Forban-Ru

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

IL N’Y AVAIT PAS encore trois ans que j’étais pilote, pilote en pied, mes amis... ce qui veut dire, hélas ! que le digne bonhomme, mon beau-père, avait suivi sa fille Anne-Marie dans cette rade embellie où il n’y a plus ni tempêtes, ni naufrages, ni douleur, ni trahison... du calme, toujours du calme, avec la boussole du Sauveur pour guide, des saints pour matelots, des anges pour gabiers, et le souffle de Dieu pour enfler les voiles...

Ainsi parlait le père Gibraltar, un matin, à l’aube d’un beau jour, en s’avançant avec nous sur la falaise... Une heure après, notre chaloupe traçait un rapide sillage sur le banc de Taille-fer, cinglant vers le passage du Béniguet, le cap à l’est sur l’île de Houat, où nous projetions de toucher. La mer était belle ; de chauds rayons de soleil, un peu orageux peut-être, l’éclairaient comme un champ immense où la moisson dorée ondule sous la brise ; les vagues, assez hautes encore, conservaient leur nonchalance des beaux jours, et nous subissions l’influence irrésistible de ce doux balancement.

Doux balancement des flots, souvenirs pleins de charme et de poésie des jours lointains, comme un sillage qui s’éloigne et s’efface, vous ondulez dans la mémoire, vous ne passez plus que dans les rêves !...

Tout faisait silence, hors le bruit monotone de la mer et du glissement de la proue dans les lames.

Oui, c’est ici, reprit alors le père Gibraltar, ici même que j’ai joué un fameux tour à un forban fieffé, vers l’époque de 1800 et quelques, comme vous savez. Vous me demanderez peut-être : « Ce forban était-il un Anglais ? » En vérité, je le présume, mais je n’ai pas vu son extrait de baptême. Il avait dû le déchirer depuis longtemps, si jamais il en avait eu un, ce que je ne crois pas, vu que c’était un diable incarné. D’où venait-il donc ? Également inconnu de la quille aux perroquets. Il sortait le plus souvent sur une grande chaloupe, tantôt noire, rayée de blanc, comme l’Anne-Marie, tantôt rouge avec une raie noire, et apparaissait tout à coup du fond des anses les plus dangereuses.

On l’appelait avec terreur le Forban-Ru ou le pirate rouge. Son équipage, inconnu comme lui, se composait de sept à huit coquins de toutes les nations, sans foi ni loi, pillards cruels et impitoyables pour les navires de tous pavillons.

Armés jusqu’aux dents, déterminés à tout, ils donnaient la chasse aux navires marchands affalés sous le gros temps. Mais selon l’état de la mer ou la force du bâtiment qu’ils poursuivaient, ils se présentaient en amis ou en ennemis.

Lorsque la mer était belle et que le navire de moyen tonnage, d’ordinaire mal armé, ne leur inspirait aucune crainte de résistance sérieuse, ils n’essayaient guère de dissimuler leurs projets. Ils sommaient l’équipage de se rendre ou combattaient à outrance en cas de refus. Au contraire, pendant les tempêtes, Forban-Ru devenait plus audacieux, plus fourbe, plus terrible encore. Il n’osait s’en prendre aux grands navires de commerce. Alors, quand l’ouragan déchaînait la mer, il montait sa chaloupe noire à raie blanche, couleurs des bateaux de sauvetage ; et sitôt qu’un coup de canon de détresse retentissait au large, le pirate se déguisait en pilote. On cachait les armes à fond de cale ; on se lavait la figure et les mains, au lieu de les noircir de poudre, de goudron et même de sang ; Forban-Ru prenait l’air honnête homme...

Un jour, sur les trois heures après midi, en février, par un coup de vent de nord-ouest, nous fumions auprès du feu une pipe de consolation. Nous crûmes entendre dans le sud un coup de canon, puis un autre.

« Mille bombes ! dis-je à Luk (mon mousse depuis la mort de Louzé, Dieu ait son âme !), trois, quatre, cinq coups de canon de minute en minute... Ce n’est pas un combat, par un temps pareil ? Non, non, garçon, c’est un navire en détresse. Vite, préviens mes matelots et venez sur la falaise. On armera la chaloupe. »

Bientôt les camarades me rejoignirent : c’étaient trois rudes matelots de Quiberon. Malgré l’affreuse couleur du temps, aucun d’eux n’eut l’idée de balancer une minute ; nous étions bien parés, bien armés, et puis ce n’était pas un vendredi, vous savez. Nous partîmes donc en nous recommandant à Notre-Dame d’Auray, patronne des bons pilotes. Mon embarcation, solide et bonne voilière, filait comme un goéland, sous un brin de toile, fendant les houles qui s’écartaient et avaient l’air de nous regarder passer en nous lançant leur écume blanche... Tout allait bien, seulement nous étions surpris de ne plus entendre le moindre coup de canon.

« Donne-moi ma longue-vue, dis-je à Luk, et dépêche-toi.

– Attendez, patron, me répondit-il en essuyant les verres troubles, sans quoi vous n’y verriez pas plus clair que le brave Louzé, le pauvre cancre, le jour que le Parisien avait bassiné la lunette avec du goudron... »

Je saisis donc ma longue-vue en disant :

« C’est assez rire comme ça, garçon, et puis... Tonnerre ! je m’en méfiais déjà... Coque noire rayée de blanc... Forban-Ru ! c’est lui, ça ne peut être que lui. Le voilà. Il a de l’avance... Attendez... À tribord, je vois dans la brume un grand bâtiment "à la cape". C’est trop certain, il attend un pilote.

– C’est un fort brick, bien chargé, dit un de mes matelots auquel j’avais passé ma longue-vue ; mais je ne vois pas le forban.

– Par la raison qu’il s’est perdu dans ce gros nuage noir qui va nous amener la nuit. Sois tranquille, garçon, tu n’auras que trop tôt de ses nouvelles... »

 

 

 

II

 

 

Nous approchions déjà heureusement du Béniguet, passage béni où la tempête mollit toujours. Selon toute apparence, on ne nous avait pas encore aperçus dans le brouillard épais ; mais cela ne pouvait durer. Il fallait donc agir de ruse. Je modifiai notre course, faisant un demi-cercle pour nous rapprocher du brick par le côté opposé à celui où s’avançait ce forban de l’enfer.

Pauvre bâtiment, imprudent capitaine, qui accueillaient comme des sauveurs cette légion de démons !...

Alors, au risque de sombrer, nous fîmes plus de toile, et le vent nous porta en un clin d’œil, par une tranchée d’écume, sous les bossoirs du brick, où personne ne nous attendait. Je ne sais trop si Forban-Ru avait déjà commencé son branle-bas ; mais j’aperçus, fuyant dans la « poulaine », un matelot tout effaré. Dès qu’il nous vit, sa terreur redoubla sans doute, et il demeura indécis.

« Ami, ami, lui criai-je ; vite une échelle, une amarre ! nous venons vous sauver. »

Les deux minutes qu’il mit à me comprendre, puis à m’obéir, me parurent une mortelle heure. Enfin, l’échelle de cordes tomba contre le flanc du navire. J’y montai avec mes hommes.

Nous nous traînâmes à genoux sur le gaillard d’avant. On voyait passer et repasser des ombres sinistres. La trahison « tirait des bords », mais avant cinq minutes elle allait hisser son pavillon, c’était certain ; le ciel commençait à noircir, et la lune se montrait entre les nuages.

« Vous êtes trahis, dis-je au matelot du brick ; vous avez reçu à bord un tremblement de pirates, avec Forban-Ru en personne. Aux armes ! Préviens ton capitaine et tes camarades.

– Ils sont occupés à boire à la cambuse.

– Je me charge de les dégriser. »

À ces mots, je me levai et fis feu sur un bandit qui passait en louvoyant..

Oh ! que Gibraltar en craque ! je n’oublierai jamais la jolie mêlée qui s’ensuivit. « Forban-Ru ! Forban-Ru ! trahison ! » voilà les cris qui retentissaient au milieu des coups de pistolet, de hache et de mousquet.

Luk, mon mousse, ne me quittait pas plus que mon ombre, frappant partout et parant souvent les coups destinés à son patron. Je lui donnai alors une commission à l’oreille. Le mousse bondit comme un cerf, et un instant après sa hache tombait sur la tête d’un bandit qui tenait la roue du gouvernail et menait le navire droit sur les brisants.

Un de mes matelots prit place au gouvernail, et Luk me rejoignit aussitôt, mais pas assez vite pour m’éviter un rude coup de pique à l’épaule gauche. Je me retournai pour voir le lâche qui m’avait frappé par-derrière.

« Forban-Ru ! m’écriai-je furieux. Ah ! c’est toi, requin ! Tiens ! tu ne trahiras plus personne sur l’eau salée. »

Et je lui déchargeai mon pistolet en pleine poitrine, à bout portant, pendant que Luk lui plantait sa hache dans le crâne. Le pirate fit un bond de loup enragé. Il prit un élan désespéré et, sautant sur le plat-bord, il retomba... dans la mer, oui, dans la mer, où deux autres scélérats, seuls survivants de la bande, le rejoignirent en hurlant.

Voici du moins, pensez-vous, la mer purgée pour jamais de ces monstres abominables...

Pas du tout, mes bons amis ; non, non. Il paraît que la peau satanée de Forban-Ru est impénétrable aux balles, car nous l’aperçûmes, à la clarté de la lune, tirant la brasse au milieu des vagues, avec les deux autres.

Nous leur lançâmes, pour adieu, cinq ou six coups de tromblon chargés à mitraille ; ils devaient être mortellement blessés ; eh bien ! les bandits nous répondirent par des ricanements diaboliques, mêlés d’horribles imprécations...

N’importe, il fallut bien les laisser filer et revenir à nos blessés et à nos morts, parmi lesquels on retrouva le corps du capitaine... Quant aux pirates tués dans le combat, un bout de corde et un boulet de vingt-quatre, voilà toute la cérémonie.

Le brick, convenablement orienté, fut conduit au port de Lorient, et moi, je revins avec mes matelots à Quiberon, où Luk se distingua en bassinant mon épaule avec un onguent goudronné de ma façon.

Ah ! matelots, mes amis, Gibraltar et le Forban-Rouge, voilà mes cauchemars par les longues nuits de tempêtes ! On dit que l’affreux pirate n’est pas mort. Est-ce lui qui navigue sur le Voltigeur Hollandais ? On peut le croire. Malheur ! malheur à ceux qui voient passer dans la brume ces sinistres fantômes de la mer !...

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE,

Nouveaux fantômes bretons, 1881.

 

Repris dans Légendes traditionnelles de la mer,

Éditions L’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

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