Bain l’enfantelet

(VIIe SIÈCLE)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Étienne DUPONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bain, paysan de Montitier, petit village de la paroisse de Huisnes, conduit seul sa charrue. Il laboure, depuis l’aube, un grand champ qui s’incline au midi du coteau, portant à son faîte l’humble église du village. Le soleil est déjà haut sur l’horizon et les collines de Bretagne sont entourées d’une poussière d’or. Aucun souffle. Les arbres de la forêt de Scissy sont immobiles ; leurs frondaisons se rapprochent tellement que, vu de la colline, le dôme de la forêt ressemble à un gigantesque tapis d’un vert sombre. Par endroits, les bois se soulèvent en futaies et, à l’occident, apparaissent deux bosses énormes, presque jumelles, qu’une demi-lieue sépare : le Mont Tumbe et le Mont Bélénus.

Bain connaît ces deux rochers qui surgissent de la forêt de Scissy ; le Mont Bélénus, le plus au nord, a des formes étranges ; il ressemble à une salle gigantesque et, à l’orient, son sommet se relève brusquement en piton, paraissant défier les hauteurs d’Avranches, qui surgissent, là-bas, dans l’horizon bleuâtre, des terres septentrionales. Bain ne regarde jamais le Mont Bélénus sans qu’un frisson ne le fasse tressaillir. Il sait, par son pasteur, que le Mont Bélénus a servi d’autel aux faux dieux et que ses pierres y ont été arrosées de beaucoup de sang humain !

Afin de chasser le souvenir de ces abominations, le paysan porte aussitôt ses yeux sur le Mont Tumbe. Peut-être ce rocher a-t-il été, lui aussi, témoin des cruels sacrifices des druides ? Peut-être une statue païenne en a-t-elle, jadis, profané le sommet, car on y voit (est-ce une œuvre de la nature ou des hommes ?) une énorme pierre levée, semblable à celles qui se dressent hors du sol habité par les Celtes. Mais Bain se rassure en se rappelant que le Mont Tumbe a été sanctifié, il y a plus d’un siècle, par le passage des anachorètes Pair et Scubilion et que les prières des ermites de Sessiac et de Mandane ont, à jamais, éloigné les faux dieux d’un pays où leurs temples subsistèrent si longtemps. Bain sait aussi que Messire Aubert, le pieux évêque d’Avranches, médite d’élever une chapelle, au sommet du Mont Tumbe, en l’honneur du glorieux archange qui triompha de Satan.

Des paysans d’Astériac sont allés dernièrement à Avranches ; ils y ont appris que Aubert a révélé à ses chanoines une étrange vision qui lui est apparue. Pendant qu’il dormait, l’évêque a reçu de saint Michel l’ordre d’édifier un oratoire au Mont Tumbe et, depuis quelques jours, le bruit court dans le pays que le prélat doit venir au Mont pour y aplanir l’endroit où s’élèvera le sanctuaire.

Et voilà que, tout à coup, Bain entend une lointaine rumeur. Ce n’est pas le murmure du vent dans les arbres, car aucun souffle d’air ne passe au travers des feuillages ; ce ne sont pas les sourds grondements du tonnerre ; le ciel est d’une pureté parfaite ; ce n’est pas le bruit de la mer qui déferle ; car, par delà les falaises de Chausey, les ondes bleues miroitent tranquillement sous la nappe dorée du soleil. La rumeur s’approche. Bain prête l’oreille ; ce sont des cantiques qui s’élèvent ; c’est une procession qui s’avance. Déjà il aperçoit, sur la route d’Avranches, de nombreux fidèles ; des croix et des bannières dominent la foule ; des prêtres entourent un vieillard qui s’appuie sur une crosse de bois.

C’est Messire Aubert, évêque d’Avranches, qui se rend au Mont Tumbe pour obéir aux commandements de saint Michel.

Derrière lui marchent, en habits de travail, des hommes robustes portant sur leurs épaules des pelles et des pioches ; d’autres tiennent à la main des leviers de fer, d’autres des cordes et des liens de chanvre.

Et Bain entend une voix inconnue, sortant d’une invisible bouche, qui lui dit :

« Toi aussi, cours au Mont Tumbe avec tes fils ! »

Le paysan croit rêver ; il veut reprendre son travail interrompu ; mais le cheval, d’ordinaire si doux, refuse d’avancer.

« Toi aussi, cours au Mont Tumbe avec tes fils ! », reprend la voix d’un ton plus impérieux.

Bain s’est signé dévotement ; il comprend qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire ; il dételle précipitamment son cheval, rentre à la maison et y trouve sa femme et ses douze fils.

Le plus jeune repose dans son berceau ; l’enfantelet a deux ans à peine.

« Femme, dit Bain à sa compagne, je pars au Mont Tumbe avec mes fils, tu garderas la maison avec le petit ; vous, enfants, prenez vos outils, vos pelles et vos pioches et suivez-moi ! »

La femme et les enfants se regardèrent : Bain perdait-il l’esprit ? Que signifiait cet ordre incompréhensible ?

Mais bientôt, respectueux et soumis, sans que le père ait eu à renouveler son commandement, ses enfants avaient pris leurs outils et suivaient leur père...

Ils arrivent au pied du Mont. L’évêque a déjà gravi le rocher ; les femmes et les enfants sont restés au pied de la montagne. Ils prient, tandis que les hommes travaillent. Bain, en tête de ses fils, gravit l’étroit sentier qui s’accroche au flanc du roc. Au sommet, il y trouve l’évêque entouré de prêtres ; les travailleurs reprennent haleine.

Autour de la pierre élevée, pareille à un symbole païen, la terre a été fouillée ; des barres de fer, formant leviers, sont fichées dans le sol ; une grosse corde enserre le bloc à sa partie supérieure.

Par trois fois, les travailleurs ont pesé sur les leviers ; par trois fois, en même temps, ils ont tiré avec vigueur sur la corde puissante. En vain, le bloc n’a pas bougé d’une ligne. La masse est demeurée inébranlable.

Le pieux évêque, apercevant Bain et ses fils, s’écrie :

« Béni soit Dieu ! C’est lui qui vous envoie à notre aide ! »

Aussitôt l’ouvrage est repris et l’évêque lui-même pèse sur un levier.

La pierre reste immobile.

Les efforts continuent ; les travailleurs s’énervent ; de grosses gouttes de sueur perlent sur les fronts, les jambes s’arquent et les bras se raidissent ; les muscles se gonflent sur les torses vigoureux.

La pierre reste immobile !

Aubert implore le ciel dans une prière muette.

Puis, l’air inspiré, se tournant vers Bain, il lui dit :

« As-tu amené tous tes fils ? »

« Oui, Messire, répond le paysan, sauf le petit qui dormait dans son berceau ! »

– « Va le quérir ! », ordonne l’évêque.

Bain descend précipitamment de la montagne. Il ne comprend pas l’ordre d’Aubert ! Quel secours un enfant si frêle pourrait-il apporter à l’œuvre de force qu’il faut accomplir ?

Bain arrive chez lui.

D’un mot, il fait connaître à sa femme ce qui se passe au Mont Tumbe et il emporte l’enfant tout endormi.

En chemin s’est éveillé l’enfant ! Mais, contrairement à son habitude, il n’a pas crié !

Bain passe l’enfant à Aubert et le petit tend, en souriant, ses bras au bon évêque, tel jadis le divin enfant au vieillard Siméon.

Et voilà que l’évêque fait toucher l’enfant, de son frêle pied gauche, le plus faible de ses faibles pieds, la roche inébranlable et colossale.

Et, tout aussitôt, la roche a roulé ; elle a roulé jusqu’au pied de la montagne, laissant libre, au sommet, un espace suffisant pour la construction de la chapelle que désire avoir l’archange saint Michel.

Alors, tous s’étant signés, chantèrent un cantique d’action de grâces et la foule, restée au bas du rocher, apprenant le prodige qui venait de s’accomplir, monta jusqu’au faîte ; et le vénérable Aubert leur prouva, par de douces et saintes paroles, que Dieu, (ainsi qu’en témoignait ce miracle), élève les infirmes et les faibles de ce monde pour confondre les forts et les puissants1.

 

 

Étienne DUPONT, Les légendes du Mont Saint-Michel,

Historiettes et anecdotes sur l’abbaye et les prisons,

Éditions Notre-Dame, Coutances, 1969.

 

 

 

1. L’épiscopat de saint Aubert, ainsi que l’a démontré Mgr Duchesne, doit être placé au VIIe siècle, avant 681 ou 683 (Fastes Épiscopaux de l’Ancienne Gaule. Tome II, p. 222).

É. D.

 

 

 

 

 

 

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