La pierre tremblante de Trégunc

 

(RÉCIT DU CHARRETIER)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du temps que l’on trouvait dans les villages autant de maisons de sorciers que l’on y voit aujourd’hui de chapelles ornées d’une branche de gui 1, il y avait alors, auprès du bourg de Trégunc, un vieux fermier nommé Stévan : comme il était veuf et sans enfants de sa seconde, il ne voyait pas d’un très bon œil la petite Corentine, sa nièce, qu’il avait été presque forcé de prendre chez lui après la mort de sa mère. Stévan aurait bien voulu se débarrasser de l’orpheline, mais la petite était finaude et disait souvent qu’elle ne serait pas pour le premier darbauder 2 venu. Peut-être avait-elle déjà un attachement au cœur, c’est ce que personne ne savait, car elle semblait distraite quand on lui parlait de mariage. Vous comprenez que cela arrivait plus d’une fois l’an, vu que Tina serrait dans sa crédence six chemises neuves, trois ou quatre beaux chupens, sans compter les justins et les coiffes empesées ; et de plus elle possédait une vache dans l’étable de Stévan. Vous voyez qu’on pouvait presque la regarder comme une vraie Pennérèz.

Il y avait aussi au bourg de Beuzek-Konk, là-bas, au fond de la baie de Concarneau, un jeune paysan nommé Mao, fils d’une pauvre veuve, dont il était le soutien et la consolation. C’est égal, Mao ayant vu un dimanche, au bourg de Trégunc, la nièce de Stévan, avec son beau justin de velours et du vermillon sur les joues, depuis ce jour Mao était malade dans son pauvre cœur. Sa mère, en ménagère raisonnable, avait beau lui dire que Corentine n’était pas pour un diz-héret (déshérité) comme lui, qu’elle avait déjà refusé Iann de Kermez, Jalm de Pont-Aven, Fanch de Trémeur, sans compter le fils du meunier et le sergent d’église de Beuzek, rien n’y faisait, et le pauvre innocent (diod) pâlissait et maigrissait à vue d’œil. Il avait l’air d’une tige de blé qui pousse sur une roche. Cent fois il avait suivi sa douce du côté des prés, souvent il l’avait espérée à la fontaine de Saint-Ivi pour lui dire ce qu’il avait là... et la fontaine était un bon endroit, à son idée, car on peut s’asseoir sur la margelle et aider la fille à mettre la cruche sur sa tête ; boh ! le pauvre zod (sot) n’arrivait à rien, car dès les premiers mots, il s’embrouillait comme un jeune recteur qui est à son premier sermon. Si bien qu’à bout de patience, et ayant entendu parler d’un sorcier de Lanriek, qui savait adoucir le cœur des jeunes filles plus aisément encore que coudre des bragou, il s’en fut le trouver. Le sorcier était tailleur de son état, louche par-dessus le marché, et encore plus malin que louche : en sorte qu’on l’avait surnommé pilpouz (coquin). Par malheur, Mao n’avait pas un sou dans sa poche, c’est pourquoi le tailleur lui rit au nez en lui tournant le dos au troisième mot de la demande.

– Pour lors, je vas me jeter dans l’Aven tout de suite, répondit Mao, et tu auras ma mort sur ton mauvais cœur.

– Bah ! bah fit l’autre, je m’en fiche comme d’une aiguille rouillée.

– Et quand j’aurais été riche, je t’aurais bien récompensé, va, et puis tiens voilà mon chapeau neuf du dimanche, je te le donne si tu veux.

Le tailleur examina le chapeau en louchant, le tourna en tous sens et, le laissant retomber sur la table, il dit :

– C’est un vieux tok-plous (de paille), je n’oserais pas aller au pardon de Beuzek avec, ah ! ah !...

Mao désespéré détacha sa ceinture de cuir qui avait une belle boucle argentée, c’était un cadeau de son parrain, aussi fit-il un gros soupir avant de parler.

– Tiens, voilà ma meilleure ceinture, dit-il enfin, prends-la, ou sinon...

– Bagatelles, s’écria le loustik, en roulant la ceinture et la mettant dans sa poche, garde ton chapeau de peur de t’enrhumer ; mais tu vas toper avec moi que le soir de tes noces tu me donneras la plus belle vache de Stévan.

– Je le voudrais bien, mais je ne puis en vérité donner ce que je n’ai pas.

– Alors n’en parlons plus... Cependant, si tu n’étais pas si bête, tu verrais qu’il n’est pas difficile d’oublier de fermer la porte de l’écurie. Comprends-tu ?

Mao se gratta la tête en soupirant, comme un homme dont la conscience frémit, il vit passer sur ses yeux la figure de Corentine ; il sentit son cœur trembler, donna un grand coup de poing sur la table, et dit :

– C’est fait, tope-là ! À ces mots, les yeux du tailleur eurent envie de déménager : l’un regarda du côté de Quimper, et l’autre du côté de Vannes.

Le fils de la veuve avait pourtant du cœur et de la religion, aussi faut croire qu’il pensa dans sa pauvre cervelle fêlée : « Je laisserai ouverte la porte de l’écurie, mais il n’y aura dedans que la vache de Tina, qui m’appartiendra quand la chère fille sera ma moitié de ménage, et alors nous serons si heureux que nous n’aurons pas besoin de vache pour vivre en commençant. Plus tard, avec mes bons bras, je gagnerai de quoi acheter deux ou trois vaches plus belles et tout sera réparé. » Je sais bien qu’il pensait ainsi, moi qui connais un peu cette affaire ; mais enfin, doit-on tromper un sorcier ? Les uns disent ia, les autres nann. Moi, je pense qu’il n’est permis de tromper personne, fût-ce un coquin, un sorcier, ou même un tailleur, sauf le respect que je vous dois.

– Pour lors, continua notre pilpouz, je vas te conter la chose. Tu sais bien le gros rocher que l’on voit à droite, sur la route, avant d’arriver à Trégunc ; c’est là que tu iras tout seul, un samedi soir à minuit, quand il y aura de gros nuages sur le Ciel ; car il ne faut pas que les étoiles te voient. Tu te rendras auprès du rocher, tu te placeras en haut du côté de la butte, et alors, appuyant ton épaule gauche contre la pierre, tu feras trois efforts modérés, entends-tu ?

– Je ferai trois efforts modérés.

– Bien. Si la pierre tremble ou remue, c’est que la fille ne t’aime pas, mon pauvre ami ; si elle reste immobile, tu peux compter sur sa tendresse, mais c’est diablement rare. Ainsi, te voilà prévenu, faudra pas te désoler.

– Après, après, dépêche-toi.

– Voilà tout, c’est fini, bonsoir. – Et le sorcier poussant Mao à la porte, la lui ferma au nez.

Mao entendit dans la cabane comme un rire qui figea son sang ; et puis je crois bien qu’il espérait autre chose du maudit sorcier. Mais le tailleur était un finaud : il avait, de ses yeux louches, remarqué la jolie Corentine ; il connaissait le fond de sa crédence ; et comment avait-il appris que Stévan devait à sa nièce un compte de cent écus ? c’est ce que je ne puis vous dire. Enfin, il s’était dit qu’en éloignant, par désespoir ou autrement, tous les bader (niais) qui viendraient le consulter, ce serait toujours autant de rivaux de moins pour lui. Le pauvre Mao n’était pas le premier. Le marché conclu entre eux n’était qu’une frime du sorcier pour gagner une âme au diable, son patron ; car il savait bien que le paysan ferait remuer le rocher sans beaucoup de peine. À cette époque, à la vérité, où la fidélité se trouvait encore sur la terre, où les filles n’aimaient qu’une fois, la Roche-fée, n’ayant pas encore été consultée presque tous les jours, ne remuait pas aussi facilement qu’aujourd’hui, et ne vacillait pas au seul souffle du vent. Mais depuis, elle a été poussée tant de fois par des amants malheureux ou trompés qu’on la verra choir un beau jour ; et ceci ne prouve rien de bon en faveur de la fidélité du monde, je vous le dis.

Enfin, n’importe : trois jours après, par une nuit de pluie et de vent, Mao se rendit sur la route de Trégunc. Onze heures venaient de sonner au bourg, et, en attendant minuit qui était le moment convenu, il alla faire un tour sur les landes voisines, afin de se tremper le cœur dans la solitude. Moi, je pense qu’il ne put y faire que de mauvaises rencontres : car vous savez que les pierres de nos landes sont toujours hantées par des esprits dont je ne vous conseille pas de faire la connaissance. Tenez, va minon (mon ami), voyez-vous là-bas, sur le milieu de la lande, ces pierres blanches qui brillent quand le soleil tombe dessus ? Eh bien, un soir, en allant à Nizon, je passai par là, vu que j’étais fort pressé d’amener le recteur à ma pauvre défunte qui était malade, bien malade. Pour lors, en approchant des pierres je vis bouger quelque chose, mais je m’enhardis en me disant qu’un chrétien qui va chercher le bon Dieu pour sa femme n’a rien à redouter des anges noirs ; et puis n’avais-je pas tout fait pour ma pauvre moitié de ménage ? Je lui avais, la veille même, donné du pain blanc, une rôtie au cidre, et du vin de feu pour réchauffer son cœur. Tout de même je n’étais pas trop rassuré, quand je vis une ombre noire, qui allait devant moi d’un rocher à l’autre : effrayé, comme vous le pensez bien, j’invoquai la Vierge et les meilleurs saints du Paradis. La lune se cacha sous de gros nuages, et je ne vis plus rien, rien ; j’entendis un soupir, et ce fut fini. M. le recteur, auquel je racontai cela en revenant, se moqua de moi, le digne homme. Allass ! un peu plus tard, il vit bien que j’avais eu un intersigne 3, car en arrivant à la maison, votre pauvre mère, Barbane, était trépassée, Jésus-Maria !...

Le bonhomme s’essuya les yeux du revers de sa manche. Comme nous montions une petite côte, il sauta à terre, lestement pour son âge. La pluie ne tombait plus et le regard embrassait, au-dessus des landes, un magnifique horizon, borné au loin par les montagnes de Scaër et d’Elliant. À notre gauche l’Océan limitait la terre par une ligne bleuâtre, sombre ou brillante, selon que le soleil se voilait ou perçait les nuages.

– Votre père est un bien brave homme, dis-je à la paysanne.

– Ah ! que oui, Messieurs, c’est un homme délicat, et un homme qui cause bien, ajouta-t-elle en nous regardant, pour voir sans doute si nous partagions son admiration d’enfant à l’égard du conteur.

– Est-ce qu’il ne va pas nous achever l’histoire de Mao ? dis-je pour répondre à sa pensée.

Si fait, si fait, si vous voulez, dit le charretier qui m’avait entendu, en reprenant sa place dans la carriole.

Je l’observai attentivement : l’expression désolée, qui tout à l’heure crispait sa figure, au souvenir de la mort de sa femme, cette expression d’une douleur profonde et vraie, avait complètement disparu. Le caractère du paysan breton est ainsi fait : brisé aux pénibles labeurs d’une existence laborieuse, la sérénité du cœur ne l’abandonne presque jamais, le vieux Scod m’en fournissait alors une preuve. La bonhomie, la gaîté même régnaient déjà sur ses traits. Il adressa à Marc’h goz quelques encouragements affectueux, et reprit à peu près en ces termes le fil de son récit :

– L’histoire est bientôt finie ; mais pour vous revenir, voilà que, au coup de minuit, sous un orage ker-zu (très-noir) comme on dit, Mao était au pied du rocher fatal ; il avait le cœur agité comme le temps. Le voilà qui monte sur la butte, il met son épaule contre le rocher, il pousse une fois, nétra (rien) ; deux fois, rien encore, mais quelques grains de sable glissent sous la pierre et tombent en grésillant dans une flaque d’eau. Stard, stard (allons, courage) pauvre Mao, voyons la troisième fois... Allass ! (hélas) la pierre remue, malheureux pécheur, la pierre tremble, elle frissonne comme une âme en peine...

Mil-malloz-Doué 4, s’écrie l’amant de Corentine, en fuyant... il ne s’arrêta que sur la grève lorsqu’il sentit l’eau de mer lui monter aux genoux et l’écume des vagues lui mouiller le visage.

On dit que des pêcheurs, en passant par là dans leur bateau, entendirent des pleurs et des cris lamentables :

– Tina ne m’aime pas, Tina ne m’aime pas, je vais mourir !

Les pauvres gens voulurent aller au secours de cet infortuné, mais il y avait dans la chaloupe un tailleur de Beuzek, revenant on ne sait d’où, qui leur dit alors :

– Malheur à vous si vous allez de ce côté, je vois des rochers à fleur d’eau ; c’est un piège du démon pour vous perdre... et les matelots s’éloignèrent.

Voilà donc ce pilpouz de sorcier, deux fois cause de la mort de Mao. Pourtant le sacristain de Nevez, qui m’a raconté ceci, m’a dit pour sûr que Corentine aimait ce cher innocent ; mais peut-être attendait-elle son âge, elle craignait peut-être aussi que Stévan ne mit obstacle à ce mariage à cause de la pauvreté du jeune paysan ; ou bien elle voulait jouir plus longtemps de sa jeunesse, et habituer Mao à la patience. Pour ça, ce n’est pas une mauvaise chose avant d’entrer en ménage : la patience, Monsieur, c’est une richesse pour les pauvres laboureurs ; moi, je crois plutôt que la fillette avait sous sa koéf un petit brin de coquetterie, à la mode des femmes comme il faut. N’importe, vous avez vu la triste fin de tout ce manège ; jugez du désespoir de la pauvre créature, quand elle vit le lendemain le tailleur venir à la ferme trouver Stévan, et lui dire entre deux chopines :

– À propos, Stévan, savez-vous que ce matin on a tiré de l’eau le corps de ce coquin de Mao, qui s’est noyé comme un diod qu’il était.

Corentine, déchirée dans son cœur comme un chevreuil qui a reçu une balle, courut sur le pilpouz, et s’écria la main levée :

– Tu mens, maudit, tu mens, avoue-le de suite, sans quoi je dirai que c’est toi qui as tué Mao.

– Est-ce que la fille a marché sur un louzaouenfoll (herbe folle), dit le sorcier, en louchant.

– Je ne sais pas, elle en a l’air pour sûr, répondit le fermier ; c’est comme qui dirait un mauvais vent qui a passé sur la petite.

La pauvre Corentine pleurait, pleurait de tout son cœur, Jésus, que c’était une pitié. Les deux compères allumèrent leurs pipes au foyer, vidèrent leurs chopines, et sortirent de la chambre, pour aller causer tout à leur aise dans le courtil. Lorsqu’ils rentrèrent, après avoir bien comploté sur le sort de Corentine, ils furent surpris de ne pas la retrouver à la maison. Ils cherchèrent partout, peine inutile : celle qui aimait Mao, dans son pauvre cœur, avait laissé son esprit s’en aller là-haut rejoindre celui de son cher défunt. Elle était devenue folle, tout d’un coup ; et comme elle pouvait soupçonner Stévan d’être le complice du sorcier, elle avait quitté la métairie.

Le reste de sa vie, qui ne dura pas longtemps, à ce qu’on dit, elle alla mendier pour vivre, aux foires et aux pardons. Ensuite, elle finit par apprendre, je ne sais pas trop comment, que la pierre tremblante de Trégunc était cause de la mort de Mao ; alors, elle allait s’asseoir sur le rocher, ou elle chantait d’une voix triste tous les cantiques de la première communion, et finissait toujours en disant :

– Mao n’est pas mort, il est sous le rocher, j’attends que Jésus me donne la force de le soulever.

Et quand un passant, après lui avoir fait l’aumône, se mettait à pousser la pierre, elle secouait tristement la tête, et disait :

– Allons, celui-là n’est pas encore assez fort pour délivrer Mao.

Le vieux Scod s’interrompit, peut-être ému par son récit ; il soupira fortement à deux ou trois reprises, puis faisant claquer son fouet au-dessus des oreilles de Marc’h-goz, il ajouta :

– Tenez, Monsieur, voilà la roche branlante ; Tina n’y est plus, allez, et il n’y a que les den-goz (les anciens) du pays, qui savent encore son histoire.

– Les jeunes hommes ne peuvent-ils aimer à l’entendre, répondîmes-nous ?

– Sans doute, sans doute, répliqua-t-il, mais c’est rare ; on ignore l’aventure de Mao, on en rit, et cependant il y a souvent procession autour de la pierre qui tremble. Finalement, je dis que, au lieu d’interroger sur l’avenir, qui est à Dieu seul, des fontaines, des pierres, des louzou et autres choses qui peuvent bien avoir rapport au diable, comme dit le recteur, on ferait mieux d’avoir confiance en la Trinité, qui récompense les cœurs fidèles, en Jésus, qui adoucit et soulève, quand il lui plaît, le rocher pesant du malheur 5.

Ainsi finit l’histoire de Mao et de Corentine. Quant à Stévan et au pilpouz de tailleur (sauf votre respect), nous les oubliâmes complètement à la vue de la pierre de Trégunc, que nous allâmes examiner et interroger peut-être, en disant kénavo (au revoir) à nos compagnons de voyage.

 

 

 

E. DU LAURENS DE LA BARRE,

Les veillées de l’Armor, 1842.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Bretagne,

textes rassemblés par Nathalie Bernard

et Laurence Guillaume, 1976.

 

 

 

 



1 Périphrase pour désigner les cabarets.

2 Darbauder, entremetteur de mariages.

3 Intersigne, avertissement surnaturel qui annonce toujours un malheur.

4 Mil-malloz-Doué ! mille malédictions de Dieu. C’est une imprécation terrible en breton.

5 Roc’h pouner euz ar malhuruss. Mot à mot : le rocher pesant des malheureux. Figure hardie pour rappeler le poids si lourd de l’infortune.

 

 

 

 

 

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