Le nain du lac et la dame Noire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre DUMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Derrière Achern et Salzbach s’élève la montagne Dettonik-Cross, l’une des plus hautes de la chaîne à laquelle elle appartient, et au sommet de laquelle se trouve le Mummelsée, lac dont on n’a jamais pu trouver le fond, ce qui, comme on le pense bien, dans un pays aussi poétique que l’est le Rhingaw, a donné lieu à une foule de traditions plus fantastiques les unes que les autres.

D’abord, si l’on noue dans un linge des pois, des balles ou des cailloux, en nombre impair, et qu’on les suspende au-dessus du lac, le nombre devient pair ; si on les suspend pair, le nombre devient impair, ce qui, comme on le voit, est déjà un assez joli tour de passe-passe.

Passons à autre chose.

Un jour, un pâtre gardait son troupeau sur les bords du lac. Tout à coup il vit sortir de l’eau un taureau brun qui avait les pieds palmés, et qui vint se mêler à ses bœufs ; un instant après un nain sortit à son tour de l’eau, courut après le taureau brun, le ramena vers le lac, le força de s’y replonger, et s’y replongea après lui, tout en grommelant de ce qu’il n’avait pas de chien pour garder son troupeau. L’hiver suivant le lac était gelé : un paysan passa dessus avec deux bœufs traînant des troncs d’arbres, et il ne lui arriva rien, malgré le poids énorme qu’il charriait ; derrière lui venait son chien, la glace se rompit sous les pieds du chien, et le chien disparut. Dès lors personne ne douta plus que le nain du lac n’eût pris le chien du paysan pour garder son troupeau marin.

Un autre jour, un chasseur de chamois vit, en passant au bord du lac, un petit homme qui était assis sur la rive, les jambes pendantes dans l’eau : il tenait entre ses mains une foule de perles et des morceaux d’ambre et de corail, qu’il comptait en les cachant dans sa chemise, ouverte sur sa poitrine. Le chasseur eut alors la mauvaise pensée de s’approprier toutes ces richesses, et le mit en joue ; mais au moment où il appuyait le doigt sur la détente, le petit homme plongea et disparut ; un moment après il revint à la surface et dit au chasseur :

– Si tu m’avais demandé ces perles, cet ambre et ce corail, je te les aurais donnés, et tu fusses devenu riche à jamais ; mais tu as voulu me les prendre avec ma vie, sois maudit.

Et le chasseur demeura toujours pauvre, lui et sa postérité.

Deux ou trois fois encore le nain du lac apparut ainsi : on fit des recherches pour savoir vers quelle époque il était venu dans le pays. Un paysan raconta alors qu’il avait entendu raconter à son père que son aïeul lui avait dit que, lorsqu’il était jeune homme, un nain était venu demander, le soir, l’hospitalité à son père. Son père, qui était un chenevier, lui avait alors donné la moitié de son souper, mais après son souper, comme il n’avait pas de lit pour lui-même, il lui avait offert, ou de rester avec lui dans la chambre où ils étaient, ou d’aller se coucher dans la grange, où il trouverait du bon foin pour s’étendre dessus. Le petit nain lui avait dit alors de ne pas s’inquiéter de lui, qu’il trouverait bien où se loger, et était sorti. Le paysan l’avait accompagné jusqu’au seuil de sa chaumière, et l’avait vu s’éloigner dans la direction d’une fontaine du milieu de laquelle sortaient des joncs gigantesques. Comme il faisait un peu clair de lune, il le vit descendre dans la fontaine et disparaître dans les joncs, mais il pensa qu’il avait mal vu, ne pouvant croire qu’une créature humaine choisît de préférence une couche d’eau glacée à un bon lit de foin. Cependant, comme ce qu’il avait vu lui paraissait fort extraordinaire, il se leva avec le jour pour voir ce qu’était devenu le petit homme, et alors, en arrivant sur le seuil de sa porte, il le vit sortir des joncs où il était entré la veille au soir ; mais, chose étrange, pas un fil de son habit n’était mouillé, et il était aussi sec de la tête aux pieds que s’il eut passé la nuit dans le four du poêle.

Alors le paysan lui exprima sa surprise de ce qu’il voyait, mais le petit homme se mit à rire, et lui répondit qu’il n’y avait rien là d’étonnant, puisqu’il était un homme des eaux. Le paysan lui demanda, s’il en était ainsi, ce qu’il venait faire sur la terre. Le nain raconta alors au paysan qu’il était né dans un lac, au fond d’un pays qui touche le pôle et qu’on appelle le Groenland. Qu’il avait épousé là une ondine qu’il aimait fort ; mais que, comme cette ondine était très frileuse et aimait beaucoup à se jouer dans les herbes des prairies et à cueillir des fleurs sur les bords du lac, plaisirs dont elle était privée là-bas pendant neuf mois de l’année, attendu que pendant neuf mois la terre est couverte de neige, elle l’avait souvent tourmenté pour chercher une contrée plus douce et plus proche du soleil, lui disant que s’il la forçait de rester dans cet affreux Groenland, elle se sauverait un jour et irait chercher, pour en faire sa demeure, quelque beau lac limpide, au ciel bleu et aux rives riantes. Mais ce Groenland que détestait l’ondine était la patrie du pauvre nain. Il l’aimait comme on aime sa patrie, et il répondit qu’il ne voulait pas la quitter. Il en résulta qu’un jour où il venait de chercher du corail pour en faire un collier à son ondine, il la trouva disparue ; l’ondine avait accompli sa menace, elle s’était enfuie. Depuis ce temps, il s’était mis à sa recherche et avait visité tous les lacs de la terre, depuis 1e lac Ontario, en Amérique, jusqu’au lac de Génésareth, en Syrie. Mais nulle part il n’avait retrouvé sa femme ; il ne lui restait plus que le Mummelsée, et si l’ondine n’était pas là, elle était perdue. Il se rendait donc au Mummelsée lorsque, la veille, il avait demandé l’hospitalité au paysan auquel il venait de raconter son histoire.

Alors le paysan, qui avait pris une grande part aux tribulations du pauvre petit homme des eaux, lui offrit de le faire conduire jusqu’au lac par son fils, ce que le nain accepta avec une grande reconnaissance, attendu que sur la terre il marchait mal et n’y voyait pas très bien, tandis qu’une fois dans l’eau il nageait comme un brochet, et voyait briller une perle à mille pieds au-dessous de lui. Alors le jeune homme et le nain se mirent en route, et tout en marchant, le nain raconta au jeune homme comment l’eau était plus peuplée que la terre ; comment le fond des lacs était tapissé de grands pâturages au milieu desquels paissaient des troupeaux de bœufs et de veaux marins, plus nombreux que ceux qui couvrent les plus grasses montagnes de la Suisse. Comment enfin il y avait, dans les plaines liquides comme dans les plaines des hommes, de riches moissons. Seulement ces moissons étaient des champs de perles, d’ambre et de corail, dont une seule récolte enrichirait pour toute sa vie le moissonneur qui la ferait.

Et tout en discourant ainsi, le jeune homme et le nain arrivèrent au bord du lac ; alors le nain remercia le jeune homme, et lui dit de l’attendre au bord de l’eau une demi-heure, et qu’au bout d’une demi-heure, s’il ne revenait pas lui-même, c’est qu’il aurait retrouvé sa femme, et qu’en ce cas il verrait remonter à la surface de l’eau un petit sac de peau qu’il lui montra ; qu’alors il pourrait prendre ce sac de peau, et que ce qu’il renfermerait serait pour lui.

À ces mots, le petit nain plongea dans le lac et disparut.

Au bout d’une demi-heure, le jeune homme vit remonter le sac de peau à la surface du lac, il l’attira à lui avec le crochet de son bâton de montagne, et l’ouvrit : le petit sac était plein de perles, de branches de corail et de morceaux d’ambre, que son père alla vendre à Strasbourg, et avec le prix il acheta de magnifiques prairies, qui, depuis cette époque, sont dans sa famille.

C’était le paiement de l’hospitalité que le pauvre chenevier avait donnée au petit homme des eaux, qui ayant, à ce qu’il paraît, retrouvé sa femme dans le Mummelsée, n’a plus depuis ce moment quitté le lac, qu’il habite toujours, mais sur les rives duquel il se montre par malheur plus rarement aujourd’hui qu’autrefois.

J’avais grande envie de le voir, mais comme mon conducteur me dit, en secouant la tête, que ce serait une chance si je le rencontrais, je continuai mon chemin, d’autant plus qu’à son défaut il me restait à visiter les ruines d’un vieux château que je voyais s’élever à ma gauche, et que mon conducteur se contenta de me désigner sous le nom des ruines de l’Érable. Voici la légende qui a donné lieu à ce nom.

Il y avait déjà deux cents ans que le château n’était plus qu’un monceau de pierres écroulées, et au milieu de ces pierres avait poussé un magnifique érable que plusieurs fois les paysans des environs voulurent abattre sans pouvoir y réussir, tant son bois était dur et noueux. Enfin, un jeune homme, nommé Wilhelm, vint à son tour pour tenter l’aventure ; comme les autres, et après avoir jeté bas son habit, saisissant une hache qu’il avait fait affiler tout exprès, il frappa le tronc de l’arbre de toute sa force, mais l’arbre repoussa le fer comme s’il eut été d’acier. Wilhelm ne se rebuta point et frappa un second coup, la hache fut repoussée de nouveau ; enfin, il leva le bras et, rassemblant toutes ses forces, il frappa un troisième coup, mais à ce troisième coup, ayant entendu comme un soupir, il leva les yeux et aperçut devant lui une femme de vingt-huit à trente ans, vêtue de noir, et qui eût été parfaitement belle si sa pâleur n’eut donné à toute sa personne un aspect cadavéreux qui indiquait que depuis longtemps cette femme n’appartenait plus à ce monde.

– Que veux-tu faire de cet arbre ? demanda la dame Noire.

– Madame, dit Wilhelm en la regardant avec étonnement, car il ne l’avait pas vue venir, et il ne pouvait deviner d’où elle sortait ; madame, j’en veux faire une table et des chaises, car je me marie à la Saint-Martin prochain avec Roschen, ma fiancée, que j’aime depuis trois ans.

– Promets-moi d’en faire un berceau pour ton premier né, répondit la dame Noire, et je lèverai le charme qui défend cet arbre contre la hache du bûcheron.

– Je vous le promets, madame, dit Wilhelm.

– Eh bien ! frappe ! répondit la dame.

Wilhelm leva sa hache, et du premier coup il fit dans le tronc une entaille profonde ; au second coup, l’arbre trembla depuis son faîte jusqu’à ses racines ; au troisième, il tomba entièrement détaché de sa base et roula sur le sol. Alors Wilhelm leva la tête pour remercier la dame Noire, mais la dame Noire avait disparu.

Wilhelm n’en tint pas moins la promesse qu’il lui avait faite, et quoiqu’on le plaisantât fort de ce qu’il faisait le berceau de son premier né avant que le mariage ne fût accompli, il ne s’en mit pas moins à l’ouvrage avec tant d’ardeur et d’adresse, qu’avant que huit jours se fussent écoulés, il avait achevé un charmant berceau.

Le lendemain il épousa Roschen, et neuf mois après, jour pour jour, Roschen accoucha d’un beau garçon, que l’on déposa dans son berceau d’érable.

La même nuit, comme l’enfant pleurait et que sa mère, de son lit, le berçait dans son berceau, la porte de la chambre s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil, tenant à la main un rameau d’érable desséché ; Roschen voulut crier, mais la dame Noire mit un doigt sur sa bouche, et Roschen, craignant d’irriter l’apparition, resta muette et immobile, les yeux fixés sur elle. La dame Noire alors s’approcha du lit d’un pas lent et qui n’avait aucun écho.

Arrivée à l’enfant, elle joignit les mains, pria un instant tout bas, puis, après l’avoir embrassé au front :

– Roschen, dit-elle à la pauvre mère tout effrayée, prends cette branche sèche et qui vient de l’érable même dont est fait le berceau de ton fils, garde-la avec soin, et dès que ton enfant aura atteint sa seizième année, mets-la dans l’eau pure, puis, quand sur cette branche auront repoussé les feuilles et les fleurs, donne-la à ton fils, et qu’il aille avec elle toucher la porte de la tour du côté de l’Orient, ce sera pour son bonheur et pour ma délivrance.

Puis, à ces mots, laissant la branche sèche aux mains de Roschen, la dame Noire disparut.

L’enfant grandit et devint un beau jeune homme ; en tout ce qu’il faisait, un bon génie semblait le garder ; de temps en temps Roschen jetait les yeux sur la branche d’érable qu’elle avait mise au-dessous du crucifix, avec les buis bénis des dimanches des Rameaux. Et comme la branche se desséchait de plus en plus, elle secouait la tête, en doutant qu’un rameau si desséché pût jamais porter ni feuilles ni fleurs.

Cependant, le jour même où son fils eut seize ans, elle n’en obéit pas moins aux injonctions de la dame Noire, et prenant la branche au-dessous du crucifix, elle alla la planter au milieu d’une source d’eau vive qui coulait dans le jardin.

Le lendemain, elle alla visiter le rameau, et il lui sembla que la sève commençait à se glisser sous l’écorce ; le surlendemain, elle vit poindre les bourgeons, le jour d’après les bourgeons s’ouvrirent, puis les feuilles grandirent, les fleurs parurent, et au bout de huit jours que la branche était dans la source, on eût dit qu’on venait de la cueillir à l’érable voisin.

Alors Roschen prit son fils, le conduisit à la source, et lui raconta ce qui s’était passé le jour de sa naissance. Le jeune homme, aventureux comme un chevalier errant, prit aussitôt la branche, et s’inclinant devant sa mère, il lui demanda sa bénédiction, car il voulait tenter l’aventure à l’instant même. Roschen le bénit, et le jeune homme s’achemina aussitôt vers les ruines.

C’était au moment de la journée où le soleil en s’abaissant à l’horizon fait monter l’ombre des endroits profonds aux endroits élevés. Le jeune homme, tout brave qu’il était, n’était point exempt de cette inquiétude qu’éprouve l’homme le plus courageux au moment où il va au-devant d’un événement surnaturel et inattendu ; en mettant le pied dans les ruines, son cœur battait si fort qu’il s’arrêta un instant pour respirer. Le soleil alors était caché tout à fait, et l’obscurité commençait à atteindre le pied des murailles, dont les derniers rayons du jour doraient encore le sommet.

Le jeune homme s’avança, son rameau d’érable à la main, vers la tour de l’Orient, et à l’orient de la tour il trouva une porte ; il y frappa trois coups, et au troisième coup la porte s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil. Le jeune homme fit malgré lui un pas en arrière, mais l’apparition étendit la main vers lui, et d’une voix douce et avec un visage souriant :

– N’aie point peur, jeune homme, lui dit-elle, car ce jour est un jour heureux pour toi et pour moi.

– Mais qui êtes-vous, madame, et ne puis-je savoir quel est le service que je vous ai rendu ?

– Je suis la dame de ce château, reprit le fantôme, et comme tu le vois, notre sort est le même ; il n’est plus qu’une ruine et je ne suis plus qu’une ombre. Jeune, je fus fiancée au jeune comte de Windeck, qui demeurait à quelques lieues d’ici, dans le château dont les débris portent encore son nom. Après m’avoir dit qu’il m’aimait, après s’être assuré que je partageais son amour, il m’abandonna pour une autre femme dont il devint l’époux ; mais leur bonheur ne fut pas de longue durée. Le comte de Windeck était ambitieux ; il entra dans la ligue contre l’empereur, et il fut tué dans un combat où son parti fut vaincu ; alors les impériaux se répandirent dans les montagnes, pillant, brûlant les châteaux de leurs ennemis. Le château de Windeck fut pillé et brûlé comme les autres, et la jeune comtesse se sauva, son enfant dans les bras ; mais bientôt épuisée de fatigue, elle cueillit une branche d’érable pour soutenir sa marche. Elle avait vu de loin les tours du château que j’habitais, et comme elle ignorait ce qui s’était passé entre moi et son mari, elle venait me demander l’hospitalité ; mais si elle ne me connaissait pas, je la connaissais, moi ; je l’avais vue passer dans une chasse, enivrée d’amour, ardente au plaisir, suivie au loin de beaux jeunes gens, qui, échos de mon ingrat amant, lui disaient qu’elle était belle. À sa vue, au lieu de prendre pitié d’elle comme devait le faire une chrétienne, toute ma haine se réveilla. Je la vis avec joie écrasée sous le poids de son fardeau maternel, monter les pieds nus et déchirés à travers le sentier rocailleux qui conduisait à la porte de mon château. Mais bientôt elle s’arrêta sur le plateau qui domine cette pièce d’eau sombre que tu vois ; par un dernier effort, enfonçant son bâton en terre pour s’appuyer dessus, elle tendit vers moi ses deux bras chargés de son fils, et mourante, se laissa tomber sans force et serrant encore son pauvre enfant sur sa poitrine. Alors, oui, je le sais bien, j’aurais dû descendre de mon balcon, j’aurais dû aller à elle, la relever dans mes bras, la soutenir sur mon épaule, la conduire en ce château et en faire ma sœur. C’eût été beau et charitable devant Dieu ; oui, je le sais, mais j’étais jalouse du comte, même après sa mort. Je voulus me venger sur sa pauvre femme innocente de ce que j’avais souffert. J’appelai mes valets, et je leur ordonnai de la chasser comme une bohémienne. Hélas ! ils m’obéirent : je les vis s’approcher d’elle, l’insulter, lui dénier jusqu’à cette couche de terre où elle reposait un instant ses membres fatigués. Alors, elle se releva folle, insensée, et prenant son enfant dans ses bras, je la vis courir tout échevelée vers le rocher qui domine le lac, monter jusqu’à son sommet, puis jetant une malédiction terrible sur moi, se précipiter dans l’eau, elle et son enfant. Je poussai un cri. En ce moment je me repentis, mais il était trop tard. La malédiction de ma victime était montée jusqu’au trône de Dieu. Elle avait crié vengeance, et vengeance devait être faite.

» Le lendemain, un pêcheur en jetant ses filets dans le lac en tira la mère et l’enfant qui se tenaient encore embrassés. Comme selon le rapport de mes valets elle avait attenté elle-même à sa vie, le chapelain du château refusa de l’enterrer en terre sainte, et elle fut déposée à l’endroit même où elle avait enfoncé son bâton d’érable ; bientôt ce bâton, qui était vert encore, prit racine, et, au printemps suivant, il portait des fruits et des fleurs.

» Quant à moi, dévorée de repentir, sans tranquillité pendant mes jours, sans repos pendant mes nuits, je passais mon temps à prier, agenouillée dans la chapelle, ou à errer autour du château. Peu à peu je sentis ma santé s’affaiblir, et j’eus la conscience que j’étais atteinte d’une maladie mortelle. Bientôt une langueur insurmontable s’empara de moi et me força de garder le lit. On fit venir les meilleurs médecins de l’Allemagne, mais tous secouaient la tête en me regardant, et disaient : Nous n’y pouvons rien, la main de Dieu est sur elle. Ils avaient raison, j’étais condamnée. Et le jour anniversaire de la troisième année où était morte la comtesse, je mourus à mon tour. On me revêtit de ma robe noire, que je portais toujours, afin, comme je l’avais recommandé, de porter même après ma mort le deuil de mon crime ; et comme, toute coupable que j’étais, on m’avait vu mourir en sainte, on me déposa dans la chapelle funéraire de ma famille, et l’on scella sur moi la pierre de ma tombe.

» La nuit même du jour où je m’y étais couchée, il me sembla, au milieu de mon sommeil mortel, entendre sonner l’heure à l’horloge de la chapelle. Je comptai les coups du battant, et je l’entendis frapper douze fois.

» Au dernier coup, il me sembla qu’une voix me disait à l’oreille :

» – Femme, lève-toi.

» Je reconnus la voix de Dieu et je m’écriai :

» – Seigneur ! Seigneur ! ne suis-je donc pas morte, et quand je croyait être à jamais endormie dans votre miséricorde, allez-vous me rendre à la vie ?

» – Non, dit la même voix, ne crains rien, on ne vit qu’une fois ; oui, tu es bien morte, mais avant d’implorer ma miséricorde, il faut que tu satisfasses à ma justice.

» – Mon Dieu, Seigneur ! m’écriai-je tout en frissonnant, qu’allez-vous ordonner de moi ?

» – Tu erreras, pauvre âme en peine, répondit la voix, jusqu’à ce que l’érable qui ombrage la tombe de la comtesse soit assez gros pour fournir les planches du berceau de l’enfant qui doit te délivrer. Lève-toi donc de la tombe et accomplis ton jugement.

» Alors, du bout de mon doigt je levai la pierre de mon sépulcre, et je descendis pâle, froide, inanimée, et j’errai ainsi autour de mon château jusqu’à ce que se fit entendre le premier chant du coq ; aussitôt, de moi-même, et comme poussée par un bras irrésistible, je rentrai dans cette tour dont la porte s’ouvrit toute seule devant moi, et je me couchai dans mon tombeau, dont le couvercle se referma de lui-même. La seconde nuit ce fut la même chose, et toutes les nuits qui suivirent la seconde nuit, il en fut ainsi.

» Cela dura près de trois siècles. Je vis chaque année tomber une à une toutes les pierres du château, et pousser une à une toutes les branches de l’érable. Enfin, du bâtiment et des quatre tours, il ne resta que celle-ci ; enfin, l’arbre grandit et grossit au point que je vis l’heure de ma délivrance approcher.

» Un jour ton père vint une hache à la main. L’érable, qui jusque-là avait résisté à l’acier le plus tranchant, amolli par moi, céda au fer de sa cognée ; à ma prière, il fit du tronc un berceau où tu fus couché le jour de ta naissance.

» Le Seigneur m’a tenu parole, le Seigneur soit béni, car il est puissant et miséricordieux.

Le jeune homme se signa.

– Et maintenant, dit-il, ne me reste-t-il rien à faire ?

– Si fait, répondit la dame Noire, si fait, jeune homme, il vous reste à achever votre œuvre.

– Ordonnez, madame, dit le jeune homme, et j’obéirai.

– Creusez au pied de l’érable, et vous trouverez les ossements de la comtesse de Windeck et de son fils ; faites enterrer ces ossements en terre sainte, et quand ils seront enterrés, levez la pierre de mon tombeau, mettez-moi un rameau de buis béni de la dernière Pâque dans la main, et faites sceller hardiment le couvercle, car je ne le soulèverai plus qu’au jour du jugement dernier.

– Mais comment reconnaîtrai-je votre tombeau ?

– C’est le troisième à droite en entrant ; d’ailleurs, ajouta la dame Noire en étendant vers le jeune homme une main qui eût été parfaite sans son extrême pâleur, regardez cette bague, vous la reconnaîtrez à mon doigt.

Le jeune homme regarda et vit une escarboucle si pure qu’elle éclairait non seulement la main de la dame, mais encore son beau et mélancolique visage, auquel, comme à la main, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande blancheur.

– Il sera fait comme vous le désirez, dit le jeune homme en couvrant ses yeux avec sa main, ébloui qu’il était par les feux que jetait l’escarboucle, et cela dès demain matin.

– Ainsi soit-il ! répondit la dame Noire.

Et elle disparut comme si elle s’était abîmée dans la terre.

Le jeune homme sentit bien qu’il venait de se passer quelque chose d’étrange, il retira sa main de dessus ses yeux et regarda autour de lui, mais il était seul au milieu des ruines, son rameau d’érable à la main, en face de la porte de la tour de l’Orient, et cette porte était fermée.

Le jeune homme revint chez lui, et raconta tout à son père et à sa mère, qui reconnurent la main de Dieu dans tout cela ; le lendemain, on prévint le curé d’Achern, qui se rendit à l’endroit indiqué par le jeune homme, chantant le Magnificat, tandis que deux fossoyeurs creusaient au pied de l’érable. À cinq ou six pieds de profondeur, comme l’avait dit la dame Noire, on trouva les deux squelettes, les os des bras de la mère serraient encore l’enfant contre les os de sa poitrine.

Le même jour, la comtesse et son fils furent inhumés en terre sainte.

Puis, en sortant de l’église, le jeune homme prit au-dessous du crucifix un rameau béni à la dernière Pâque, et appelant deux de ses amis dont l’un était maçon et l’autre serrurier, il les emmena avec lui vers la tour de l’Orient. Quand ils virent où on les conduisait, les deux compagnons hésitèrent, mais le jeune homme leur dit avec une telle confiance qu’en lui obéissant ils obéissaient à Dieu lui-même, qu’ils n’hésitèrent plus et le suivirent.

En arrivant à la porte de la tour, le jeune homme s’aperçut qu’il avait oublié le rameau d’érable avec lequel il l’avait touchée la veille, mais il pensa que son rameau béni aurait sans doute la même puissance ; il ne se trompait pas. À peine du bout de la branche sèche eut-il effleuré la porte massive qu’elle tourna sur ses gonds, comme si un géant l’eut poussée, et que l’escalier s’offrit à lui et à ses deux compagnons.

Alors ils allumèrent chacun une torche dont ils s’étaient munis à l’avance, et descendirent : à la vingtième marche, ils se trouvèrent dans le caveau.

Le jeune homme marcha droit au troisième tombeau, et appela ses deux compagnons pour qu’ils l’aidassent à en soulever le couvercle ; encore une fois ils hésitèrent, mais leur camarade leur assura que ce qu’ils allaient faire, au lieu d’être une profanation, était une piété, ils réunirent donc leurs efforts aux siens, et découvrirent la tombe.

Elle renfermait un squelette décharné dans lequel le jeune homme hésita d’abord à reconnaître cette belle femme qui lui avait parlé la veille, et à laquelle, comme nous l’avons dit, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande pâleur. Mais à l’os de son doigt, il vit briller cette escarboucle si magnifique qu’il n’y en avait pas deux pareilles au monde ; il lui mit donc à la main le rameau béni et, refermant la pierre de la tombe, il invita ses deux amis à la sceller le plus solidement qu’il leur était possible. Les deux compagnons obéirent.

C’est dans cette tombe que l’on montre encore aux voyageurs assez courageux pour se hasarder sous les voûtes croulantes de la chapelle souterraine que repose la dame Noire, dans l’attente du dernier jugement.

Et comme nous l’avons dit, quoiqu’il ne reste aucune trace de l’arbre qui leur a donné son nom, ces ruines, que l’on voit à gauche de la route en sortant d’Achern, sont encore appelées les ruines de l’Érable.

 

 

Alexandre DUMAS, Excursions sur les bords du Rhin, 1841.

 

 

Recueilli par Francis Lacassin

dans Contes et légendes des grands chemins,

Édition établie et préparée par Francis Lacassin,

Bartillat, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

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