Fall-i-tro

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Dans ce temps-là, le diable n’était pas si vieux et aimait à se divertir sur la terre. Alors, il y avait près du pont de l’Elorn, dans la belle ville de Landerneau, un vieux moulin, habité par un renégat nommé Fall-i-tro, ou Mal-y-tourne en français. C’était un Pagan (païen) sans foi ni loi. Son moulin chômait presque depuis que l’on avait établi un autre moulin au bourg de la Roche-Maurice, à une lieue plus haut sur la rivière de Dour-Doun 1.

Fall-i-tro avait en vérité une mine de sacripant : sa large face, mal blanchie par la farine, était ornée d’un nez rouge colossal, lequel accusait les nombreuses chopines que le coquin avait goûtées pendant cinquante à soixante ans. En outre, il possédait une panse énorme, et, par bonheur pour une malheureuse quelconque, il était garçon. Voilà notre homme. Un jour qu’il regardait l’eau couler sous le pont, vu qu’il n’avait plus d’argent pour aller au cabaret du coin, il s’écria :

– Que le diable me brûle si je ne vais à la Roche mettre le feu au moulin neuf !

Tout à coup il vit paraître dans la brume, au-dessus de l’eau, un grand personnage vêtu d’un long manteau jaune-rouge, à peu près de la couleur de l’habit du meunier, qui jadis avait été bleu.

– Pas besoin, mon fils, lui dit le personnage d’une voix pareille à un soufflet de forge, pas besoin de mettre le feu à l’autre moulin. Si tu veux seulement me prendre pour valet pendant trois mois, nous ferons de la farrrine et du pain capables d’achalander ton moulin pour toujourrre 2...

– Ça me va, compère, répondit Fall-i-tro, en remuant son nez rouge.

– C’est bon, mon joli garçon ; pour lorrss, mets ta main dans la mienne.

– Oh là ! ho ! cria le Pagan ; tes griffes brûlent autant que braise ; on dirait que...

– Je suis le diable ! interrompit l’autre ; ainsi, tu renonces ?

– Pas du tout, farceur... j’ai topé ; commençons tout de suite. Il n’y a plus de blé au moulin, et il m’en faut pour la prochaine foire de Guipavas. Mais comment te nommes-tu ?

– Fistiloup, pour te servirre.

– Un joli nom de meunier : en route. – En rroute, répéta un écho infernal.

Une heure moins un quart après, Mal-y-tourne se tenait dans la cave de son moulin, auprès de la gueule du four, où il jetait des brassées de lande (car il était meunier et fournier en même temps) ; tout à coup, une voix de tonnerre qui cassa l’unique vitre du soupirail lui commanda d’ouvrir.

Fall-i-tro étonné ouvrit le soupirail ; la grosse voix dit : – Maigres ou gras, les voilà ! – Et au même instant, un corps tomba dans la cave, puis un autre, et un autre encore. Et de trois pour commencer la fournée. Ensuite le grand valet se mit à fourrer les trois corps dans le four rouge, et le moulin de tourner rondement, car les eaux étaient grandes. Le four ronflait terriblement sous le souffle formidable de Fistiloup, si bien qu’au bout de cinq minutes il trouva la chose cuite à point, l’enleva proprement avec sa fourche et roula le tout sur les meules. Ah ! ah ! on n’a pas vu souvent pareils meuniers dans le pays !

C’est bon !... La farine était superbe, et le pain de Mal-y-tourne eut bientôt dans les environs une réputation telle que tous les autres mitrons en séchaient de misère et de dépit.

Il est bon de vous dire aussi jusqu’où allait le pouvoir du grand Fistiloup, qui n’était autre qu’un meunier de l’enfer, où il y en a beaucoup, à ce qu’on dit, vu qu’il faut pas mal de pain de la sorte pour nourrir tant de compagnie. Donc, le pouvoir de ce grand démon était borné comme toute chose soumise à la volonté de Dieu...

Ainsi, il avait le pouvoir de s’emparer des corps de tous ceux qui mouraient en état de péché mortel et de les réduire en pâte ; mais s’il lui arrivait un jour de jeter au four le corps d’un juste, pris par erreur, alors adieu la boutique... Vous verrez plus tard.

Tous les soirs donc, à la brume, comme le pont était désert (et dans ce temps-là il n’y avait pas beaucoup de flâneurs à Landerneau), la voix formidable criait : – Maigres ou gras, les voilà ! – Les corps tombaient un à un dans la cave ; le four ronflait, et les meules... les meules broyaient les os !... C’était affreux, mais ça faisait, m’a-t-on assuré, du bon pain au levain de bière 3.

Vous saurez, de plus, que nos compères avaient un autre genre de distraction tout à fait gentil. Fistiloup, pour s’amuser, avait appris de jolis tours en enfer avec un Parisien récemment débarqué. Un soir que la récolte avait été mauvaise, – car les coquins commençaient à diminuer dans le pays, et c’est pourquoi il n’y a plus que d’honnêtes gens à Landerneau –, un soir donc, Fistiloup, qui n’apportait rien de plus, tira de dessous son manteau une veste usée qu’il jeta par terre.

– Pourquoi faire ça ? dit Fall-i-tro.

– Pour nous vengerre, répondit le grand valet.

– De qui ou de quoi ? reprit le meunier.

– D’un coquin de tailleur de la Roche-Maurice que tu connais bien. Le particulier allait mourir d’ivresse, quand il m’a glissé comme une anguille entre les grrriffes, en me laissant sa méchante veste.

– Oh ! tu t’es laissé refaire, mon Fisty !

– Oui, et c’est dommage pour toi, car le brrrigand te réclame dix écus pour ton dernier habit.

– Bah ! c’est un voleur ; mais que veux-tu faire de cette veste percée ?

– Tu vas voirrre...

Là-dessus, Fistiloup prit son gourdin endiablé et se mit à taper à tour de bras sur la veste en disant : « Passe-lui ça, passe-lui ça. » Après une douzaine de coups, il dit au meunier :

– Si tu veux payer ton tailleur, rends-toi chez lui sans argent ; alorrss, tu lui diras de te donner quittance ; s’il refuse, le reste me regarde. Tu comprends ?

– Ma foi, non.

– C’est pas malin, pourtant. Moi je dauberai ici sur la veste du tailleur, en disant : Passe-lui ça, et mes coups tomberont là-bas sur ses épaules... Comprends-tu, maintenant ?

– Oui, à peu près... D’ailleurs, mon Fisty, tu es cousin germain du diable, et ça me suffit...

Voilà donc le Pagan en route avec sa grosse panse pour aller trouver le tailleur de la Roche. Le gros mal blanchi suait avant d’arriver et n’avait pas l’humeur trop tendre. Gare au tailleur ! À peine entré dans la maison, Fall-i-tro lui dit qu’il venait savoir des nouvelles de sa santé et demanda un coup à boire.

– Tu ferais mieux de me payer, failli Pagan ! répondit l’autre en se frottant les reins.

– Patience, mon vieux, reprit le meunier en remuant son nez, ça va venir tout à l’heure, et je te paierai en bonne monnaie...

Aïe, aïe, fit aussitôt le tailleur en se retournant, voilà que ça recommence : c’est donc toi, voleur ? Holà ! holà ! finiras-tu, Fall-i-tro ; ce sont de vilaines plaisanteries, et tu tapes comme un sourd.

– Moi, regarde donc, j’ai les deux mains dans mes poches.

– Possible, mais tu cognes trop dur tout de même. Holà ! ho !...

Et le tailleur de beugler comme un veau, et l’autre de rire à se rompre la panse.

Enfin, quand le couturier eut reçut une bonne rossée du gourdin invisible, son débiteur lui dit :

– À présent, si tu es content de la recette, donne-moi quittance de dix écus que je ne crois pas te devoir pour un mauvais habit tout usé.

– Quittance répliqua le tailleur, mais tu ne m’as pas payé !... Aïe ! aïe ! voilà que ça tombe sur ma tête, à présent... Holà ! là ! j’y vois trente-six chandelles...

– Donneras-tu quittance, double voleur ?

– Je ne puis, en vérité... Holà, holà, assez oui, oui, je te donne quittance, et va-t-en à tous les diables ! s’écria le tailleur en tombant éreinté sur la terre boueuse de son taudis.

Le Pagan lui mit une plume dans les mains, écrivit sur un chiffon sale : Quittance de dix écus pour l’habit bleu de Fall-i-tro, et le tailleur fit son paraphe. Après quoi le meunier satisfait le laissa se frotter les reins tout à son aise. Chemin faisant, il se disait : « Tout de même, voilà une jolie manière de payer ses dettes ! » – Qu’en pense-t-on par ici ?... Y a-t-il, par le temps qui court, des gens qui paient de même ? Les uns disent : oui ; d’autres : non. Là-dessus, que chacun pense comme il voudra, et voyons la fin de l’aventure.

Le meunier rendit compte à Fistiloup de son expédition, et le valet fut si content qu’il embrassa Mal-y-tourne sur les deux joues si fort que le gros farinier portait ensuite deux belles cloches bleues de chaque côté de sa face blanche.

– Par tous les diables ! tu as tort, Fisty, d’embrasser les amis quand tu as si chaud.

– C’est la chaleurre de l’amitié, fit l’autre en grimaçant.

C’est bon. Le commerce allait si bien que nos boulangers ne pouvaient suffire à fournir du pain au levain de bière à leurs nombreuses pratiques. À force de coups de bâton, avec la recette de passe-lui ça, Fall-i-tro qui, auparavant, était dans la débine, avait déjà payé toutes ses dettes. Il lui suffisait de se procurer, par un moyen quelconque, les guenilles de ses créanciers ; Fistiloup daubait dessus, comme vous savez, et le tour était joué.

 

 

 

 

II

 

 

Pourtant les meilleures ruses ne tournent pas toujours bien en ce pauvre monde. Le tailleur, payé en monnaie de trique, était aussi un rusé compère. Il avait flairé la mèche, et s’en vint un soir rôder sur le pont, autour du vieux moulin. Nos deux complices, tout fins qu’ils étaient (mais on sait qu’un tailleur est souvent plus fin que le diable), nos complices, ce soir-là comme les autres, avaient bu un coup de trop et, sans se douter de rien, ils s’amusaient à faire le joli tour de passe-lui ça au profit du bedeau de Saint-Houardon, dont ils avaient volé la vieille soutane.

Et ils s’en donnaient de cogner sur le pauvre roi d’église, de rire et de boire, si bien qu’à la fin ils roulèrent côte à côte et ronflèrent bientôt à réveiller les morts. Notre tailleur, qui avait compris la recette, entra doucement dans le moulin, s’empara du bâton de Fistiloup et de la veste de Fall-i-tro ; puis il s’en retourna chez lui. Ce qu’il fit, vous le devinez bien : il étendit la défroque par terre et se mit à piler dessus en disant le passe-lui ça nécessaire.

Ah ! ah ! c’est dans le moulin que cela était comique de voir le réveil du gros mal blanchi, qui sautait, courait, tombait, hurlait et cherchait dispute à son ami Fisty en lui disant :

– C’est toi qui as volé ma veste, scélérat, oh ! là ! oh !... là !... et tu fais taper dessus.

– Moi ? Allons donc, répondait le valet avec une grimace de damné ; moi, je dormais, et tu étais si soûl que tu auras jeté veste et bâton par la lucarrrne.

– Ce n’est pas vrai ! Tu mens, brigand !... Oh ! là ! assez... tu es un traître...

– Possible, ce sont là les vertus qu’on estime chez nous... Allons, tais-toi, ne braille pas si fort, c’est fini ; je m’en vais voirrre là-bas.

Et voilà le grand diable en route pour la Roche, où il trouva le tailleur en train de se rafraîchir au cabaret. Fistiloup, déguisé en marchand de cochons (sauf votre respect), entra aussi et paya tant de chopines au tailleur que notre ivrogne roula bientôt sous la table, et de là dans la grande poche du diable, qui l’emporta.

Comme il passait sur le bord de la rivière, il faisait déjà nuit noire ; la grêle craquait sur les pierres, le vent sifflait dans les vieux arbres et l’eau débordée tourmentait les rochers avec un bruit sinistre... Fistiloup crut entendre crier à quelque distance ; il pressa le pas et vit alors, au milieu du courant rapide, un corps blanc que l’eau emportait.

– C’est bon, se dit-il, en allongeant ses grands bras pour harponner le cadavre, c’est sans doute quelque ivrogne que des voleurs ont dévalisé et jeté dans la rivière. Maigres ou gras, en voilà deux.

Oui, en voilà deux sans doute, maître démon ! mais non pas de même pâte. Non, non, car le dernier était ni plus ni moins que le sire de la Roche-Maurice, un saint homme que des routiers avaient volé, dépouillé et jeté dans la Dour-Doun.

Le démon, aveuglé par la volonté de Celui dont la patience est longue, mais se lasse à la fin, le démon, trompé à son tour, arriva auprès du moulin avec sa capture.

Maigres ou gras, cria la voix formidable à la lucarne de la cave où Fall-i-tro attendait...

Ah ! ah ! mes amis, il y eut alors un changement que personne ne pourrait vous raconter : un grand coup de vent semblable au tonnerre, un tremblement, une odeur de brûlé, de soufre et de salpêtre, et le vieux moulin... cherchez, cherchez bien : le vieux moulin avait sombré dans la rivière...

Sur le bord, le sire de la Roche priait tranquillement à genoux. Enfin, il faut bien vous dire ce qui se passa à cinq cent mille pieds sous terre, juste au-dessous du moulin maudit, sous le pont de Landerneau : la lucarne de l’enfer s’ouvrit toute grande ; la voix, plus formidable encore, hurla pour cette fois : – Gros et gras, le voilà ! – Et un corps, un corps si ventru que tous les démons s’en donnèrent de rire, tomba dans le gouffre infernal.

C’était Mal-y-tourne que Fistiloup, pour se consoler, jetait dans la gueule du four suprême, où il servit à faire une belle miche aux damnés.

 

 

 

 

E. DU LAURENS DE LA BARRE,

Les veillées de l’Armor, 1842.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 

 


1 Dour-Doun, eau profonde ; ancien nom de l’Elorn. 

2 Orthographe et prononciation usitées en enfer. 

3 Pardonnez au vieux marvailler cette lugubre plaisanterie.

 

 

 

 

 

 

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