Le passant divin

 

 

En ce temps-là, songeant à l’œuvre de souffrance

Qu’il savait couronner d’un dogme d’espérance,

Jésus cheminait seul – fuyant le cri de foi

Qui, montant comme un flot, voulait le sacrer Roi.

 

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Le soir descendait lourd, angoissant, noir d’orage ;

Un grand soleil cuivré, déchirant le nuage,

Baignait d’un reflet rouge aux éclairs durs et crus,

Les cailloux du sentier et les pieds de Jésus.

Quelques figuiers brûlés laissaient traîner leurs branches,

Sans espoir de printemps, sur les rocailles blanches.

Et de ce chaud décor du soir insouciant,

Imprégné des senteurs âcres de l’Orient,

Montait je ne sais quel sanglot étrange et sombre,

Qui prenait l’homme à l’âme et le jetait dans l’ombre !

Mais le Fils du « Très Fort », dans le rêve absorbant

Qu’il devait magnifier d’une pourpre de sang,

Planait déjà trop haut dans ses apothéoses,

Pour voir au loin les champs dans leurs métamorphoses.

 

... Surhumainement beau dans sa pâleur de Dieu,

Portant des univers au fond de son œil bleu,

Il marchait... évitant de fouler la pervenche

Qui cherchait le baiser de sa tunique blanche,

Tandis que dans son cœur, cœur du Verbe fait chair,

Un monde entier montait profond comme la mer !

Oh ! le bruit des douleurs, des amours, des murmures,

L’orgueil blasphémateur des nations futures,

Le rugissement noir des peuples en remous

Insultant son martyre et crachant sur ses clous !

Les rires insolents, les cris des tourbes blêmes,

Rythmant son dernier râle et ses spasmes suprêmes,

Comme ils étaient puissants dans ce chemin désert

Où seul un passereau jetait son chant couvert...

Le Verbe en frissonna dans une larme humaine,

Qui, lente, vint tomber sur sa robe de laine...

 

– Mais voici que soudain Il s’arrêta :

                                                               Là-bas,

S’avançant tout courbé, pitoyablement las,

Un vieillard chancelant, portant une urne vide,

S’en venait vers un puits verdoyant et humide.

Jésus le contempla...

                                   C’était un de ces vieux

Dont le deuil résigné se lit au fond des yeux,

Il vivait à l’écart et n’avait pour famille

Que – mourante à seize ans – une petite fille,

Qui cultivait des fleurs pour la proche cité

En attendant son heure avec sérénité.

« Où vas-tu, pauvre vieux ? »

                                               Lui demanda le Maître,

Certain que ce vieillard ne le saurait connaître.

– « Je vais au puits d’Agar pour chercher un peu d’eau »,

Répondit sans émoi, l’homme ombré du tombeau.

– « De l’eau, pour quoi ? pour qui ? » – « Pour ma petite fille.

Pour arroser ses fleurs, car son retard ne brille

Que lorsque ses rosiers lèvent le front au ciel,

Et que ses ruches d’or se remplissent de miel.

L’aube de ce matin l’a trouvée affaiblie,

Baisant ses lys froissés d’une lèvre pâlie.

Ce soir elle a pleuré : « Bon père, le tombeau

Me prendra sans revoir mon jardin frais et beau,

M’a-t-elle dit... voyez, mes roses sont penchées,

Et mes jolis muguets se fanent par jonchées... »

J’ai compris – et, prenant cette outre et ce roseau,

Je suis parti chercher un peu d’espoir et d’eau. »

Jésus leva trois doigts sur l’outre mise à terre,

Et puis dit au vieillard :

                                    « Retourne chez toi, Père.

– Mais, fit l’homme surpris en regardant Jésus,

Je n’ai point d’eau. – Si fait, tu ne t’en souviens plus,

Reprit le fils de Dieu. Souvent, Père, à ton âge

La mémoire s’évague, aucun fait n’y surnage,

Va : ton urne contient une eau de paradis,

Qui ressuscitera tes muguets et tes lis.

– C’est vrai, fit le vieillard.

                                               Je suis faible d’idée.

Ainsi... Je croyais bien mon outre encor vidée.

Adieu merci, mon Fils... »

                                           Et placide, il s’en fut,

Portant l’urne à pleins bras : l’urne aux flancs de salut !

 

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Amen ! le salut vint... Car à peine arrosée,

Par ce flot tiède et bleu, plus pur que la rosée,

La terre se couvrit d’indescriptibles fleurs,

Étranges de parfums, de formes, de couleurs :

Cela fut triomphal comme un dais qu’on éploie,

Un dais fait de brocart, de lumière et de soie,

Émanant des senteurs aux baisers accalmants

Comme il en doit passer dans les paradis blancs...

Tout devint aussi clair qu’une aurore qui brille

Aux regards du vieillard et de la jeune fille.

« Bon Père, voyez donc ! d’où vient la floraison

Qui s’épand ce matin sur notre humble maison ?

Ô mes lis ! ô mes lis ! mes tulipes écloses !

Mes narcisses ouverts ! mes œillets et mes roses ! »

Elle en cueillait toujours, il en poussait encor :

Des ruches en travail, roulait un ruisseau d’or !

… Et dans l’hymne éclatant de toutes ces merveilles,

Dans un nimbe ajouré, vibrant d’ailes d’abeilles,

Un grand rappel de vie enveloppa l’enfant.

Le vieillard étonné la regardait, tremblant,

Constatant le miracle et ne pouvant y croire,

Puis il frémit... Là-bas, dans sa robe d’ivoire,

Jésus reparaissait, marchant ses pas divins...

Alors l’aïeul comprit... et joignit les deux mains.

 

 

 

Marc DUPUY, 1908.

 

 

 

 

 

 

 

 

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