Le blanc et le noir

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

ERCKMANN-CHATRIAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS ce temps-là, nous passions nos soirées à la brasserie Brauer, qui s’ouvre sur la place du Vieux Brisach.

Après huit heures arrivaient à la file Frédéric Schultz, le tabellion ; Frantz Martin, le bourgmestre ; Christophel Ulmett, le juge de paix ; le conseiller Klers ; l’ingénieur Rothan ; le jeune organiste Théodore Blitz et plusieurs autres honorables bourgeois de la ville, qui tous s’asseyaient à la même table et dégustaient le bokbier mousseux en famille.

L’apparition de Théodore Blitz, qui nous arrivait d’Iéna, sur une lettre de recommandation d’Harmosius, ses yeux noirs, ses cheveux bruns ébouriffés, son nez mince et pâle, sa parole tranchante et ses idées mystiques jetèrent bien un peu le trouble au milieu de nous. On s’étonnait de le voir se lever brusquement, faire trois ou quatre tours dans la salle en gesticulant, se moquer avec un air étrange des paysages de la Suisse représentés sur les murs ; des lacs bleu-indigo, des montagnes vert-pomme, des sentiers rouges ; puis venir se rasseoir, avaler sa chope d’un trait, entamer une discussion sur la musique de Palestrina, sur le luth des Hébreux, sur l’introduction de l’orgue dans nos basiliques, sur le sépher, sur les époques sabbatiques, etc. ; contracter les sourcils, planter ses coudes pointus au bord de la table, et se perdre dans des méditations profondes.

Oui, cela nous étonnait bien un peu, nous autres gens graves habitués aux idées méthodiques ; mais il fallut pourtant s’y faire, et l’ingénieur Rothan lui même, quoique d’humeur railleuse, finit aussi par se calmer, et ne plus contredire à tout propos le jeune maître de chapelle quand il avait raison.

Évidemment Théodore Blitz était une de ces organisations nerveuses qui se ressentent de toutes les variations de la température ; or, cette année-là fut extrêmement chaude, nous eûmes plusieurs grands orages vers l’automne, et l’on craignait pour les vendanges.

Un soir, tout notre monde se trouvait réuni comme d’habitude autour de la table, à l’exception du vieux juge Ulmett et du maître de chapelle. M. le bourgmestre causait de la grêle, de grands travaux hydrauliques ; moi, j’écoutais le vent se démener dehors dans les platanes du Schlossgarten, et les gouttes d’eau fouetter les vitres. De temps en temps, on entendait une tuile rouler sur les toits, une porte se refermer avec force, un volet battre les murs, puis ces immenses clameurs de l’ouragan qui hurle, siffle et gémit au loin ; comme si tous les êtres invisibles se cherchaient et s’appelaient dans les ténèbres, tandis que les vivants se cachent et se blottissent dans un coin pour éviter leur funeste rencontre.

La chapelle de Saint-Landolphe sonnait neuf heures, quand Blitz entra brusquement, secouant son feutre comme un possédé, et criant de sa voix sifflante :

« Maintenant le diable fait des siennes ; le blanc et le noir se confondent !... Les neuf fois neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix mille Envies bataillent et se déchirent !... – Va... Arimane 1 ! promène-toi... ravage... dévaste... les Amschaspands sont en fuite... Oromaze 2 se voile la face !... Quel temps ! quel temps ! »

Et ce disant, il courait autour de la salle, allongeant ses grandes jambes sèches et riant par saccades.

Nous fûmes tous stupéfaits d’une entrée pareille, et, durant quelques secondes, personne ne dit mot ; mais enfin l’ingénieur Rothan, entraîné par son humeur caustique, s’écria :

« Quel galimatias nous chantez-vous là, monsieur l’organiste ? Que signifient ces Amschaspands ? ces neuf fois neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix mille Envies ? Ha ! ha ! ha ! C’est vraiment trop comique. Où diable allez-vous prendre ce singulier langage ? »

Théodore Blitz s’était arrêté tout court, fermant un cil, tandis que l’autre, tout grand ouvert, étincelait d’une ironie diabolique.

Et quand Rothan eut fini :

« Oh ! ingénieur, oh ! esprit sublime, maître de la truelle et du mortier, dit-il, directeur des moellons, ordonnateur de l’angle droit, de l’angle aigu et de l’angle obtus, vous avez raison, cent fois raison ! »

Et il se courba d’un air moqueur :

« Rien n’existe que la matière, le niveau, la règle et le compas. – Les révélations de Zoroastre, de Moïse, de Pythagore, d’Odin, du Christ ; l’harmonie, la mélodie, l’art, le sentiment, sont des rêves indignes d’un esprit lumineux tel que le vôtre. – C’est à vous seul qu’appartient la vérité, l’éternelle vérité. – Hé ! hé ! hé ! Je m’incline devant vous, je vous salue, je me prosterne devant votre gloire, impérissable comme celle de Ninive et de Babylone ! »

Ayant dit ces mots, il fit deux pirouettes sur ses talons, et partit d’un éclat de rire si perçant, qu’on aurait dit le chant d’un coq qui salue l’aurore.

Rothan allait se fâcher ; mais, au même instant, le vieux juge Ulmett entra, la tête enfoncée dans son gros bonnet de loutre, les épaules couvertes de sa houppelande vert-bouteille à bordure de renard, les manches pendantes, le dos arrondi, les paupières demi-fermées, son gros nez rouge et ses joues musculeuses ruisselantes de pluie.

Il était trempé comme un canard.

 

Dehors, l’eau tombait par torrents ; les gouttières clapotaient, les gargouilles se dégorgeaient, et les rigoles se gonflaient comme des rivières.

« Ah ! Seigneur ! fit le brave homme, faut-il être fou pour sortir par un temps pareil, et surtout après tant de fatigues : deux enquêtes... des procès-verbaux... des interrogatoires ! – Le bokbier et les vieux amis me feraient traverser le Rhin à la nage. »

Et, tout en grommelant ces paroles confuses, il ôtait son bonnet de loutre, ouvrait sa large pelisse pour en tirer sa longue pipe d’Ulm, sa blague à tabac et son briquet, qu’il déposait soigneusement sur la table. Après quoi, il suspendit sa houppelande et le bonnet à la tringle d’une croisée en s’écriant :

« Brauer !

– Que désire M. le juge de paix ?

– Vous feriez bien de fermer les volets. Croyez-moi, cette ondée pourrait finir par des coups de tonnerre. »

Le brasseur sortit aussitôt, les volets furent fermés et le vieux juge s’assit dans son coin en exhalant un soupir :

« Vous savez ce qui se passe, bourgmestre ? fit-il alors d’un accent triste.

– Non. Qu’est-ce qui se passe, mon vieux Christophel ? »

Avant de répondre, M. Ulmett promena tout autour de la salle un regard attentif.

« Nous sommes seuls, mes amis, dit-il, je puis bien vous confier cela : on vient de retrouver, vers trois heures de l’après-midi, la pauvre Grédel Dick sous l’écluse du meunier, au Holderloch.

– Sous l’écluse du Holderloch ! s’écrièrent les assistants.

– Oui... une corde au cou... »

Pour comprendre combien ces paroles durent nous saisir, il faut savoir que Grédel Dick était l’une des plus jolies filles de Vieux-Brisach, une grande brune aux yeux bleus, aux joues roses ; la fille unique du vieil anabaptiste Pétrus Dick, qui tenait à ferme les biens considérables du Schlossgarten. Depuis quelque temps, on la voyait triste et grave, elle, autrefois si rieuse, le matin au lavoir et le soir à la fontaine au milieu de ses amies. On l’avait vue pleurer, et l’on attribuait son chagrin aux poursuites incessantes de Saphéri Mutz, le fils du maître de poste, un solide gaillard, sec, nerveux, le nez aquilin et les cheveux noirs frisés, qui la suivait comme son ombre et ne lâchait pas son bras les dimanches à la danse.

Il avait même été question de leur mariage ; mais le père Mutz, sa femme, Karl Brêmer son gendre, et sa fille Soffayel s’étaient opposés à cette union, sous prétexte qu’une païenne 3 ne pouvait entrer dans la famille.

Grédel avait disparu depuis trois jours. On ne savait ce qu’elle était devenue. Et maintenant, qu’on se figure les mille pensées qui nous traversèrent l’esprit, en apprenant qu’elle était morte. Personne ne songeait plus à la discussion de Théodore Blitz et de l’ingénieur Rothan touchant les esprits invisibles ; tous les yeux interrogeaient M. Christophel Ulmett, qui, sa large tête chauve inclinée, ses épais sourcils blancs contractés, bourrait gravement sa pipe d’un air rêveur.

« Et Mutz... Saphéri Mutz, demanda le bourgmestre, qu’est-il devenu ? »

Une légère teinte rose colora les joues du vieillard, qui répondit après quelques secondes de réflexion :

« Saphéri Mutz... il a pris ta clef des champs !...

– La clef des champs ! s’écria le petit Klers : alors il s’avoue coupable ?

– Ça me produit cet effet-là, dit le vieux juge avec bonhomie ; on ne se sauve pas pour rien. Du reste, nous avons fait une descente de lieux chez son père, et nous avons trouvé toute la maison agitée. Ces gens paraissaient consternés ; la mère bégayait, s’arrachait les cheveux ; la fille avait mis ses habits des dimanches et dansait comme une folle : impossible de rien tirer d’eux. Quant au père de Grédel, le pauvre homme est dans un désespoir inexprimable ; il ne veut pas compromettre l’honneur de son enfant mais il est certain que Grédel Dick a quitté volontairement la ferme, pour suivre Saphéri mardi dernier. Ce fait est attesté par tous les voisins. Enfin, la gendarmerie est en campagne ; nous verrons, nous verrons ! »

Il y eut alors un long silence ; dehors, la pluie tombait à verse.

« C’est abominable ! s’écria tout à coup le bourgmestre, abominable ! et de penser que tous les pères de famille, tous ceux qui élèvent leurs enfants dans la crainte de Dieu, sont exposés à de pareils malheurs !

– Oui, répondit le juge Ulmett en allumant sa pipe, c’est comme cela. On a beau dire que tout marche d’après les ordres du Seigneur Dieu, je crois, moi, que l’esprit des ténèbres se mêle de nos affaires beaucoup plus qu’il ne faudrait. Pour un brave homme, combien voyons-nous de mauvais gueux sans foi ni loi ? Et pour une belle action, combien de mauvais coups ? Je vous le demande, mes amis, si le diable voulait compter son troupeau... »

Il n’eut pas le temps de finir, car, dans la même seconde, un triple éclair illumina les fentes des volets et fit pâlir la lampe, et presque aussitôt suivit un coup de tonnerre sec, brisé, quelque chose à vous faire dresser les cheveux sur la tête : on aurait dit que la terre venait d’éclater.

L’église Saint-Landolphe sonnait justement la demie, les lentes vibrations du bronze nous semblaient être à quatre pas, et tout au loin, bien loin, une voix traînante, plaintive, arrivait à nous, en criant :

« Au secours ! au secours !

– On crie au secours ! bégaya le bourgmestre.

– Oui ! » firent les autres tout pâles et prêtant l’oreille.

Et comme nous étions tous ainsi dans l’épouvante, Rothan, allongeant la lèvre d’un air goguenard, s’écria :

« Hé ! hé ! hé ! c’est la chatte de Mademoiselle Roësel, qui chante sa romance amoureuse à M. Roller, le jeune ténor du premier. »

Puis, renflant sa voix et levant la main, d’un geste tragique, il ajouta :

« Minuit sonnait au beffroi du château ! »

Ce ton moqueur souleva l’indignation générale.

« Malheur à ceux qui rient de pareilles choses ! » s’écria le père Christophel en se levant.

Il s’avançait vers la porte d’un pas solennel, et nous le suivions tous, même le gros brasseur, qui tenait son bonnet de coton à la main et murmurait tout bas une prière, comme s’il se fût agi de paraître devant Dieu. Rothan seul ne bougea point de sa place. Moi, je me tenais derrière les autres, le cou tendu, regardant par-dessus leurs épaules.

La porte vitrée s’ouvrait à peine en grelottant qu’il y eut un nouvel éclair. La rue, avec ses pavés blancs lavés par la pluie, ses rigoles bondissantes, ses mille fenêtres, ses pignons décrépits, ses enseignes, s’élança brusquement de la nuit, puis recula et disparut dans les ténèbres.

Ce clin d’œil suffit pour voir la flèche de Saint-Landolphe et ses statuettes innombrables drapées dans la lumière blanche de l’éclair, le dessous des cloches attachées aux poutres noires, leurs battants et leurs cordes plongeant dans la nef et, au-dessus, le nid de cigognes à demi déchiré par l’orage, les petits, le bec en l’air, la mère effarée, les ailes déployées, et le vieux tourbillonnant autour de l’aiguille scintillante, la poitrine bombée, le cou replié, ses longues pattes rejetées en arrière, comme pour défier les zigzags de la foudre.

C’était une vision bizarre, une vraie peinture chinoise : grêle, fine, légère, quelque chose d’étrange et de terrible sur le fond noir des nuages crevassés d’or.

Nous restions tous bouche béante sur le seuil de la brasserie, nous demandant : « Qu’avons-nous entendu, monsieur Ulmett ?... – Que voyez-vous, monsieur Klers ? »

En ce moment, un miaulement lugubre partit au-dessus de nous, et tout un régiment de chats se mit à bondir dans les chéneaux. En même temps, un éclat de rire retentit dans la salle.

« Eh bien !... eh bien ! criait l’ingénieur, les entendez-vous ? Avais-je tort ?

– Ce n’était rien, murmura le vieux juge, grâce au ciel, ce n’était rien. Rentrons ; la pluie recommence. »

Et tout en allant reprendre sa place, il dit :

« Faut-il s’étonner, monsieur Rothan, que l’imagination d’un pauvre vieux bonhomme comme moi radote, quand le ciel et la terre se confondent et que l’amour et la haine se marient, pour nous montrer des crimes inconnus dans notre pays jusqu’à ce jour ? Faut-il s’en étonner ? »

Nous reprîmes tous nos places avec un sentiment de dépit contre l’ingénieur, qui seul était resté calme et nous avait vus trembler ; nous lui tournions le dos en vidant des chopes coup sur coup sans dire un mot ; lui, le coude au bord de la croisée, sifflait entre ses dents je ne sais quelle marche militaire, dont il battait la mesure des doigts sur les vitres, sans daigner s’apercevoir de notre mauvaise humeur.

Cela durait depuis quelques minutes, lorsque Théodore Blitz reprit en riant :

« M. Rothan triomphe ! il ne croit pas aux esprits invisibles ; rien ne le trouble ; il a bon pied, bon œil et bonne oreille ! Que faut-il de plus pour nous convaincre d’ignorance et de folie ?

– Hé ! répliqua Rothan, je n’aurais pas osé le dire, mais vous définissez si bien les choses, monsieur l’organiste, qu’il n’y a pas moyen de vous désavouer, surtout en ce qui vous concerne personnellement ; car, pour mes vieux amis Schultz, Ulmett, Klers et autres, c’est différent, bien différent ; il peut arriver à tout le monde de faire un mauvais rêve pourvu que cela ne dégénère pas en habitude. »

Au lieu de répondre à cette attaque directe, Blitz, la tête penchée, semblait prêter l’oreille à quelque bruit du dehors :

« Chut ! fit-il en nous regardant, chut ! »

Il levait le doigt, et l’expression de sa physionomie était si saisissante, que tous nous écoutâmes avec un sentiment de crainte indéfinissable.

Au même instant, de lourds clapotements se firent entendre dans le ruisseau débordé, une main chercha la clenche de la porte, et le maître de chapelle nous dit d’une voix frémissante :

« Soyez calmes... écoutez et voyez !... Que le Seigneur nous soit en aide ! »

La porte s’ouvrit, et Saphéri Mutz parut.

Quand je vivrais mille ans, la figure de cet homme serait toujours présente à ma mémoire. Il est là... je le vois... il s’avance en trébuchant... tout pâle... les cheveux pendant sur les joues... l’œil terne, vitreux... la blouse collée aux reins... un gros bâton au poing. Il nous regarde sans nous voir, comme en rêve. Un ruisseau de fange serpente derrière lui... il s’arrête, tousse et dit tout bas, comme se parlant à lui-même :

« M’y voilà ! qu’on m’arrête... qu’on me coupe le cou... j’aime mieux ça ! »

Puis se réveillant, et nous regardant l’un après l’autre avec un mouvement de terreur :

« J’ai parlé ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Ah ! le bourgmestre... le juge Ulmett ! »

Il avait fait un bond pour fuir, mais en face de la nuit, je ne sais quel mouvement d’épouvante le rejeta dans la salle.

Théodore Blitz venait de se lever ; après nous avoir prévenus d’un regard profond, il s’approcha de Mutz, et, d’un air de confidence, il lui demanda tout bas en montrant la rue ténébreuse :

« Il est là ?

– Oui ! fit l’assassin du même ton mystérieux.

– Il te suit ?

– Depuis la Fischbach.

– Par-derrière ?

– Oui, par-derrière.

– C’est ça, c’est bien ça, dit le maître de chapelle en nous jetant un nouveau regard, c’est toujours comme ça ! Eh bien, reste ici Saphéri, assieds-toi là près de la cheminée. – Brauer, allez chercher les gendarmes ! »

À ce mot de gendarmes, le misérable pâlit affreusement et voulut encore s’échapper, mais la même horreur le repoussa, et s’affaissant au coin d’une table, la tête entre ses mains :

« Oh ! si j’avais su... si j’avais su ! » dit-il.

Nous étions tous plus morts que vifs. Le brasseur venait de sortir. Pas un souffle ne s’entendait dans la salle : le vieux juge avait déposé sa pipe, le bourgmestre me regardait d’un air consterné, Rothan ne sifflait plus. Théodore Blitz, assis au bout d’un banc, les jambes croisées, regardait la pluie rayer les ténèbres.

 

Nous restâmes ainsi près d’un quart d’heure, craignant toujours que l’assassin ne prît enfin le parti de fuir, mais il ne bougeait pas, ses longs cheveux pendaient entre ses doigts, et l’eau coulait de ses habits, comme d’une gouttière, sur le plancher.

Enfin un cliquetis d’armes s’entendit dehors, les gendarmes Werner et Keltz parurent sur le seuil. Keltz, lançant un coup d’œil oblique sur l’assassin, leva son grand chapeau en disant :

« Bonne nuit, monsieur le juge de paix. »

Puis il entra et passa tranquillement une menotte au poignet de Saphéri, qui se couvrait toujours la face.

« Allons, suis-moi, mon garçon, dit-il, Werner, fermez la marche. »

Un troisième gendarme, gros et court, parut dans l’ombre, et toute la troupe sortit.

Le malheureux n’avait pas fait la moindre résistance.

Nous nous regardions les uns les autres tout pâles.

« Bonsoir, messieurs », dit l’organiste.

Il s’éloigna.

Et chacun de nous, perdu dans ses réflexions personnelles, s’étant levé, regagna son logis en silence.

Quant à moi, plus de vingt fois je tournai la tête avant d’arriver à ma porte, croyant entendre l’autre, celui qui suivait Saphéri Mutz, se glisser sur mes talons.

Et quand enfin, grâce au ciel, je fus dans ma chambre, avant de me coucher et d’éteindre ma lumière, j’eus la sage précaution de regarder sous mon lit, pour me convaincre que ce personnage ne s’y trouvait pas.

Il me semble même avoir récité certaine prière, pour l’empêcher de m’étrangler pendant la nuit.

Que voulez-vous ? – On n’est pas philosophe tous les jours.

 

Jusqu’alors j’avais considéré Théodore Blitz comme une espèce de fou mystique, sa prétention d’entretenir des correspondances avec les esprits invisibles, au moyen d’une musique composée de tous les bruits de la nature : du frémissement des feuilles, du murmure des vents, du bourdonnement des insectes, me paraissait fort ridicule et je n’étais pas seul de mon avis.

Il avait beau nous dire que si le chant grave de l’orgue éveille en nous des sentiments religieux, que si la musique guerrière nous porte à la bataille et les airs champêtres à la contemplation, c’est que ces différentes mélodies sont des invocations aux génies de la terre, lesquels apparaissent soudain au milieu de nous, agissent sur nos organes et nous font participer à leur propre essence, tout cela me paraissait obscur, et je ne doutais pas que l’organiste ne fût un cerveau blessé.

Mais dès lors mes opinions changèrent à son égard, et je me dis qu’après tout l’homme n’est pas un être purement matériel, que nous sommes composés de corps et d’âme ; que tout attribuer au corps et tout vouloir expliquer par lui n’est pas rationnel ; que le fluide nerveux, agité par les ondulations de l’air, est tout aussi difficile à comprendre que l’action directe des puissances occultes ; qu’on ne conçoit pas comment un simple chatouillement, exercé d’après les règles du contrepoint, dans notre oreille, provoque en nous des milliers d’émotions agréables ou terribles, élève notre âme vers Dieu, la met en présence du néant ou réveille en nous l’ardeur de la vie, l’enthousiasme, l’amour, la crainte, la pitié... Non, je ne trouvai plus cette explication satisfaisante, les idées du maître de chapelle me parurent bien plus grandes, plus fortes, plus justes et plus acceptables sous tous les rapports.

D’ailleurs, comment expliquer par le chatouillement nerveux l’arrivée de Saphéri Mutz à la brasserie ? Comment expliquer l’épouvante du malheureux, qui le forçait à se livrer lui-même, et la perspicacité merveilleuse de Blitz lorsqu’il nous disait :

« Chut ! écoutez... il arrive... que le Seigneur nous protège ! »

En résumé, toutes mes préventions contre le monde invisible disparurent, et des faits nouveaux vinrent me confirmer dans cette manière de voir.

 

Environ quinze jours après la scène dont j’ai parlé plus haut, Saphéri Mutz avait été transféré par la gendarmerie dans les prisons de Stuttgart. Les mille rumeurs éveillées par la mort de Grédel Dick commençaient à s’assoupir ; la pauvre fille dormait en paix derrière la colline des Trois-Fontaines, et les gens s’entretenaient des prochaines vendanges.

Un soir, vers cinq heures, au sortir du grand entrepôt de la douane, où j’avais dégusté quelques pièces de vin pour le compte de Brauer, qui se fiait plus à moi, sous ce rapport, qu’à lui-même, la tête un peu lourde, je me dirigeai par hasard dans la grande allée des Platanes, derrière l’église Saint-Landolphe.

Le Rhin déployait à ma droite sa nappe d’azur, où quelques pêcheurs jetaient leurs filets ; à ma gauche s’élevaient les antiques fortifications de la ville.

L’air commençait à se rafraîchir, le flot chantait son hymne éternel, les brises du Schwartz-Wald4 agitaient le feuillage, et comme j’allais ainsi, ne songeant à rien, tout à coup les sons d’un violon frappèrent mon oreille.

J’écoutai.

La fauvette à tête noire ne met pas plus de grâce, de délicatesse, dans l’exécution de ses trilles rapides ni d’enthousiasme dans le jet de son inspiration.

Mais cela ne ressemblait à rien ; cela n’avait ni repos ni mesure : c’était une cascade de notes délirantes d’une justesse admirable, mais dépourvues d’ordre et de méthode.

Et puis, à travers l’élan de l’inspiration, quelques traits aigres, incisifs, vous pénétraient jusqu’à la moelle des os.

« Théodore Blitz est ici », me dis-je en écartant les hautes branches d’une haie de sureau au pied du talus.

Alors je me vis à trente pas de la poste, près du guévoir couvert de lentilles d’eau, où des grenouilles énormes montraient leur nez camard. Un peu plus loin s’élevaient les écuries avec leurs larges hangars, et la maison d’habitation toute décrépite. Dans la cour, entourée d’un mur à hauteur d’appui et d’une grille vermoulue, se promenaient cinq ou six poules, et sous la grande échoppe couraient des lapins, la croupe en l’air, la queue en trompette ; ils me virent et disparurent comme des ombres sous la porte de la grange.

Pas un autre bruit que le murmure du fleuve et la fantaisie bizarre du violon ne s’entendait.

Comment diable Théodore Blitz était-il là ?

L’idée me vint qu’il expérimentait sa musique sur la famille des Mutz, et, la curiosité me poussant, je me glissai derrière le petit mur d’enceinte, pour voir ce qui se passait à la ferme.

Les fenêtres en étaient toutes grandes ouvertes, et, dans une salle basse, profonde, aux poutres brunes, de plain-pied avec la cour, j’aperçus une longue table servie avec toute la somptuosité des fêtes de village ; plus de trente couverts en faisaient le tour ; mais ce qui me stupéfia, ce fut de ne voir que cinq personnes en face de ce grand service : le père Mutz, sombre et rêveur, en habit de velours noir à boutons de métal, sa large tête osseuse, grisonnante, contractée par une pensée fixe, ses yeux caves en arrêt devant lui ; – le gendre, figure sèche, insignifiante, le col de sa chemise remontant jusqu’au dessus de ses oreilles ; – la mère, en grand bonnet de tulle, l’air égaré ; – la fille, assez jolie brune, coiffée d’un béguin de taffetas noir à paillettes d’or et d’argent, le sein enveloppé d’un fichu de soie aux mille couleurs ; – enfin, Théodore Blitz, le tricorne sur l’oreille, le violon serré entre l’épaule et le menton, ses petits yeux scintillants, la joue relevée par une grosse ride, et les coudes allant et venant comme ceux d’une cigale qui racle son ariette stridente dans les bruyères.

Les ombres du soleil couchant, la vieille horloge avec son cadran de faïence à fleurs rouges et bleues, le coin d’une herse sur lequel retombait le rideau de l’alcôve à carreaux gris et blancs, et surtout la musique de plus en plus discordante, me produisirent une impression indéfinissable : je fus saisi d’une véritable terreur panique. Était-ce l’effet du rudesheim que j’avais trop longtemps respiré ? Étaient-ce les teintes blafardes du soir qui venait ? Je l’ignore ; mais, sans regarder davantage, je me glissais tout doucement, les reins courbés, le long du mur, pour regagner la route, quand un chien énorme bondit vers moi de toute la longueur de sa chaîne et me fit pousser un cri de surprise.

« Tirik ! » cria le vieux maître de poste.

Et Théodore, m’ayant aperçu, s’élança de la salle en criant :

« Eh ! c’est Christian Spéciès ! Entrez donc, mon cher Christian ; vous arrivez à propos ! »

Il traversa la cour, et, venant me prendre au bras :

« Mon cher ami, me dit-il avec une animation singulière, voici l’heure où le noir et le blanc sont aux prises... Entrez... entrez ! »

Son exaltation m’épouvantait, mais il ne voulut pas écouter mes observations, et m’entraîna sans qu’il me fût possible de faire aucune résistance.

« Vous saurez, cher Christian, disait-il, que nous avons baptisé ce matin un ange du Seigneur, le petit Nickel-Saphéri Brêmer. J’ai salué sa venue dans ce monde de délices par le chœur des Séraphins. Et maintenant, figurez-vous que les trois quarts de nos invités sont en fuite. Hé ! hé ! hé ! Entrez donc, vous êtes le bienvenu. »

Il me poussait par les épaules, et, bon gré mal gré, je franchis le seuil.

Tous les membres de la famille Mutz avaient tourné la tête. J’eus beau refuser de m’asseoir, ces gens enthousiastes m’entouraient :

« Celui-ci fera le sixième ! criait Blitz, le nombre six est un beau nombre ! »

Le vieux maître de poste me serrait les mains avec émotion, disant :

« Merci, monsieur Spéciès, merci d’être venu ! On ne dira pas que les honnêtes gens nous fuient... que nous sommes abandonnés de Dieu et des hommes !... Vous resterez jusqu’à la fin ?

– Oui, balbutia la vieille avec un regard suppliant, il faut que M. Spéciès reste jusqu’à la fin ; il ne peut nous refuser cela. »

Je compris alors pourquoi cette table était si grande, et le nombre des convives si petit : tous les invités du baptême, songeant à Grédel Dick, avaient trouvé des prétextes pour ne pas venir.

L’idée d’un pareil abandon me serra le cœur :

« Mais certainement, répondis-je, certainement... je reste... et c’est avec plaisir... avec un grand plaisir. »

Les verres furent remplis, et nous bûmes d’un vin âpre et fort, d’un vieux markobrünner dont le bouquet austère me remplit de pensées mélancoliques.

La vieille, me posant sa longue main sur l’épaule, murmura :

« Encore un petit coup, monsieur Spéciès, encore un petit coup ! »

Et je n’osai refuser.

En ce moment, Blitz, plongeant son archet sur les cordes vibrantes, me fit passer un frisson glacial par tous les membres.

« Ceci, mes amis, s’écria-t-il, est l’invocation de Saül à la pythonisse5 ! »

J’aurais voulu fuir ; mais, dans la cour, le chien hurlait d’une façon lamentable, la nuit venait, la salle se remplissait d’ombres ; les traits accentués du père Mutz, ses yeux égarés, la pression douloureuse de ses larges mâchoires n’avaient rien de rassurant.

Blitz raclait, raclait toujours son invocation à tour de bras ; la ride qui contournait sa joue gauche se creusait de plus en plus, la sueur perlait sur ses tempes.

Le maître de poste remplit de nouveau nos verres, et me dit d’un accent sourd, impérieux :

« À votre santé !

– À la vôtre, monsieur Mutz ! » répondis-je en tremblant.

Tout à coup, l’enfant dans son berceau se prit à vagir, et Blitz, par une ironie diabolique, l’accompagna de notes aigres en criant :

« C’est l’hymne de la vie... hé ! hé ! hé ! Bien des fois le petit Nickel le chantera jusqu’à ce qu’il soit chauve... hé ! hé ! hé ! »

La vieille horloge, en même temps, grinça dans son étui de noyer, et comme je levais les yeux, étonné de ce bruit, je vis sortir de la patraque un petit automate, sec, chauve, les yeux creux, le sourire moqueur, bref, la Mort qui s’avançait à pas comptés et qui se mit à faucher par secousses quelques brins d’herbes peints en vert au bord de la boîte. Puis, au dernier coup, elle fit demi-tour et rentra dans son trou comme elle était venue.

« Que le diable emporte l’organiste de m’avoir conduit ici ! me dis-je ; un joli baptême... et des gens bien gais... hé ! hé ! hé ! »

Je remplis mon verre pour me donner du courage.

« Allons... allons... le sort en est jeté ; personne n’échappe à son sort ; j’étais destiné, depuis l’origine des siècles, à sortir ce soir de la douane, à me promener dans l’allée de Saint-Landolphe, à venir malgré moi dans cet abominable coupe-gorge, attiré par la musique de Blitz ; à boire du markobrünner qui sent le cyprès et la verveine, et à voir la Mort faucher des herbes peintes... c’est drôle... c’est véritablement drôle. »

Aussi rêvais-je, en riant du sort des hommes, lesquels se croient libres et sont conduits par des fils attachés aux étoiles. Les mages l’ont dit, il faut les croire.

Je riais donc dans l’ombre, quand la musique se tut.

Un grand silence suivit ; l’horloge continuait seule son tic-tac monotone ; et dehors, la lune, au-delà du Rhin, montait lentement derrière le feuillage tremblotant d’un peuplier ; sa pâle lumière ricochait sur les vagues innombrables. Je voyais cela, et dans cette lumière passait une barque noire ; un homme debout sur la barque, également noir, le demi-manteau flottant sur les reins, et le grand chapeau à larges bords garni de banderoles.

Il passa comme un rêve. – Je sentais alors mes paupières s’appesantir.

« Buvons ! » cria le maître de chapelle.

Les verres cliquetèrent.

« Comme le Rhin chante bien ! il chante le cantique de Barthold Gouteroif, fit le gendre. Ave... ave... Stella !... »

Personne ne répondit !

Au loin, bien loin, on entendait deux rames battre le flot en cadence.

« C’est aujourd’hui que Saphéri doit recevoir sa grâce ! » s’écria tout à coup le vieux maître de poste d’une voix enrouée.

Il ruminait sans doute cette pensée depuis longtemps. C’est elle qui le rendait si triste. Moi, j’en eus la chair de poule.

« Il songe à son fils, me dis-je, à son fils qu’on doit pendre ! »

Et je me sentis froid le long du dos.

« Sa grâce ! fit la fille avec un éclat de rire étrange, oui... sa grâce !... »

Théodore me toucha l’épaule, et, se penchant à mon oreille, me dit :

« Les esprits arrivent !... ils arrivent !...

– Si vous parlez de cela, cria le gendre dont les dents claquaient, si l’on parle de ça, moi, je m’en vais !...

– Va-t’en, va-t’en, trembleur ! répondit la fille ; on n’a pas besoin de toi.

– Eh bien ! oui, je m’en vais », dit-il en se levant.

Et, décrochant son feutre de la muraille, il sortit à grands pas.

Je le vis passer rapidement devant les fenêtres et j’enviai son sort.

Comment faire pour m’en aller ?

Quelque chose marchait sur le mur en face ; je regardai, les yeux écarquillés de surprise, et je reconnus que c’était un coq. Plus loin, entre les palissades vermoulues, le fleuve brillait et ses grandes lames se déployaient lentement sur la grève ; la lumière sautillait dessus comme un nuage de mouettes aux grandes ailes blanches. Ma tête était pleine d’ombres et de reflets bleuâtres.

« Écoute, Pétrus, cria la vieille au bout d’un instant, écoute : c’est toi qui es cause de ce qui nous arrive !

– Moi ! fit le vieillard d’un accent sourd, irrité, moi j’en suis la cause ?

– Oui, tu n’as jamais eu pitié de notre garçon ; tu ne lui passais jamais rien ! Est-ce que tu ne pouvais pas lui laisser prendre cette fille ?

– Femme, dit le vieillard, au lieu d’accuser les autres, songe que le sang retombe sur ta tête. Depuis vingt ans, tu n’as fait que me cacher les fautes de ton fils. Quand je l’avais puni de son méchant cœur, de sa mauvaise colère, de son ivrognerie, toi, tu le consolais, tu pleurais avec lui, tu lui donnais de l’argent en cachette, tu lui disais : Ton père ne t’aime pas... c’est un homme dur ! Et tu mentais, pour te faire aimer plus. Tu me volais la confiance et le respect qu’un enfant doit à ceux qui l’aiment et qui le corrigent. Et quand il a voulu prendre cette fille, je n’avais plus assez de force pour le faire obéir.

– Tu n’avais qu’à dire oui ! hurla la vieille.

– Et moi, dit le vieillard, j’ai voulu dire non, parce que ma mère, ma grand-mère, et tous les hommes et les femmes de la famille, ne pouvaient recevoir cette païenne dans le ciel !

– Dans le ciel ! ricana la vieille, dans le ciel. »

Et la fille d’un ton aigre ajouta :

« Depuis que je me rappelle, le père ne nous a jamais donné que des coups.

– Parce que vous les méritiez, répondit le vieillard ; ça me faisait plus de peine qu’à vous !

– Plus de peine... hé ! hé ! hé ! plus de peine ! »

En ce moment, une main me toucha le bras ; je tressaillis, c’était Blitz ; un rayon de lune, ricochant sur les vitres, l’éclaboussait de lumière ; sa figure pâle, sa main étendue ressortaient sur les ténèbres. Je suivis du regard la direction de son doigt, car il me montrait quelque chose, et je vis le plus terrible spectacle dont il me souvienne – une ombre immobile, bleue, se détachait devant la fenêtre, sur la nappe blanche du fleuve ; cette ombre avait la forme humaine, et semblait suspendue entre le ciel et la terre ; sa tête tombait sur la poitrine, ses coudes se dressaient en équerre le long de l’échine, et les jambes toutes droites s’allongeaient en pointe.

Et comme je regardais, les yeux arrondis et bridés d’épouvante, chaque détail m’apparaissait dans cette figure blafarde ; je reconnus Saphéri Mutz, et, au-dessus de ses épaules voûtées, la corde, le croc et le cadre du gibet puis, au bas de ce funèbre appareil, une figure blanche, à genoux, les cheveux épars : Grédel Dick les mains jointes en prière.

Il paraît qu’au même instant tous les autres virent comme moi cette apparition étrange, car j entendis le vieux gémir :

« Seigneur Dieu... Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! »

Et la vieille, d’une voix basse, suffoquée, murmura :

« Saphéri est mort ! »

Elle se prit à sangloter.

Et la fille cria :

« Saphéri ! Saphéri ! »

Mais alors tout disparut, et Théodore Blitz, me prenant par la main, me dit :

« Partons. »

Nous sortîmes. La nuit était belle ; les feuilles tremblotaient avec un doux murmure.

Et comme nous courions tout effarés dans la grande allée des Platanes, une voix lointaine, mélancolique, chantait sur le fleuve la vieille ballade allemande :

 

            La tombe est profonde et silencieuse,

            Son bord est horrible !

            Elle étend un manteau sombre,

            Elle étend un manteau sombre,

            Sur la patrie des morts.

 

« Ah ! s’écria Blitz, si Grédel Dick n’avait pas été là, nous aurions vu l’autre... le grand noir... décrocher Saphéri... mais elle priait pour lui, la pauvre âme... elle priait pour lui... Ce qui est blanc reste blanc ! »

Et la voix lointaine, toujours plus faible, reprit au murmure des vagues :

 

            La mort n’a pas d’échos

            Pour le chant du rossignol...

            Les roses qui croissent sur la tombe,

            Les roses qui croissent sur la tombe,

            Sont des roses de douleur.

 

Or, la scène horrible qui venait de s’accomplir sous mes yeux, et cette voix lointaine, mélancolique, – qui s’éloignait de plus en plus, finit par s’éteindre dans l’étendue – me sont restées comme une image confuse de l’infini, de cet infini qui nous absorbe impitoyablement et nous engloutit sans retour ! Les uns en rient, comme l’ingénieur Rothan ; les autres en tremblent comme le bourgmestre ; d’autres en gémissent d’un accent plaintif, et d’autres, comme Théodore Blitz, se penchent sur l’abîme pour voir ce qui se passe au fond. Mais tout cela revient au même, et la fameuse inscription du temple d’Isis est toujours vraie : « Je suis celui qui est, – et nul n’a jamais pénétré le mystère qui m’entoure, nul ne le pénétrera jamais. »

 

 

 

ERCKMANN-CHATRIAN, Le blanc et le noir.

 

 

 

NOTES

1. Ahriman, principe du Mal dans le mazdéisme, religion fondée par Zoroastre...

2. Ahura-Mazda, principe du Bien dans cette même religion.

3. Les catholiques allemands d’alors ne reconnaissaient pas l’anapabtisme comme une religion chrétienne.

4. La Forêt Noire.

5. Invocation que le roi Saül fit à la pythonisse d’Endor pour connaître l’issue de la bataille qu’il s’apprêtait à livrer le lendemain contre les Philistins.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net