Le casseur de croix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Nous avons déjà exprimé ailleurs nos regrets de voir disparaître peu à peu du sol de la vieille Bretagne les ruines des anciennes chapelles, fontaines et croix, vouées jadis par de pieuses mains à la mémoire de quelque bienfait public ou particulier. Nous croyons qu’il peut être utile d’élever du moins d’humbles protestations et de continuer, pour ainsi dire, cette campagne par des exemples. Ces exemples n’attestent-ils point que l’œil de Dieu ne saurait être indifférent à ces profanations, dont on daigne à peine s’apercevoir aujourd’hui ?

On raconte qu’autrefois un calvaire remarquable s’élevait au carrefour de plusieurs chemins creux qui se rencontraient au pied de la montagne, auprès du village de Bothuan. La croix du Sauveur, taillée dans le plus fin granit des carrières de Kersanton, se penchait entre celles des deux larrons. Le temps et le vent de la montagne avaient livré tant d’assauts à ce monument isolé, qu’il tombait en ruine depuis nombre d’années. Un jour, après un orage affreux, on vit la croix du bon larron couchée sur la terre, celle du Sauveur était plus penchée, tandis que le gibet du mauvais larron, toujours droit sur sa base, semblait menacer la terre et le ciel.

Un soir que le sire de Bothuan chevauchait dans ses bois, il vint à passer par le carrefour des Trois-Croix. Son écuyer le suivait avec un jeune page. Le jour baissait déjà ; le vent gémissait ; une brume froide et épaisse obscurcissait les sentiers. Le cheval de l’écuyer donna du pied contre le chef du bon larron, et à l’instant monture et cavalier roulèrent sur les cailloux du chemin.

– Je vous l’avais bien dit, Argall, murmura le vieux seigneur, il faut marcher doucement et la prière aux lèvres lorsqu’on passe auprès d’un calvaire.

Argall, contenant à peine sa colère, grommela en se relevant :

– Par l’enfer ! j’aurai raison sans tarder de ces morceaux de pierre qui viennent céans de me faire choir si piteusement.

Kado, le jeune page, se signa pour écarter les mauvais esprits qui semblaient souffler aux oreilles de l’écuyer. Le sire de Bothuan, occupé à considérer tristement la croix penchée du Sauveur, n’avait pas entendu les propos de son compagnon. Au reste, on ne sait par quelle influence étrange le méchant serviteur avait pris un tel empire sur son faible et bon maître, qu’il s’était depuis longtemps arrogé le droit de tout dire et de tout faire. Argall continua, en s’adressant au jeune page :

– Oui, Kado, je reviendrai ici cette nuit même avec char et chevaux, afin d’enlever ces belles pierres qui figureront fort bien dans la construction que j’achève en ce moment.

– Dieu vous en garde, maître ! et vous devriez songer...

– Paix ! imbécile ; je n’ai qu’un regret, c’est que la plus haute des trois ne soit pas tombée encore. La pierre est magnifique, mais patience ! En y aidant un peu...

– Juste ciel ! s’écria le page épouvanté, oh ! jamais vous n’oserez commettre un pareil sacrilège.

À ces mots, il piqua des deux pour rejoindre le vieux baron. Il entendit, en s’éloignant, rire le mécréant, et il lui sembla que du côté de la montagne d’autres rires (de ces rires qui figent le sang) se mêlaient au sifflement du vent dans les rochers de la colline.

Lorsque les cavaliers arrivèrent au manoir, il faisait nuit close. L’orage menaçait et découpait l’horizon par de rapides lueurs. L’écuyer, en chevauchant à l’écart, avait mûri son infernal dessein. Il se rendit aux écuries à la suite du valet qui emmenait sa monture et celle du baron.

– Or çà, Job, dit-il au valet en lui glissant une pièce de monnaie dans la main, je prétends faire un bon coup sans tarder. Tu as plus de cœur que ce niais dont le nom est Kado ; j’ai songé à toi pour me seconder.

– Parlez, maître, fit Job. De quoi s’agit-il ?

– De bien peu de chose : d’enlever là-bas, au carrefour des Trois... Par l’enfer ! le nom ne fait rien à la chose.

– Vous voulez dire le carrefour des Trois-Croix, je suppose ? Diable ! on dit...

– Qu’importe ce que l’on dit, se hâta d’ajouter Argall. Or donc, je veux aller prendre tout simplement deux ou trois pierres roulantes, qui seront fort utiles pour soutenir l’escalier tournant de ma maison neuve. Veux-tu venir ?

– S’il ne s’agit que de si peu, vous n’avez pas besoin de tant de détours pour m’engager ; mais... mais je crois que c’est tout autre ; et puis, vous savez que du côté de ménez (mont), et surtout au carrefour des Trois-Croix, on peut faire (si l’on n’est pas en état de grâce) quelque mauvaise rencontre.

– Poltron et niais, reprit le tentateur en faisant briller un écu d’argent à la lueur de la lanterne. Jagut le braconnier ne fera point tant de cérémonies. Je m’en vais le quérir. D’ailleurs, pour mener la charrette et y porter les pierres, nous ne serons pas trop de trois. Veux-tu venir ? allons...

– Attendez à demain, maître Argall ; voyez, il fera tempête bientôt.

– Impossible ! ce sera cette nuit ou jamais. Nous serons trois, te dis-je ; que crains-tu ?

– Oh ! rien en vérité, répondit le valet séduit ; quand voulez-vous partir ?

– À l’instant.

 

 

 

II

 

 

Le braconnier ne se fit pas prier. Ainsi que trop de gens, il n’était ni bon ni mauvais ; cependant, en fin de compte, il ne valait pas grand’chose, puisque pour un salaire inattendu il consentit à suivre les autres avec son attelage sans demander d’explication.

Voilà donc nos trois aventuriers rendus au carrefour des Trois-Croix. La nuit est sombre. L’orage gronde au loin. De temps à autre, les éclairs jettent sur les sommets hérissés des traînées de feux fantastiques. Argall s’approche le premier du gibet où pend le larron maudit, et le secoue avec fureur.

– N’est-ce pas une honte, dit-il, de voir debout ce signal réprouvé, tandis que l’autre gît à terre, et que l’arbre du Maître est près de tomber ?

– Il est vrai, répondit le braconnier.

– Or çà donc, à bas le mauvais larron, reprit Argall.

Et comme il crut remarquer une certaine hésitation de la part du valet d’écurie :

– Imbécile, continua-t-il, ne vois-tu pas que c’est œuvre pie que d’abattre un tel mécréant ?

À ces mots, les trois complices se mirent à l’ouvrage. Le bon larron fut placé dans la charrette ; mais celui qui insulta Jésus en croix tenait ferme sur la base. Job, dont les dents claquaient de peur, regardait fréquemment du côté des collines, où les rafales soufflaient d’une manière lugubre, et ne travaillait guère que pour la forme.

– Il faut couper une forte branche, dit l’écuyer ; sans un levier, nous n’aurons pas raison de cette pierre. Cours à la haie voisine, Job, et fais diligence.

– Heu ! heu ! fit Job, qui frémissait à la pensée de s’éloigner de ses compagnons, je n’ai ni hache ni serpe.

– Et surtout point de courage, double lâche ; à preuve que ta mâchoire fait office de crécelle.

– On tremblerait à moins, reprit le valet ; n’entendez-vous pas là-bas des cris qui vous avertissent de cesser vos maléfices ?

– Par l’enfer ! hurla le furieux, nous verrons qui sera le plus fort de ces pierres ou de moi.

Un affreux coup de vent, suivi des roulements de la foudre, répondit à ces paroles impies ; puis la croix du mauvais larron, minée par tant d’efforts, roula à grand bruit sur le sol et se brisa en plusieurs morceaux. Le cheval épouvanté partit au galop, en faisant jaillir des étincelles, et l’on entendit pendant quelques minutes le bruit de sa course affolée sur les sentiers rocailleux.

– Voilà qui va mal, grommela Argall avec colère ; et cette pierre brisée...

– Au diable votre pierre, répondit le braconnier ; mais ma charrette est certainement en pièces et mon cheval assommé au fond d’une ravine.

Le mécréant se prit à rire de nouveau de son rire sinistre ; le braconnier s’éloigna en courant, et Job se laissa tomber, rempli de terreur, au pied de la croix du Sauveur des hommes.

 

 

 

III

 

 

Le lendemain, on retrouva les débris du bon larron à peu de distance de la demeure du braconnier, où la charrette s’était brisée contre un rocher. On releva aussi le cheval, que sa chute avait mis dans un état désespéré.

Vous croyez peut-être que le profanateur renonça complètement à son dessein sacrilège ? De tout ce que nous venons de raconter il ne fit que rire, selon sa coutume impie. Rire toujours, rire, hélas ! comme on rit si souvent aujourd’hui dans le monde, des choses les plus saintes, des vertus les plus pures, des exemples les plus admirables. Rire et jouir à tout prix et sans cesse, telle est la devise contemporaine la plus en honneur. Heureux ceux qui s’arrêtent sur la pente fatale, avant que le char de leur vie ne soit tombé dans un abîme sans fond où tout se brise, où tout disparaît.

Cependant Argall, que personne ne voulut accompagner une seconde fois, n’osa retourner seul au carrefour des Trois-Croix pour attaquer celle du Sauveur ; mais comme il tenait à consommer, du moins en partie, sa profanation, le mécréant plaça l’arbre de la croix et le chef mutilé du bon larron pour servir de colonne d’appui à l’escalier de sa maison.

Nous ne raconterons pas en détail la triste fin du casseur de calvaire. Argall ne tarda pas à se sentir malade, possédé, dit-on, pour cause de maléfices. Durant sa dernière maladie, chaque nuit on s’apercevait que l’escalier de granit tremblait. Une fois, à minuit, le misérable se souleva tout à coup et s’écria :

– Par l’enfer ! c’est ce larron de pierre qui tremble et gémit sous mon escalier.

– Implore la miséricorde de Dieu qui t’avertit, lui dit le sire de Bothuan ; prie, et la croix apaisée ne tremblera plus.

On ajoute qu’en cet instant suprême le moribond murmura Amen et rendit l’esprit ; puis, qu’aussitôt sous l’escalier éclatèrent ces rires funèbres qui lui avaient si souvent répondu, mais que cette fois les rires étaient plus étouffés et semblables à ceux que doivent pousser des démons mis en fuite.

Le sire de Bothuan continua sa vie paisible et charitable en son manoir, et destina la maison du casseur de croix à loger les pauvres qui venaient demander un asile. Il pensait avec raison que la charité, qui lave tant de fautes, écarterait de cette retraite les dernières traces de la malédiction divine.

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE,

Fantômes bretons, 1879.

 

 

 

 

 

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