Le veneur infernal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a mille ans et bien plus (selon les traditions de la montagne) que cette vaste plaine, coupée par des flaques d’eau noire et des fondrières de tourbe mouvante, était couverte de bois épais. Aujourd’hui, c’est le marais du Mont Saint-Michel. Mais au temps de notre récit, on voyait dans ces lieux une forêt magnifique, une forêt vierge, comme on dit en parlant des bois immenses et impénétrables de ce nouveau monde qui est au-delà de l’Océan.

Au milieu de la forêt, il y avait un château superbe, mais presque inconnu au reste de l’Armorique. Le seigneur païen qui l’habitait était assez puissant pour se suffire à lui-même. Valets, chevaux, cerfs et chiens remplissaient son domaine, et de vastes champs cultivés donnaient au baron de Botmeur tous les biens de la terre en abondance. Aucune route ne menait à ce château, et nul n’aurait osé pénétrer dans les profondeurs de cette forêt mystérieuse. Peut-être parfois, la nuit, avait-on cru voir des lueurs errantes briller au-dessus du sombre feuillage ; peut-être avait-on cru entendre des bruits étranges s’élever du sein de cette solitude sinistre. Ce n’étaient du reste que de vagues rumeurs, et il régnait autour de ces lieux comme une ceinture de terreur qui, mieux que bois, ravins et fondrières, en défendait complètement les abords.

Pourtant un soir d’hiver, à la tombée de la nuit, un pèlerin gravissait seul et sans armes le chemin étroit et taillé dans le roc qui conduisait à l’entrée du castel. Sa démarche était légère et noble, sa figure angélique ; sa chevelure d’or flottait avec la brise. Malgré tant de noblesse et de beauté, un archer qui veillait sur le rempart s’apprêtait à décocher un trait au voyageur ; mais un jeune homme, ou plutôt un enfant, s’élança au même instant et arrêta la flèche prête à partir.

– Que faites-vous, malheureux Mikélik (petit Michel), s’écria l’archer irrité, que dira votre maître et le mien ? Vous savez que tout mortel qui a vu ces tours doit périr.

Mais déjà l’enfant était descendu à la rencontre du voyageur.

– Arrêtez, lui dit-il, il y va de la vie ; fuyez, fuyez dans l’épaisseur des bois et ne reparaissez jamais.

– Je ne crains rien, dit l’étranger ; Jésus est pour moi et me protège.

– Jésus, reprit l’enfant, oh ! le joli nom ! qu’est-ce qu’il veut dire ?

– Salut et bonheur, répondit le pèlerin en soupirant, salut et bénédiction éternelle !

– C’est admirable, murmura Mikélik ! Votre visage est beau comme un jour de printemps ; votre voix est douce comme le bruit du ruisseau sur la mousse de la prairie. Oh ! que je vous aime déjà ! Mais fuyez, car si mon maître nous surprenait, c’en serait fait de nous deux.

– Moi fuir ! Un serviteur de Dieu ne fuit jamais ; je suis venu ici pour vous sauver.

– Je ne puis vous comprendre, mais éloignez-vous pour l’amour de ce Jésus dont vous m’avez parlé et que je voudrais tant connaître.

– Tu le connaîtras, mon enfant. Sous son égide, on n’a rien à craindre des pièges du démon ; c’est pourquoi je demeure.

– Qu’est-ce donc encore que le démon ?

– Hélas ! le démon, c’est l’ennemi du genre humain ; c’est le mal se ruant sur les hommes, avec des pieds fourchus et des ongles de fer ; c’est l’envie avec des serres de chat-huant ; c’est la colère avec l’écume aux lèvres, et des dents de loup prêtes à tout déchirer.

– Ciel ! que c’est affreux, s’écria Mikélik, cela ressemble à messire Arvaro, le majordome de ce château, qui dirige à son gré le sire de Botmeur. Oh ! croyez-moi, n’en faites pas l’expérience ; sauvez-vous, sauvez-vous. Malheur ! il est trop tard.

Au même instant, la porte du château s’ouvrit avec fracas, et le châtelain en sortit, suivi de plusieurs compagnons qui avaient l’air de vrais suppôts de l’enfer. Le seigneur, païen ou mécréant, était encore jeune, et l’on voyait que la beauté de sa jeunesse n’avait disparu que sous les coups répétés de tous les vices. À ses côtés, marchait celui que Mikélik avait nommé Arvaro. C’était un homme à la mine sinistre et hideuse, aux prunelles flamboyantes, osseux, décharné comme la mort. Mais, malgré ce terrible appareil, tout son corps, à la vue de l’étranger, fut agité d’un tel frémissement que ses os grelottants firent entendre un bruit semblable aux ossements d’un squelette remué dans sa sépulture. Le sire de Botmeur s’en aperçut.

– Qu’avez-vous donc, messire, lui dit-il, qui vous cause un tel frémissement ?

– Rien, seigneur, rien, en vérité. C’est le vent glacial de la forêt qui remue les branches mortes.

– Par ma dague ! non pas, reprit Botmeur, c’est votre carcasse qui tremble et frissonne.

– Je crois, seigneur, que c’est le pont-levis qui craque sous nos pas ou le ruisseau qui roule des glaçons.

– C’est réellement singulier, dit le châtelain, peu rassuré lui-même, en promenant ses regards alternativement de son majordome blême et frissonnant à l’étranger calme et plein de majesté. Puis il ajouta :

– Enfin, que veut cet imprudent ? Pourquoi n’est-il pas tombé percé de coups avant de m’avoir vu ?

Mikélik allait répondre afin d’attirer sur lui toute la colère de son maître, lorsque l’étranger le prévint.

– Je demande, dit-il simplement et d’une voix touchante, une petite place pour y élever un oratoire, où les bons prieront pour les méchants ; où toi-même, orgueilleux baron, tu viendras arroser les dalles de tes larmes.

Le sire de Botmeur demeura interdit et désarmé à ces paroles inattendues. Qu’allait-il faire ? Pardonner, se repentir peut-être. Hélas ! le génie du mal veillait à ses côtés ; et se penchant à son oreille, l’affreux majordome lui souffla le poison de ses conseils.

– Par ma dague ! j’allais devenir fou, s’écria le baron en se redressant ; cet insensé veut céans une cellule de moine. Eh bien ! qu’on le plonge en un cachot souterrain. Joie et chasse, mes maîtres ! Qu’on régale mes piqueurs et mes chiens, car demain, dans la forêt, ce moinillon nous servira de bête à chasser, et c’est Mikélik qui excitera mes limiers. Enfin, puisqu’il demande une place en nos domaines, je lui en donnerai une en sonnant la fanfare de sa mort !

Le lendemain, au point du jour, des fanfares plus sinistres que joyeuses réveillèrent tous les habitants du château ; hommes et animaux furent bientôt à leur poste à l’entrée de la forêt. Le prisonnier fut conduit en tête. Une meute nombreuse d’énormes chiens fauves, dont douze piqueurs, ressemblant à des démons, contenaient à peine la fureur, fut placée à une faible distance. Mikélik, armé d’une pique et monté sur un cheval rapide, devait exciter cette chasse de damnés.

Le sire de Botmeur parut bientôt avec sa suite et son écuyer, qui grinçait de colère. Ils étaient tous à cheval. Le coursier du majordome hennissait comme un tonnerre ; son haleine était sanglante. On donna cent pas d’avance au prisonnier ; tous les chiens furent lâchés à la fois, et la forêt, toute pétrifiée sous un linceul de neige, s’ébranla au bruit infernal des fanfares, des aboiements, des vociférations.

C’était, vous en conviendrez, une chasse digne de l’enfer, et Satan devait y assister... Pauvre Mikélik ! que va-t-il faire ? S’enfuir ? Mais Arvaro le suit et l’observe. Pousser ces chiens féroces contre le doux étranger dont il portait le nom béni ? Le voir déchiré en lambeaux par des dents meurtrières ? Hélas ! qui donc viendra les secourir ?

Tayaut ! tayaut ! hurlait l’affreux veneur ; et la meute s’élançait plus furieuse et plus rapide. Mais le fugitif courait comme un daim dans les bois.

Tayaut ! tayaut !... le fugitif volait comme un oiseau au-dessus des ravines glacées. Et déjà les chiens haletaient, dévorant l’espace. Le sire de Botmeur demandait merci. Arvaro écumait de rage. Mikélik seul respirait ; il était radieux. Il avait vu son ami déployer ses ailes comme un ange, et ce prodige n’était visible que pour lui.

– Par l’enfer ! nous l’aurons, criait le veneur infernal. Mais la meute était aux abois ; les meilleurs limiers tombaient dans les ravins et ne se relevaient plus. Les accents du cor s’affaiblissaient. Le baron se sentait défaillir ; son cheval s’abattit soudain. Alors le majordome saisit son maître d’un bras de fer et le plaça devant lui, sur la selle de son coursier noir, hurlant sans cesse : « Tayaut ! tayaut ! Par la mort, et par le feu qui me brûle, je remporterai la victoire ! »

Déjà les derniers arbres de la forêt avaient disparu. La chasse gravissait des pentes affreuses, hérissées de rochers, en pleine montagne, comme l’ouragan, montant, montant toujours. Enfin, on toucha au sommet. Là, le fugitif s’arrêta. Mikélik le vit ployer ses ailes et regarder d’un œil paisible la scène qui s’offrait à sa vue... Plus de cris, plus de piqueurs, plus de chiens. Arvaro seul arrivait, soutenant son maître évanoui ; une écume de sang bordait ses lèvres frémissantes. Il labourait, avec ses talons fourchus, les flancs de son coursier mourant et vaincu.

Le coursier noir, à son tour, vint s’abattre à deux pas de l’étranger, en poussant un hennissement épouvantable ; et quand le sire de Botmeur, revenu à lui, put se rendre compte de ce qui l’entourait, il vit, à la place du fugitif, non pas un enfant de la terre exténué de fatigue, mais un fils du ciel, un ange resplendissant de gloire et de beauté. À la place d’Arvaro et de son infernale monture, rien, rien que des cendres fumantes. Enfin, dans la vallée, à la place du riche domaine, rien encore, rien que d’affreuses bruyères qu’on eût dit brûlées ou rougies par un feu souterrain ; rien que le sombre marécage entouré de noirs taillis...

– Voici donc la place où tu voulais sonner la fanfare de ma mort, dit saint Michel (car c’était l’archange lui-même) au baron éperdu ; c’est ici que tu feras pénitence, et Dieu te pardonnera ; ne cherche plus ton perfide conseiller. Il s’était livré au démon pour te perdre ; Dieu l’a frappé dans sa justice éternelle.

La légende ajoute que saint Michel éleva sur le sommet de la montagne un oratoire où Mikélik, devenu moine et ermite, honora longtemps son saint patron, après la mort édifiante du sire de Botmeur.

 

 

 

Ernest DU LAURENS DE LA BARRE,

Fantômes bretons, 1879.

 

 

 

 

 

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