser dans ses mains maudites la main d’un ami, sans lui transmettre son pouvoir fatal ! En même temps, sa physionomie devint plus calme et plus naturelle ; un léger tremblement s’empara de ses membres ; enfin, ses yeux se remplirent de larmes, et il les couvrit de ses mains en penchant la tête sur sa poitrine.

Le souvenir de ses chagrins, de ses souffrances, ne lui était pas revenu ; il savait qu’il ne lui était pas rendu et il n’avait même pas le moindre espoir de ce retour. Mais il éprouva tout à coup un tressaillement intérieur, et il lui sembla que, comme autrefois, il se sentait ému par le sens caché de la musique qu’il entendait au loin. Cet éclair de sensibilité ne dût-il servir qu’à lui faire comprendre la valeur de ce qu’il avait perdu, il en remercia le ciel avec une fervente gratitude.

Lorsque les derniers accords vinrent mourir à son oreille, il releva la tête pour écouter leurs vibrations expirantes.

À côté de l’enfant endormi, le fantôme se tenait debout, immobile et muet, les yeux fixés sur le chimiste.

Bien que sinistre, comme il l’avait toujours été, son aspect n’était plus si farouche, si impitoyable... du moins Redlaw le pensa-t-il ou l’espéra-t-il, en le considérant avec attention. Le fantôme n’était pas seul et dans sa main spectrale il tenait une autre main.

À qui appartenait cette main ? Et la forme qui se dressait à côté du fantôme était-elle la forme de Milly, ou seulement son ombre et son image ? La tête avait l’attitude habituelle à la jeune femme ; elle était doucement penchée, et les yeux, semblant exprimer la compassion, étaient baissés sur l’enfant endormi. Une clarté radieuse illuminait le visage de cette autre forme, mais ne s’étendait pas sur le fantôme qui, malgré cette lumière si rapprochée, était, comme toujours, incolore et sombre.

– Spectre ! s’écria le chimiste que ce spectacle avait plongé dans un trouble nouveau, je ne me suis montré ni redoutable ni inflexible pour elle... Oh ! ne la conduisez pas ici ; épargnez-moi cette douleur !

– Ce n’est qu’une ombre, dit le fantôme ; et quand paraîtront les premières lueurs du jour, allez chercher la réalité dont l’image est présente à vos yeux.

– Y suis-je condamné par mon inexorable destinée ? s’écria le chimiste.

– Oui, répondit le fantôme.

– Suis-je condamné à détruire son repos, la bonté de son âme, et à faire d’elle ce que je suis moi-même et ce que j’ai fait des autres ?

– J’ai dit : allez la chercher, répliqua le fantôme. Je n’ai pas dit autre chose.

– Oh ! répondez-moi, s’écria Redlaw, saisissant l’espérance qu’il crut entrevoir dans ces dernières paroles ; puis-je défaire ce que j’ai fait ?

– Non.

– Je ne demande rien pour moi, dit Redlaw. Ce que j’ai abandonné, je l’ai abandonné de ma propre volonté, et je l’ai justement perdu. Mais ne puis-je donc plus rien en faveur de ceux à qui j’ai transmis le don fatal, qui ne l’ont jamais souhaité ; de ceux qui, à leur insu, ont été victimes d’une malédiction imprévue, et à laquelle il leur était impossible de se soustraire ?

– Vous ne pouvez rien, répondit le fantôme.

– Si je n’ai pas ce pouvoir, un autre le pourra-t-il exercer ?

Immobile comme une statue, le fantôme conserva pendant quelques instants son immobilité ; puis, tournant soudain la tête, il regarda l’ombre qui se tenait à ses côtés.

– Ah ! s’écria Redlaw, qui n’avait cessé de contempler l’ombre, aurait-elle ce pouvoir ?

Le fantôme abandonna la main qu’il avait tenue jusqu’à ce moment, et fit signe à l’ombre de se retirer. Aussitôt l’ombre commença à s’éloigner ou plutôt à s’évanouir.

– Arrêtez, s’écria le chimiste avec une anxiété qu’il ne sut comment exprimer. Un instant encore, par pitié !... J’ai senti qu’un changement s’opérait en moi, tout à l’heure, en entendant ces chants de Noël... Dites-moi, si elle n’a rien à redouter de moi... Ah ! répondez-moi !... Puis-je m’approcher d’elle sans crainte ?... Laissez-la me donner quelque signe d’espoir !

Le fantôme, à son tour, jeta les yeux sur l’ombre ; mais il ne répondit pas.

– Répondez au moins à cette question, reprit le chimiste. Saura-t-elle désormais qu’il est en son pouvoir de réparer le mal que j’ai fait ?

– Elle ne le saura pas, répondit le fantôme.

– Possède-t-elle ce pouvoir sans qu’elle en ait conscience ?

– Allez la chercher, répondit le fantôme.

À ces mots l’ombre disparut entièrement.

Une fois encore, ils se trouvèrent face à face, l’homme et le spectre, se regardant l’un l’autre avec la même fixité terrifiante qu’au moment où le don fatal avait été accordé.

Entre eux, et aux pieds du fantôme, l’enfant demeurait couché, toujours plongé dans un profond sommeil.

– Terrible instructeur, dit le chimiste en se prosternant devant le fantôme, dans une attitude suppliante, terrible instructeur, par qui j’ai été renié, mais par qui je suis visité de nouveau, et dont l’aspect, moins impitoyable à cette heure me laisse entrevoir une lueur d’espérance, je vous obéirai désormais aveuglément, me contentant de prier pour que le cri poussé par moi vers le ciel dans les angoisses de mon âme soit entendu, car nulle puissance humaine ne peut réparer le mal que j’ai fait... Mais un seul être...

– Vous voulez parler de la créature qui gît à mes pieds, interrompit le fantôme en montrant du doigt l’enfant endormi.

– Oui, répondit le chimiste, et vous savez ce que j’allais vous demander... Pourquoi, lui seul, cet enfant s’est-il soustrait à mon influence, et pourquoi ai-je découvert dans ses pensées une analogie terrible avec les miennes ?

– Cela, dit le fantôme en désignant l’enfant, est la suprême expression, la personnification la plus complète d’une créature humaine, entièrement privée de toute espèce de souvenirs de la nature de ceux auxquels vous avez renoncé. Aucun souvenir de chagrins, de souffrances, ne pénètre dans cette misérable créature, parce que, depuis sa naissance, elle a été abandonnée à une condition pire que celle des animaux, et qu’elle n’a conscience d’aucun sentiment humain, d’aucun contraste qui puisse réveiller, dans son cœur insensible, l’ombre même d’un pareil souvenir. Le cœur de cet être abandonné est un désert aride, comme le cœur de l’homme déshérité des souvenirs auxquels vous avez renoncé... Malheur à un pareil homme !... Malheur, mille fois malheur au peuple chez lequel se trouveront en grand nombre des monstres semblables au monstre qui dort à mes pieds !...

Redlaw tressaillit d’épouvante en entendant ces paroles.

– Il n’est pas un de ces monstres, continua le fantôme, pas un seul qui ne sème une moisson que l’espèce humaine doit fatalement récolter. De chaque germe de mal que recèle cette créature, un champ de ruines a poussé qui sera moissonné, et dont les semences seront de nouveau répandues en mille endroits du monde, jusqu’à ce que ses diverses régions soient assez infectées de méchanceté pour appeler les eaux d’un nouveau déluge. Le meurtre commis en plein jour clans les rues des cités, et restant impuni, serait moins criminel dans son accomplissement toléré, qu’un spectacle tel que celui-ci.

Le fantôme semblait considérer l’enfant endormi. Redlaw le regardait aussi avec une plus vive émotion... Alors le fantôme ajouta :

– Il n’y a pas un père au côté duquel passent ces créatures dans leurs courses errantes de nuit ou de jour ; il n’y a pas une mère parmi toutes les mères aimantes de ce monde ; il n’y a pas un être humain sorti de l’enfance, qui ne soit, plus ou moins, responsable de cette énormité... Il n’y a pas, sur terre, une nation sur laquelle cette énormité n’attirerait la malédiction divine. Il n’y a pas une religion sur terre qui ne serait avilie par elle ; il n’y a pas un peuple qui ne serait déshonoré par elle.

Le chimiste joignit les mains, et l’expression de sa physionomie offrit un mélange de compassion et d’effroi, tandis que ses regards erraient de l’enfant endormi au fantôme qui montrait du doigt ce dernier à ses pieds étendu.

– Contemplez, vous dis-je, continua le spectre, le type parfait de ce que vous avez souhaité d’être. Votre influence est impuissante ici, parce que, du cœur de cet enfant, il n’y a rien à bannir. Ses pensées ont été en harmonie avec les vôtres, parce que vous étiez descendu jusqu’à son ignoble niveau. Cet enfant est le produit de l’indifférence des hommes... vous êtes, vous, le produit de la présomption humaine. Les généreux desseins de la Providence ont été, dans l’un et l’autre cas, anéantis, et, bien que vous soyez partis, vous et cet enfant, des deux pôles du monde immatériel, vous avez fini par vous rencontrer.

Le chimiste s’agenouilla à côté de l’enfant et, mû par le même sentiment de pitié qu’il éprouvait pour lui-même à cette heure, il sembla veiller sur le sommeil de cet être misérable, qui déjà ne lui inspirait plus ni horreur ni indifférence.

Cependant, la ligne lointaine de l’horizon s’éclaircit ; les ténèbres se dissipèrent. Peu à peu, le soleil se leva rouge et glorieux, les cheminées et les pignons du vieil édifice se dessinèrent lumineusement dans le clair azur du ciel, et les vapeurs de la cité furent métamorphosées en nuages d’or. Le cadran solaire, dans son coin sombre où le vent s’engouffrait d’habitude avec une constance contraire à sa nature, se dégagea de la fine enveloppe de neige que la nuit avait jetée sur sa vieille face engourdie, et regarda les petites guirlandes blanches s’élargissant graduellement autour de lui.

Les Tetterbys étaient levés et commençaient leur tâche de chaque jour. M. Tetterby enleva les contrevents de la boutique et, volet par volet, révéla les trésors de la devanture aux yeux de la population des bâtiments de Jérusalem ; mais ces yeux n’étaient que trop à l’épreuve de semblables séductions. Dolphus était parti depuis si longtemps qu’il devait en être à peu près à moitié chemin du Journal du matin. Cinq petits Tetterbys, avec leurs dix yeux ronds, fort enflammés par l’effet du savon et de la friction, étaient en proie aux tortures d’une froide ablution dans l’arrière-cuisine, sous la présidence de mistress Tetterby.

Johnny, qui avait été contraint à faire sa toilette avec la plus grande hâte, parce que Moloch s’était montré singulièrement exigeant, ce qui, du reste, lui arrivait toujours, Johnny se traîna clopin-clopant jusqu’à la porte de la boutique avec son fardeau, plus difficilement encore que d’habitude, le poids de Moloch se trouvant fort augmenté par une complication de préparatifs contre le froid, composés de tricots de laine, et formant une complète armure avec cotte de mailles, morion et guêtres bleues.

Une des singularités de ce baby consistait à être toujours en train de faire des dents. Soit qu’elles ne poussassent jamais, soit qu’après être venues elles s’en retournassent, la dentition ne pouvait arriver à terme, et cependant elle avait produit d’assez nombreux échantillons – mistress Tetterby en possédait les preuves irrécusables – pour composer une très belle enseigne de chirurgien-dentiste.

On se servait de toute sorte d’objets pour frotter les gencives de Moloch qui, de plus, portait constamment un anneau d’ivoire assez large pour représenter le rosaire d’une jeune nonne, et se balançant à sa ceinture qui se trouvait juste au-dessous du menton.

Des manches de couteau, des pommes de parapluie, des têtes de cannes choisies dans l’assortiment de la boutique, les doigts de la famille en général, mais ceux de Johnny en particulier, des râpes à muscade, des croûtes de pain, des boutons de porte, et les froides boules qui surmontent les pincettes, tels étaient les instruments appliqués le plus ordinairement au soulagement de ce baby. On ne saurait calculer la somme d’électricité qu’on dégageait de lui dans le cours d’une semaine. Mistress Tetterby disait néanmoins – mistress Tetterby disait toujours : c’est la fin de la dentition, et la petite sera bientôt guérie, – ce qui n’empêchait pas le travail laborieux de se prolonger, et le baby de crier.

Depuis quelques heures, le caractère des petits Tetterbys avait déplorablement changé. M. et mistress Tetterby eux-mêmes n’étaient pas moins changés que leurs petits. C’était ordinairement une petite race exempte d’égoïsme, de méchanceté, d’entêtement, toujours prête à partager la plus chétive pitance, d’un cœur satisfait ; généreuse lors même que les temps étaient durs, ce qui n’arrivait que trop souvent, et joyeuse à l’excès quand elle avait un tout petit morceau de viande. Mais à cette heure, ces intéressantes créatures se battaient, non seulement pour le savon et l’eau, mais aussi pour le déjeuner qui n’était encore qu’en perspective. La main de chaque petit Tetterby frappait les autres petits Tetterbys, et la main de Johnny lui-même, du patient, du souffre-douleur, du dévoué Johnny, se leva sur le baby ! oui, sur le baby !

Mistress Tetterby, qui par hasard, allait en ce moment vers la porte de la boutique, vit Johnny chercher vicieusement un côté faible, vulnérable dans l’armure de Moloch, et pincer cette idole adorée. Rapide comme l’éclair, mistress Tetterby traîna Johnny par le collet jusque dans la chambre, et le remboursa avec d’énormes intérêts.

– Horrible brute ! petit assassin ! s’écria mistress Tetterby, comment avez-vous eu le cœur de faire cela ?

– Aussi, pourquoi ne veut-elle pas finir de faire ses dents, au lieu de m’embêter comme ça ? récrimina Johnny d’une voix audacieusement rebelle. Je voudrais bien vous voir à ma place !

– À votre place, monsieur ? répliqua mistress Tetterby en lui enlevant le piteux fardeau.

– Oui, à ma place, répéta Johnny. Eh bien ! à ma place, vous vous feriez soldat. Moi aussi je vais me faire soldat. Il n’y a pas de babies dans l’armée.

M. Tetterby, qui venait d’arriver sur ces entrefaites, se frotta le menton d’un air rêveur, au lieu de châtier le rebelle, et sembla plutôt frappé par cette façon d’envisager la vie militaire.

– Moi aussi, je voudrais être soldat, si vous donnez raison à Johnny, s’écria mistress Tetterby, en se tournant vers son mari, car je n’ai pas un moment de repos ici. Je suis une esclave... une esclave de Virginie.

Cette expression aggravante fut sans doute suggérée à mistress Tetterby par quelque vague souvenir de leur excursion peu profitable dans le commerce du tabac.

– Depuis un bout de l’année jusqu’à l’autre, continua mistress Tetterby, je n’ai pas le moindre amusement, pas le plus petit plaisir ! Ah ! que le Seigneur bénisse et sauve l’enfant !... Eh bien ! qu’est-ce qui lui prend encore ? ajouta-t-elle en secouant le baby avec une violence peu conforme à une aussi pieuse invocation.

En dépit de ces rudes secousses, mistress Tetterby, n’ayant pu découvrir ce qu’avait le baby, le jeta dans un berceau ; puis elle prit un siège, se croisa les bras et se mit à balancer vigoureusement le berceau avec son pied.

– Pourquoi restez-vous là à ne rien faire ? dit mistress Tetterby à son mari. Pourquoi ne travaillez-vous pas ?

– Parce que je n’ai pas le cœur au travail, répliqua M. Tetterby.

– C’est exactement comme moi, reprit mistress Tetterby.

– Je jure bien que je n’ai pas la moindre envie de travailler, ajouta M. Tetterby.

En cet instant, le dialogue fut interrompu par Johnny et ses cinq frères cadets qui, en préparant la table pour le déjeuner, s’étaient pris de querelle à propos de la possession temporaire du pain, et s’administraient réciproquement les taloches les plus consciencieuses, tandis que le plus petit de tous, évitant avec une sagacité précoce de se jeter au cœur de la mêlée, courait autour des combattants et s’attaquait à leurs jambes.

M. et mistress Tetterby se précipitèrent avec une grande ardeur au centre du combat, comme si ce terrain eût été le seul sur lequel ils se pussent mettre d’accord ; et, après avoir fait autour d’eux une exécution terrible qui contrastait d’une façon extrêmement frappante avec leur mansuétude habituelle, ils reprirent leurs positions respectives.

– Pourquoi ne lisez-vous pas votre journal, au lieu de rester à ne rien faire ? dit mistress Tetterby.

– Qu’est-ce qu’il y a à lire dans un journal, je vous le demande ? répliqua M. Tetterby d’un air excessivement bourru.

– Ce qu’il y a à lire, monsieur ? Les affaires de police...

– Quel intérêt cela peut-il avoir pour moi ! répondit M. Tetterby. Peu m’importe ce que les autres font, et ce qu’on leur a fait.

– Les suicides, suggéra mistress Tetterby.

– Cela ne me regarde pas, repartit son mari.

– Les naissances, les décès et les mariages ! Cela vous est indifférent aussi ? demanda mistress Tetterby.

– Quand bien même toutes les naissances seraient une bonne fois terminées, et toutes aujourd’hui ; quand bien même les décès devraient tous commencer dès demain, je ne vois pas en quoi cela me pourrait intéresser, tant que je ne penserai pas que mon tour approche... Quant aux mariages, ajouta le petit homme d’un ton railleur, je les connais par expérience, et là-dessus, Dieu merci ! j’en sais assez long.

À en juger par son air peu satisfait et son geste expressif, mistress Tetterby fut de l’avis de son mari néanmoins, elle fit de l’opposition pour le seul plaisir de se quereller avec lui.

– Oh ! vous êtes un homme conséquent, dit mistress Tetterby. Un homme conséquent, en vérité, avec votre paravent fait de vos propres mains, et uniquement composé de petits fragments de journaux que vous vous amusez à lire aux enfants pendant des heures entières !

– Dites que je m’amusais à lire, s’il vous plaît, répliqua M. Tetterby. Vous ne m’y reprendrez plus... je vous prie de le croire... Je suis devenu plus sage...

– Bah ! plus sage ! vraiment ! dit mistress Tetterby. Et... êtes-vous devenu meilleur ?

Cette question révélait un certain trouble dans le cœur de mistress Tetterby. Son mari se mit à ruminer d’un air découragé, puis passa et repassa la main sur son front.

– Meilleur ! murmura mistress Tetterby. Je ne sache pas que l’un de nous soit meilleur, ou plus heureux... Ah ! vous croyez être devenu meilleur ?

M. Tetterby alla droit au paravent, et promena son doigt dessus, jusqu’à ce qu’il eût trouvé certain paragraphe dont il était en quête.

– Voici qui était ordinairement goûté par la famille, si j’ai bonne mémoire, dit Tetterby d’un ton morne et stupide. Voici qui les faisait ordinairement pleurer et les rendait sages, lorsqu’il s’élevait entre eux le moindre débat... Oui, ceci les attendrissait autant que l’histoire du rouge-gorge dans le bois. « Une horrible détresse : Hier un petit homme, tenant un baby dans ses bras, et entouré d’une demi-douzaine d’enfants déguenillés, et tous évidemment affamés, comparut devant le digne magistrat et fit le récit suivant... » Au fait ! ajouta M. Tetterby en discontinuant de lire : en quoi cela peut-il nous intéresser ?

– Comme il a l’air vieux et laid, dit mistress Tetterby en considérant son mari. Je n’ai jamais vu pareil changement chez un homme. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quel sacrifice !

– De quel sacrifice parlez-vous ? demanda brutalement le mari.

Mistress Tetterby hocha la tête et, au lieu de répondre, elle souleva une véritable tempête autour du baby, tant furent violentes les secousses qu’elle imprima soudainement au berceau.

– Si vous entendez dire que votre mariage a été un sacrifice, ma bonne femme... dit le mari.

J’entends dire cela, repartit la femme.

– Eh bien ! moi, poursuivit M. Tetterby d’un ton non moins aigre, non moins bourru ; j’entends dire qu’il y a deux manières d’envisager cette affaire ; j’entends dire que c’est moi qui ai été le sacrifice, et je souhaiterais que le sacrifice n’eût pas été accepté.

– Je le souhaiterais aussi de tout mon cœur et de toute mon âme, Tetterby, je vous l’assure, dit la femme.

– Je ne sais pas, en vérité, murmura le mari, ce que j’ai vu de si beau en elle ; si jamais il y a eu quelque chose de beau... En tout cas, il n’en reste rien à présent. C’est ce que je me disais hier soir, au coin du feu, après le souper. Elle est énorme, elle se fait vieille ; enfin, il n’y a pas de comparaison entre elle et la plupart des autres femmes.

– Il a l’air épais et commun, murmura mistress Tetterby ; il est petit, il commence à se voûter et sa tête se dégarnit d’une façon désolante.

– Il faut que j’aie été quasi fou, lorsque je l’ai prise, grommela M. Tetterby.

– En vérité, j’étais folle ; autrement je ne pourrais m’expliquer mon choix, dit sentencieusement mistress Tetterby.

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’ils se mirent à table pour déjeuner. Les petits Tetterbys n’étaient pas habitués à considérer ce repas au point de vue d’une occupation sédentaire ; ils s’y livraient au contraire, en dansant ou en trottant, si bien qu’elle ressemblait à quelque solennité chez les sauvages. Tantôt ils brandissaient leurs tartines de beurre, en poussant des cris aigus ; tantôt, s’élançant hors de la chambre, ils allaient faire un temps de course dans la rue, puis revenaient à la maison, et s’exerçaient à sauter à pieds joints les degrés de la porte.

Dans la circonstance actuelle, les petits Tetterbys eurent la fantaisie de se disputer avec acharnement le pot au lait coupé d’eau placé sur la table pour le commun usage, et leur ambitieuse rivalité avait soulevé de si violentes colères, que le seul fait de cette lutte déplorable constituait un véritable outrage à la mémoire du Dr Watts. M. Tetterby ayant pris le parti de mettre à la porte tous les acteurs de ce drame, le silence enfin se rétablit ; encore fut-il troublé quelques instants après par Johnny qui, rentré subrepticement dans la chambre, s’empara du pot au lait dans lequel il se mit à souffler comme un ventriloque, tant sa précipitation était indécente et rapace.

– Ces enfants finiront par me faire mourir de chagrin ! s’écria mistress Tetterby, après avoir banni le coupable. Et je désire que ce soit le plus promptement possible.

– Les pauvres gens comme nous ne devraient pas avoir d’enfants du tout, dit M. Tetterby, ils ne nous donnent aucune satisfaction.

En ce moment il tenait à la main la tasse que mistress Tetterby avait grossièrement poussée vers lui, et mistress Tetterby portait la sienne à ses lèvres, lorsqu’ils s’arrêtèrent tous deux, comme s’ils eussent été foudroyés.

– Mère ! cria Johnny qui entra dans la chambre en courant, père ! voici mistress William qui descend la rue pour venir ici !

Et si jamais, depuis que le monde existe, un petit garçon prit un baby dans son berceau avec les précautions habituelles à une vieille nourrice, et l’apaisa, le caressa plus tendrement, et l’emporta joyeusement d’un pied mal assuré... Johnny fut ce petit garçon-là ; et Moloch fut ce baby, lorsque tous deux ils sortirent de la chambre l’un portant l’autre.

M. Tetterby posa sa tasse sur la table ; mistress Tetterby posa la sienne... M. Tetterby se frotta le front ;... Mistress Tetterby frotta le sien... Le visage de M. Tetterby commença à s’épanouir et à rayonner... celui de mistress Tetterby commença à s’épanouir et à rayonner.

– Dieu me pardonne ! dit mentalement M. Tetterby, à quels mauvais sentiments j’ai donné cours ? Que s’est-il passé d’extraordinaire en moi ?

– Comment ai-je pu le maltraiter encore après tout ce que j’ai dit et ressenti hier soir ! murmura mistress Tetterby en sanglotant et en portant son tablier à ses yeux.

– Je suis une brute ! s’écria M. Tetterby, et je me demande s’il y a encore quelque chose de bon en moi !... Sophie ! ma petite femme !

– Dolphus, mon ami !... répondit mistress Tetterby.

– J’ai... j’ai été dans une situation d’esprit dont le souvenir m’accable, Sophie !

– Oh ! ce n’est rien en comparaison de mes injustices, Dolf, répliqua mistress Tetterby en laissant éclater un violent désespoir.

– Ma Sophie !... calmez-vous. Je ne me pardonnerai jamais ma conduite... Je dois avoir presque brisé votre cœur, je le sais...

– Non, Dolf, non. C’était moi ! moi ! répondit mistress Tetterby d’une voix entrecoupée de sanglots.

– Ma petite femme !... allons !... ne pleurez pas !... Vos nobles sentiments m’accablent de remords... Sophie !... ma chère !... si vous saviez ce que je pensais !... Je vous en ai dit beaucoup ; eh bien ! je ne vous ai pas tout dit. Ah ! ma petite femme ! si vous saviez ce que je pensais !...

– Oh ! non, Dolf !... non, mon ami !

– Sophie, continua M. Tetterby, je veux tout vous révéler. Ma conscience ne me laissera pas en repos tant que je n’aurai point parlé. Ma petite femme...

– Mistress William n’est plus qu’à deux pas d’ici ! cria Johnny en se montrant à la porte.

– Ma petite femme, balbutia M. Tetterby en se cramponnant à deux mains au dossier de sa chaise, je me demandais comment j’avais pu vous admirer jamais. J’oubliais les précieux enfants que vous m’avez donnés, et je pensais que votre taille n’était pas aussi mince que je l’aurais pu désirer... Je... je ne me souvenais plus, continua-t-il avec un accent de profond repentir, des ennuis auxquels vous avez été exposée pour m’avoir épousé, quand peut-être vous en eussiez été presque exempte avec un autre mari, meilleur et plus heureux que moi (et ce mari-là n’eût pas été bien difficile à trouver !). Ce n’est pas tout, et je vous accusais d’avoir un peu vieilli, pendant les dures années que vous m’avez rendues moins lourdes à supporter. Vous ne pouvez croire que de telles pensées me soient venues, n’est-ce pas, ma petite femme ? Moi-même je ne puis croire...

Tout en riant et en pleurant avec une sorte de frénésie, mistress Tetterby prit et garda dans ses mains la tête de son mari.

– Oh ! Dolf ! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse d’apprendre que vous avez eu de semblables pensées. Oh ! oui, bien heureuse ! car j’ai pensé, moi, que vous aviez une figure commune, Dolf ; et c’est la vérité, mon ami, mais peu m’importe que vous ayez la figure la plus commune du monde à mes yeux, pourvu que ces yeux soient fermés par vos mains... J’ai pensé que vous étiez petit, et c’est la vérité mais, précisément à cause de cela, je ferai beaucoup de cas de vous, et je ferai de vous plus de cas encore parce que j’aime mon mari. J’ai pensé que votre dos commençait à se voûter ; il se voûte en effet, mais vous vous appuierez sur moi, et je vous soutiendrai de mon mieux. J’ai pensé que vous aviez l’air épais, mais c’est l’air de la famille, et celui-là est le plus pur et le meilleur de tous... Oh ! Dolf que Dieu nous le rende de plus en plus cher !

– Hurrah ! Voici mistress William ! cria Johnny.

Elle entra en effet, escortée de tous les enfants qui tous l’embrassèrent, puis embrassèrent le baby, ainsi que leur père et leur mère. Enfin, n’ayant plus personne à embrasser, ils s’embrassèrent entre eux en dansant et en sautant d’un air triomphant autour de mistress William.

M. et mistress Tetterby ne firent pas un moins chaud accueil à la jeune femme, vers laquelle ils se sentaient irrésistiblement attirés, ainsi que les enfants ; ils s’élancèrent à sa rencontre, lui baisèrent les mains, ne sachant comment lui témoigner suffisamment leur allégresse et leur enthousiasme. Elle était pour eux le bon génie du foyer domestique, le génie du bien, de la tendresse et de tous les sentiments généreux.

– Vous êtes donc tous bien joyeux de me voir par cette belle matinée de Noël ? dit Milly en joignant les mains avec une expression de douce surprise. Oh ! que je suis heureuse !

Et les cris de joie des enfants, et les baisers, et les sauts, et les danses de recommencer de plus belle, autour de la jeune femme.

– Quelles délicieuses larmes vous me faites répandre, dit-elle ; comment ai-je mérité tous ces témoignages d’estime et d’affection !... Qu’ai-je donc fait pour être si tendrement aimée !...

– Qui donc ne vous aime pas ? cria M. Tetterby.

– Qui donc ne vous aime pas ? cria mistress Tetterby.

– Qui donc ne vous aime pas ? répétèrent tous les enfants en chœur d’allégresse.

Puis ils se groupèrent autour d’elle, collant leurs visages roses contre ses vêtements, sans pouvoir se lasser de les baiser et de les toucher avec la même idolâtrie qu’ils avaient pour sa personne.

– Jamais je ne me suis sentie plus émue, dit mistress William en essuyant ses yeux, et la voix me manque pour vous dire ce qui m’amène près de vous... Figurez-vous que, dès le lever du soleil, M. Redlaw est venu me trouver et, me témoignant autant de tendresse que si j’eusse été sa fille chérie, il me supplia d’aller voir avec lui le frère de William, le pauvre George, qui est bien malade. Nous partîmes ensemble et tout le long du chemin M. Redlaw se montra pour moi si bon, si affectueux, il parut avoir en moi tant de confiance et d’espoir, que je ne pus m’empêcher de pleurer de plaisir.

« En arrivant à la maison, nous rencontrâmes sur le seuil de la porte une femme (quelqu’un, je le crains, l’avait cruellement battue) qui me prit par la main et me bénit à mon passage.

– Elle a eu raison ! dit M. Tetterby.

Mistress Tetterby et tous les enfants répétèrent à l’unisson :

– Elle a eu raison !

– Mais ce n’est pas tout, reprit Milly. Nous montons l’escalier, et nous entrons dans la chambre. Aussitôt le malade qui, depuis de longues heures, était opiniâtrement resté silencieux et immobile, se lève sur son séant ; puis, fondant en larmes et me tendant les bras, il s’écrie qu’il a mené bien longtemps une vie coupable, mais qu’il est sincèrement repentant et qu’il déplore son passé, dont la détestable image se présente à ses yeux trop longtemps couverts d’un nuage épais. Il me conjure de demander à son pauvre vieux père son pardon, sa bénédiction, et de dire une prière au chevet du lit.

En me voyant prier, M. Redlaw s’unit à moi avec une telle ferveur, et remercia le ciel et moi-même d’une voix si touchante, que mon cœur fut débordé par l’émotion, et que j’allais éclater en sanglots si le malade ne m’eût rappelée à moi-même en me suppliant de m’asseoir près de lui. Lorsque je fus assise, il prit ma main entre ses mains et s’assoupit peu à peu. Alors seulement, je retirai ma main, qui fut aussitôt remplacée par celle de M. Redlaw, pour que le malade ne s’aperçût pas de mon départ, car j’avais hâte de venir vous voir... Ô mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta la jeune femme en sanglotant, que je suis heureuse ! que je suis heureuse !...

Tandis qu’elle parlait, Redlaw était entré dans la chambre, et après s’être un instant arrêté pour contempler le groupe au centre duquel était Milly, il avait monté silencieusement l’escalier. En ce moment, le jeune étudiant passa rapidement près de Redlaw, descendit dans la chambre et courut se précipiter aux genoux de Milly.

– Ô vous, la meilleure et la plus aimable des créatures, s’écria-t-il en saisissant la main de la jeune femme, pardonnez ma cruelle ingratitude !

– Encore quelqu’un qui m’aime !... C’est à en mourir de bonheur ! dit Milly avec une adorable naïveté.

L’accent plein d’innocence et de simplicité avec lequel elle prononça ces mots, tandis qu’elle posait les mains sur ses yeux humides d’attendrissement, était on ne peut plus touchant.

– Je n’étais plus moi-même, continua l’étudiant. J’ignore la cause du désordre qui avait envahi mon cœur et mon esprit... Peut-être était-ce ma maladie... Enfin, j’étais fou ; mais je ne le suis plus, et à mesure que je parle, je me sens renaître entièrement à la vie... Je viens d’entendre les enfants prononcer votre nom ; et à ce seul nom, le nuage qui couvrait mon esprit s’est aussitôt dissipé. Oh ! ne pleurez pas !... chère Milly ; si vous pouviez lire dans mon cœur... si seulement vous saviez de quelle affection, de quelle gratitude profonde il est pénétré pour vous, non, vous ne voudriez plus pleurer, car vos larmes me rappellent mon odieuse conduite à votre égard.

– Non, non, dit Milly, mes larmes ne vous accusent pas, car ce sont des larmes de joie, et je me demande comment vous avez pu songer seulement à me prier de vous pardonner pour si peu... Et pourtant vous me rendez bien heureuse !

– Vous reviendrez, n’est-ce pas, et vous finirez mes petits rideaux ? dit l’étudiant.

– Non, répliqua Milly en essuyant ses larmes, et en hochant la tête ; désormais, vous ne vous soucierez guère de mon ouvrage.

– Est-ce me pardonner que me parler ainsi ?

Milly tira le jeune homme à l’écart, et lui dit tout bas à l’oreille :

– Il est arrivé des nouvelles de chez vous, monsieur Edmund.

– Des nouvelles ?... Que voulez-vous dire ?

– Oui, des nouvelles... Soit que le silence que vous avez gardé pendant votre maladie ait inspiré de l’inquiétude, soit qu’on ait eu quelque soupçon de la vérité, en observant l’altération de votre écriture dans les lettres que vous avez écrites dès les premiers jours de votre convalescence... Toujours est-il que... Mais, vous sentez-vous la force de supporter toute espèce de nouvelle, pourvu qu’elles ne soient pas trop mauvaises ?

– Oui, parlez.

– Eh bien ! quelqu’un est arrivé ! répondit Milly.

– Est-ce ma mère ? demanda l’étudiant, en jetant involontairement les yeux sur Redlaw, qui venait de descendre l’escalier.

– Chut ! fit Milly. Non, ce n’est pas votre mère.

– Ce ne peut être une autre personne.

– En vérité ? répliqua Milly. En êtes-vous bien sûr ?

– Ce n’est pas...

Milly l’interrompit brusquement en lui mettant la main sur la bouche.

– Si... c’est elle ! dit Milly. Cette jeune dame... Elle ressemble bien à la miniature que j’ai vue chez vous, monsieur Edmund ; mais elle est beaucoup plus jolie... Cette jeune dame, ne pouvant plus longtemps supporter l’incertitude où vous la laissiez, a pris le parti de venir elle-même chercher de vos nouvelles, et elle est arrivée, hier soir, accompagnée d’une petite servante. Comme vos lettres étaient toujours datées du collège, c’est là qu’elle est allée vous demander, et je l’ai vue, ce matin, avant la visite de M. Redlaw... Elle aussi, monsieur Edmund, ajouta Milly, elle aussi a de l’affection pour moi... Que je suis heureuse ! Encore une personne qui m’aime !

– Ce matin, dites-vous ?... Où est-elle en ce moment ? demanda l’étudiant.

– En ce moment, répondit Milly en approchant ses lèvres de l’oreille du jeune homme, en ce moment, elle est dans ma petite chambre de la loge, et elle vous attend.

Edmund pressa la main de Milly et s’élança pour sortir, mais elle le retint.

– M. Redlaw est bien changé, dit-elle, et il m’a avoué, ce matin, que sa mémoire était très affaiblie... Ayez beaucoup de ménagements pour lui, monsieur Edmund ; il en a besoin, de la part de nous tous.

Le jeune homme lui assura, par un regard, qu’il tiendrait compte de la recommandation et, comme en sortant de la chambre il passa devant le chimiste, il s’empressa de le saluer avec le plus profond respect.

Redlaw rendit le salut courtoisement, humblement même, et suivit des yeux l’étudiant. Puis il appuya son front sur ses mains en paraissant chercher dans son esprit quelque souvenir perdu... Mais ce souvenir ne se retrouvait plus.

Grâce à l’influence de la musique, et depuis la réapparition du fantôme, le changement durable qui s’était opéré chez Redlaw lui permit de comprendre à cette heure toute l’étendue de sa perte et de déplorer sa propre condition, en la comparant à la condition naturelle des personnes qui l’entouraient.

Frappé de ce contraste, il parvint à réveiller en son cœur les sentiments de sympathie que, naguère, il éprouvait pour ses semblables. En même temps, il ressentit une impression adoucie de son infortune, comme il arrive aux vieillards dont les facultés intellectuelles sont affaiblies sans les condamner cependant, pour surcroît de malheur, à l’insensibilité et au complet oubli de leurs infirmités.

Redlaw sentit que, tandis qu’il réparait peu à peu, par l’intermédiaire de Milly, le mal qu’il avait fait, et à mesure qu’il entrait en communion de plus en plus intime avec elle, une révolution s’opérait en lui. Ce sentiment, et l’affection que lui inspirait la jeune femme, lui firent comprendre qu’il était sous sa dépendance absolue, et qu’elle seule pouvait lui servir de soutien dans son affliction. Mais nulle autre espérance n’avait lui dans son âme.

Milly le tira de ses réflexions en lui proposant d’aller rejoindre le vieillard et William. Avec le plus grand empressement, Redlaw prit le bras de Milly et l’accompagna... À cette heure, l’homme supérieur par son expérience, le savant qui savait pénétrer les secrets les plus cachés de la nature, témoignait une si grande déférence à cette jeune femme à l’intelligence naïve, à l’esprit inculte, que leurs positions semblaient être interverties... On eût dit qu’elle possédait la science et que lui ne savait rien.

Au moment où il se disposait à sortir de la maison avec Milly, il vit les enfants se presser autour d’elle et la couvrir de caresses... Il entendit leurs rires éclatants et leurs voix joyeuses... il contempla les radieuses figures formant autour de lui comme une guirlande de fleurs... il fut témoin des marques d’affection si cordialement prodiguées à Milly par les parents... Il respira l’air de leur pauvre demeure, où la paix était revenue... Il pensa au souffle mortel qu’il y avait répandu, et qui aurait pu y exercer des ravages, sans l’intervention de Milly... Était-il donc surprenant que Redlaw lui témoignât une déférence si grande, et qu’il se serrât contre le cœur de la douce créature ?

En entrant dans la loge, ils aperçurent le vieillard assis dans son fauteuil, au coin de la cheminée, les yeux fixés sur le plancher, tandis que William, adossé contre le mur, à l’autre coin du foyer, regardait attentivement son père.

Lorsque Milly se montra sur le seuil de la porte, tous deux tressaillirent et tournèrent aussitôt vers elle des visages illuminés par la joie.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! les voilà aussi contents que tous les autres de me revoir ! s’écria Milly qui s’arrêta court et battit des mains dans son transport de joie. Oui, en voici encore deux !

Contents de la revoir ! Oh ! ce mot rendait bien faiblement ce qu’ils éprouvaient !... Elle se précipita dans les bras de son mari tout grands ouverts pour la recevoir, et il lui eût été bien doux de la garder ainsi, la tête appuyée sur son épaule, durant toute cette courte journée d’hiver ; mais le vieillard ne pouvait se passer de Milly. Lui aussi ouvrit ses bras pour la recevoir et, à son tour, il la pressa sur son cœur.

– Eh bien ! qu’est donc devenue ma douce Minette pendant tout ce temps ? dit le vieillard. Elle a fait une bien longue absence, et je m’aperçois qu’il m’est impossible de me passer d’elle. Je... où est mon fils William ?... Il me semble que je sors d’un rêve, William.

– C’est ce que je me dis, père, répondit William. Moi aussi j’ai fait, je crois, une sorte de vilain rêve... Comment allez-vous, père ?... Allez-vous passablement ?

– Je me sens brave et fort, mon garçon, répliqua le vieillard.

Et il y avait véritablement plaisir à voir M. William donnant des poignées de main à son père, le frappant affectueusement sur le dos, et enfin lui prodiguant mille caresses, comme s’il n’eût su qu’inventer pour lui témoigner sa tendresse et sa sollicitude.

– Quel homme étonnant vous êtes, mon père !... Comment allez-vous, père ?... Vous sentez-vous réellement en bonnes dispositions, hein ? dit William en donnant au vieillard une nouvelle poignée de main, une autre tape amicale sur le dos, et en lui prodiguant de nouvelles caresses.

– Je ne me suis jamais senti plus fort et plus dispos de ma vie, mon garçon.

– Quel homme étonnant vous êtes, père ! Mais, c’est exactement comme cela, dit William avec enthousiasme. Quand je pense à toutes les épreuves que mon père a traversées, à toutes les chances, à tous les chagrins qu’il a supportés durant le cours de sa longue carrière... Quand je pense aux nombreuses années entassées sur sa tête blanchie... il me semble que je ne saurais jamais faire assez pour honorer le vieux gentleman, et rendre sa vieillesse heureuse. Comment allez-vous, père ? Vous sentez-vous réellement bien, hein ?

Et M. William ne se serait point lassé de réitérer ses questions, de donner à son père des poignées de main, des tapes amicales sur le dos, et de lui prodiguer ses caresses, si le vieillard ne s’était aperçu de la présence du chimiste qu’il n’avait pas encore remarqué.

– Je vous demande pardon, monsieur Redlaw, dit Philip, mais je ne vous savais pas ici... autrement, je ne me serais pas mis si fort à mon aise. Cela me rappelle, monsieur Redlaw, que je vous ai vu dans cette même loge, par une belle matinée de Noël, au temps où vous étiez vous-même un simple étudiant, mais si studieux que, même pendant les fêtes de Noël, c’était à peine si vous quittiez votre bibliothèque... Ha ! ha !... je suis assez heureux pour me souvenir de ce temps-là... et je me le rappelle à merveille, je vous l’assure, bien que j’aie quatre-vingt-sept ans... Vous souvenez-vous de ma pauvre femme, monsieur Redlaw ?

– Oui, répondit le chimiste.

– Oh ! reprit le vieillard, c’était une chère créature ! Je me rappelle que, certain jour de Noël, vous vîntes ici, dans la matinée, avec une jeune dame ; je vous demande pardon, monsieur Redlaw, mais je crois que c’était une sœur à laquelle vous étiez bien tendrement attaché ?

Redlaw regarda le vieillard en hochant la tête.

– Oui, j’avais une sœur, répondit-il d’un air distrait.

Il s’arrêta court... Ses souvenirs n’allaient pas plus loin.

– Par une belle matinée de Noël, poursuivit le vieillard, vous vîntes avec elle ici... Tout à coup, la neige commença à tomber, et ma femme engagea la jeune dame à venir s’asseoir près du feu qui flamboyait toujours à Noël, dans ce qui était autrefois notre grande salle de banquets... J’étais là, et je me rappelle que, tandis que j’attisais la flamme pour réchauffer les petits pieds de la jeune dame, celle-ci lut à haute voix l’inscription qui se trouve au-dessus du portrait : « Seigneur, conservez-moi la mémoire ! » La jeune dame et ma femme se mirent à causer à propos de cette inscription... et j’éprouve un sentiment étrange en songeant à cette heure, à ce qu’elles dirent toutes deux... Toutes deux, en apparence, si éloignées de la mort... Elles dirent que c’était une bonne prière, et qu’elles ne manqueraient pas de la réciter avec ferveur pour ceux qu’elles aimaient le mieux, si Dieu les retirait de bonne heure de ce monde... « Pour mon frère », dit la jeune femme ; « Pour mon mari », dit ma pauvre femme : « Seigneur, conservez-lui la mémoire et faites qu’il ne m’oublie pas ! »

Des larmes plus amères que toutes celles qu’il avait répandues en sa vie inondèrent le visage de Redlaw.

Mais Philip, entièrement absorbé par son récit, ne s’était pas encore aperçu de l’effet que ses paroles avaient produit sur Redlaw : il n’avait pas non plus remarqué l’anxiété de Milly, qui s’était vivement efforcée, par des signes, de lui faire comprendre qu’il devait s’arrêter.

Enfin, remarquant les pleurs de l’un et les signes de l’autre, il cessa de parler.

– Philip ! dit le chimiste en posant la main sur l’épaule du vieillard, je suis un homme sur qui la main de la Providence s’est appesantie lourdement... Vous me parlez, mon ami, de choses que je ne puis me rappeler, car ma mémoire s’en est allée...

– Ciel miséricordieux ! s’écria le vieillard.

– J’ai perdu le souvenir de mes souffrances, de mes chagrins et du mal qui m’a été fait, dit le chimiste ; et en perdant ce souvenir, j’ai perdu tout ce que l’homme aime à se rappeler !

À voir le vieux Philip ému de compassion pour Redlaw, rouler près de lui son grand fauteuil en l’invitant à s’y asseoir... à contempler sur la physionomie du vieillard l’expression de sa profonde sympathie pour la grande infortune de Redlaw... on eût appris, à un certain degré, combien de tels souvenirs sont précieux dans la vieillesse.

En ce moment, l’enfant qui, la veille, avait servi de guide au chimiste, entra dans la loge et se précipita vers Milly.

– L’homme est là, à côté, dit-il, je n’ai pas besoin de lui.

– Quel homme ? que veut-il dire ? demanda William.

– Chut ! fit Milly.

Obéissant comme d’habitude au moindre signe de la jeune femme, William et son père sortirent discrètement de la chambre sans attirer l’attention de Redlaw qui appela près de lui l’enfant.

– J’aime mieux la femme, répondit ce dernier en s’attachant aux vêtements de Milly.

– Vous avez raison, dit Redlaw avec un sourire plein de mélancolie. Mais n’ayez point peur de vous approcher de moi... Je suis maintenant animé de meilleures dispositions, et pour vous plus que personne au monde, pauvre enfant !

Celui-ci se tint à l’écart pendant quelques instants encore ; mais cédant aux instances de la jeune femme il consentit enfin à s’approcher de Redlaw, et même à s’asseoir à ses pieds.

Redlaw mit une main sur l’épaule de l’enfant, en jetant sur lui des regards de tendre compassion, il tendit son autre main à Milly, qui la saisit aussitôt.

– Monsieur Redlaw, dit-elle après un moment de silence, puis-je vous parler ?

– Oui, répondit-il en fixant les yeux sur elle. Votre voix et la musique sont mêmes choses pour moi.

– Puis-je vous demander quelque chose ?

– Ce qu’il vous plaira.

– Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier soir, lorsque je suis allée frapper à votre porte ? Je vous ai parlé d’un de vos amis qui était sur le point de commettre un suicide.

– Oui, je crois me souvenir, répliqua le chimiste avec une certaine hésitation.

– Comprenez-vous cela ?

Redlaw passa sa main sur les cheveux de l’enfant, et regarda la jeune femme d’un air distrait.

– J’ai fini par retrouver la personne en question, continua Milly de sa voix douce et claire. Je suis retournée dans la maison où vous avez vu le malade et, grâce à Dieu, j’y ai rencontré cette personne... Heureusement je suis arrivée à temps... Quelques instants de plus, il eût été trop tard...

Redlaw cessa de caresser l’enfant et serra la main de Milly, qui répondit à cette pression par une étreinte non moins éloquente que son regard.

– L’ami dont je vous parle, ajouta-t-elle, est le père de M. Edmund, ce jeune homme que nous venons de quitter. Son véritable nom est Langford. Vous rappelez-vous ce nom ?

– Je me le rappelle.

– Et l’homme ?

– Non... A-t-il jamais eu des torts envers moi ?

– Oui !

– Oh !... Alors il n’y a plus d’espoir... il n’y a plus d’espoir !...

À ces mots, Redlaw hocha tristement la tête et pressa de nouveau la main de la jeune femme, comme pour faire un muet appel à sa commisération.

– Je ne suis pas allée chez M. Edmund hier soir, reprit Milly. Voulez-vous m’écouter avec autant d’attention que si vous n’aviez rien oublié ?

– J’écoute attentivement chacune de vos paroles.

– Je ne suis pas retournée chez M. Edmund, d’abord parce que je ne savais pas encore que votre ancien ami fût le père de ce jeune homme, et puis, parce que je redoutais pour celui-ci, dans l’état de faiblesse où se il trouve par suite de sa maladie, l’effet d’une semblable nouvelle. Je ne la lui ai pas encore apprise, mais c’est par un autre motif...

« Votre ancien ami est depuis longtemps séparé de sa femme... et cette séparation date presque des premières années de son fils. Je tiens ces détails de votre ami lui-même. Oui, il a abandonné ce qu’il devait aimer le plus au monde... Depuis cette époque, il est peu à peu tombé si bas que...

S’interrompant brusquement, Milly sortit de la loge en courant, mais pour y rentrer un moment après, accompagnée de l’individu dont l’aspect misérable avait attiré l’attention de Redlaw, la veille au soir.

– Vous me connaissez ? demanda le chimiste.

– Je serais heureux... et cette expression ne m’est pas habituelle, répondit le nouveau venu, je serais heureux de pouvoir répondre que je ne vous connais pas.

Redlaw considéra cet homme si honteusement déchu, si dégradé, en s’efforçant, mais en vain, de deviner les rapports qui pouvaient exister entre eux deux, et sans doute il aurait longtemps poursuivi ses réflexions, si Milly n’eût détourné son attention et ses regards, en reprenant la position qu’elle occupait près de lui avant de sortir de la loge.

– Voyez dans quelle condition misérable il est tombé ! dit tout bas la jeune femme en étendant son bras vers le nouveau venu, sans cesser de regarder le chimiste. Si vous pouviez vous souvenir de tout ce qui a rapport à cet homme, ne seriez-vous pas ému de compassion à la vue d’un ancien ami réduit à une pareille extrémité ?

– Cette pensée, répondit le chimiste, exciterait ma compassion... je l’espère... je le crois.

Cependant ses regards, un instant fixés sur l’homme qui se tenait debout près de la porte, se reportèrent précipitamment sur Milly, qu’il contempla dans une sorte d’extase, comme s’il cherchait à puiser quelque renseignement dans chaque note de sa voix, dans chaque rayonnement de ses yeux.

– Je n’ai pas d’instruction, et vous en avez beaucoup, dit Milly ; je n’ai pas l’habitude de réfléchir, tandis que vous réfléchissez toujours... Mais voulez-vous me permettre de vous dire pourquoi il me semble profitable de se souvenir du mal qui nous a été fait ?

– Oui.

– C’est pour que nous le puissions pardonner.

– Dieu puissant ! s’écria le chimiste en levant les yeux au ciel, pardonnez-moi, car j’ai rejeté un de vos dons les plus précieux.

– Et si la mémoire vous est rendue, ajouta Milly, comme nous l’espérons et le demandons au ciel, ne serez-vous pas bien heureux de vous rappeler en même temps le mal qui vous a été fait, et le pardon accordé par vous ?

Comme précédemment, les regards du chimiste se tournèrent un instant vers l’homme qui se tenait debout à la porte ; mais ils se concentrèrent de nouveau sur le visage de la jeune femme, et il lui sembla qu’un rayon de plus vive clarté, se détachant de ce radieux visage, se reflétait dans son esprit.

Milly continua :

– Il ne peut retourner sous le toit qu’il a déserté... Il ne songe même pas à y retourner... Il sait qu’il n’apporterait que la honte et de nouveaux chagrins à ceux qu’il a si cruellement traités... Il sait que la meilleure réparation qu’il leur puisse accorder, c’est de les éviter... Eh bien ! une petite somme d’argent prudemment employée le mettrait à même de partir pour quelque contrée lointaine où il lui serait loisible de vivre honnêtement, et de réparer dans les limites de ses forces, tout le mal qu’il a fait... Ce serait assurément le plus grand service qu’on pût rendre à son fils et à la malheureuse femme qui l’a épousé... Et pour lui, perdu de réputation, d’esprit et de corps, ce serait le salut, peut-être !...

Redlaw prit entre ses mains la tête de la jeune femme et la couvrit de baisers ; puis, il dit d’une voix émue :

– Cela sera fait ; mais je voudrais que ce fût fait par vous, en secret et sans nul retard... Dites aussi à cet homme que je lui pardonnerais de bon cœur si j’étais assez heureux pour me souvenir de ses torts envers moi.

Milly tourna son radieux visage du côté de l’homme déchu pour lui faire comprendre que sa médiation avait été favorablement accueillie. Celui-ci fit un pas en avant et, sans lever les yeux, adressa ces paroles à Redlaw

– Vous êtes si généreux... ne l’avez-vous pas été toute votre vie !... que vous vous efforcez de bannir de votre esprit toute idée de ressentiment, à la vue du spectacle qui s’offre à vos yeux... Quant à moi, Redlaw, je ne chercherai point à oublier... Croyez-moi, si vous pouvez me croire encore.

Le chimiste supplia Milly, par un geste, de se rapprocher de lui plus près encore, et sembla chercher dans ses yeux l’explication des paroles qu’il entendait.

– Je suis un trop grand coupable, continua l’homme, pour essayer d’atténuer mes torts, et le souvenir de mon passé est trop profondément gravé dans mon esprit pour que j’ose implorer mon pardon... Tout ce que je puis vous dire, c’est que, depuis le jour où j’ai commencé à me dégrader en trahissant votre confiance, je ne me suis plus arrêté dans la mauvaise voie...

Redlaw tourna vers l’homme des regards attristés. On eût dit qu’il commençait à reconnaître celui qui lui parlait.

– J’aurais été peut-être un autre homme, et ma vie eût été bien différente si j’avais évité ce premier pas si fatal... Je dis peut-être... car je ne cherche pas à me disculper... Votre sœur vit tranquille et plus heureuse qu’elle n’eût vécu avec moi, lors même que je serais resté tel que vous me croyiez... tel que je me supposais moi-même autrefois.

Redlaw fit un geste soudain, comme pour mettre un terme à ce récit, mais l’homme continua :

– Je parle comme si je sortais de la tombe... J’aurais en effet creusé ma propre tombe, la nuit dernière, sans l’appui tutélaire de l’ange qui se tient à vos côtés.

– Lui aussi ! lui aussi, il m’aime, murmura Milly d’une voix pleine de larmes.

L’homme ajouta :

– Je n’aurais pas eu le courage de me présenter devant vous hier... non, pour rien au monde... mais, aujourd’hui, le souvenir de ce qui s’est passé entre nous deux est si cruellement poignant, et se présente à mon esprit... je ne sais pourquoi... sous des couleurs si consolantes que j’ai osé, grâce aux exhortations de cette jeune femme, venir près de vous pour recevoir vos bienfaits, vous remercier et vous conjurer, Redlaw, d’être pour moi, à votre dernière heure, aussi compatissant dans vos pensées que vous l’êtes dans vos actions.

Il se tourna du côté de la porte, mais il s’arrêta encore un moment avant de sortir.

– Mon fils, je l’espère, partagera l’affection que vous avez pour sa mère, et s’en montrera digne... Hélas ! je ne le reverrai plus, à moins que ma vie ne soit longue encore, et que je n’aie le temps de racheter mon passé !

Avant de sortir, il leva, pour la première fois, les yeux sur Redlaw qui, le regardant fixement, lui tendit machinalement la main... L’homme accourut aussitôt... effleura cette main avec ses deux mains, puis courbant la tête sur sa poitrine, il sortit lentement.

Milly le conduisit silencieusement jusqu’à la grille, et le chimiste se laissa tomber sur le fauteuil en se couvrant le visage de ses mains. Quelques instants après, Milly rentra dans la loge avec son beau-père et son mari, qui, tous deux, témoignaient un vif intérêt pour la situation de Redlaw. En voyant l’attitude qu’il avait prise depuis quelques instants, Milly s’avança sans bruit près de lui, tout en faisant signe à William et au vieux Philip de garder le silence. Elle alla s’agenouiller près du fauteuil et se mit à habiller l’enfant avec de chauds vêtements.

– C’est exactement comme cela... et c’est ce que je dis toujours, père ! s’écria M. William dans son admiration pour sa femme. Il y a dans le cœur de mistress William des sentiments maternels qui doivent avoir et qui auront leur cours.

– Oui, oui, répondit le vieillard, vous avez raison... mon fils William a raison.

– Il est assurément fort heureux pour nous, chère Milly, dit tendrement M. William, que nous n’ayons pas d’enfants à nous appartenant ; et cependant, je regrette parfois que vous n’en ayez pas un à aimer, à chérir. Quelles brillantes espérances nous avions bâties sur l’avenir de celui que nous avons perdu, ou plutôt qui n’a jamais vécu !... Depuis ce temps, Milly, vous êtes devenue calme comme une sainte.

– Le souvenir de cet enfant me rend bien heureuse, cher William, répondit-elle. J’y pense tous les jours.

– Oh ! je le craignais !

– Ne dites pas que vous craigniez ce souvenir, car il est bien consolant pour moi... Il me dit tant de choses !... l’innocent enfant qui n’a pas vécu sur terre est un ange pour moi, William.

– Et vous, répliqua affectueusement M. William, vous êtes un ange pour mon père et pour moi... Voilà ce que je sais.

– Quand je pense, dit Milly, à toutes les espérances que nous avions conçues pour son avenir ; quand je me rappelle combien de fois je me suis représenté la petite figure souriante de cet enfant qui n’a reposé qu’un seul jour sur mon sein, et ses deux yeux levés vers les miens... il me semble éprouver une sympathie plus grande pour toutes les honnêtes espérances qui ont été déçues... Lorsque je vois un bel enfant dans les bras d’une mère idolâtre, je me surprends à l’aimer en songeant que mon enfant aurait pu ressembler à celui-là et qu’il aurait pu faire battre mon cœur d’orgueil et de joie.

Redlaw leva les yeux et regarda Milly.

– Il me semble, continua-t-elle, que ce souvenir est sans cesse présent à mon esprit, et qu’il me guide dans toutes les circonstances de la vie. Pour les pauvres enfants abandonnés, mon petit enfant plaide comme s’il était vivant et comme s’il avait une voix pour me parler, une voix familière à mon oreille. Si j’entends parler d’un jeune homme infirme ou coupable de grandes fautes, je me dis que mon fils aurait pu tomber dans une semblable condition, et que Dieu me l’a enlevé dans sa miséricorde...

« Les cheveux blancs comme ceux de votre père me font de même penser à mon enfant, car je me dis que lui aussi aurait pu devenir vieux, longtemps, bien longtemps après mon départ et le vôtre, et que sa vieillesse aurait eu besoin du respect et de l’amour de personnes plus jeunes que lui.

Milly passa son bras sous celui de son mari et appuya sa tête sur son épaule. Sa voix douce et calme était plus douce encore et plus calme que d’habitude ; elle continua ainsi :

– Les enfants m’aiment tant que, parfois, je me suis imaginé... jugez de ma folie, William ! qu’ils ont un moyen, je ne sais lequel, de ressentir de l’affection pour mon petit enfant, pour moi-même, et de comprendre pourquoi leur tendresse m’est précieuse. Oui, depuis la mort de mon fils, mon caractère a toujours été égal et paisible, William, et je me suis sentie plus heureuse sous bien des rapports... Ainsi, mon ami, quelques jours seulement après la mort de ce cher petit être, tandis que j’étais souffrante et en proie à un chagrin bien naturel, une pensée m’est venue qui m’a donné du bonheur, c’est que, si j’essayais de mener une vie pure, je rencontrerais dans le ciel une radieuse créature qui me donnerait le nom de mère.

Redlaw tomba à genoux en poussant un grand cri.

– Ô mon Dieu ! dit-il, toi qui, par les enseignements du divin amour, m’as fait la grâce de me rendre cette mémoire qui était la mémoire du Christ sur la croix, et de celle de tous les hommes qui sont morts pour sa cause, reçois l’hommage de ma gratitude, et bénis cette jeune femme !

À ces mots, il pressa sur son cœur la douce Milly qui, fondant en larmes et riant tour à tour, s’écria :

– Il est revenu à lui-même !... Lui aussi, il m’aime !... Encore quelqu’un qui m’aime !... Oh ! que je suis heureuse !

Sur ces entrefaites, entra l’étudiant, tenant par la main une charmante jeune fille qui le suivait d’un pas craintif... Et Redlaw, bien différent de ce qu’il avait été la veille, voyant en lui et dans la compagne de son choix, l’ombre adoucie, d’une époque mémorable de sa propre existence, courut à leur rencontre et les serra dans ses bras en les suppliant de devenir ses enfants.

Semblable à la colombe qui, longtemps enfermée dans sa prison solitaire, s’envole vers le feuillage pour y chercher le repos et des compagnes, l’âme de Redlaw, rendue à la liberté, s’élançait vers la jeunesse et la vie.

Et comme l’époque de Noël est, de toutes les autres époques de l’année, celle où nous devons particulièrement songer à secourir, à consoler, à soulager tous ceux qui souffrent autour de nous, et à faire tout le bien qu’il est en notre pouvoir de faire, Redlaw étendit la main sur la tête du petit garçon, puis, prenant mentalement à témoin celui qui, dans son temps, étendait la main sur les petits enfants, en reniant, dans la majesté de son esprit prophétique, quiconque les éloignait de lui, il fit le vœu de protéger et d’instruire cet enfant.

Puis, il tendit joyeusement la main à Philip, en disant que ce jour devait être célébré par un repas de Noël dans « ce qui était anciennement la grande salle des banquets », et qu’il fallait y convier, en aussi grand nombre que cela se pourrait faire en si peu de temps, les membres de la famille des Swidgers, lesquels, au dire de William, étaient si nombreux qu’en se tenant par la main, ils auraient pu former un cercle autour de l’Angleterre.

Le repas eut en effet lieu ce jour-là même ; et il s’y trouva un si grand nombre de Swidgers, grands et petits, qu’en essayant d’en faire le compte exact, on s’exposerait à créer, dans les esprits défiants, des doutes sur la véracité de cette histoire.

C’est pourquoi cet essai ne sera point tenté. Toujours est-il que les Swidgers se trouvèrent là par douzaines, par vingtaines, et pour eux tous, il y eut bon espoir et bonnes nouvelles au sujet de George, que son père, son frère, ainsi que Milly, avaient revu dans la journée.

Parmi les convives, figuraient aussi les Tetterbys, y compris le jeune Dolphus, qui arriva dans son cache-nez omnicolore, juste à temps pour le bœuf.

Quant à Johnny et au baby, ils arrivèrent, naturellement, trop tard, et se présentèrent tout d’un côté, l’un exténué de fatigue, l’autre dans un état de crise attribué à la pousse des molaires ; mais cela lui était habituel et n’avait rien d’alarmant.

Ce fut une chose triste à voir que l’enfant sans nom, sans famille, suivant d’un œil attentif les autres enfants occupés de leurs jeux, ne sachant comment causer ou jouer avec eux, en un mot, demeurant plus étranger aux manières de l’enfance qu’un chien mal appris.

Ce fut aussi une chose triste à voir, bien que dans un autre ordre d’idées, que l’instinct avec lequel les plus jeunes de ces enfants sentaient que le petit garçon ne leur ressemblait point ; et pourtant, ils s’approchaient de lui timidement, lui disant de douces paroles et lui faisant de petits présents pour qu’il ne s’ennuyât point. Mais il resta près de Milly, qu’il commençait à aimer, et comme tous les enfants avaient une grande affection pour elle, ils furent tout joyeux à la vue du petit garçon qui lui témoignait une véritable tendresse, et qui, étroitement rapproché d’elle, et debout derrière sa chaise, jetait sur eux des regards furtifs.

Tout cela fut remarqué par le chimiste, qui était assis entre l’étudiant et sa fiancée, et par Philip, et par tout le monde enfin.

Quelques personnes ont dit depuis que toute cette histoire était un simple caprice de son imagination... D’autres ont affirmé qu’il l’avait lue dans le feu, durant une nuit d’hiver, peu de temps après l’heure du crépuscule... D’autres n’ont voulu voir, dans le fantôme, autre chose que la représentation de ses sombres pensées, et dans Milly, pas autre chose que la personnification des vertus de Redlaw.

Quant à moi, je ne dis rien.

... Excepté ceci : que, tandis qu’ils étaient réunis dans l’antique salle, sans autre lumière que celle d’un grand feu (le dîner ayant eu lieu de bonne heure), les ombres s’échappèrent de nouveau de leurs retraites et vinrent danser dans la salle, montrant aux enfants des formes et des figures merveilleuses sur les murs, et changeant graduellement les objets réels et familiers en objets étranges et magiques.

Mais il y avait surtout une chose vers laquelle les regards de Redlaw, ceux de Milly et de son mari, ceux du vieillard, de l’étudiant et de sa fiancée, étaient fréquemment tournés, sans que les ombres parvinssent à l’obscurcir ou à la changer. Éclairée par la lueur du feu, qui lui donnait un caractère de gravité plus que jamais imposante, et se détachant de l’obscure boiserie comme un visage vivant, la placide figure du portrait, avec la barbe et la fraise, dans son encadrement de vert feuillage de houx, baissait les yeux sur les convives, lorsque ceux-ci levaient les yeux pour le regarder. Et au-dessous du portrait, il y avait ces mots, clairs et distincts, comme si une voix les eût prononcés :

« Seigneur, conservez-moi la mémoire ! »

 

 

 

Charles DICKENS, Le grillon et foyer et

Le possédé et le pacte du fantôme.

 

Paru dans la collection « Bibliothèque précieuse »,

Libraire Gründ, Paris, 1938

  

 

 

 

 

 

 

 

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