Le Lot No 249

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Arthur Conan DOYLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SUR les agissements d’Edward Bellingham à rencontre de William Monkhouse Lee, et sur le motif de la grande frayeur d’Abercrombie Smith, il est difficile de porter un jugement définitif. Nous possédons certes le récit clair et complet de Smith lui-même que corroborent parfaitement Thomas Styles, le domestique, le révérend Plumptree Peterson, membre de la corporation de l’Université, et divers témoins de tel ou tel incident. Cependant l’histoire repose en somme sur Smith tout seul, et il apparaîtra préférable à beaucoup de croire qu’un cerveau bien qu’apparemment sain s’est trouvé affligé d’un dérangement subtil, plutôt que d’admettre que le cours normal de la nature ait pu être bouleversé dans ce centre de science et de lumière qu’est l’Université d’Oxford. Mais quand on réfléchit aux méandres et à l’étroitesse de ce cours normal de la nature, à la difficulté que l’on éprouve à le dépister en dépit de tous les éclairages de la science, et aux grandes, terribles possibilités qui émergent confusément des ténèbres qui l’entourent, il faut être bien hardi, bien téméraire même, pour assigner une limite aux sentiers détournés que peut emprunter l’esprit humain.

Dans une aile de ce que nous appellerons le Vieux Collège à Oxford, il y a une tourelle d’angle extrêmement ancienne. La lourde voûte qui enjambe la porte ouverte a fléchi en son centre sous le poids de ses ans ; les pierres grises, moussues, sont retenues ensemble par du lierre et des brins d’osier, comme si la vieille mère avait pris soin de les mettre à l’épreuve du vent et du mauvais temps. Derrière la porte un escalier en pierre grimpe en spirale jusqu’à un troisième étage ; ses dalles sont creusées et sont devenues informes sous les pas de multiples générations de quêteurs de savoir. La vie s’est répandue comme de l’eau le long de cet escalier en colimaçon, et, comme l’eau elle a laissé ces sillons lisses d’usure. Depuis les écoliers pédants et à robe longue de l’ère des Plantagenet jusqu’aux pur-sang de ces dernières années, quel flux puissant de jeune vie anglaise s’est écoulé par là ! Et que reste-t-il maintenant de tous ces espoirs, de ces efforts, de ces farouches énergies, sinon quelques lignes sur une pierre tombale ou une poignée de poussière dans un cercueil au hasard des cimetières ? Mais le silencieux escalier et la vieille muraille grise encore ornée d’emblèmes héraldiques subsistent toujours.

Au mois de mai 1884, trois jeunes hommes occupaient les trois appartements qui donnaient sur les trois paliers de l’escalier. Chaque appartement comportait simplement un petit salon et une chambre. Au rez-de-chaussée, les pièces correspondantes étaient utilisées, l’une comme cave à charbon, l’autre comme logement du domestique ; Thomas Styles était au service des trois étudiants qui habitaient au-dessus de sa tête. À droite et à gauche s’étendait une enfilade de salles de cours et de bureaux, si bien que les locataires de la vieille tour bénéficiaient d’un certain isolement fort apprécié des garçons studieux. Studieux étaient d’ailleurs les trois occupants de l’époque : Abercrombie Smith au troisième étage, Edward Bellingham en dessous, et William Monkhouse Lee au premier étage.

Il était dix heures du soir. La nuit était claire. Abercrombie Smith était enfoncé dans son fauteuil, les pieds sur le garde-feu, une pipe de bruyère entre les dents. Dans le deuxième fauteuil, non moins confortablement installé, son vieux camarade Jephro Hastie paressait de l’autre côté de la cheminée. Ils étaient tous deux en costume de flanelle, car ils avaient passé leur soirée sur la rivière ; d’ailleurs il suffisait de regarder leurs visages éveillés aux traits durs pour deviner qu’ils aimaient le grand air avec tout ce qui était viril et robuste. Hastie était chef de nage du « huit » de son collège ; Smith ramait encore mieux, mais la sombre perspective d’un prochain examen le cantonnait provisoirement chez lui, exception faite des quelques heures par semaine qu’exigeait une bonne santé. Un déballage de livres de médecine sur la table, des os éparpillés, des moulages, des planches anatomiques révélaient la nature de ses études ; au-dessus de la cheminée, une paire de cannes et des gants de boxe montraient comment, avec le concours de Hastie, il se maintenait en forme. Ils se connaissaient très bien l’un l’autre : si bien qu’ils pouvaient demeurer paisiblement assis sans rien se dire, ce qui est le degré supérieur de la camaraderie.

« Un peu de whisky ? proposa enfin Abercrombie Smith entre deux nuages de fumée. Le scotch est dans le flacon, et l’irlandais dans la bouteille.

– Non, merci. Je suis engagé dans le seuil. Je ne bois pas quand je m’entraîne. Et vous ?

– Je travaille dur. Je pense qu’il vaut mieux ne pas faire de mélanges. »

Hastie approuva de la tête. Ils retombèrent dans un silence satisfait.

« Dites donc, Smith, interrogea Hastie peu après, avez-vous fait connaissance des deux types de votre escalier ?

– Un signe de tête quand nous nous rencontrons. Rien de plus.

– Hum ! À votre place j’en resterais là. Je les connais un peu tous les deux. Pas beaucoup, mais assez pour mon goût. Je ne pense pas que si j’habitais ici, je les serrerais sur mon cœur. Non pas qu’il y ait du mauvais chez Monkhouse Lee...

– Le maigre ?

– Oui. Un petit type qui est assez gentleman. Je ne crois pas qu’il soit mauvais par lui-même. Seulement vous ne pourrez pas le fréquenter sans fréquenter en même temps Bellingham.

– Le gros ?

– Oui. Le gros. Et il est le type d’hommes que, moi, je préférerais ne pas fréquenter. »

Abercrombie Smith haussa les sourcils et lança un regard critique à son camarade.

« Pourquoi donc ? demanda-t-il. Il boit ? Il joue aux cartes ? Il est un peu fripouille ? D’habitude, vous n’avez pas le jugement sévère !

– Ah ! on voit bien que vous ne le connaissez pas ! Si vous le connaissiez, vous ne me demanderiez pas pourquoi. Il y a chez lui quelque chose d’odieux ; quelque chose de reptilien qui me soulève le cœur. Je le définirais comme un homme qui a des vices cachés, un débauché. Il n’est pas idiot, malgré tout. On dit qu’il est dans sa partie l’un des meilleurs sujets qu’ait jamais comptés le collège.

– Médecine ou études classiques ?

– Langues orientales. Il est formidable. Chillingworth l’a rencontré dernièrement, quelque part au-dessus de la deuxième cataracte ; il m’a raconté qu’il papotait avec les Arabes comme s’il était né là-bas. Il parlait copte aux Coptes, hébreu aux Hébreux, arabe aux Bédouins ; ils étaient tous prêt à baiser le pan de sa redingote. Il y avait quelques ermites assis sur des rochers qui d’habitude ricanaient, grondaient et crachaient par terre quand ils voyaient un étranger : eh bien, Bellingham ne leur avait pas dit cinq mots qu’ils étaient tous à plat ventre et qu’ils se tortillaient devant lui ! Chillingworth m’a affirmé qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Bellingham paraissait tout à son aise ; il avait l’air de quelqu’un qui exerce un droit naturel ; il se promenait au milieu d’eux et leur faisait la morale. Pas mal pour un étudiant d’Oxford, non ?

– Pourquoi avez-vous dit que l’on ne pouvait fréquenter Lee sans fréquenter Bellingham ?

– Parce que Bellingham est fiancé à la sœur de Lee. Dire qu’Éveline est une si jolie petite fille, Smith ! Je connais bien toute la famille ! C’est dégoûtant de la voir avec cette brute ! Un crapaud et une colombe, voilà à quoi ils ressemblent ! »

Abercrombie Smith sourit et secoua les cendres de sa pipe contre la cheminée.

« Vous étalez vos cartes, mon vieux ! lui dit-il. Quel juge partial vous faites ! Au fond, vous n’avez rien contre ce type, sauf cela.

– Que voulez-vous ! Je la connais depuis qu’elle n’était pas plus haute que votre pipe, et je n’aime pas qu’elle coure des risques. Or, elle en court un. Il a l’air d’une bête sauvage. Et il a un caractère de sauvage, un caractère venimeux. Vous rappelez-vous sa bagarre avec Long Norton ?

– Non. Vous oubliez toujours que je suis nouveau, ici.

– C’est vrai ; l’affaire remonte à l’hiver dernier. Bien sûr, vous connaissez le chemin de halage, près de la rivière ? Plusieurs garçons s’y promenaient. En tête Bellingham. Ils ont croisé une vieille bonne femme du marché. Il avait plu, et vous savez à quoi ressemblent les champs quand il a plu. Le chemin passait entre la rivière et une grande mare qui était presque aussi large. Eh bien, savez-vous ce qu’a fait ce porc ? Il ne s’est pas dérangé, il a continué tout droit, et il a poussé la vieille bonne femme dans la boue où elle s’est copieusement salie, elle et ses provisions. C’était se conduire en mufle ! Long Norton, qui est pourtant le plus doux des hommes, lui a dit vertement ce qu’il pensait. Un mot en a entraîné un autre ; en conclusion Norton lui a flanqué un grand coup de canne entre les deux épaules. L’affaire a fait du bruit, et rien n’est plus drôle que de voir la tête de Bellingham quand il rencontre Norton. Mon Dieu, Smith, il va être onze heures !

– Rien ne presse ! Allumez une autre pipe.

– Non. En principe, je suis en période d’entraînement. Et voilà que je reste ici à bavarder au lieu d’être bien bordé dans mon lit ! Je vais vous emprunter votre crâne, si je ne vous en prive pas. Williams a pris le mien depuis un mois. Et je vais aussi emporter les petits os de l’oreille, si vous me jurez que vous n’en avez pas besoin. Merci. Non, pas de sac ! Je les porterai très bien sous mon bras. Bonne nuit, mon fils ! Et suivez mon avis à propos de votre voisin. »

Quand Hastie, nanti de son butin anatomique, fut sorti, Abercrombie Smith lança sa pipe dans sa corbeille à papiers ; rapprochant son fauteuil de la lampe, il se plongea dans un énorme volume à couverture verte, illustré des grandes cartes en couleurs qui représentent ce royaume étrange et intime dont nous sommes les monarques infortunés. Il avait beau être nouveau à Oxford, il n’était pas un débutant dans la médecine ; pendant quatre années, il avait travaillé à Glasgow et à Berlin, et l’examen qui approchait devait lui permettre de décrocher son diplôme. Avec ses lèvres fermes, son front haut, ses traits accusés, il s’annonçait comme devant être un homme qui, à défaut de talents éclatants, montrerait tant de ténacité, de patience et de puissance qu’il serait capable, en fin de compte, de surclasser un génie plus brillant. Quelqu’un qui a tenu son rang parmi des Écossais et des Allemands du Nord n’est pas de qualité négligeable ! Smith avait laissé à Glasgow et à Berlin une excellente réputation ; il entendait bien mériter la même à Oxford à force de travail et de discipline.

Il lisait depuis une heure environ, quand il entendit tout à coup un bruit bizarre : un son perçant, aigu en tout cas ; quelque chose comme l’inspiration sifflante d’un homme qui respire sous le coup d’une émotion forte. Smith posa son livre et tendit l’oreille. Comme il n’y avait personne à côté ni au-dessus de lui, le bruit provenait certainement de son voisin du dessous, de l’étudiant dont Hastie avait tracé un portrait peu flatteur. Smith ne le connaissait que sous l’aspect d’un garçon blême aux chairs molles qui avait des habitudes de silence et de travail, et dont la lampe projetait une barre dorée sur la vieille tourelle après même qu’il eut éteint la sienne. Cette communion dans les veilles prolongées avait formé entre eux une sorte de lien secret. Quand les heures s’enfuyaient vers l’aube, Smith aimait sentir que, tout près, un autre étudiant méprisait le sommeil autant que lui. Et en cet instant précis, alors que ses pensées se tournaient involontairement vers son voisin, il n’éprouva que de bons sentiments. Hastie était un brave garçon, mais fruste, trop musclé, dépourvu d’imagination comme de compréhension. Il ne pouvait pas supporter un homme qui ne fût pas bâti sur le modèle viril qu’il avait choisi une fois pour toutes. Si quelqu’un ne pouvait pas être mesuré selon ces normes, il s’attirait immanquablement l’antipathie de Hastie. Comme tant de garçons qui sont physiquement robustes, il confondait volontiers la constitution avec le caractère, il n’hésitait pas à attribuer à un manque de principes ce qui n’était qu’un défaut de circulation. Smith avait l’esprit plus délié : il connaissait la manie de son camarade et il en faisait la part.

Comme ce bruit bizarre ne se répétait pas, Smith était sur le point de reprendre son livre, quand soudain une plainte rauque, un véritable cri troua le silence de la nuit. C’était l’appel d’un homme qui est remué, secoué au-delà de tout contrôle. Smith sauta de son fauteuil, et lâcha son livre. En dépit de ses nerfs solides, ce brusque cri d’horreur lui avait glacé le sang et donné la chair de poule. Émis dans un tel lieu et à une heure pareille, il engendra dans sa tête mille hypothèses fantastiques. Devait-il se précipiter en bas, ou attendre ? Il détestait, comme tous ses compatriotes, se donner en spectacle ou s’imposer, et il savait si peu de choses sur son voisin qu’il ne tenait pas à s’immiscer avec légèreté dans ses affaires. Il balança pendant quelques instants ; mais des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, et le jeune Monkhouse Lee, à demi vêtu et blanc comme un linge, fit irruption dans sa chambre.

« Descendez ! balbutia-t-il. Bellingham est malade ! »

Abercrombie Smith le suivit jusque dans le petit salon qui se trouvait juste sous le sien ; tout préoccupé qu’il fût par l’incident, il ne put s’empêcher de jeter un regard étonné autour de lui quand il franchit le seuil. C’était une pièce comme il n’en avait jamais vu auparavant : un musée plutôt qu’un bureau. Les murs et le plafond étaient presque entièrement recouverts d’innombrables reliques étranges provenant d’Égypte et de l’Orient. De grandes silhouettes portant des fardeaux ou des armes se pavanaient fièrement dans une frise grossière qui faisait le tour de la pièce. Au-dessus il y avait, sculptées dans de la pierre, des têtes de taureau, des têtes de cigogne, des têtes de chat, des têtes de chouette, avec des statues de monarques aux yeux en amandes, couronnés de vipères, et d’étranges divinités ressemblant à des coléoptères, taillées en lapis lazuli bleu d’Égypte. Horus, Isis et Osiris considéraient le salon de plusieurs niches et de toutes les étagères ; en travers du plafond, un authentique fils du vieux Nil, un grand crocodile à la gueule ouverte, était suspendu par un double nœud.

Au milieu de cette pièce peu banale, une grande table carrée était jonchée de papiers, de bouteilles, et de feuilles séchées d’une espèce de palmier gracieux. Ces divers objets avaient été repoussés en vrac afin de faire de la place à une caisse à momie, qui avait été retirée du mur (ainsi qu’en faisait foi le vide qu’elle y avait laissé) et qui était posée en travers de la table. Quant à la momie elle-même, terrifiante chose noire et flétrie qui évoquait une tête calcinée sur un arbuste noueux, elle était à moitié sortie de sa caisse ; une main ressemblant à une pince et un avant-bras osseux reposaient sur la table. Un rouleau de papyrus était appuyé contre le sarcophage ; devant le rouleau, le propriétaire des lieux était assis dans un fauteuil de bois ; il avait la tête rejetée en arrière ; ses yeux grands ouverts et horrifiés fixaient le crocodile ; ses lèvres bleues et épaisses tremblaient lourdement à chaque expiration.

« Mon Dieu ! Il se meurt ! » cria Monkhouse Lee affolé.

Monkhouse Lee était un beau garçon mince, aux yeux noirs et au teint olivâtre ; il avait le type espagnol plutôt que le type anglais ; son exubérance celtique contrastait avec le flegme saxon d’Abercrombie Smith.

« Rien qu’un évanouissement, je pense, répondit l’étudiant en médecine. Donnez-moi un coup de main. Prenez-le par les pieds. Maintenant, allongeons-le sur le canapé. Pouvez-vous débarrasser le canapé de tous ces petits diablotins en bois ? Quel désordre ! Là ! Il ira très bien si nous déboutonnons son col et lui faisons boire un peu d’eau. Que lui est-il arrivé ?

– Je n’en sais rien. Je l’ai entendu crier. Je suis monté en courant. Je le connais bien, vous comprenez ? C’est très gentil à vous d’être descendu.

– Son cœur bat comme une paire de castagnettes, dit Smith qui avait posé une main sur la poitrine de Bellingham toujours évanoui. On dirait qu’il est épouvanté. Arrosez-le d’eau ! Quelle drôle de figure il a !... »

De fait la figure de Bellingham était à la fois étrange et répugnante, tant par le teint que par les traits. Elle était blanche, non pas de la pâleur ordinaire que suscite la peur, mais du blanc absolument incolore du ventre de certains poissons. Il était très gras, mais il donnait l’impression d’avoir été jadis encore plus gras, car sa peau pendait en plis et était tissée d’un réseau de rides. Des cheveux bruns en brosse se hérissaient sur son crâne ; il avait les oreilles décollées ; dans ses yeux gris toujours ouverts, les pupilles étaient dilatées ; la fixité du regard était horrible à voir. Smith, penché sur lui, se dit qu’il n’avait jamais vu aussi nettement les signaux d’alarme de la nature sur une physionomie humaine ; du coup, il se rappela avec moins de scepticisme la mise en garde de Hastie.

« Quelle est donc la chose qui l’a épouvanté à ce point ? demanda-t-il.

– La momie.

– La momie ? Comment cela ?

– Je ne sais pas. Elle est morbide, infecte. J’aurais voulu qu’il s’en débarrassât. Voilà la deuxième fois qu’il me fait peur. L’hiver dernier, ç’a été la même chose. Je l’ai trouvé exactement comme aujourd’hui, avec cette abomination en face de lui.

– Qu’est-ce qu’il cherche donc avec sa momie ?

– Oh ! c’est un maniaque ! Un maniaque de la momie. Il en sait plus sur les momies que n’importe quel Anglais vivant. Mais j’aurais préféré qu’il en sût moins ! Ah ! il revient à lui ! »

De vagues couleurs commençaient à teinter les joues blafardes de Bellingham ; ses paupières frémirent. Il serra et desserra les poings, aspira une longue bouffée d’air entre ses dents, puis tout à coup releva la tête et promena autour de lui un regard d’exploration. Quand ses yeux tombèrent sur la momie, il se leva d’un bond, prit le rouleau de papyrus, le jeta dans un tiroir qu’il referma à clef, retourna en vacillant sur le canapé.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Que me voulez-vous, mes amis ?

– Vous avez crié et fait un vacarme du diable, répondit Monkhouse Lee. Si notre voisin du dessus n’était pas descendu, je me demande ce que j’aurais fait tout seul !

– Ah ! c’est Abercrombie Smith ! dit Bellingham en le regardant. Comme c’est aimable à vous d’être venu ! Quel idiot je fais ! Oh ! mon Dieu, que je suis idiot ! »

Il enfouit la tête dans ses mains, et éclata d’un rire hystérique qui n’en finissait plus.

« Attention ! Arrêtez ! cria Smith en le secouant rudement par l’épaule. Vos nerfs sont complètement détraqués. Vous devriez laisser tomber vos petits jeux de minuit avec les momies, sinon vous allez perdre la caboche. Vous êtes une pile électrique maintenant.

– Je ne pense pas, répondit Bellingham, que vous seriez aussi calme que moi si vous aviez vu...

– Quoi donc ?

– Oh ! rien. Je voulais dire simplement que je ne croyais pas que vous pourriez passer une soirée avec une momie sans avoir les nerfs un peu chatouillés. Vous avez parfaitement raison. Ces derniers temps, j’ai beaucoup trop travaillé. Mais je me sens tout à fait remis. Attendez encore quelques minutes, je vous prie, et je serai redevenu moi-même.

– La pièce sent mauvais ! fit observer Lee qui alla ouvrir la fenêtre pour faire rentrer l’air frais de la nuit.

– C’est la résine balsamique... »

Bellingham leva en l’air une des feuilles séchées et la fit grésiller au-dessus du bec de la lampe. Elle se transforma en lourds tourbillons de fumée ; une odeur âcre et piquante remplit la pièce.

« ... C’est la plante sacrée, la plante des prêtres, expliqua-t-il. Connaissez-vous quelque chose aux langues orientales, Smith ?

– Rien du tout. Pas un mot. »

La réponse sembla soulager l’égyptologue.

« À propos, demanda-t-il, combien de temps s’est-il écoulé entre le moment où vous êtes accourus et le moment où j’ai repris connaissance ?

– Pas longtemps. Quatre ou cinq minutes.

– Il me semblait bien que je ne risquais pas de perdre connaissance plus longtemps ! dit-il en aspirant une longue bouffée d’air. Mais quelle chose étrange qu’un évanouissement ! Il n’y a pas moyen d’en mesurer la durée. D’après mes propres sensations, je serais incapable de dire si je suis demeuré évanoui quelques secondes ou quelques semaines. Ce gentleman qui est sur la table a été emmailloté sous la onzième dynastie, c’est-à-dire il y a quarante siècles ; s’il retrouvait sa langue, il nous dirait que ce laps de temps n’a duré que ce qu’il faut pour fermer les yeux, puis les rouvrir. C’est une momie particulièrement belle, Smith !... »

Smith s’approcha de la table et regarda d’un œil professionnel la forme noire et tordue. Le visage, bien qu’horriblement décoloré, était parfait ; deux petits globes étaient encore tapis dans le creux des orbites noires. Le menton marbré était tiré d’un os à l’autre, et des cheveux gros et noirs retombaient sur ses oreilles. Deux dents minces comme celles d’un rat recouvraient la lèvre inférieure ratatinée. Dans sa position accroupie, avec les articulations courbées et la tête tendue en avant, cette chose horrible donnait une impression d’énergie qui souleva le cœur de Smith. Les côtes décharnées, tapissées d’une enveloppe parcheminée, saillaient nettement, ainsi que l’abdomen couleur de plomb, fendu en long par l’embaumeur ; mais les membres inférieurs étaient encore entourés de bandages jaunes. Comme des clous de girofle, des débris de myrrhe et de casse étaient répandus sur le corps ou éparpillés à l’intérieur de la boîte.

« ... J’ignore son nom, dit Bellingham, en promenant sa main sur le front ratatiné. Vous voyez : il me manque le sarcophage extérieur avec les inscriptions. Lot No 249, voilà quel est aujourd’hui tout son titre. Lisez-le sur la caisse. C’est le numéro qu’il portait à la vente aux enchères où je l’ai acheté.

– À son époque il a certainement été bel homme, déclara Abercrombie Smith.

– Un géant. Sa momie mesure deux mètres de long ; là-bas, il devait passer pour un géant, car la race n’était guère développée. Tâtez ces grands os noueux, aussi. Il ne devait pas faire bon le taquiner.

– Peut-être ces mains ont-elles contribué à l’érection des pyramides ? suggéra Monkhouse Lee qui les considérait avec répulsion.

– N’en croyez rien ! Ce gaillard a été aromatisé au natron et soigneusement embaumé dans le meilleur style. On ne traitait pas aussi bien les apprentis maçons. Du sel ou du goudron aurait été assez bon. On a calculé que cette sorte de bagatelle coûtait environ sept cent trente livres de notre monnaie. Notre ami était au moins un noble. Que pensez-vous de cette petite inscription près de ses pieds, Smith ?

– Je vous ai dit que je ne connaissais aucune langue orientale.

– Ah ! oui. C’est le nom de l’embaumeur. Du moins je le suppose. Il a dû être un artisan très consciencieux. Je me demande combien d’œuvres d’art modernes survivront quatre mille ans !... »

Il continua de parler avec légèreté, mais Abercrombie Smith s’aperçut qu’il grelottait encore de peur. Ses mains avaient des gestes saccadés, sa lèvre inférieure tremblait et ses yeux se portaient constamment sur son répugnant compagnon. En dépit de sa frayeur, toutefois, il y avait du triomphe dans sa voix et son attitude. Son regard brillait, son pas était vif et désinvolte quand il arpentait la pièce. On aurait dit un homme qui était passé par une rude épreuve, qui en portait encore les traces, mais qui était parvenu à ses fins.

« ... Vous ne partez pas ? » s’écria-t-il quand Smith se leva du canapé.

Devant la perspective de sa solitude, ses frayeurs semblèrent l’assaillir à nouveau, et il allongea le bras comme pour le retenir.

« Si, il faut que je m’en aille. Mon travail m’attend. Vous avez très bien récupéré. Je pense qu’étant donné votre système nerveux, vous devriez vous adonner à des études moins morbides.

– Oh ! généralement je ne m’énerve jamais ! Et j’ai déjà démailloté beaucoup de momies.

– La dernière fois, vous vous êtes évanoui aussi, fit remarquer Monkhouse Lee.

– Tiens, oui ! Eh bien, il faudra que je prenne un tonique pour les nerfs. Vous ne partez pas, Lee ?

– Je ferai comme vous voudrez, Ned.

– Alors je vais descendre chez vous, et je dormirai sur votre canapé. Bonne nuit, Smith. Je suis navré de vous avoir dérangé avec mes idioties. »

Ils échangèrent une poignée de main ; l’étudiant en médecine grimpa quatre à quatre son escalier pour regagner sa chambre ; il entendit descendre ses deux compagnons vers l’appartement du premier étage.

Voilà comment Edward Bellingham et Abercrombie Smith firent connaissance ; l’étudiant en médecine ne tenait pas à se lier plus avant, mais Bellingham parut s’être entiché de son voisin ; il lui fit des avances d’une manière telle qu’il aurait fallu être une vraie brute pour les repousser. À deux reprises il vint chez Smith pour le remercier de son assistance ; ensuite il frappa à sa porte pour lui apporter des livres, des journaux et toutes les petites choses que peuvent s’offrir mutuellement deux voisins célibataires. Smith ne tarda pas à découvrir qu’il avait beaucoup lu, qu’il était porté vers le catholicisme, qu’il possédait une mémoire extraordinaire. Ses manières étaient si agréables, si douces, qu’au bout d’un certain temps on oubliait son aspect physique peu sympathique. Surmené comme l’était Smith, il ne le trouvait nullement déplaisant ; il prit rapidement l’habitude de ses visites et, à l’occasion, les lui rendait.

Bellingham avait beau être incontestablement intelligent, Smith détecta néanmoins chez lui un soupçon de démence, du moins apparente. Il se lançait parfois dans des périodes oratoires boursouflées qui contrastaient avec la simplicité de son existence.

« C’est une chose merveilleuse, s’écriait-il, de sentir que l’on peut commander aux pouvoirs du bien et du mal, que l’on peut être un ange secourable ou un démon de vengeance !... »

Et de Monkhouse Lee il disait :

« ... Lee est un brave type, un honnête homme, mais il est sans vigueur ni ambition. Il ne serait pas un bon associé pour l’homme d’une grande entreprise. Il ne serait pas un bon associé pour moi. »

Lorsqu’il entendait des allusions semblables, le robuste Smith, tirant solennellement sur sa pipe, se bornait à hausser les sourcils et à hocher la tête.

Bellingham avait contracté une habitude dont Smith savait qu’elle révélait un esprit anémié : il parlait constamment tout haut. Tard dans la nuit, quand il ne pouvait pas y avoir de visiteurs chez lui, Smith l’entendait monologuer d’une voix étouffée qui descendait presque jusqu’au chuchotement, mais que le silence ambiant rendait parfaitement audible. Ce babillage solitaire agaça l’étudiant au point qu’il le reprocha à son voisin. Bellingham rougit devant l’accusation et nia carrément avoir proféré un son ; en réalité, il eut l’air plus ennuyé que l’affaire ne le méritait.

Si Abercrombie Smith avait eu des doutes sur son sens de l’ouïe, il n’aurait pas eu besoin d’aller bien loin pour être confirmé dans sa découverte. Tom Styles, le petit domestique ridé qui était depuis longtemps au service des trois locataires de la tourelle, se tracassait sur le même sujet.

« S’il vous plaît, monsieur, interrogea-t-il un matin en balayant la chambre du haut, pensez-vous que M. Bellingham se porte bien, monsieur ?

– Se porte bien, Styles ?

– Oui, monsieur. Que sa tête est en bon état.

– Et pourquoi sa tête ne serait-elle pas en bon état ?

– Ma foi, monsieur, je n’en sais rien. Il a depuis peu de nouvelles manies. Il n’est pas le même homme qu’auparavant, bien que je prenne la liberté de vous dire qu’il n’a jamais été tout à fait comme l’un de mes gentlemen, comme M. Hastie ou comme vous, monsieur. Il s’est mis à parler tout seul, que c’en est quelque chose d’affreux. Je me demande si cela ne vous dérange pas. Je ne sais pas quoi penser de lui, monsieur.

– Je ne vois pas que cela vous regarde, Styles.

– Eh bien, c’est que je m’intéresse, monsieur Smith ! C’est peut-être de ma part une prétention, mais je ne peux m’en empêcher. Je me sens parfois comme si j’étais le père et la mère de mes jeunes gentlemen. Tout retombe sur moi quand les choses vont mal et quand les parents arrivent. Mais Bellingham, monsieur... Je voudrais bien savoir qui marche quelquefois dans sa chambre quand il est sorti et quand la porte est fermée à clef de l’extérieur.

– Eh ? Vous dites des bêtises. Styles !

– Peut-être bien que oui, monsieur. Mais je l’ai entendu plus d’une fois de mes propres oreilles.

– Des blagues, Styles !

– Très bien, monsieur. Vous me sonnerez quand vous aurez besoin de moi. »

Abercrombie Smith prêta peu d’attention aux propos du vieux domestique, mais quelques jours plus tard un petit incident lui laissa une impression désagréable et les lui rappela avec force.

Bellingham était monté le voir à une heure tardive ; il était en train de lui raconter des choses fort intéressantes sur les tombes des Beni Hassan en Haute-Égypte, quand Smith qui avait l’ouïe fine entendit distinctement le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’étage en dessous.

« Il y a quelqu’un qui entre chez vous ou qui en sort », dit-il à Bellingham.

Celui-ci se leva d’un bond et se tint debout, complètement désemparé pendant quelques instants ; il avait l’air à moitié incrédule et à moitié épouvanté.

« J’ai certainement fermé ma porte. Je suis absolument sûr que je l’ai fermée ! balbutia-t-il. Personne n’aurait pu l’ouvrir.

– Eh bien, j’entends quelqu’un monter les marches à présent. »

Bellingham se rua vers la porte, l’ouvrit, la claqua derrière lui et dévala l’escalier. À mi-chemin, Smith l’entendit s’arrêter, et il crut surprendre le bruit d’un murmure. Un instant plus tard, la porte de l’étage inférieur se ferma, une clef grinça dans une serrure, et Bellingham, dont le front perlait de sueur, remonta l’escalier et rentra dans la chambre.

« Tout va bien, dit-il en se laissant tomber sur une chaise. C’était cet idiot de chien. Il avait poussé la porte. Je ne sais pas comment j’avais oublié de la fermer à clef.

– J’ignorais que vous aviez un chien, dit Smith en contemplant méditativement le visage troublé de son compagnon.

– Oui. Je ne l’ai pas depuis longtemps. Il faut que je me débarrasse de lui. Il me gêne beaucoup.

– Il me semble que tirer votre porte sans la fermer à clef serait suffisant, non ?

– Je veux empêcher le vieux Styles de le laisser sortir. C’est un animal de prix, comprenez-vous ? Et ce serait bête de le perdre.

– Je suis amateur de chiens, dit Smith en continuant de surveiller son compagnon du coin de l’œil. Peut-être consentiriez-vous à me le montrer ?

– Naturellement ! Mais pas ce soir, s’il vous plaît. J’ai un rendez-vous. Votre pendule marche-t-elle bien ? Mon Dieu, je suis déjà en retard d’un quart d’heure ! Vous voudrez bien m’excuser, n’est-ce pas ? »

Il s’empara de son chapeau et quitta précipitamment la pièce. Un rendez-vous ? Smith l’entendit rentrer dans sa chambre et fermer la porte à clef de l’intérieur.

Cette conversation impressionna fâcheusement l’étudiant en médecine. Bellingham lui avait menti ; et menti si maladroitement qu’il devait avoir des motifs fort impérieux pour dissimuler la vérité. Smith savait pertinemment que son voisin n’avait pas de chien. Il savait aussi que le pas qu’il avait entendu dans l’escalier n’était pas celui d’un animal. De qui pouvait-il s’agir, dans ce cas ? Smith se rappela ce que lui avait dit le vieux Styles sur les bruits qu’il avait surpris alors que l’occupant était absent. Serait-ce une femme ? Smith envisagea cette hypothèse. Si la présence d’une femme était détectée par les autorités universitaires, Bellingham serait immédiatement renvoyé ; cette éventualité pouvait expliquer son anxiété et ses mensonges. Mais il était impensable qu’un étudiant gardât une femme chez lui sans être aussitôt découvert. Quelle que fût l’explication, elle n’était certainement pas jolie ! Smith, revenant à ses livres, prit la décision de décourager toute nouvelle tentative d’intimité de la part de son voisin qui parlait si bien et qui agissait si mal.

Mais il était écrit qu’il ne pourrait pas travailler tranquillement ce soir-là. À peine avait-il renoué le fil rompu qu’un pas pesant et ferme gravit trois marches à la fois dans l’escalier, et Hastie, en blazer et pantalon de flanelle, fit irruption chez lui.

« Encore au labeur ! s’exclama-t-il en s’affalant dans son fauteuil favori. Quel bûcheur ! Je crois que si un tremblement de terre réduisait Oxford en bouillie, vous émergeriez parfaitement placide au-dessus des ruines, votre livre à la main. Rassurez-vous, je ne resterai pas longtemps. Trois bouffées de tabac, et je file.

– Quelles nouvelles ? interrogea Smith en tassant avec son index un peu de tabac dans sa pipe.

– Pas grand-chose. Ah ! si. Avez-vous appris que Long Norton a été attaqué ?

– Non. Attaqué ?

– Oui. Juste au coin de High Street, à cent mètres de la grille du collège.

– Mais par qui ?...

– Ah ! voilà. Si vous aviez dit quoi, et non qui, vous auriez été plus respectueux de la grammaire. Norton jure qu’il n’a pas été attaqué par un être humain ; ma foi, d’après les écorchures qu’il a sur la gorge, je ne suis pas éloigné de lui donner raison !

– Parlez net, enfin ! Allons-nous jouer aux revenants ? »

Abercrombie Smith souffla sa fumée avec un dédain scientifique.

« Non, tout de même. Je penserais plutôt qu’un forain a dû perdre un grand singe et que l’animal se promène. Norton passe par là tous les soirs, vous le savez, et à la même heure à peu près. Un arbre a des branches basses qui surplombent le chemin : le gros orme du jardin de Rainy. Norton croit que la bête s’est laissée tomber de l’arbre pour lui sauter dessus. En fait il a été quasi étranglé par deux bras qui, dit-il, étaient aussi forts et aussi minces que des tiges d’acier. Il n’a rien vu. Rien que ces bras de brute qui le serraient de plus en plus fort. Il a hurlé à s’en faire éclater la langue, et deux camarades ont accouru ; la bête est alors passée de l’autre côté du mur comme un chat. Il ne l’a jamais vue nettement. En tout cas, ce pauvre Norton est drôlement secoué ! Je lui ai dit que, pour se changer les idées, ça valait huit jours au bord de la mer.

– Un étrangleur, vraisemblablement ! suggéra Smith.

– Sans doute. Norton assure que non, mais tant pis pour ce qu’il dit. L’étrangleur avait des ongles longs, et il savait très bien sauter les murs. Dites donc, votre ravissant voisin serait enchanté s’il était au courant. Il avait une dent contre Norton, et je ne le crois pas homme à renier ses petites dettes. Mais, oh ! oh ! Qu’est-ce qui vous passe par la tête, mon vieux ?

– Rien ! » répondit Smith d’un ton brusque.

Il avait sursauté sur son fauteuil en écarquillant les yeux comme s’il avait eu la tête traversée par une idée désagréable.

« On dirait que ma petite histoire vous a piqué au vif ? À propos, vous avez fait la connaissance de monsieur B, depuis que je vous ai vu, n’est-ce pas ? Le jeune Monkhouse Lee m’en a vaguement parlé.

– Oui. Je le connais un peu plus. Il est monté ici deux ou trois fois.

– Eh bien, vous êtes assez costaud et assez vif pour prendre soin de vous ! Il n’est pas ce que j’appellerais un garçon sain, mais enfin il est très intelligent, et le reste. Bref, vous découvrirez tout par vous-même. Lee est un type bien. Un très brave petit bonhomme. Adieu, mon cher ! Je rame mercredi prochain contre Mullins pour la coupe du vice-chancelier ; si vous veniez, cela me ferait plaisir. »

Avec un entêtement bovin, Smith reposa sa pipe et reprit ses livres. Mais avec la meilleure volonté du monde, il éprouva de franches difficultés à penser à ce qu’il lisait. Constamment son esprit s’évadait vers son voisin du dessous et sur le petit mystère de son appartement. Il réfléchit ensuite à l’agression que lui avait contée Hastie, et à la haine que Bellingham avait vouée, paraît-il, à la victime. Les deux idées se mêlaient sans cesse dans sa tête, comme si un lien étroit les unissait. Et cependant le soupçon était si vague, si imprécis, qu’il était intraduisible en mots.

« Au diable, ce Bellingham ! vociféra Smith en lançant à travers la pièce son livre de pathologie. Il a gâché ma nuit de travail ; voilà déjà une raison suffisante pour que je ne m’encombre plus de sa personne ! »

Pendant dix jours, l’étudiant en médecine s’absorba si complètement dans ses études qu’il ne vit ni n’entendit aucun de ses voisins. Aux heures où Bellingham avait l’habitude de venir le voir, il prenait soin de verrouiller sa porte et, même lorsqu’il entendait frapper, il refusait d’ouvrir. Un après-midi cependant, il descendait l’escalier et, juste au moment où il passait devant la porte de Bellingham, elle s’ouvrit toute grande ; le jeune Monkhouse Lee sortit les yeux étincelants et les joues rouges de colère ; Bellingham courait après lui ; son gros visage malsain tremblait de passion mauvaise.

« Imbécile ! cria-t-il. Vous le regretterez !

– Très probablement, répondit l’autre. Rappelez-vous ce que je vous dis : c’est fini ! Je ne veux pas en entendre parler !

– Vous m’avez promis, en tout cas...

– Oh ! rassurez-vous ! Je ne parlerai pas. Mais je préférerais voir la petite Éva au tombeau. Une fois pour toutes, c’est fini ! Elle fera ce que je dirai. Nous ne voulons plus vous revoir, jamais ! »

Smith n’avait pu éviter d’entendre ce dialogue, mais il pressa le pas, car il ne souhaitait nullement être mêlé à leur différend. Ils s’étaient sérieusement brouillés, c’était évident, et Lee allait provoquer la rupture des fiançailles de sa sœur avec Bellingham. Se rappelant la comparaison de Hastie, le crapaud et la colombe, Smith fut ravi de cette solution. La tête de Bellingham en colère n’était pas belle à voir ! Vraiment une innocente jeune fille aurait bien tort de se fier à lui pour toute une vie ! Tout en marchant, Smith se demanda quelle avait été la cause de la querelle, et qu’elle pouvait être la nature de la promesse que Bellingham avait si impérieusement rappelée à Monkhouse Lee.

C’était le jour du match de seuil entre Hastie et Mullins, et beaucoup de monde se dirigeait vers les bords de l’Isis. Un soleil de mai brillait et chauffait l’air ; les ormes projetaient des barres d’ombre noire sur le chemin jaune. De chaque côté s’étendaient les collèges gris d’où s’échappaient des directeurs d’études vêtus de noir, des professeurs guindés, de jeunes hommes pâles, des athlètes bronzés en sweaters blancs ou en blazers multicolores : tous se hâtaient vers la rivière bleue qui dessinait ses lacets entre les champs d’Oxford.

Abercrombie Smith, avec l’intuition d’un vieux rameur, choisit sa place à l’endroit où il savait que le match se jouerait. Au loin un bourdonnement intense lui apprit que le départ était donné ; il entendit le grondement qui annonçait l’approche des concurrents : des gens couraient, les spectateurs qui suivaient la course en bateau vociféraient. En se tordant le cou, Smith aperçut Hastie qui, avec une cadence régulière de trente-six, avait une bonne longueur d’avance sur Mullins qui nageait d’une manière saccadée à quarante. Après avoir poussé un vivat à l’adresse de son ami, il tira sa montre, et il allait reprendre le chemin de son appartement quand il sentit une main se poser sur son épaule : le jeune Monkhouse Lee se trouvait à côté de lui.

« Je vous ai aperçu, lui dit-il d’une voix à la fois timide et suppliante. Je voudrais vous parler, si vous pouvez me consacrer une demi-heure. Ce cottage est à moi. Je le partage avec Harrington, du King’s. Venez prendre une tasse de thé.

– Il faut que je rentre bientôt, répondit Smith. J’ai du pain sur la planche en ce moment. Mais je vous accorderai quelques minutes avec plaisir. Je ne serais pas sorti si Hastie n’était pas un ami personnel.

– Il est aussi le mien. Il a un style magnifique, n’est-ce pas ? Mullins n’était pas dans la course. Mais entrez. Je n’ai pas beaucoup de place, mais je trouve agréable de travailler là pendant les mois d’été... »

C’était un petit bâtiment blanc et carré, avec une porte et des volets verts et un porche rustique, à une cinquantaine de mètres de la rivière. À l’intérieur, la pièce principale était grossièrement équipée en salle d’études : une table en bois blanc, des étagères décolorées pleines de livres, quelques gravures à bon marché sur les murs. Une bouilloire chantait sur un réchaud à alcool, et un plateau pour le thé était placé sur la table.

« ... Prenez cette chaise et servez-vous de cigarettes, dit Lee. Je vais vous verser une tasse de thé. C’est chic d’être venu, car je sais que vous êtes très occupé. Je voulais vous dire qu’à votre place, je déménagerais immédiatement.

– Eh ? »

Smith le regarda, une allumette enflammée dans une main, et sa cigarette dans l’autre.

« Oui. Cela doit vous sembler extraordinaire, et le pis est que je ne peux pas vous en donner la raison, car je suis lié par une promesse solennelle... Oui, une promesse très solennelle ! Mais je puis néanmoins me permettre de vous dire que je ne crois pas que Bellingham soit quelqu’un auprès de qui on puisse vivre en sécurité. J’ai l’intention de camper ici le plus possible pendant quelque temps.

– Pas en sécurité ? Que voulez-vous dire ?

– Ah ! voilà ce que je ne dois pas expliquer ! Mais suivez mon conseil, et quittez votre appartement. Nous avons eu une grande bagarre ensemble aujourd’hui. Vous avez dû nous entendre, puisque vous descendiez l’escalier.

– J’ai vu que vous vous disputiez.

– C’est un type abominable, Smith ! Voilà le seul mot qui lui convienne. J’avais des doutes à son sujet depuis la soirée où il s’est évanoui. Vous vous rappelez : cette soirée où j’étais allé vous chercher. Je l’ai cuisiné aujourd’hui, et il m’a dit des choses qui m’ont fait dresser les cheveux sur la tête ; il voulait que je m’associe avec lui. Je ne suis pas collet monté, mais je suis fils de clergyman, vous le savez, et je crois qu’il y a certains actes à ne jamais commettre. Je rends grâce à Dieu de l’avoir percé à jour avant qu’il n’ait été trop tard, car il devait se marier dans ma famille.

– Tout cela est très joli, Lee, dit Abercrombie Smith, non sans rudesse. Mais ou vous m’en dites beaucoup trop, ou vous m’en dites beaucoup trop peu.

– Je vous donne un avertissement.

– S’il existe un véritable motif pour cet avertissement, aucune promesse ne peut vous lier. Si je vois un bandit qui s’apprête à faire sauter une maison avec de la dynamite, rien ne m’empêchera de tout faire pour qu’il échoue.

– Ah ! mais je ne puis rien faire pour qu’il échoue ! Je ne peux que vous avertir.

– Sans me dire contre quoi vous me mettez en garde ?

– Contre Bellingham.

– Mais c’est puéril ! Pourquoi le craindrais-je, lui ou tout autre ?

– Je ne peux pas vous le dire. Je ne peux que vous adjurer de déménager. Là où vous logez, vous êtes en péril. Je ne dis même pas que Bellingham désire vous nuire. Mais il pourrait vous arriver malheur, car il est maintenant un voisin dangereux.

– Peut-être en sais-je plus que vous ne le pensez, dit Smith en observant le visage enfantin mais sérieux du jeune homme. Supposez que je vous dise que quelqu’un d’autre habite l’appartement de Bellingham... »

Monkouse Lee tressaillit sous l’effet d’une nervosité incontrôlable.

« Vous savez donc ? bégaya-t-il.

– Une femme ? »

Lee retomba sur la chaise en poussant un gémissement.

« Mes lèvres sont scellées, dit-il. Je ne dois pas parler.

– Eh bien, de toute façon, déclara Smith en se levant, il est peu vraisemblable que je me laisse épouvanter au point de quitter un logement qui me convient parfaitement. Ce serait de ma part une grande faiblesse si j’allais déménager toutes mes affaires sous le prétexte que vous m’affirmez que Bellingham pourrait me faire du mal d’une manière inexpliquée. Je pense que j’assumerai mes risques et que je resterai là où j’habite ; comme je vois qu’il est presque cinq heures, je vais vous prier de m’excuser. »

Il prit congé du jeune étudiant et revint dans sa tourelle, mi-agité, mi-amusé, comme l’aurait été tout homme fort et peu imaginatif que menacerait un danger imprécis.

Abercrombie Smith s’accordait toujours une petite complaisance, quelle que fût l’urgence de son travail. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, il se rendait à pied jusqu’à Farlingford, résidence du Dr Plumptree Peterson située à deux kilomètres et demi d’Oxford. Peterson avait été un ami intime du frère aîné de Smith, Francis ; il était célibataire, riche, avec une bonne cave et une bibliothèque meilleure encore ; sa maison était un but plaisant pour les amateurs de marche à pied ; deux fois par semaine, l’étudiant en médecine s’engageait dans les chemins sombres de la campagne et passait une heure agréable dans le confortable bureau de Peterson à discourir, par-dessus un verre de porto, sur les derniers cancans de l’Université ou sur les plus récents progrès de la médecine ou de la chirurgie.

Le lendemain du jour où il avait eu son entretien avec Monkhouse Lee, Smith ferma ses livres à huit heures et quart ; c’était l’heure à laquelle il partait habituellement pour se rendre chez son ami. En quittant sa chambre, il aperçut par hasard l’un des livres que Bellingham lui avait prêtés, et il eut un remords de ne pas le lui avoir rapporté. Quelque répugnant que fût l’homme, il ne méritait pas un manque de courtoisie. Il prit le livre, descendit l’escalier et frappa chez son voisin. Pas de réponse. Il tourna le loquet et constata que la porte n’était pas fermée à clef. Ravi par la perspective d’échapper à une conversation, il se glissa à l’intérieur et plaça en évidence sur la table le livre avec sa carte.

La flamme de la lampe était baissée, mais Smith put voir assez nettement les détails de la pièce. Elle n’avait pas changé : la frise, les têtes d’animaux, le crocodile, et la table encombrée de papiers et de feuilles séchées. La caisse à momie était dressée contre le mur, mais la momie n’était pas à l’intérieur. Il ne vit nulle trace d’un deuxième occupant dans la pièce, et il se dit en partant qu’il avait probablement été injuste envers Bellingham. Si celui-ci voulait préserver un secret coupable, il n’aurait pas laissé sa porte ouverte, à la discrétion du premier venu.

L’escalier en colimaçon était noir comme de l’encre ; Smith descendait précautionneusement ses marches irrégulières, quand il se rendit compte tout à coup que quelqu’un venait de le croiser dans l’obscurité. Il avait perçu un bruit faible, un déplacement d’air, un léger frottement contre son coude, si léger qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Il s’arrêta et écouta, mais le vent bruissait dans le lierre, et il lui fut impossible d’entendre autre chose.

« Est-ce vous, Styles ? » cria-t-il.

Il n’y eut pas de réponse ; derrière lui tout était calme et silencieux. Sans doute s’agissait-il d’un courant d’air, car dans la vieille tourelle les fissures ne manquaient pas. Pourtant il avait bien cru percevoir un bruit de pas tout contre lui. Comme il émergeait dans la cour en réfléchissant à cet incident, un homme accourut en traversant la pelouse.

« Est-ce vous, Smith ?

– Hello, Hastie !

– Pour l’amour de Dieu, venez tout de suite ! Le jeune Lee s’est noyé ! Voici Harrington du King’s avec la nouvelle. Le médecin est sorti. Vous suffirez. Mais courez, mon vieux ! Il n’est peut-être pas encore tout à fait mort.

– Avez-vous du cognac ?

– Non.

– Je vais en chercher. Il y a un flacon sur ma table. »

Smith grimpa quatre à quatre les trois étages, prit le flacon, redescendit en courant ; mais, quand il passa devant la porte de Bellingham, il aperçut quelque chose qui l’immobilisa sur le palier, haletant.

La porte, qu’il avait refermée derrière lui, était maintenant ouverte, et, juste devant lui, éclairée par la lampe, il y avait la caisse à momie. Trois minutes plus tôt, elle était vide. Il était prêt à en jurer. Maintenant elle encadrait le corps efflanqué de son affreux locataire qui se tenait, sinistre et raide, avec sa figure ratatinée tournée vers la porte et qui paraissait privée de vie ; mais Smith eut l’impression, à force de la regarder, qu’elle recelait encore une étincelle de vitalité, un vague signe de conscience dans les petits yeux tapis au fond des orbites creuses. Il en fut si abasourdi qu’il oublia l’accident de Monkhouse Lee ; il demeurait là, planté devant la porte ouverte, les yeux fixés sur cette silhouette décharnée ; la voix de son ami le rappela aux réalités.

« Allons, Smith ! criait-il. C’est une question de vie ou de mort, mon vieux ! Dépêchez-vous !... »

Il ajouta quand l’étudiant en médecine apparut dans la cour :

« ... Partons au sprint ! C’est à moins de quinze cents mètres. Nous devrions arriver en cinq minutes. Une vie humaine vaut bien qu’on coure comme pour battre un record. »

Au coude à coude ils s’élancèrent dans l’obscurité, et ils ne s’arrêtèrent, essoufflés et épuisés, que devant la porte du petit cottage. Le jeune Lee, ruisselant d’eau comme une plante aquatique brisée, était allongé sur le canapé ; il avait dans les cheveux de l’écume verte de la rivière, et un peu de mousse blanche sur ses lèvres couleur de plomb. Agenouillé à côté de lui, Harrington, son camarade de chambre, s’efforçait de réchauffer ses membres rigides.

« Je pense qu’il vit encore, dit Smith après avoir posé une main sur le cœur de Lee. Collez le verre de votre montre contre ses lèvres. Oui, il y a de la buée dessus. Prenez un bras, Hastie. À présent, faites comme moi, et bientôt nous l’aurons ranimé. »

Pendant dix minutes ils opérèrent ensemble des tractions destinées à soulever et à abaisser la poitrine de Lee. Et puis le corps de celui-ci fut parcouru par un frémissement, ses lèvres tremblèrent, et il ouvrit les yeux. Les trois étudiants éclatèrent alors d’une joie irrésistible.

« Réveillez-vous, vieux gars ! Vous nous avez fait assez peur !

– Un peu de cognac ! Avalez une gorgée au flacon.

– Ça va mieux ! déclara son compagnon Harrington. Mon Dieu, quelle peur j’ai eue ! J’étais en train de lire ici ; il était sorti pour faire un tour du côté de la rivière ; j’ai entendu un cri et le bruit d’une chute dans l’eau. Je suis sorti en courant ; le temps que je le repère et que je le repêche, c’était comme si la vie l’avait quitté. Et puis Simpson ne pouvait pas courir chercher un médecin, car il est estropié ; alors j’ai dû partir en flèche. Sans vous, mes amis, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Tout va bien, mon vieux ! Asseyez-vous. »

Monkhouse Lee s’était dressé sur les poignets, et il regardait autour de lui.

« Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il. Je suis tout mouillé. Ah ! oui. Je me rappelle. »

La peur apparut dans ses yeux ; il enfouit son visage entre ses mains.

« Comment êtes-vous tombé à l’eau ?

– Je ne suis pas tombé.

– Comment ?

– J’ai été jeté à l’eau. Je me tenais sur la berge ; j’ai été soulevé comme une plume par-derrière, et précipité dans la rivière. Je n’ai rien vu. Je n’ai rien entendu. Mais je sais ce dont il s’agit, malgré tout.

– Moi aussi ! » murmura Smith.

Lee lui lança un coup d’œil étonné.

« Vous êtes donc au courant ? Vous vous souvenez du conseil que je vous ai donné ?

– Oui, et je commence à penser que je vais le suivre.

– Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez, dit Hastie, mais si j’étais vous, Harrington, j’obligerais Lee à se coucher tout de suite. Il sera bien temps de discuter du pourquoi et du comment quand il aura repris des forces. Je pense, Smith, que nous pouvons le laisser seul, maintenant. Je retourne au collège ; si vous allez dans cette direction, nous pourrons faire un brin de causette. »

La causette fut brève. Smith était trop préoccupé par les incidents de la soirée : l’absence de la momie dans le salon de son voisin, le frôlement qu’il avait senti dans l’escalier, la réapparition inexplicable, extraordinaire, de la sinistre momie, et puis cette agression contre Lee qui ressemblait si étrangement à la précédente agression contre Norton (deux ennemis de Bellingham). Il tournait et retournait ces éléments dans sa tête, ainsi que les nombreux petits détails qui l’avaient indisposé contre son voisin et les circonstances peu banales qui l’avaient contraint à se rendre chez lui la première fois. Ce qui avait été un soupçon vague, fantaisiste, prenait subitement corps, se présentait à son esprit sous la forme d’un fait indéniable. Cependant, quel fait monstrueux ! Un fait sans précédent ! Au-delà de toutes les possibilités humaines. Un juge impartial, voire l’ami qui l’accompagnait, dirait simplement que ses yeux l’avaient abusé, que la momie n’avait pas cessé d’être dans sa caisse, que le jeune Lee était tombé par mégarde dans l’eau, et que les pilules bleues étaient un excellent remède pour un foie en désordre. Il sentait qu’il en dirait autant si les positions étaient inversées. Et néanmoins, il pouvait jurer que Bellingham était au fond un assassin, et qu’il disposait d’une arme dont personne ne s’était jamais servi dans les annales du crime.

Hastie l’avait quitté pour regagner sa chambre, non sans accabler de commentaires sévères autant qu’emphatiques le manque de sociabilité de son ami. Abercrombie Smith traversa la cour et en se dirigeant vers la tourelle il éprouva un violent sentiment de répulsion à l’égard de ses appartements et de leurs locataires. Il suivrait le conseil de Lee et déménagerait le plus tôt possible, car comment pourrait-il travailler s’il avait toujours l’oreille tendue pour capter le moindre murmure ou le plus léger bruit de pas dans la chambre du dessous ? Il remarqua que la fenêtre de Bellingham était encore allumée ; quand il passa devant sa porte, celle-ci s’ouvrit et Bellingham en personne s’avança vers lui. Avec son visage gras et méchant, il avait l’air d’une araignée bouffie sortant de sa toile mortelle.

« Bonsoir, dit-il. Voulez-vous entrer ?

– Non ! cria Smith d’un ton féroce.

– Non ? Toujours aussi occupé, par conséquent ? Je voulais vous demander des nouvelles de Lee. J’ai été désolé d’apprendre qu’un accident lui était arrivé. »

Il avait un visage grave ; mais pendant qu’il parlait, ses yeux brillèrent d’une satisfaction mal dissimulée. Smith la vit ; il faillit se jeter sur lui.

« Vous serez encore plus désolé d’apprendre que Monkhouse Lee se porte très bien et qu’il est tout à fait hors de danger, répondit-il. Vos trucs de l’enfer n’ont pas réussi cette fois. Oh ! inutile d’essayer de crâner ! Je sais tout. »

Bellingham recula d’un pas devant l’étudiant en colère, et il ferma à demi la porte comme pour se protéger.

« Vous êtes fou, dit-il. Que signifient vos paroles ! Prétendez-vous que je suis pour quelque chose dans l’accident de Lee ?

– Oui ! tonna Smith. Vous et ce sac d’os derrière vous. Vous avez manigancé tout cela entre vous. Je vais vous le dire, monsieur B ! On ne brûle plus les gens de votre espèce, mais nous avons encore des potences et des bourreaux et, par saint Georges, si n’importe qui au collège meurt accidentellement pendant que vous êtes ici, je vous ferai arrêter, et si vous ne vous balancez pas au bout d’une corde, ce ne sera pas ma faute, croyez-moi ! Vous vous apercevrez que vos ignobles trucs d’Égypte ne font pas la loi en Angleterre !

– Vous êtes un fou délirant !

– Très bien. Rappelez-vous simplement ce que je vous ai dit ; sinon, vous pourriez constater que je suis un homme de parole ! »

La porte claqua ; Smith, fou de rage, remonta dans sa chambre, ferma sa porte à clef et passa la moitié de la nuit à fumer sa vieille pipe de bruyère pour mieux méditer sur les évènements bizarres de la soirée.

Le lendemain matin, Abercrombie Smith n’entendit rien dans l’appartement de son voisin ; mais Harrington vint le voir dans l’après-midi pour lui annoncer que Lee avait presque complètement récupéré. Toute la journée, Smith avait bûché comme un forcené ; le soir il décida d’aller voir son ami le docteur Peterson, chez qui il avait voulu se rendre vingt-quatre heures plus tôt. Une bonne promenade et un entretien amical feraient du bien à ses nerfs à vif.

La porte de Bellingham était fermée ; mais quand il se retourna dans la cour, à une certaine distance de la tourelle, il vit le profil de la tête de son voisin à la fenêtre ; la lumière de sa lampe l’éclairait en plein ; il avait le visage collé à la vitre comme s’il scrutait l’obscurité. Qu’il était bon d’échapper à sa promiscuité, ne fût-ce que pour quelques heures ! Smith partit d’un pas vif, respirant l’air du printemps à pleins poumons. Une demi-lune émergeait à l’ouest entre deux clochetons gothiques. Une brise légère poussait dans le ciel de petits nuages cotonneux. Le collège se trouvant à la lisière de la ville, Smith se trouva bientôt entre les haies d’un sentier de l’Oxfordshire qui embaumait toutes les senteurs de mai.

Sentier peu fréquenté que celui qui menait à la maison de son ami ! L’heure n’était pourtant pas avancée, mais Smith ne rencontra pas une âme. Il arriva devant la grille ouvrant sur la longue allée de graviers qui montait à Farlingford. En face de lui, il aperçut les lumières rouges et douillettes des fenêtres qui scintillaient à travers le feuillage. Il s’arrêta, la main sur la chaîne en fer de la grille, et il se retourna pour regarder le sentier qu’il avait pris. Quelque chose se déplaçait rapidement, courait dans sa direction.

C’était une forme sombre, accroupie, qui filait dans l’ombre de la haie, silencieusement, furtivement ; sur ce fond noir elle était à peine visible. Le temps qu’il l’observât, elle avait raccourci de vingt pas la distance qui la séparait de lui. Elle était lancée à sa poursuite. Des ténèbres émergèrent un cou décharné, et deux yeux dont il gardera le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Il pivota et, poussant un cri d’épouvante, s’élança dans l’avenue de toute la vitesse de ses jambes. Au bout il y avait les lumières rouges, la sécurité à moins d’un jet de pierre. Smith était un excellent coureur ; jamais il ne courut aussi vite que ce soir-là.

La lourde grille s’était refermée derrière lui ; mais il l’entendit se rouvrir sous la poussée de son poursuivant. Tout en courant follement, il prêtait l’oreille au petit bruit sec de pas précipités qui se rapprochaient d’instant en instant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : le monstre bondissait comme un tigre sur ses talons, avec des yeux étincelants et un bras fibreux déjà tendu pour le saisir. Dieu merci, la porte était entrouverte. Il vit la barre mince de lumière que projetait la lampe du hall. Le bruit de pas résonna juste derrière lui. Il entendit une sorte de gloussement tout contre son épaule. En hurlant il se jeta de l’autre côté de la porte, la claqua et la verrouilla, puis il s’écroula à demi évanoui sur le fauteuil de l’entrée.

« Bonté divine, Smith ! Que se passe-t-il ? demanda Peterson qui apparut sur le seuil de son bureau.

– Donnez-moi une goutte de cognac ! »

Peterson s’effaça pour ressortir un instant après avec un verre et une carafe.

« Vous en aviez besoin ! commença-t-il en voyant son visiteur avaler d’un trait ce qu’il lui avait versé. Ma foi, mon vieux, vous voilà aussi blanc qu’un fromage ! »

Smith reposa le verre, se leva, et aspira une grande lampée d’air.

« Je suis redevenu moi-même, dit-il. Jamais je ne m’étais laissé abattre comme cela. Mais, avec votre permission, Peterson, je dormirai ici cette nuit, car je ne crois pas que je pourrais affronter cette route autrement qu’à la lumière du soleil. C’est une lâcheté, sans doute ; mais je n’y peux rien. »

Peterson l’examina d’un œil inquisiteur.

« Naturellement, vous dormirez ici si vous le désirez. Je vais dire à Mrs. Burney de préparer le lit de repos. Où allez-vous maintenant ?

– Montez avec moi vers la fenêtre qui surplombe la porte. Je voudrais vous faire voir ce que j’ai vu. »

Ils se postèrent à la fenêtre d’où ils pouvaient observer les environs de la maison. L’allée, les champs qui la bordaient de chaque côté, étaient paisibles et silencieux sous la lumière de la lune.

« Réellement, Smith, murmura Peterson, mieux vaut que je sache que vous ne vous enivrez jamais. Qu’est-ce donc qui vous a fait si peur ?

– Je vais vous le dire. Mais où a-t-il pu aller ? Ah ! tenez, regardez ! Regardez ! Vous voyez le virage de la route, juste au-delà de votre grille ?

– Oui, je vois. Vous n’avez pas besoin de me pincer le bras. J’ai vu passer quelqu’un. Je pense que c’est un homme plutôt maigre d’apparence, et grand, très grand. Mais qui est-ce ? Et qu’est-il par rapport à vous ? Vous frissonnez comme une feuille de tremble !

– J’ai été à deux doigts d’être empoigné par ce démon, voilà tout ! Mais descendons dans votre bureau, et je vous raconterai toute l’histoire... »

Ce qu’il fit. Sous la lampe gaie, un verre de porto à la main, devant le visage florissant de son ami, il narra tous les évènements, petits et grands, qui s’enchaînaient si singulièrement.

« ... Voilà l’affaire, conclut-il. Elle est monstrueuse, incroyable, mais pourtant véridique. »

Le docteur Plumptree Peterson demeura assis sans parler, visiblement très intrigué.

« Je n’ai jamais entendu une chose pareille, jamais de ma vie ! dit-il enfin. Vous m’avez livré les faits. Donnez-moi maintenant vos déductions.

– Vous n’avez qu’à tirer vos propres déductions !

– Oui, mais j’aimerais connaître les vôtres. Vous avez réfléchi longuement à l’affaire ; pas moi.

– Forcément, ma conclusion sera un peu vague dans les détails ; mais les points principaux me semblent assez clairs. Ce Bellingham, dans ses études sur l’Orient, a appris un certain secret infernal grâce auquel une momie ou peut-être cette momie seulement peut être provisoirement rappelée à la vie. Il était en train d’expérimenter ce truc répugnant le soir où il s’est évanoui. Sans doute le spectacle de cette créature se mettant à bouger a été trop fort pour ses nerfs, même s’il s’y attendait. Vous vous rappelez que les tout premiers mots qu’il a prononcés ont servi à le qualifier d’idiot. Ensuite il s’est endurci et il a persévéré sans s’évanouir. La vitalité qu’il a pu injecter dans sa momie n’est qu’une vitalité passagère, car je l’ai vue je ne sais combien de fois dans sa caisse, aussi inanimée que cette table. Je suppose que c’est par un procédé compliqué qu’il parvient à provoquer et à supprimer cette vitalité. Lorsqu’il a acquis la maîtrise du procédé, l’idée lui est venue tout naturellement d’utiliser sa momie comme un agent. Elle dispose de l’intelligence et de la force. Pour un dessein quelconque, il a mis Lee dans le secret ; mais Lee, en bon chrétien correct, n’a rien voulu entendre ; d’où une dispute, et Lee a juré qu’il avertirait sa sœur de la véritable nature de Bellingham. Le jeu de Bellingham a alors consisté à l’en empêcher, et il y est presque arrivé en lançant la momie sur sa trace. Il avait déjà essayé ses pouvoirs envers un autre garçon, Norton, à qui il gardait rancune. C’est pur hasard s’il n’a pas deux meurtres sur la conscience ! Puis, quand je l’ai accusé d’être un assassin, il a eu les meilleures raisons du monde pour m’écarter de son chemin avant que je puisse mettre quelqu’un d’autre au courant. Il a pris sa chance quand je suis sorti, car il connaissait mes habitudes et il savait où j’allais. Je l’ai échappé belle, Peterson, et c’est un nouveau hasard si vous ne m’avez pas découvert sans vie sur votre perron. D’une façon générale, je ne suis pas nerveux, mais je n’aurais jamais cru que j’aurais peur de mourir comme j’ai eu peur tout à l’heure.

– Mon cher ami, vous prenez les choses trop sérieusement ! dit son compagnon. Vous avez les nerfs démolis par votre travail, et vous grossissez les incidents... Comment une momie pourrait-elle se promener dans les rues d’Oxford, même de nuit, sans être vue ?

– Elle a été vue. Toute la ville parle d’un singe échappé ; c’est ainsi qu’on l’appelle.

– Évidemment, l’enchaînement est curieux ! Et pourtant, mon cher, vous devez bien admettre que chaque incident en soi peut s’expliquer d’une manière plus naturelle.

– Comment ! Même mon aventure, de ce soir ?

– Certainement. Vous êtes sorti très énervé, la tête pleine de vos théories. Un vagabond à moitié mort de faim vous emboîte le pas, vous voit courir, s’enhardit à courir derrière vous. Vos frayeurs et votre imagination, ont fait le reste.

– Non, Peterson ! Votre thèse ne colle pas. Je la récuse.

– Et encore, tenez, à propos de la caisse à momie, vide puis réoccupée : la lampe était baissée et vous n’aviez aucune raison spéciale de regarder attentivement la caisse. Il est parfaitement possible que vous n’ayez pas vu la momie la première fois.

– Absolument pas ! C’est hors de doute, voyons !

– Et puis Lee tombe dans l’eau, et Norton est victime d’un étrangleur. C’est évidemment une présomption formidable contre Bellingham ; mais si vous en faisiez état devant un magistrat, il vous rirait au nez.

– Je le sais bien. Voilà pourquoi j’entends régler l’affaire tout seul.

– Eh ?

– Oui. J’ai l’impression qu’il m’incombe un devoir de salubrité publique et, par ailleurs, il faut que j’agisse pour ma propre sécurité : sinon, autant dire que je préfère être pourchassé hors du collège par une momie ; ce serait d’une lâcheté impensable ! J’ai décidé ce que j’allais faire. Et tout d’abord, puis-je vous emprunter votre porte-plume pendant une heure ?

– Bien entendu ! »

Abercrombie Smith s’assit devant une feuille de papier écolier, et pendant une heure, puis pendant une deuxième heure sa plume courut allègrement. Son ami, confortablement assis dans son fauteuil, le regardait avec curiosité et patience. Finalement, Smith poussa une exclamation, se leva d’un bond, réunit ses feuillets, les mit en ordre et posa le dernier sur le bureau de Peterson.

« Ayez l’obligeance d’apposer votre signature en qualité de témoin, dit-il.

– Témoin ? De quoi ?

– De ma signature et de la date. La date est le plus important. Allons, Peterson, ma vie peut en dépendre !

– Mon cher Smith, vous parlez comme un excité. Permettez-moi de vous prier d’aller vous mettre au lit.

– Au contraire. Je n’ai jamais parlé avec plus de sang-froid. Et je vous promets d’aller me coucher aussitôt après que vous aurez signé.

– Mais de quoi s’agit-il ?

– C’est une déposition qui contient tout ce que je vous ai raconté ce soir. Je voudrais que vous certifiiez conforme ma signature.

– Certainement ! répondit Peterson en signant de son nom sous celui de son ami. Voilà qui est fait ! Mais quelle est votre idée ?

– Vous voudrez bien conserver ce document, et le produire dans le cas où je serais arrêté ?

– Arrêté ! Pour quel motif ?

– Pour meurtre. C’est tout à fait possible. Je tiens à être paré pour n’importe quel évènement. Il ne me reste qu’une chose à faire, et je suis déterminé à l’accomplir.

– Au nom du Ciel, ne commettez rien d’irréfléchi !

– Croyez-moi : toute autre méthode serait bien plus téméraire. J’espère que nous n’aurons pas besoin de vous déranger, mais j’aurai l’esprit plus tranquille si je sais que vous détenez cette justification de mes mobiles. Et maintenant, je suis disposé à suivre votre conseil, car je veux être en grande forme demain matin. »

Abercrombie Smith n’était pas homme à plaisanter s’il avait un ennemi. Lent et de bonne composition, il était formidable quand il se trouvait contraint à agir. Il apportait à tous les buts de sa vie la même décision résolue qui lui avait permis de se distinguer parmi les étudiants en médecine. Il avait décidé de laisser son travail de côté pendant un jour, mais il entendait bien que ce jour ne fût pas gaspillé. Il se refusa à communiquer ses plans à son hôte, et vers neuf heures il repartait pour Oxford.

Dans High Street il s’arrêta chez Clifford’s, l’armurier, et il acheta un lourd revolver avec une boîte de cartouches. Il en glissa six dans la culasse, l’arma et le plaça dans sa poche. Il se dirigea ensuite vers la chambre de Hastie ; le robuste rameur lisait le Sporting Times en dégustant son petit-déjeuner.

« Hello ! que se passe-t-il ? demanda-t-il. Voulez-vous une tasse de café ?

– Non, merci. Je voudrais que vous m’accompagniez, Hastie, et que vous fassiez ce que je vais vous demander.

– Entendu, mon garçon.

– Et que vous emmeniez une grosse canne.

– Tiens, tiens !... »

Hastie ouvrit de grands yeux.

« ... Voici un stick de chasse qui assommerait un bœuf.

– Autre chose. Vous avez une boîte de bistouris. Remettez-moi le plus long.

– Voilà. Vous me semblez sur le sentier de la guerre. Rien d’autre ?

– Non ; ça ira... »

Smith plaça le bistouri dans son habit et mena Hastie vers sa cour.

« ... Nous ne sommes ni vous ni moi des poules mouillées, Hastie, dit-il. Je pense que je peux agir seul, mais je vous ai prié de m’accompagner en guise de précaution. Je vais dire deux mots à Bellingham. Si je n’ai affaire qu’avec lui, je n’aurai pas besoin de vous. Si toutefois je crie, vous monterez et vous taperez avec votre stick de toutes vos forces sur tout ce qui se présentera. Compris ?

– Compris. Je monterai si je vous entends crier.

– En attendant, restez ici. Je serai peut-être absent un petit moment, mais ne bronchez pas avant que je descende.

– Je ne bouge pas d’un pouce. »

Smith grimpa l’escalier, ouvrit la porte de Bellingham et entra. Bellingham était en train d’écrire à sa table. À côté de lui, la caisse à momie se tenait toute droite, avec le No 249 inscrit à l’extérieur, et son hideux occupant rigide à l’intérieur. Smith inspecta soigneusement les aîtres, referma la porte, se dirigea vers la cheminée, frotta une allumette et alluma le feu. Bellingham le regarda avec un mélange de stupéfaction et de rage.

« Alors, vous vous croyez chez vous ? » dit-il d’une voix mal assurée.

Smith s’assit résolument, posa sa montre sur la table, tira son revolver, vérifia qu’il était toujours armé, et l’installa sur ses genoux. Puis il tira de sa poche le bistouri et le lança à Bellingham.

« Maintenant à l’ouvrage ! dit-il. Taillez-moi cette momie en charpie.

– Oh ! c’est comme ça ? ricana Bellingham.

– Oui, c’est comme ça ! On m’assure que la loi ne peut rien contre vous. Mais j’ai apporté une loi qui réglera l’affaire. Si dans cinq minutes vous ne vous êtes pas mis à l’ouvrage, je jure par le Dieu qui m’a créé que je vous fais sauter la cervelle !

– Vous m’assassineriez ? »

Bellingham s’était soulevé de sa chaise ; il avait le visage couleur de mastic.

« Oui.

– Et pourquoi ?

– Pour mettre un terme à vos méfaits. Plus que quatre minutes.

– Mais qu’ai-je fait ?

– Je le sais et vous le savez.

– C’est du bluff !

– Trois minutes...

– Mais enfin, donnez-moi vos raisons ! Vous êtes devenu fou... Un fou dangereux ! Pourquoi détruirais-je ma momie ? Elle m’appartient, et elle vaut cher !

– Vous la découperez et vous la brûlerez !

– Jamais !

– Il ne vous reste plus qu’une minute. »

Smith leva le revolver et regarda Bellingham avec des yeux impitoyables. Comme l’aiguille des secondes tournait, il coucha Bellingham en joue et plaça son doigt sur la gâchette.

« Là ! Là ! Je vais la brûler ! » hurla Bellingham.

Dans une hâte fébrile il s’empara du bistouri et lacéra le corps de la momie, tout en se retournant pour surveiller son terrible visiteur qui était penché au-dessus de lui. La momie craquait et se rompait avec des bruits secs sous chaque coup de la lame tranchante. Une épaisse poussière jaune s’échappa de son corps. Des épices, des essences séchées se répandirent sur le plancher. Tout à coup, dans un grand bruit de déchirure, la colonne vertébrale se brisa et la momie s’affaissa en un tas brun de membres épars.

« Dans le feu ! » ordonna Smith.

Les flammes grandirent et grondèrent quand elles léchèrent ces débris ressemblant à du bois sec. La petite pièce aurait pu passer pour la chambre de chauffe d’un paquebot. Les deux hommes suaient à grosses gouttes ; l’un continuait à se baisser et à jeter dans le feu les derniers restes de sa momie, tandis que l’autre le surveillait. Une épaisse fumée grasse se dégagea de la cheminée ; une odeur de résine alourdit l’air. Au bout d’un quart d’heure, il ne resta plus du lot No 249 que quelques baguettes calcinées.

« Peut-être êtes-vous satisfait ? » grogna Bellingham.

Ses petits yeux gris trahissaient sa haine et sa peur.

« Non. Il faut que je vous débarrasse de tout votre matériel, pour que vous ne nous jouiez plus jamais de vos tours du diable. Au feu toutes ces feuilles ! Elles peuvent avoir rapport avec vos manigances.

– Et maintenant, quoi encore ? interrogea Bellingham quand les feuilles eurent été jetées dans le brasier.

– Maintenant ? Le rouleau de papyrus que vous aviez sur la table l’autre nuit. Il est dans ce tiroir, je pense.

– Non ! cria Bellingham. Ne brûlez pas le papyrus ! Voyons, mon vieux, vous ne savez pas ce que vous faites ! Il est unique. Il contient une recette de sagesse qu’on ne trouvera nulle part ailleurs !

– Au feu !

– Mais voyons, Smith, ce n’est pas possible ! Je vous ferai partager ma science. Je vous apprendrai tout ce qu’il y a dessus. Laissez-moi au moins en prendre copie avant que vous le brûliez ! »

Smith avança d’un pas et ouvrit le tiroir. Il saisit le rouleau jauni et le jeta dans le feu où il le maintint sous son talon. Bellingham en hurlant voulut l’en arracher. Smith le repoussa brutalement et demeura le pied sur le papyrus jusqu’à ce qu’il fût réduit en cendres informes.

« Maintenant, maître B, je crois que je vous ai arraché les dents. Vous aurez de mes nouvelles si je vous reprends à jouer ce jeu. Et bien le bonjour à présent, car il faut que je me remette à travailler. »

Voilà le récit d’Abercrombie Smith sur les évènements qui se déroulèrent dans le vieux collège d’Oxford au printemps de 1884. Comme Bellingham quitta l’Université immédiatement après et qu’il s’installa, paraît-il, au Soudan, personne ne peut lui opposer de démenti. Mais la sagesse des hommes est petite, les voies de la nature étranges ; qui se hasarderait à imposer une limite aux mystères qui peuvent être découverts par ceux qui les sondent ?

 

 

 

Arthur Conan DOYLE, Histoires et messages de l’Au-delà.

 

Traduction par Pierre Vigneaux.

 

 

 

 

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