L’infirme aux mains de lumière

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Édouard ESTAUNIÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Dans ma jeunesse – me paraît-elle assez loin ! – j’allais au café avec assiduité.

Les gens casés, munis de famille, locataires d’appartements confortables, et chaussant chaque soir leurs pantoufles au coin du feu, ont coutume de considérer avec mépris ceux de leurs semblables qui, établis sur un trottoir, devant un guéridon sale ou une boisson médiocre, et le regard vide, semblent à l’affût d’une béatitude toujours indocile à leur appel. Ils ont tort.

Le café donne à qui en est normalement privé le luxe de la chaleur, de la lumière et d’un chez soi momentané. Il y a d’ailleurs diverses manières d’en jouir. Certains, nomades par instinct, changent fréquemment de terrasse : ce sont des gâcheurs de plaisir. Les vrais amateurs, au contraire, s’installent au même lieu, à la même table, autant que possible à la même heure, et s’affligent si par hasard le garçon qui les sert d’habitude est absent. Grâce à leur ponctualité ils sont dispensés de commander leur consommation. Leur journal les attend. Servis d’avance, ils ne découvrent autour d’eux que des visages devenus familiers. Si bien que ce lieu public, après n’avoir été d’abord qu’une demeure amie, se mue par degrés en une sorte de propriété personnelle ; à la longue, on ne saurait s’en passer plus que de sa chambre. Ceci pour expliquer comment, en un temps que je juge aujourd’hui fabuleux, j’ai pu, deux fois par jour, à une heure et demie et à huit heures exactement, occuper sans jamais y manquer la deuxième place à gauche de l’entrée, au Café de la Comédie qui est, chacun le sait, le meilleur de Bordeaux. Bien que modeste débutant dans la grande administration française, et nanti d’une pension des plus maigres, pour rien au monde je n’aurais renoncé à ce luxe.

Or, tous les jours aussi, et à la première place de gauche, c’est-à-dire à côté de moi, s’asseyait pareillement un monsieur entre deux âges, l’air modeste et distingué, ponctuel à l’image du chronomètre qu’il consultait toujours avant de repartir et discret comme un ecclésiastique – j’entends par là que sans s’abstenir de regarder ses voisins, il n’avait jamais l’air de les apercevoir. Sa venue retardant un peu sur la mienne, il en résultait que j’assistais régulièrement à son installation. Un peu avant deux heures, il déposait le Journal des Débats dont il était assidu lecteur et, levant la séance, me laissait maître du lieu. Le soir, en revanche, j’étais le plus souvent le premier des deux à disparaître.

On peut trouver singulier qu’après trois ou quatre mois d’un voisinage quotidien, nous n’ayons même pas échangé une parole ou un simple sourire : c’est ainsi. Affaire de tempéraments sans doute. J’ai toujours été un sauvage et l’abord d’un inconnu me procure encore un irrésistible malaise. D’autre part, le café devenant pour certains, dont j’étais, une manière de foyer, il est naturel qu’on hésite à en troubler l’intimité par l’introduction de n’importe qui.

Cependant une telle continuité d’habitudes ne va pas sans créer, à l’insu des intéressés, un lien mystérieux qui apparaît tôt ou tard. Je m’en aperçus au malaise que j’éprouvai certain soir où, contrairement à la règle, mon voisin ne parut pas.

Persuadé d’abord que j’étais arrivé trop en avance, je consultai tour à tour l’horloge de la salle et ma montre ; puis celle-ci dans ma main, anxieux sans motif définissable, je ne cessai plus de dévisager les arrivants. Je me demandai : « Que peut-il faire ? Pourquoi n’est-il pas là ? » Malgré moi, j’imaginais des accidents, une maladie, bref les sottises dont on a coutume de se régaler, dès qu’un être cher manque au rendez-vous, sans avis préalable.

À mon départ, et l’absence de mon homme dûment constatée, force fut de m’avouer que, sans le savoir, nous avions pris un goût tyrannique de nous trouver l’un près de l’autre. Aussi, quel soulagement le lendemain en le voyant reprendre la place accoutumée ! Sans plus réfléchir, et enfin surmontant ma timidité, je n’hésitai pas, cette fois, à lui adresser un mot poli – le premier !

– Pas souffrant, je l’espère ?

Il s’inclina, courtois :

– Non, Monsieur : bien obligé, vraiment...

Je ne sais pourquoi, le ton du « bien obligé » coupait court aux velléités de poursuivre. Je n’insistai pas et dépliai mon journal. Il fit de même. Nous avions l’air d’affirmer simultanément que tout rentrait dans l’ordre et que cet ordre ne devait plus être troublé sans avis préalable. Ce fut là, sans doute, la raison pour laquelle je m’aperçus qu’au moment de repartir, à son tour il me considérait. Son expression était à l’évidence celle d’un homme qui souhaite faire une communication importante, mais qui ignore comment s’y prendre et même s’il parviendra à commencer.

Une seconde fois, je crus nécessaire de venir à son aide.

– Vous vous en allez ?

Il inclina la tête en signe d’assentiment.

– En effet.

– Mais vous revenez, ce soir ?

– Ce soir ?... non, je ne crois pas... et justement je voulais vous en avertir...

– Ah ! m’écriai-je, vous avez trouvé un endroit plus agréable ?

La pensée qu’il se rendît dans un autre café me choquait. Je n’admettais pas qu’il existât une raison suffisante pour changer ainsi mes habitudes. Je découvrais par surcroît que la présence de cet inconnu m’était devenue une source de plaisir.

Il le comprit, et rassemblant son courage :

– Non, dit-il. Toutefois il est possible... enfin il est probable que je vais me marier...

À cette annonce imprévue, mon égoïsme se révolta :

– Quoi ! répliquai-je avec amertume, au moment où j’étais sur le point de devenir votre ami !

Il me semblait évident que la perspective de cette amitié naissante aurait dû l’amener à modifier ses projets.

Il ne parut pas remarquer le ridicule de ma prétention.

– Mais, murmura-t-il, qui empêche que demain, à pareille heure, nous reprenions l’entretien ? Je ne fais ma cour que le soir...

Et voilà... oui, voilà quelle fut exactement l’origine d’un lien qui devait nous unir durant un quart de siècle. Admirons ici l’illogisme de l’existence. Pendant des années, on erre au milieu de gens recrutés avec prudence dans la famille, au collège, enfin là où il paraît qu’on ait chance de choisir des compagnons en connaissance de cause ; et brusquement l’oiseau cherché se trouve être un homme quelconque qui, chaque jour, s’asseyait à côté de vous ; on ne prenait pas la peine de le regarder ; sans une circonstance futile, on ne lui aurait jamais fait signe. Mais que sert de chicaner le hasard sur sa méthode ? Acceptons plutôt les occasions qu’il offre et tentons de les croire créées pour notre usage, comme si nous étions seuls à habiter l’univers.

Le lendemain donc, s’inaugura véritablement notre première connaissance.

Il est curieux qu’en pareil cas plus longtemps on s’est tu, moins on mette de réserve à se livrer. C’est une revanche contre le trop long silence gardé. On en est à échanger ses noms, et déjà l’on se confie l’un à l’autre comme des compagnons qui ne se seraient jamais quittés.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que j’étais au fait de tout le passé d’Anselme Théodat – ainsi s’appelait mon nouvel ami.

Son père, petit professeur, avait hérité sur le tard d’une ferme en Languedoc et, devenu veuf, achevait au village natal une vieillesse autoritaire, sous la garde attentive d’une fille, elle-même toujours malade.

De sa première enfance, Anselme Théodat se rappelait uniquement des rudesses paternelles – mentionnées d’ailleurs avec discrétion – quelques équipées en compagnie de gamins du voisinage, – car polissonner en rue est toujours une aventure extraordinaire pour un petit bourgeois – et son départ pour le collège.

Là, comme la plupart et tant bien que mal, il avait appris beaucoup de latin, très peu de grec et pas du tout les sciences. Les belles lettres au surplus l’avaient alors laissé indifférent.

À dix-neuf ans, muni d’un baccalauréat et d’un remplaçant, on lui avait offert une valise où tenait son trousseau ; et l’ayant ainsi assuré du nécessaire pour le reste de la vie, son père l’avait invité à rejoindre Bordeaux où l’attendait une place de surnuméraire aux Contributions indirectes. Depuis, il y vivait.

Existence déplorablement unie : cheminement méthodique sur la plage administrative, où nul accident de terrain ne repose la vue, où l’on ne sait non plus quand on apercevra le port...

– Ainsi, lui dis-je, ce sont les Indirectes qui exigent une si grande ponctualité ? Bénis soient les Ponts et Chaussées qui n’ont garde de se plaindre de mes retards !

Il répliqua, presque gravement :

– Il n’est plus temps de changer de maison.

Puis, ayant de la sorte déblayé l’arriéré, j’en arrivai à ce qui, somme toute, m’intéressait surtout, et demandai :

– Comment n’êtes-vous devenu client de la Comédie que depuis quelques mois ? J’y venais bien ayant vous !

– Ah ! répondit-il, c’est qu’il y aussi peu de temps que j’ai été nommé commis principal.

Et il sourit.

Il est difficile, évidemment, de préjuger d’une âme d’après un léger mouvement de lèvres, reproduit d’ailleurs à tout bout de champs pour peu que l’on converse avec politesse. Toutefois, qui n’aurait, avec moi, noté les nuances révélatrices de celui-ci ?

Il y éclatait de prime abord une immense surprise d’avoir atteint ce qu’Anselme Théodat devait considérer comme un sommet à peu près inaccessible dans la chaîne lointaine des espérances administratives. La chance, peut-être même le mérite, venaient, j’ignorais à quelle occasion, de lui en permettre avant l’heure la facile ascension. De là un bonheur étonné qui avait peine à demeurer discret.

Mais autre chose encore donnait à ce sourire son coloris particulier, et c’était une expression de lassitude, de harassement. Sans prononcer une parole, Anselme Théodat avait l’air d’ajouter : « Pour en arriver où je suis, que de privations subies ! »

Du coup, j’entrevis ce qu’il avait passé sous silence, et à quelle forme de misère redoutable sa récente promotion venait de l’arracher. Or, celle-là, que traduit l’expression courante « vivre de son traitement », je l’avais souvent vue autour de moi ; mieux que bien d’autres j’ai su ce qu’elle comporte de sacrifices et d’épuisants calculs quotidiens.

Vivre de son traitement, en effet, ce ne sont pas seulement le garni de dernier ordre et la pension malodorante rendus obligatoires : c’est la chemise de jour qu’on hésite à changer, le tramway qu’on ne prend pas, le vêtement élimé aux coudes et qu’on ne peut remplacer, la soirée qui se passe à errer sur les pavés, crainte de payer en entrant n’importe où ; c’est par-dessus tout la solitude morne du célibataire besogneux que personne ne songe à plaindre, car il revêt des apparences régulières, semble ne s’occuper que de son bien-être, et acquitte ses notes avec ponctualité.

Comme s’il avait pressenti ma compassion subite et désiré l’écarter, Anselme Théodat poursuivit, très vite :

– Comprenez bien que ce n’est pas le titre qui me fait plaisir. Je me rends compte de ce que vaut dans le monde un employé plus ou moins supérieur des Contributions. Seulement, sans ma nomination, aurais-je pu songer au mariage ?

– En effet, j’oubliais que vous êtes fiancé.

– Pas encore, mais près de l’être. Et un nouveau sourire fleurit sa bouche, différent ; il était moins d’un homme passionné que d’un brave homme, heureux après un dur voyage d’entrevoir le compartiment confortable où il va s’installer avec promesse de ne plus descendre.

– Serait-il indiscret de vous demander qui vous allez épouser ? fis-je avec la bonne volonté de compenser mes sécheresses de la veille.

– Nullement. Mon Directeur a recueilli chez lui une nièce orpheline et charmante. Bien que je ne représente pas un parti brillant, et qu’elle soit comme moi sans fortune personnelle, j’ai eu le bonheur de lui inspirer confiance, et je suis presque assuré de lui plaire.

– Allons ! je vois que vous ne quitterez pas l’Administration : c’est parfait. Le Directeur, naturellement, plaide pour vous ?

– Je le crois. Il est très bon pour moi.

– Alors, c’est chose faite.

– Si elle consent...

– Elle consentira !

– Vous le dites pour m’encourager.

– Je le dis parce que j’en suis sûr.

– Comment le savez-vous ?

Comment ? Belle affaire que de deviner d’où venait l’avancement ! Mais pouvais-je répondre que le Directeur ayant adopté cet ingénieux moyen de se débarrasser d’une charge, n’allait pas s’arrêter en si beau chemin ? Je suis toujours surpris de la facilité avec laquelle nous découvrons les mobiles quand il s’agit d’indifférents. Dommage que pareille clairvoyance s’envole, dès que nous sommes en cause. Donc, Anselme, lui, non seulement ne se doutait pas qu’on l’eût choisi d’avance, mais, par surcroît, tremblait de ne pas être agréé.

Je répliquai :

– Voyons ! soyez confiant : on ne refuse pas un homme comme vous !

L’argument porta. Non pas que Théodat se crût exceptionnel : c’est le propre toutefois des âmes discrètes qu’elles espèrent toujours être découvertes et choisies pour elles-mêmes. Après tout, pareille prétention, dans son cas, n’aurait eu rien d’excessif.

Je m’aperçois en effet que je n’ai pas encore décrit mon nouvel ami. Point joli garçon, certes ! En revanche, une distinction menue et méticuleuse, des manières archaïques et raffinées, je ne sais quoi enfin qui marquait en lui, à défaut de race, l’éducation parfaite. Rien qu’à le voir, on le devinait irréprochablement propre, au moral comme au physique. Non, vraiment, pas gabelou pour un centime, mais bourgeois jusqu’à la moelle, bourgeois de France traditionnel et policé, tel qu’on n’en trouve le pareil dans aucune autre nation, parce que seule, une longue période civilisée parvient à le fabriquer.

Je repris :

– Reste à savoir si vous aimez ?

Il tressaillit et, sans doute par pudeur, s’abstint de répondre.

J’eus aussitôt une inquiétude. Je me représentais son extrême ignorance des calculs du monde. J’avais peur pour le bonheur de cet homme que je connaissais exactement depuis une demi-heure !

– Les mariages de raison risquent parfois d’être si peu raisonnables insistai-je, résolu à obtenir de lui des précisions.

– Si vous la connaissiez ! soupira-t-il enfin d’une voix sourde.

En même temps son visage avait pris l’expression du communiant au retour de la Sainte Table.

Ii n’en dit pas plus. Quelle erreur, auparavant, quand je le supposais un brave homme occupé d’établir son bien-être ! J’avais devant moi un amoureux que grise l’approche au grand jour d’une femme de son monde et que l’attente énerve. Il y avait de quoi m’effrayer tout à fait. Cependant, de quel droit aurais-je troublé sa belle confiance ? Je n’avais qu’à m’incliner et baissant la voix à mon tour :

– À merveille ! De tout cœur je vous souhaite d’être heureux.

Il sembla ensuite qu’ayant abordé le plus cher de lui-même, Théodat comprit la vanité des paroles qui pourraient suivre. Il se leva.

– Déjà l’heure !... Que le temps a passé vite aujourd’hui !

Puis montrant les gens autour de nous :

– Pourtant, quand j’étais seul, j’aimais bien les regarder ! J’adore le mouvement, le bruit des voix, les toilettes sur le trottoir, la ville enfin... Je ne suis pas un homme des champs, oh non !

Je répliquai en riant :

– Par bonheur, les bureaux ne courent jamais la campagne.

– À demain ! dit-il encore.

– Certes !

Nos mains se joignirent, en se mêlant à peine. Première étreinte, comme en échangent journellement des indifférents. Explique cela qui pourra, j’étais sûr qu’elle scellait une grande amitié.

Je le vis ensuite gagner la porte. Sa marche était allègre. Il devait déjà sourire à sa fiancée qu’il reverrait le soir. On est tellement assuré du soir qui vient et même du lendemain !

Hélas ! pouvait-il imaginer ce que ceux-là lui préparaient !

 

 

 

II

 

 

Le lendemain, je me rendis au café, le cœur en fête. Pour la première fois, j’avais la certitude charmante d’y être attendu, et hâte de jouir d’une amitié nouvelle. Je me rappelle certains printemps africains au cours desquels, après un orage, la terre se couvre de fleurs en une nuit. Comme elle, je devais être, en ce temps-là, un sol altéré d’affection : à la première ondée, je veux dire à la première rencontre, mon âme devait fleurir, sans que j’eusse loisir de me reconnaître.

Désillusion cruelle : Théodat ne vint pas.

Cela seul aurait suffi pour juger du sentiment qui déjà nous liait, que je n’hésitai pas à attribuer sa défection à un événement grave. La pensée qu’il eut regretté son excès de confiance ou voulu fuir un importun ne m’effleura pas. C’est pourquoi, aussitôt sorti de mon bureau, je m’enquis du lieu où s’abritait la Direction des Contributions indirectes et m’y rendis.

Les Contributions étaient quelque part, vers Caudéran. N’y eût-il pas eu d’écriteau fiché contre la porte, l’odeur seule qui rodait dès l’entrée m’aurait appris que je touchais au but. À l’odeur, un aveugle peut toujours déterminer l’administration où on le mène. Cire et cachets chez les P.T.T., morue et goudron chez les douaniers, encre de chine et tabac dans les Ponts, ici enfin papier et moisissure.

Ironique sans le savoir, la grande source d’or de l’État sent le pauvre férocement. Elle se moque aussi du public puisque je m’y heurtai à la plus impitoyable des fermetures. Passé quatre heures, foin de qui apporte son argent !

Rebuté assez durement, mais tenace, je parvins à découvrir un employé, lequel m’assura qu’en effet M. Théodat n’était pas venu au bureau et même n’y viendrait plus de quelques jours. Une dépêche, le matin, l’avait appelé auprès de son père très malade.

Ainsi mon cœur avait vu juste et tel était l’événement grave que je pressentais.

– Combien de temps supposez-vous que durera son absence ? demandai-je à tout hasard.

– Cinq jours au plus. Toutefois, si le père meurt, on n’hésitera pas à prolonger la permission jusqu’aux obsèques : le Directeur n’est pas regardant avec lui.

Si aimable que se montrât l’employé qui me renseignait, il parut dans cet « avec lui » un manque de sympathie flagrant. La rapide ascension d’Anselme et ses perspectives de mariage devaient soulever des rancunes.

– J’espère bien qu’il s’agit d’une alerte sans conséquence, répliquai-je. M. Théodat est un fils excellent comme il doit être un chef parfait.

Mais mon éloge ne récolta aucun écho.

Satisfait de penser qu’il avait fallu une telle cause pour empêcher notre revoir et déçu de le sentir remis à une date imprévue, je repartis. Une fois sur le trottoir, je réfléchis encore :

– Ce qui arrive est regrettable ; par bonheur, le père a si peu compté dans la vie du fils que s’il meurt, la perte en sera légère.

Et j’attendis, cinq jours d’abord, puis une semaine, puis deux... Attente qui, au début, me parut explicable, qui peu à peu se mua en inquiétude, et tour à tour m’irrita, me déçut, fit enfin de moi une sorte d’être inquiet, suspendu au désir de voir reparaître mon voisin de café, dont au surplus le moins que je pusse penser était qu’il m’avait oublié.

Du coup, je fus tenté de déserter, moi aussi, la Comédie, peuplée désormais de souvenirs désagréables. Rien de plus bête en vérité que de s’attacher ainsi à un décor ! Heureux, on n’en profite pas ; malheureux, on n’y découvre que des rappels du bonheur qu’on n’a plus.

Par amour-propre mal placé, je mis d’abord mon point d’honneur à ne pas retourner aux renseignements. Ensuite le même point d’honneur exigea que je fisse connaître à Anselme Théodat mon opinion sur sa conduite, et la quinzaine écoulée, je retournai rue Caudéran. Il devait être midi ou à peu près.

– M. Théodat, demandai-je sans douceur au personnage hostile que je parvins à joindre, après queue aux guichets.

– Sorti.

– Il est donc de retour ?

– Voudriez-vous qu’il fut toujours en permission ?

– Son père, paraît-il, était très malade ?

– Faut croire, puisqu’il est mort. C’est tout ?... Alors au suivant !

– Non, je désirerais l’adresse de M. Théodat.

Je ne sais pourquoi, je me sentais brusquement décidé à tenter une visite de condoléances.

– L’adresse du Principal ! Y songez-vous ?

– Évidemment, puisque je la demande ! D’ailleurs, rassurez-vous, je ne suis ni un créancier, ni un contribuable, rien qu’un ami...

Le mot, en dépit de mes rancunes présentes, était revenu de lui-même.

– Impossible ; je ne la connais pas. À qui le tour ?

Il fallut se déclarer battu : je m’éloignai, mécontent d’avoir perdu mes pas pour une démarche inutile et parfaitement désorienté par la conduite de Théodat.

– Ah ! qu’il est difficile d’accorder la logique avec l’évolution d’un sentiment ! Il est clair que j’étais oublié. Une fois l’homme emboîté dans le corset de la vie bureaucratique, nulle cause familiale ou domestique ne saurait, au-delà d’un délai convenable, le détourner de ses habitudes acquises. Donc, aujourd’hui comme auparavant, Anselme Théodat irait certainement lire au café son Journal des Débats. Un seul changement : le café choisi ne serait pas celui de la Comédie, ceci pour ne pas me rencontrer. Ainsi j’aurais dû tenir pour définitivement morte l’ébauche d’amitié qui avait éveillé en moi tant d’espoirs, et cesser de m’en occuper. Au contraire, voici que j’attachais une importance ridicule à tirer au clair la raison d’événements que je m’obstinais à vouloir mystérieux. Bien mieux, pour un peu, je me serais persuadé que Théodat n’était pas coupable, et même me regrettait ! Parlez-moi des ruptures : on n’a encore rien trouvé de mieux pour serrer un nœud prêt à lâcher.

Ces pensées et beaucoup d’autres me poursuivirent pendant le repas. Celui-ci expédié, incertain, sans idées, tristement je filai le long des quais. Il me souvient que c’était une journée telle qu’on en voit trop souvent à Bordeaux, où le ciel gonflé de pluies s’acharne à éteindre les couleurs. Les enseignes criardes, les devantures tachées de boue, le pavé suintant, tout alors s’unifie dans la même grisaille et pue le terreau. La pierre des façades se plombe comme un visage de malade. La Gironde roule de la boue et les bateaux immobiles ont l’air d’épaves qui achèvent de pourrir à l’abandon.

Fendant le flot de débardeurs qui encombre la rive à cette heure méridienne, j’avançais en proie à une désolation sans cause définie quand la vue d’un promeneur en deuil et qui marchait devant moi, me fit tressaillir.

– Serait-ce Théodat ?

Je ne me trompais pas : c’était lui. Aussitôt, sans calculer mon acte, je doublai le pas, le rejoignis :

– Quoi ! m’écriai-je, faut-il venir ici pour vous rencontrer enfin ?

Il se retourna, me reconnut. À juger du plaisir qui parut dans ses yeux, il ne devait se sentir aucun tort à mon égard.

– En effet, dit-il, je me contente maintenant d’une courte promenade. après mon déjeuner...

– Par hygiène ?

– Faute de mieux, ce qui revient au même. Mon seul regret venait de manquer votre compagnie. Puisqu’aujourd’hui la chance veut bien me la rendre...

Je l’interrompis

– ... Vous allez la remercier en m’accompagnant à la Comédie où vous m’expliquerez à loisir votre disparition.

Il hésita un peu, si peu qu’il fallait être aux aguets pour s’en apercevoir.

– Volontiers, puisque vous le désirez.

Puis sans transition :

– Vous me voyez en noir. Je viens de perdre mon père.

– Je sais déjà.

– Ah ! vous avez appris ?...

– Oui.

– Ce sont de cruelles émotions... Une attaque d’apoplexie... On m’a prévenu trop tard. Quand je suis arrivé là-bas, tout était fini.

Je lui exprimai mes condoléances. Il m’écoutait avec tant de gravité que je me demandai soudain si je n’avais pas eu tort en supposant qu’il aimait peu son père. Peut-être aussi le fait de ne l’avoir plus retrouvé vivant lui était-il surtout pénible. J’achevai en conséquence :

– Il y a des consolations que nous regrettons à tort : si on les avait eues, sans doute n’auraient-elles pas consolé.

À ma grande surprise, il haussa les épaules :

– J’en suis très convaincu. Ce n’est pas cela d’ailleurs qui me tourmente. La mort a ceci de pénible qu’elle atteint presque toujours les survivants par ricochet. Celle de mon père a changé bien des choses.

Mais il dut se repentir aussitôt d’une expansion inconsidérée, et changeant de ton :

– Alors, vous êtes toujours fidèle à la Comédie ?... Depuis ces événements, j’ai eu souvent le désir d’y aller. Je n’ai pu m’y décider. Vous comprenez ? Quand on a perdu... il est convenable... enfin, on reste chez soi, c’est plus décent.

Devenu subitement loquace, il parla ensuite de la pluie probable, des nouvelles du jour, des passants qui nous croisaient, et parvenu aux allées de Tourny s’intéressa aux magasins.

Ma surprise croissait devant ce Théodat qui avait l’air à la fois de redouter mes questions et de les attendre, dont je me demandais : « Si ma compagnie l’importune, pourquoi l’avoir acceptée ? Et si elle lui agrée, pourquoi ces niaiseries ? »

À la Comédie, autre déconvenue. Nous arrivions en retard, on avait pris nos places. Il fallut se réfugier dans leur voisinage – le garçon n’étant pas le même – commander les consommations. Ce sont là détails absurdes, j’en conviens, mais ils suffisent pour troubler le plaisir. Nous nous serions installés n’importe où, dans un des bars du quai ou à la terrasse de l’Intendance, que nous n’aurions pas été plus loin du passé que je tentais de renouer.

Une fois attablés, servis – ceci en gardant le silence, comme pour respecter une parenthèse – Théodat prétendit s’égailler de nouveau mais, conscient de l’heure qui nous pressait, je l’arrêtai net :

– Assez de digressions : expliquez-moi maintenant comment vous n’avez pas essayé de me rejoindre, depuis votre malheur ? Ne vous revoyant plus, j’ai pu tout craindre, y compris un abandon volontaire. Sans les renseignements sommaires obtenus ce matin même à votre bureau, j’aurais même ignoré...

Une exclamation coupa ma phrase :

– Vous avez été... !

On aurait dit qu’il avait peine à admettre que je me fusse intéressé à lui. Il prit ensuite ma main :

– Ah ! murmura-t-il, je ne m’attendais pas... enfin cela me touche... plus que je ne puis le dire...

En même temps, je vis l’animation factice de son visage se décrocher d’un coup, à la manière d’un masque dont on casse la ficelle : et tout à coup j’eus devant moi un homme accablé, triste infiniment.

– Remerciez-moi par une entière confiance, répondis-je, et dites-moi la vérité.

Il secoua la tête :

– À quoi bon : ma vie a changé que pouvez-vous y faire ?

– Changé... de quelle manière ?

– De toutes les manières.

– Mais encore ?

– Mon père nous a laissés ruinés.

– Cependant, la ferme...

– Hypothéquée. J’ai dû la vendre, heureux de trouver ainsi de quoi payer nos dettes et les droits de succession.

– La maison qu’il habitait ?

– Oh ! celle-là, nous l’avons toujours, bien entendu, et ma sœur continuera d’y vivre.

– De ce côté, du moins, vous êtes donc tranquille..

– Un toit, hélas ! ne suffit pas.

– Votre sœur n’aurait-elle pas d’autres ressources ?

Il laissa retomber sa tasse sur la soucoupe.

– Non, dit-il, absolument aucune.

– Alors ?

– Alors, nous allons nous arranger à deux. Voilà.

« Il y a ainsi des choses inévitables auxquelles on ne pensait pas », semblait dire ce voilà ; « il suffit qu’elles soient, pour que s’imposent des solutions auxquelles on ne pensait pas non plus. »

À l’évidence, il n’avait pas discuté un instant sur le parti à prendre : l’idée d’agir d’une autre manière ne s’était pas présentée à lui.

– S’arranger à deux... répliquai-je : n’est-ce pas plutôt à trois, puisque vous allez vous marier ?

Ses traits s’altérèrent, mais le ton demeura égal.

– Non, fit-il. Vous aviez bien compris.

– Vous renonceriez donc...

Il soupira, comme au terme d’une course :

– C’est fait. Dès mon retour, j’ai prévenu le Directeur.

Puis, lisant probablement un blâme dans mes yeux :

– Bah ! la vie est telle. Je croyais que la mienne allait s’arranger : je m’étais trompé. Rien ne s’arrange... du moins au gré de nos désirs.

Ayant achevé, il absorba méthodiquement les dernières gouttes de café qui refroidissaient et nous restâmes un long moment silencieux.

Je ressentais un trouble singulier.

Il m’était impossible de ne pas admirer la simplicité avec laquelle cet homme acceptait de s’engager dans une existence sacrifiée ; je ne pouvais en même temps me persuader que pareille nécessité fût commandée par les circonstances. Il est des cas où le droit de l’individu prime le reste. Théodat ici avait à choisir entre une femme qui était presque sa fiancée, qui l’aimait peut-être, et une sœur, à peu près inconnue, et qui peut-être ne l’aimait pas. Au nom de quelle morale immoler l’une à l’autre ? Pourquoi sauver celle-ci et point celle-là ? J’entends que la première était encore une étrangère et que la seconde représentait la famille : mots vides et qui dupaient. Qu’avait fait la famille pour Théodat ? Celle qu’on aime peut-elle être jamais une étrangère ?

Ainsi, plus je réfléchissais, plus les décisions de mon ami me semblaient injustes. Je dis bien « mon ami », car il est clair, n’est-ce pas, qu’oubliant mes griefs j’avais retrouvé entière la sympathie qui m’attachait à lui. L’oubli de soi est contagieux. Je ne songeai plus à sauvegarder nos rencontres quotidiennes, mais, au contraire, je résolus de sauver à leurs dépens un bonheur qui seul paraissait conforme au devoir véritable, et comme si notre silence n’avait été que le prolongement mystérieux de la discussion, je demandai :

– Qu’en pense votre sœur ?

Il tressaillit et répéta, déconcerté :

– Ma sœur ?

– Oui, car si vous vous sacrifiez pour elle, encore doit-elle le savoir et l’accepter.

– Mais, murmura-t-il, elle ignore, cela va de soi, et les projets que j’abandonne, et les conditions matérielles auxquelles est réduit un employé de mon espèce...

Je le regardai, stupéfait :

– Vous ne l’avez pas mise au courant ?

– À Dieu ne plaise !

– Qu’elle ne se doute pas de votre prochain mariage, soit, mais pour le reste...

– Le reste non plus : elle ne le soupçonne pas...

– Impossible !

Le besoin de défendre celle que j’attaquais l’emporta sur la pudeur familiale. Un flot de paroles suivit :

– Je comprends... vous ne saisissez pas... Il est d’ailleurs difficile de se rendre compte quand on n’a pas vu... Ma sœur est malade. Elle n’a jamais quitté notre village. S’imagine-t-elle seulement ce qu’est une ville, un café, un théâtre ? Elle a entendu citer au prône ces lieux de perdition, et sans doute symbolisent-ils pour elle toute la différence entre Bordeaux et Saint-Christol – c’est là que nous habitons. Quant à ma carrière, autant l’entretenir d’une Chine imaginaire ! J’étais commis, c’est bien : je suis principal, tant mieux. Dès lors que je sers l’État, celui-ci qui est équitable par définition me paye convenablement et il est normal que ma bonne conduite me vaille d’âtre promu. L’argent enfin n’est pas à ses yeux ce que vous croyez. Évidemment, elle sait qu’on doit le dépenser avec économie, c’est-à-dire acheter au meilleur compte et quand c’est nécessaire : cette réserve faite, elle ignore d’où il vient ou plutôt suppose qu’il sort de la famille, comme d’une source à laquelle un certain nombre d’êtres portant le même nom ont droit de s’abreuver. Auparavant, mon père en était le gardien ; lui disparu, c’est à moi de verser l’eau. Rien de plus naturel ; le contraire seul surprendrait... Et justement parce que ma sœur est ainsi, on ne peut toucher à son rêve, la réalité la briserait !... Avec cela, une âme tendre... Elle ne me connaît plus guère. Depuis tant d’années j’ai quitté la maison ! Pour elle cependant, je n’ai pas cessé de résumer l’univers. Elle m’aime... comme elle peut, avec un dévouement impuissant, des illusions, et une ferveur candide : mais elle m’aime !... et plutôt que de déchirer pareille confiance ingénue, je préférerais...

Il s’interrompit, chercha un mot qui ne vint pas :

– ... Je préférerais faire ce que je fais...

– C’est-à-dire en sacrifier une autre !

– Non, dit-il, car j’ignore, après tout, si cette autre tenait beaucoup à moi, tandis que ma sœur...

– Vous oubliez que vous aimez, vous !

Son visage devint plus pâle. Il parut recueillir ses forces, puis tristement :

– Hé bien ! je m’efforcerai de continuer à ne pas m’en souvenir. Quand je prendrai ma retraite à Saint-Christol, cela me paraîtra si loin !...

Il frissonna :

– ... aussi loin que Saint-Christol lui-même !...

Et de nouveau le silence recommença. Nous semblions butés l’un et l’autre, devant un obstacle, sans pouvoir le franchir. Nous imaginions aussi que c’était le même – on croit toujours s’être compris – quelle erreur !

Je me demandais en effet : « Le portrait qu’il a tracé de sa sœur est-il un plaidoyer ? Une pareille ignorance de la vie est-elle croyable ? Si souvent la candeur affichée sert de paravent à un monstrueux égoïsme ! »

Et lui, de son côté, ramené à Saint-Christol... Mais à quoi bon dévoiler ici la pensée profonde devant laquelle il tremblait, puisqu’il ne me l’a révélée que plus tard, beaucoup plus tard, à Saint-Christol même.

Soudain, je le vis tirer sa montre – les gestes coutumiers demeurent, quels que soient nos soucis – et faire signe au garçon.

– Ah ! non, m’écriai-je, c’est à moi de régler !

Il écarta ma main :

– Pour une fois que je suis revenu...

Maintenant qu’il avait avoué les charges nouvelles qui gouvernaient sa vie, il devait attacher de l’importance à affirmer sa générosité.

– Soit, repris-je sans insister, à condition que vous reviendrez ce soir. Vous ayant retrouvé, je prétends ne plus vous perdre et m’efforcer de vous remplacer par mon amitié un peu de ce qui nous manque...

Il eut un sourire désabusé :

– Je manque de foi dans l’avenir...

Au fait, cela aussi était vraisemblable, qu’en sacrifiant son amour, le malheureux eût de plus sacrifié la suite de sa carrière.

– Ah ! répondis-je, savez-vous que si jamais je rencontrais votre sœur, je n’aurais pas vos scrupules et la mettrais au courant du mal qu’elle vous inflige !

– Non, fit-il, de vous-même vous vous tairiez.

– Je ne le crois pas.

– J’en suis sûr.

Il partit ensuite. Peut-être parce qu’il avait vidé son cœur, il avait l’air moins désolé.

 

 

 

III

 

 

Le même soir, Théodat fut fidèle au rendez-vous. À l’inverse du matin, l’entretien demeura languissant : nous avions l’air de nous ennuyer, et pourtant je doute que deux êtres se soient jamais sentis plus proches.

En période de crise, les mots décolorés, mieux qu’une explication directe, traduisent l’âme avec les nuances, presque indiscernables, de son émoi.

Donc nous parlions de choses et d’autres. À peine nos yeux se rencontraient-ils parfois, et, sans effort, je percevais les pensées qui agitaient mon ami, de même que lui sentait quelle était ma pitié. Combien cette soirée aux lumières, la première probablement depuis le retour de Théodat, devait-elle être pour lui cruellement évocatrice ! Il avait l’air de ne s’occuper que du va-et-vient autour de nous : en réalité voyait-il autre chose qu’un salon paisible, une femme, et des minutes heureuses que l’avenir ne rendrait plus ?

Ce même soir, je compris aussi que, si je souhaitais établir nos réunions, il conviendrait de quitter la Comédie.

Un jeu assez plaisant suivit, où chacun, n’ayant aucune illusion sur le fonds, s’ingéniait à découvrir un prétexte pour justifier un changement aussi grave. Théodat se plaignait de la puanteur du tabac, du manque d’air, du bruit. Je remarquai à mon tour le défaut de prévenance pour les clients, à preuve l’incident des tables prises. Après quelques autres détours où un auditeur étranger aurait cru reconnaître la déplorable frivolité française, sous laquelle se cachent d’habitude les propos décisifs, je suggérai :

– Quel dommage de ne pouvoir émigrer en un lieu plus tranquille.

– J’en ai découvert un, dit Théodat.

Il fut convenu sur-le-champ que l’on adopterait la Rotonde de la Renaissance, place Gambetta, qui est bien un établissement de cinquième ordre, mais où les tarifs sont moindres d’un tiers.

Quand vint enfin l’heure du départ, Théodat parut trouver naturelle mon escorte. Plutôt que de lui demander son adresse, je l’accompagnai jusqu’à sa porte. En nous séparant, nous avions l’air de gens qui achèvent une promenade accoutumée. Dès qu’on livre un peu de son existence intime à un passant, on ne saurait plus dire exactement à quel moment ce passant y a pénétré.

Je m’attarde à des détails qui paraissent puérils. C’est qu’aussi les premières heures de l’amitié laissent dans l’âme une fraîcheur que le temps n’arrive pas à dissiper. Tel qui serait sans doute en peine de retrouver le nom de toutes ses maîtresses, évoque jusqu’à la minutie les moindres incidents d’une camaraderie d’enfance. D’ailleurs la vie d’un homme est-elle faite d’autre chose que de détails, pareillement sans caractère, dès qu’on les analyse isolément ? À part nos réunions régulières à la Rotonde et notre intimité croissante, s’est-il passé quoi que ce soit d’extraordinaire, durant le mois qui suivit ce premier soir ? Et pourtant... oui pourtant quel spectacle poignant, puisque jour à jour j’ai entrevu, deviné plutôt, le dépouillement progressif subi par mon ami !

Non pas qu’il y eût en lui une volonté définie de sacrifice : c’était son bonheur qui le quittait sans bruit, par morceaux, le laissant pareil à un voyageur détroussé qui n’ose se plaindre.

Et d’abord, un immense regret dévora son cœur. Ayant renoncé à l’amour, il s’obstinait à aimer... Oh ! il n’y avait là rien de la passion qui figure dans les romans, profère des cris et prend à témoin le ciel de son droit méconnu : au contraire, des sentiments très simples, mais tragiques à force de sincérité. Il avait rêvé du mariage ; une ardeur de paternité le hantait ; toute sa tendresse, enfin, éparse jusqu’alors s’était concentrée sur un visage de femme. Brusquement, cette tendresse était devenue trahison : plus de foyer en perspective, et la certitude de la mort solitaire...

Qu’on ne réponde pas que, ayant accepté cela, de son plein gré, il devait de même s’y résigner. Aux premières heures, le pire semble toujours léger, on décide, on renonce, on croit à peine souffrir : la vérité ne paraît qu’après, quand déjà il n’est plus temps. Théodat, l’excitation passée, savourait l’entière douleur d’une solitude qu’il avait estimée d’abord plus légère, et qui ne se révélait que maintenant.

Que de fois ai-je ainsi surpris sur son visage une mélancolie désolée. Alors que ne se croyant pas observé, il laissait libre cours à sa pensée ! Hélas ! il est des domaines interdits, même au confident le plus proche : il se taisait. Et s’il avait parlé, comment répondre ? Toute parole n’eut servi qu’à ranimer des souvenirs encore brûlants. Mieux valait, s’il souffrait d’oublier, tenir cependant pour établi que l’oubli était déjà réalisé.

Le reste, en revanche, ne put rester dans l’ombre. Avant d’y venir, toutefois, une brève remarque est nécessaire.

À part l’abandon de la Comédie, Théodat au début n’avait modifié aucune de ses habitudes. En particulier, et parce qu’il haïssait les tables communes, dès sa nomination au principalat, abandonnant le régime des pensions économiques, il s’était décidé à manger au restaurant, tantôt ici, tantôt là. Il continuait, ou du moins, le laissait entendre.

Or, un jour que je remarquais en lui plus de tristesse que de coutume, je me hasardai à demander :

– Où dînez-vous, ce soir ?

Il tressaillit, comme un collégien pris en faute.

– Pourquoi cette question ?

Je répondis, sans y mettre malice :

– Parce que je me risquerais à vous imposer pour une fois mon voisinage durant le repas.

Je vis son embarras s’accroître.

– Me trouveriez-vous indiscret ?

Il hocha la tête :

– Non, mais je vous avouerai que j’ai déjà de la compagnie, et plus que je n’en désire.

Je le regardai, étonné par ses réticences. Il comprit mon interrogation muette.

– Je retourne à mon ancienne pension. Il suffit souvent d’un hasard pour découvrir qu’on tenait aux choses plus qu’on ne l’imaginait.

Des explications confuses et copieuses, complétèrent ce préambule : c’était toujours ainsi quand il se sentait embarrassé.

Entraîné par un collègue il avait accepté d’y aller dîner encore un soir. Ô surprise ! plus de nappes sales, une table nette, des mets acceptables, à peine quelque odeur de cuisine et une réception d’enfant prodigue !

Pris au dépourvu, lâchement, il avait dû céder aux instances des convives et de la patronne. Bien entendu, il ne s’agissait que d’une reprise momentanée. Pour peu que les nappes redevinssent douteuses...

Je l’interrompis, railleur :

– Arrêtez-vous : c’est une plaidoirie qui commence.

Aussitôt son éloquence tomba. Il baissa les épaules, espérant que je n’insisterais plus.

– Expliquez-moi, repris-je à brûle-pourpoint, d’où vient cette ère de parcimonies obligatoires, puisqu’avant la mort de votre père la perspective d’un ménage ne vous effrayait pas ?

Il protesta :

– Obligatoires, non : passagères tout au plus !

Et se rendant compte que sa protestation même était un aveu :

– D’ailleurs, je ne songe pas à nier que je traverse une passe un peu difficile : mais elle ne durera pas.

– En êtes-vous sûr ?

Notons au passage le changement que de telles paroles apportaient dans notre union. J’avais conscience de me hasarder ici sur une terre dont il aurait pu vouloir me chasser. Que de gens confient leurs aventures de cœur les plus secrètes, qui, pour rien au monde, ne livreraient leurs embarras de fortune !

Il répondit pourtant, sans hésiter :

– Pas plus que vous, je n’aperçois de différence notable entre vivre à deux dans un ménage, ou vivre deux, l’un à la ville, l’autre installé chez lui, à la campagne. Aussi les difficultés dont je parle viennent-elles d’ailleurs. N’oubliez pas que je suis un propriétaire qui s’installe. On ne prend pas possession d’une maison sans découvrir mille petites réparations, demeurées en l’air et qui, tout à coup, ne peuvent se remettre. Il faut donc restaurer. Pour une dépense qui n’a qu’un temps je m’assure un abri qui durera ensuite autant que moi.

Pourquoi ai-je insisté ? Une fois engagé sur certains chemins, on n’arrive plus à s’arrêter.

– Naturellement, vous aviez décidé cela, au moment de votre séjour à Saint-Christol ?

– En principe, oui : car pour le détail...

– Cependant, si ce n’est vous, qui pourrait le faire ?

– Mais... l’intéressée, cela va de soi.

– Bref, votre sœur commande... et vous payez.

– Si vous y tenez.

Je ne pus me tenir de prononcer un mot dur :

– Il est regrettable qu’elle ne cesse de rêver que pour voir grand à vos dépens !

Il se redressa, blessé :

– Elle voit comme je le souhaite.

– Elle ferait bien de voir aussi à quoi elle vous condamne !

Il m’était venu sur les lèvres que je me chargerais au besoin de supprimer une ignorance si profitable : je m’arrêtai pourtant. Déjà l’irritation de Théodat se dissipait.

– Ne blâmez pas trop mes prodigalités, reprit-il avec un bon sourire : j’oblige des portes à se fermer, je munis d’eau une cuisine qui n’en a pas, et je refais des croisées qui laissent passer la pluie : le tout pour vous recevoir...

– Que me chantez-vous là ?

– Il ne suffit pas d’avoir une maison : j’aimerais y attirer mes amis.

Je répliquai sottement :

– Attendons, pour en reparler, que les budgets reprennent leur équilibre !

– Alors, nous risquons d’attendre bien longtemps, dit-il en riant.

Et l’incident fut clos. Il en devait rester néanmoins une trace durable. Parce que je soupçonnais la sœur de Théodat d’abuser de lui sans discrétion, je me promis de guetter de plus près les changements qui ne manqueraient pas de survenir encore, et de m’y opposer, s’il était nécessaire, par une intervention directe. En même temps, comme s’il eut deviné mes projets, Théodat évita désormais de prononcer le nom de sa sœur. Sa tristesse devenait aussi plus grande. Alors que le temps aurait dû l’émousser, il semblait au contraire y puiser des aliments nouveaux. Mis en éveil, je crus en découvrir la cause, une huitaine plus tard ou environ : je me trompai encore.

Cette fois, nous étions à l’heure où j’accompagnais d’habitude Théodat regagnant son chez lui. Séduits par la douceur inaccoutumée de la nuit, nous avions marché sans hâte et goûtant le plaisir de flâner, en dépit des magasins fermés et de la chaussée déserte.

Arrivé devant la porte de Théodat, je montrai le balcon qui desservait les fenêtres de sa chambre :

– À votre place, fis-je gaiement, plutôt que de me coucher, j’y installerais un fauteuil et continuerais de respirer la brise. Avez-vous toujours habité là ?

– Oui, répondit-il, vous apercevez là mon seul luxe et j’y tenais.

– Vous y teniez : pourquoi cet imparfait ?

– Parce que d’ici 48 heures, je déménage rue Judaïque.

Après le restaurant, la chambre !

Je saisis son bras, et l’entraînant avec moi sur le trottoir :

– Pour le coup, m’écriai-je, je ne laisserai pas continuer votre sœur...

Il m’interrompit :

– Et moi, je vous supplie d’attendre, pour la juger, d’être venu à Saint-Christol !

– Vous savez parfaitement que je n’irai jamais vous encombrer là-bas !

– Vous y viendrez, ne serait-ce que pour moi qui dois y passer mes vacances !

– Votre sœur exige aussi que vous lui teniez compagnie ?

La pensée que – pour elle toujours – il s’apprêtait à sacrifier les vingt jours étiques qu’octroie l’État en compensation d’une année de bureau, achevait de m’exaspérer.

– Vous vous trompez, dit-il : ma sœur n’entre pour rien dans mon projet : j’ai, moi aussi, là-bas, des habitudes à prendre... En attendant d’y parvenir, le présent suffit. Contentons-nous de regretter mon balcon !

En même temps, il se retourna pour le considérer et tout à coup j’eus l’étonnement de découvrir en lui un homme nouveau. Il continuait, comme pour lui-même, mais sa parole et son geste frémissaient :

– Je ne l’ai guère pratiqué qu’à la nuit close : qu’importe ! je l’aimais parce que je ne m’y sentais jamais seul. On n’est pas seul, quand une ville est sous vos pieds, même si elle a l’air de dormir, même s’il n’y a pour l’animer que des becs de gaz postés sur le trottoir, ou un sergot qui, le dos collé au mur, tâche d’oublier sa veille, en s’endormant debout !

– Si vous ne regrettez que la vue d’un bec de gaz, je vous préviens qu’il s’en trouve également rue Judaïque, murmurai-je railleur.

Cette ironie le déconcerta :

– Ne plaisantez pas, répliqua-t-il sèchement : à vous, dont l’existence ignorera toujours la campagne, je conçois qu’il paraisse indifférent de loger au fond d’une cour, ce que je vais faire rue Judaïque ; pour moi, la seule pensée du silence que j’y trouverai la nuit, met mon âme en dérive ; d’avance, je croirai dormir à Saint-Christol !

– Oh ! dis-je encore, plus d’un souhaiterait pareil repos !

Alors, pour la seconde fois, son corps frémit :

– Avez-vous vécu dans un village, vous ? Non ? Dans ce cas, comment sauriez-vous ce qu’est le repos dont vous parlez ? Pas d’autre bruit que celui des vers dans une poutre ou du vent à travers les tuiles du grenier ; la sensation de l’abandon au creux d’une immensité d’ombre, le naufrage au sein d’un océan de terre où tout vibre sans que rien ne bouge... On ne peut même pas appeler au secours, tant on a peur qu’un simple cri fasse couler le navire ! Et partout l’obsession de la mort, d’une mort que l’on devine se promenant sous la fenêtre, et qui a hâte de vous prendre, parce qu’elle aussi s’ennuie... Tandis qu’en ville... Une ville, voyez-vous, ne dort jamais tout à fait, et la mort y est si occupée, qu’elle n’a pas le temps de faire le guet. Vous vous moquiez de me voir aimer ces becs de gaz ; parfaitement ! je les aime : ils sont de la lumière qui durera jusqu’au jour. Et j’aime aussi les couples furtifs qu’ils éclairent au passage, le chiffonnier qui s’en approche pour inspecter sa botte, le tombereau de légumes qui en passant fera trembler leur flamme ; j’aime jusqu’au tramway qui, à l’aube, grincera contre cette courbe des rails, en me réveillant en sursaut !...

– Pourquoi Saint-Christol vous fait-il si peur ? dis-je presque malgré moi.

Ma remarque parut dissiper cet accès de lyrisme déconcertant.

– Il ne me fait pas peur : je n’ai pas le goût d’y vivre, non plus que dans mon nouveau logement, c’est tout. Je ne sais d’ailleurs pourquoi je parle de cela. En somme, il ne s’agit que d’habitudes, et celles d’un vieux garçon peuvent être bousculées sans que le monde en pâtisse...

Il tira sa clé, et approchant de la porte :

– À demain...

– Un instant ! m’écriai-je : avant de nous séparer ce soir, je voudrais... le nouveau changement doit-il être enfin le dernier ?

Il se retourna d’un air las :

– Pour répondre, il faudrait connaître ce que nous réserve demain.

– Mais, instruit par l’expérience, vous vous attendez à ce qu’il exige de nouveaux sacrifices ?

– Je ne vous suis plus.

– Rien de plus clair, cependant. Sous le prétexte qu’elle ignore vos ressources, votre sœur vous exploite. S’il ne faut que l’éclairer pour arrêter les frais, j’estime qu’il est temps de vous rendre ce service.

Il eut une sourde exclamation :

– Vous n’allez pas lui écrire ?

– Je le ferai dès ce soir.

– Je vous le défends ! Vous n’avez pas le droit...

– J’ai celui d’une amitié, résolue à vous sauver, fût-ce malgré vous !

Il me couvrit d’un regard égaré :

– Et si je vous jure, moi, qu’en écrivant à ma sœur vous n’ajouterez qu’un tourment de plus à ma vie présente ? Vous imaginez-vous que je n’aie de soucis qu’à Saint-Christol ?

Puis, sans attendre la réponse, il enfonça la clé dans le pêne, poussa la porte et disparut.

Je rentrai chez moi, incertain. En m’attachant aux seuls faits parvenus à ma connaissance, je n’avais donc pas tout vu ! Autre chose que j’ignorais, provoquait l’angoisse de Théodat. Des soucis étrangers à Saint-Christol, avait-il dit. Soit, mais lesquels ? S’agissait-il de la femme qu’il avait aimée, ou d’aventures plus anciennes ? En tous cas, écrire, comme j’en avais eu la pensée paraissait maintenant dangereux ou inutile : il n’y avait qu’à attendre. À en juger par l’attitude de Théodat durant les quelques jours qui suivirent, je ne doutai pas d’ailleurs que la lumière ne se fit bientôt.

Il avait déménagé. Déménager est un grand mot quand il s’agit d’un employé : quelques livres, parfois une lithographie et le reste tenant dans une malle. Pourtant, lorsque je visitai l’installation de la rue Judaïque, je m’aperçus que la malle n’était pas encore défaite et que le surplus gisait au hasard. Il semblait qu’à peine arrivé, Théodat eut craint de ne pas rester.

Je constatai de même qu’il était moins résigné. Quand il parlait, il ne résistait plus, – lui, si discret d’habitude, – à faire de brefs retours sur sa situation et ils étaient toujours amers.

On aurait dit enfin, à voir la continuelle inquiétude qui bridait son visage innocent, qu’il redoutait partout la rencontre d’un mystérieux ennemi.

À part ces apparences que je devais être seul à remarquer, car seul un ami pouvait aussi les apercevoir, nul indice pour indiquer la voie. Tout, au contraire, paraissait avoir repris un cours normal, jusqu’aux demandes de la sœur qui avaient dû faire trêve, car il me dit un jour :

– Dieu merci ! j’ai fini de régler Saint-Christol.

Et cela, sur un ton qui ne permettait guère d’en douter.

Cependant, je le répète, j’étais sur le qui-vive. Par une sorte de bizarre pressentiment, je ne l’étais pas moins pour moi que pour lui. Je me sentais menacé, comme si le coup, en le frappant, devait me frapper aussi.

On a bien tort de négliger de pareils avis intérieurs : ils sont une première défense de l’être contre la tempête que masque l’horizon. Ceux-ci ne me trompaient pas, hélas ! Moins de dix jours après ma visite rue Judaïque, le voile se déchirait et cette fois, nous étions, l’un et l’autre, emportés par le vent...

Je vois encore la scène.

J’entrais à la Rotonde, ayant dîné plus tôt que d’ordinaire et me croyant par suite bon premier, quand j’aperçois Théodat déjà installé et qui, dès que j’apparais, se lève, accourt à ma rencontre.

– Enfin ! vous voilà !

– Et moi qui me croyais en avance ! Mais qu’avez-vous ?

– Je vous attendais pour vous faire mes adieux.

Je recule, abasourdi :

– Vos adieux !... Vous partez en voyage ?

– Pas du tout... la disgrâce... déplacé !...

Il s’exprimait en hachant les syllabes, tel un homme hors d’haleine et, de fait, s’il gardait un semblant de sang-froid, ses mains et ses lèvres tremblantes révélaient un irrésistible émoi.

Du coup, l’âme chavirée à la pensée que c’est là, peut-être, notre dernière soirée, je le ramène à notre place habituelle, je m’assois en face de lui, je le regarde, et nous restons ainsi immobiles, la gorge serrée par un chagrin qui ne se réalise pas encore, attendant je ne sais quoi qui ne viendra pas.

Enfin, je réussis à prononcer :

– Où prétend-on vous expédier ?

– À Castres.

J’ignore vraiment pourquoi je demande cela. Que m’importent Castres ou Quimper, dès lors que nous ne pourrons plus nous retrouver !

Ensuite, la révolte :

– Vous acceptez ?

C’est son tour de se montrer surpris. Il ferait beau voir qu’un fonctionnaire, ne fut-il que commis principal, s’avisât de jeter à la tête des autorités un refus qui équivaudrait à une démission !

Je reprends :

– D’ailleurs, vous parlez de disgrâce : que vous reproche-t-on ? quelles raisons ?...

– Vous les imaginez bien, je pense ? réplique-t-il douloureusement. Après une pareille rupture, le Directeur...

Il n’achève pas. Ce qu’il a dit suffit. En effet, j’avais oublié la vengeance certaine du Directeur. Pour m’enlever à ce point ma clairvoyance du début, il a donc suffi que mes sentiments personnels fussent dans le jeu ! Tout à coup, la voici qui revient – trop tard. Sans que Théodat ait besoin d’en dire plus, je sais maintenant de quoi il a souffert. Le mystérieux ennemi se découvre : en représailles, sans même passer le mot, uniquement parce qu’il affecte de se désintéresser désormais d’un employé qui avait ses grâces, le Directeur a transformé, bousculé, empoisonné la vie quotidienne de Théodat !

Qui n’a respiré l’atmosphère écœurante d’un bureau ne peut saisir ce dont je parle.

Le Directeur passe tout au Principal : chacun se terre et se tait. Le Principal a cessé de plaire : revanche, brimades et martyre.

– Si vous n’êtes pas content, faites vous-même la besogne !

On chuchote des ordures.

– À qui en avez-vous, un tel ?

– À Dieu le Père.

Imaginez de vieux collégiens sans autre ressource que la haine pour se distraire de l’ennui auquel le destin les rive, et libres de la sortir, puisque l’autorité les y a presque invités. Comment fuir ? La longueur de chaîne dont dispose la victime ne dépasse pas la limite de l’enceinte exécrée. À qui se plaindre ? Ceux qui devraient sévir, sourient. Calvaire sans terme ni pitié. J’ai connu des gens qui en sont morts. Théodat, lui, pour son bonheur, s’en échappait. Il y a des cas où il est excellent d’être chassé. J’aurais dû le féliciter. Cependant, je me contente de répéter :

– Le Directeur... c’est juste...

– Naturellement, poursuit-il, on a choisi une résidence où je n’aurai plus de frais de séjour...

Et je répète une fois de plus :

– Naturellement...

Il semble que je trouve logique de le voir revenir à la gêne totale des années de début...

Après cela, le reste de la soirée ne compte pas et il serait superflu de s’y attarder. En revanche, le départ de Théodat le lendemain est demeuré gravé dans ma mémoire.

Je l’accompagnai à la gare. J’éprouvais un déchirement égoïste. Lui affectait un grand calme. Il dit, non sans ironie :

– Je me crois redevenu surnuméraire.

Et montrant sa valise :

– Voyez : elle est pourtant moins remplie qu’à mon arrivée.

Quand je l’eus installé dans son compartiment de troisième classe, il dit encore :

– Nous nous connaissions depuis un mois à peine, et je ne supporte pas l’idée que nous allons nous séparer sans retour.

Puis, la voix changée, une supplication muette dans les yeux :

– Vous retrouverai-je à Saint-Christol ?

Déjà le train s’ébranlait. Alors, emporté moi aussi par le désir de ne pas le perdre tout à fait, j’oubliai que je m’étais juré de ne jamais lui imposer cette charge, et approuvant d’un signe de tête :

– À bientôt, c’est promis !

« Irai-je encore à la Rotonde, ou vaut-il mieux retourner à la Comédie ? » me demandais-je ensuite, en revenant de la gare.

Mais, le soir, je n’allai ni à l’un ni à l’autre, tant Bordeaux me paraissait désert, et je regagnai ma chambre, triste comme si je pleurais une morte.

 

 

 

IV

 

 

Plusieurs mois s’écoulèrent. Je pensais à lui d’autant plus fidèlement que la vue d’indifférents installés à sa place accoutumée ranimait mes regrets, quand je revenais au café. Presque toujours l’égoïsme se trouve ainsi à la racine de nos constances sentimentales.

Je pensais à lui, et, à mesure, l’imagination aidant, sa figure s’idéalisait à mes yeux.

Évidemment, il n’était qu’un humble fonctionnaire de France, un de ces rouages perdus qui s’obstinent à faire rouler la machine, si stupide que soit le ministre à la barre. Il n’avait probablement aucun avenir. Il ne serait jamais ni important, ni décoré. On pouvait même supposer que, maniaque et vieux garçon, il ne songeait qu’à satisfaire le désir de vie confortable qui tient lieu d’idéal à tous les fils arrivés de petits bourgeois. Quel héroïsme cependant, et quelle simplicité ! Pour un devoir problématique mais jugé par lui d’obligation, il avait sacrifié son amour, compromis sa situation, s’était dépouillé du nécessaire ; après quoi, je l’avais vu partir, sourire aux lèvres, affichant jusqu’au dernier moment la coquetterie d’offrir et la pudeur de recevoir. À distance, il y avait là une grandeur certaine, devant laquelle je m’émouvais avec d’autant plus de complaisance que je me sentais seul à la soupçonner.

Je lui écrivis. Des réponses m’arrivaient aussitôt. Leur ton marquait une finesse de pensées égale à celle des sentiments et qui me surprit. Une seule fois, j’y trouvai une allusion à cette sœur qui m’avait tout l’air d’exploiter sa naïveté. Par contre, toutes revenaient sur ma promesse de venir à Saint-Christol. J’avais décidé d’accepter, mais faute de coïncidence dans les congés, je dus recourir à une permission de 48 heures pour accomplir mon projet. Et c’est ainsi qu’un beau matin de septembre je pris à mon tour le train pour un village dont je savais seulement qu’il est en Haute-Garonne, qu’une station assez lointaine le dessert et que j’y serais accueilli par un hôte impatient de me revoir.

Le voyage, sans être ennuyeux, manqua de distraction. Le long de la route je songeai à ceux que j’allais voir. Ils étaient deux. Je croyais connaître l’un, je n’avais jamais pu qu’imaginer l’autre ; cependant, l’explique qui voudra, il me sembla que le premier était celui des deux que j’ignorais le plus. De la sœur de Théodat, à tort ou à raison, je m’étais fait une idée assez nette pour fixer mon jugement et tarir ma curiosité. L’image de Théodat au contraire s’était émoussée dans ma mémoire. Tout à coup, je me demandai son âge : quarante ou cinquante ans ? La perspective de le retrouver dans un cadre autre que la Comédie ou la Rotonde, achevait de me dérouter. Il n’est pas bon de modifier la lumière qui éclaire normalement un visage. Théodat maître de maison était-il le même que Théodat bureaucrate ? En somme, le vrai Théodat était peut-être ici, et non dans la rue, car, dans la rue, qui ne paraît changé, fut-ce pour avoir mis un chapeau sur sa tête ?

On a tort de rêver : à peine l’eus-je aperçu sur le quai, que je le retrouvai tel que jadis.

– Quelle joie vous m’apportez ! dit-il brièvement.

Et s’emparant de mon léger bagage :

– J’ai une voiture comme on en trouve ici, c’est-à-dire peu brillante. Résignez-vous d’avance à une hospitalité de fortune, la seule que je puisse offrir.

Un break en effet stationnait dans la cour de la gare, sous la garde d’un paysan.

– Rien d’autre à emporter, Monsieur Anselme ? demanda celui-ci.

– Rien, Piérou, nous sommes prêts...

Un coup de fouet, la caisse du break qui menace de se disloquer, et nous partons le long d’une route blanche, tirée à la règle comme une barre sur la feuille brune qu’est la plaine de Castres.

Assis l’un en face de l’autre, nous nous regardions.

– Tel que jadis ! me répétais-je tout bas, et pourtant...

À la fois mieux et moins bien : mieux par sa manière de recevoir sans broncher le respect témoigné par Piérou à « Monsieur Anselme », moins bien par sa tenue un peu endimanchée. À Bordeaux, jadis, il portait le même vêtement : la coupe n’en était pas vieille, la couleur n’avait rien de choquant. Était-ce dû au milieu, ou Théodat devenait-il réellement un autre homme ? Maintenant les manches godaillaient aux entournures, le col baillait : on aurait dit un de ces habits qui servent de loin en loin, les jours de fête.

Au son de la ferraille du break et du fouet qui claquait, des paroles commencèrent, banales ainsi qu’il est de règle quand on a beaucoup escompté la joie d’une réunion. Théodat s’enquérait de mon voyage, de ma santé, de mes projets de retour, et entre-temps faisait les honneurs du paysage.

Désignant une bâtisse juchée au faîte de la colline vers laquelle nous allions, il dit ainsi :

– C’est le château de Saint-Christol, le village est derrière.

Il ajouta ensuite, sans transition :

– Ma sœur n’imagine rien de plus beau. Elle vous attend avec l’espoir que vous serez de son avis, qui n’est pas le mien, et aussi avec un peu de crainte...

– De la crainte ! À quel propos ?

J’affectais la surprise ; je ne doutais pas cependant que Théodat ne dit vrai. Celle dont nous parlions devait s’effrayer de la clairvoyance d’un étranger.

Théodat sourit :

– Nous n’avons pas l’habitude de recevoir et vous arrivez de la grande ville : il y a là de quoi inquiéter une rurale, mais je suis tranquille, avec vous elle sera bien vite apprivoisée.

– Espérons-le, murmurai-je.

On atteignit la colline. La route, jusque-là restée droite, aborda la pente par des lacets. Aussitôt, la plaine parut s’enfoncer à nos pieds. À chaque tour de roues, on la voyait s’étaler sans bruit à la manière de l’eau qui sourd en temps d’inondation. De loin en loin, des arbres nous la cachaient, acacias ou ormeaux, la plupart noués par le vent ; puis elle reparaissait encore plus grande, limitée à l’horizon par des cimes couvertes de bois dont la ligne pure se dessinait vers le ciel.

– Vous calomniez votre pays, murmurai-je séduit : ce doit être votre sœur qui a raison.

Il répliqua vivement :

– Quand j’affirme que vous vous entendrez avec elle, ai-je tort ?

Et je sentis, bien qu’il n’insistât pas, combien il souhaitait m’amener à reconnaître que mon hostilité était mal fondée. Peut-être même ne m’avait-il tant poussé au voyage que pour en arriver là.

Saint-Christol paraissait, je n’insistai pas.

J’aperçus un village comme il y en a beaucoup en Languedoc, c’est-à-dire qu’il porte, marquée sur ses murs et dans son dessin, la lutte toujours visible des luttes religieuses du passé. Regardant la plaine sur trois de ses faces par-dessus des remparts encore debout, tassé autour d’une place carrée qu’entourent des couverts, il conserve un faux air de ville, mais de ville que ses habitants ont désertée, et qui s’effrite au souffle de l’autan.

La maison de Théodat située en bordure du côté du plateau, jouissait, elle, d’une vue médiocre. C’était un édifice carré, parfaitement quelconque, dont l’entrée principale donnait sur une cour de communs et non sur la route. De là un aspect de ferme aménagée, plutôt que de logis de maître. Bien entendu, ni balcons, ni saillies pour égayer l’extérieur ; rien que des murs nus et des ouvertures en bon ordre.

– Ci-gît mon royaume, dit Théodat sautant à bas du break.

Il répondit d’un signe de main aux salutations de Piérou et m’entraîna :

– Venez, ma sœur doit mourir d’impatience.

Ouvrant ensuite une porte qui donnait sur le vestibule :

– Enfin ! s’écria-t-il, le voilà !

Une voix légère, aérienne – musique ou parole ailée, on ne savait – répliqua :

– Soyez le bienvenu, Monsieur ; vous faites tant de plaisir à mon frère que j’en éprouve, avant de vous connaître, autant que lui.

Et dans la demi-obscurité du salon où Théodat m’introduisait, j’aperçus ou plutôt j’entrevis cette sœur dont j’avais toujours soupçonné qu’elle était l’ennemie.

Apparition déconcertante. Elle était assise sur un fauteuil dont je ne distinguai pas tout d’abord les formes, et vêtue de noir. Un bonnet de tulle également noir cachait ses cheveux. Le buste droit, mais sans se lever, elle tournait vers moi un visage qui, détaché sur la tapisserie sombre, paraissait lumineux et blanc. De même les mains, translucides, attiraient le regard ; pareilles à deux lumières, elles éclairaient la draperie de la robe. Et que dire de la voix ?

Tout à l’heure j’ai mis des épithètes les unes au bout des autres pour tenter de rendre mon impression : entreprise vaine. On n’évoque pas l’inexprimable. Il faut admettre un timbre d’enfant, des grâces de femme, le clair cristal, enfin je ne sais quoi de lumineux qui allait rejoindre la lumière des mains et du visage.

Théodat interrompit l’échange de civilités que je prolongeais malgré moi pour continuer d’entendre.

– Ne perdons pas de temps : venez dans votre chambre. Une fois rafraîchi, je vous emmène dehors.

– Allez ! dit à son tour Mlle Théodat, que ne puis-je vous suivre !

– Pourquoi non ? répliquai-je étourdiment.

D’un geste détaché elle montra ses jambes :

– Hélas ! je suis maintenant une chose qu’on roule. Il y a deux mois, il n’en était pas de même. Quelle gêne pour les autres !

Alors seulement je remarquai que ses pieds étaient emmaillotés dans une couverture et que le fauteuil sur lequel on l’avait assise était muni de grosses roulettes.

– Que je vous plains ! murmurai-je.

– C’est mon frère, plus que moi, qui mérite de l’être.

Aucune affectation, certes, dans la douceur de ces deux mots : « mon frère « ; mais quelque chose de recueilli et de tendre. Pour nommer la Vierge ou sa sainte préférée, elle devait avoir le même accent.

– Vous ne m’aviez pas averti du malheur qui frappe votre sœur, dis-je à Théodat, tandis qu’à sa suite je montais vers ma chambre.

Il haussa les épaules :

– À quoi bon ? D’ailleurs, cela durera-t-il ? Les médecins se taisent. Il est possible qu’elle se remette. On comptait sur ma présence pour l’y aider : on s’est trompé. Si ridicule que cela paraisse, ma sœur m’attend durant onze mois et, le douzième, oublie que je suis là pour se désespérer du départ qui va suivre. À tout à l’heure !

Demeuré seul dans la pièce où il m’avait introduit, j’éprouvai le désarroi qui accompagne toujours l’obligation de renoncer à des opinions bien établies.

J’avais imaginé la sœur de Théodat d’une certaine manière et cette manière ne tenait plus debout. J’avais cru aussi que Théodat ressentait pour sa sœur une passion aveugle, seule capable de motiver ses sacrifices : à en juger par ses derniers mots, il me semblait que ce n’était pas tout à fait cela ou du moins que sa tendresse se nuançait de sentiments assez complexes.

L’examen de la chambre acheva de me troubler. Une armoire à livres en constituait le principal ornement. Groupés en ordre fantaisiste, Chateaubriand y voisinait avec Boccace, Stendhal avec Feuillet. Je découvris côte à côte Saint Paul de Renan et l’Histoire des Variations. Au total, la bibliothèque d’un homme de goût et qui pêche un peu au hasard. Ah ! que nous étions loin des Contributions ! J’avais cru mon ami droit, bon, de parfaite éducation et rien de plus : ici encore, n’avais-je pas vu trop simple ? Les êtres ne le sont jamais.

– Ne descendez-vous pas bientôt ?

Théodat appelait du dehors, faisant des signes d’appel. Abandonnant ma rêverie, je m’empressai de le rejoindre.

– Profitons du soleil qui nous reste, dit-il aussitôt. Il n’y a pas de vent, la campagne est supportable, nous avons donc de la chance, mais en septembre le soir arrive comme un voleur.

Et me montrant la direction du plateau :

– Par ici, à moins que vous ne désiriez visiter le village ?

– Allons où il vous plaira, répliquai-je.

Il partit l’air satisfait. Je marchais à côté de lui, ayant le sentiment que jusqu’alors le tête-à-tête n’avait pas compté. Le vrai revoir seulement commençait.

Après avoir fait quelques pas en silence, ce fut moi qui l’interrogeai :

– Maintenant, parlons enfin de Castres ; je demande à tout connaître, installation, amis nouveaux, ennuis ou agréments administratifs, même le reste... s’il y en a.

– Vous serez vite au courant, répondit-il paisible. Castres est l’antichambre de Saint-Christol, le bureau est l’antichambre de la retraite ; quant au reste, je finirai sans doute Commis principal et reviendrai ici, aux vacances d’abord, puis tout à fait.

Je m’efforçai de sourire :

– Vous foncez les couleurs à plaisir. Castres doit bien avoir, comme Bordeaux, son café de la Comédie, et quant à l’avenir...

Il m’interrompit :

– Je ne vais plus au café et l’avenir... le voici.

Il avait tendu le bras vers un mur qui apparaissait à gauche de la route, non loin de nous. Aux cyprès qui le dépassaient je reconnus le cimetière.

Frappé par l’accent de détresse qui avait traversé la voix de Théodat, je me rapprochai de lui affectueusement.

– Qu’y a-t-il encore pour vous rendre si malheureux ?

Il me regarda, étonné, parut hésiter, puis haussa les épaules :

– Mais rien... rien que la vie qui continue, les ennuis qui passent, et le terme qui vient.

Une seconde j’eus envie d’insister : il me parut plus sage de me taire. S’il devait se livrer, autant valait qu’il le fît de lui-même : les questions n’auraient servi qu’à le rendre plus farouche.

– À mon tour, reprit-il soudain. Quels changements dans Bordeaux ? L’Intendance reste pareille ?

– Il m’a semblé.

– Je ne sais ce qui me retient d’aller m’en assurer. Croiriez-vous que je regrette jusqu’à la rue judaïque !

– Venez la revoir.

– Pourrais-je quitter ma sœur dans cet état ? Au fait, maintenant que vous l’avez vue, quelle impression en avez-vous ?

Je crus qu’il voulait parler de la maladie.

– Sa mine est telle que...

Il ne me permit pas d’achever :

– Il s’agit de votre impression... morale.

– Dans ce cas, je n’hésite pas à proclamer que Mlle Théodat me paraît charmante.

– Enfantine, n’est-ce pas ?

Il soupira, guettant mon approbation et quand il l’eut reçue :

– Parfait. Je me figure par instants que j’ai une grande fille à moi, une fille qui n’est pas à marier, Dieu merci ! mais qui rêve et m’a institué le gardien de son rêve. Autrefois, j’ai pu craindre que vous ne tentiez de me déranger dans mon office ; cela m’était pénible. Ma peur est passée : je suis redevenu tranquille.

Il y avait un tel contraste entre le détachement du ton et ses paroles que je me demandai soudain : « L’aime t-il vraiment ? »

Nous avions dépassé le cimetière et avancions maintenant dans la campagne. Je revois encore au premier plan du long plateau les chaumes roussis par l’automne, un peu au-delà deux peupliers minces – pourquoi, en France, où qu’on aille, aperçoit-on toujours des peupliers ? Ensuite une onde soulevait la terre. Des sillons fraîchement tracés donnaient l’illusion qu’en se gonflant le sol s’était craquelé. Très loin, des bois mordaient le ciel. La paix, alentour, était si grande qu’on entendait le friselis de la haie se mêler au bruit de nos pas.

Théodat reprit :

– Gardien de rêve est un métier bizarre. Si seulement je croyais à celui de ma sœur !

– Félicitez-vous du moins qu’il la console. Sauf votre présence de temps à autre, quelles joies peuvent bien illuminer sa vie de recluse et de malade ?

Il me considéra, avec un réel étonnement :

– Il est fort heureux pour elle que ma sœur soit ainsi. Les biens que l’on ignore sont des biens dont le regret ne trouble pas. Ne la plaignez pas trop.

De plus en plus intrigué par ce langage singulier, je répliquai à mi-voix :

– Je me demande si vous la plaignez assez.

– Oh ! s’écria-t-il, il me suffit de l’aider.

Pour le coup, je cessai tout à fait de comprendre, ou plutôt je craignis d’entrevoir la vérité. Oserais-je la formuler ? J’hésitai une seconde, mais l’expression de Théodat était devenue si anxieuse que brusquement je m’y décidai :

– Êtes-vous bien sûr de ne pas regretter aujourd’hui ce que vous avez fait pour elle ?

Il se recueillit un long moment.

– Non, fit-il, je ne regrette rien.

– Alors ?...

– Me suis-je interdit pour cela de trouver mon sort assez cruel ?

– Le serait-il plus aujourd’hui qu’à l’heure où vous l’avez choisi ?

Un rire d’ironie tordit sa bouche :

– Vous en avez de bonnes : comme si l’on choisissait jamais !

Et tendant le bras vers l’horizon :

– Ai-je choisi par exemple d’achever dans cet affreux décor une vie ratée ?

Il devina que j’allais protester.

– Ratée, je dis bien : autant que celle de ma sœur ! L’un égrène des chapelets, l’autre gratte du papier : nous voilà bien avancés tous deux ! La seule différence consiste en ceci que ma sœur n’a jamais soupçonné d’autre occupation, tandis que moi...

Sa voix devint plus sourde : un imperceptible tremblement obligeait ses phrases à tomber par saccades.

– ... Tandis que moi, je connais la ville, les hommes, le luxe, ce que peut être la douceur de vivre, ce que donne une ambition réalisée. J’ai eu sous les yeux des amants. J’ai cru moi-même en devenir un. Enfin, comme certains mendiants que j’ai vu humer l’odeur des plats devant un sous-sol de restaurant, j’ai respiré de loin tous les fumets du bonheur ; après quoi, bien édifié sur ce que je perds ou n’ai pas eu, mûr pour regretter, en connaissance de cause, je vais rentrer à Saint-Christol !

Et se tournant vers le village :

– Renoncer à un foyer, reprendre des habitudes de fonctionnaire pauvre, n’avoir plus d’espoir d’avancement, même quitter Bordeaux : belle affaire ! on continue de vivre ; mais n’avoir d’autre issue que la retraite derrière ces murs, s’ensevelir dans ce silence !...

D’un lent regard il enveloppa les toits de tuile que le soleil colorait de pourpre. En avant d’eux, la rangée des cyprès du cimetière formait un écran sombre au sommet duquel quelques pointes luisaient, pareilles à des flammes de cierge. Partout ailleurs, des chaumes, une solitude décolorée, le plateau morne que ne traversait ni un vol d’oiseau ni un bruit d’insecte...

Il acheva :

– Dire qu’autrefois j’appréhendais les nuits de Saint-Christol ! Je vais vers bien autre chose ! Il s’agit d’y mourir, jour à jour, dans le vide des heures et sachant que je ne m’en échapperai qu’entre quatre planches... pour aller là !...

Puis, il baissa la tête et comme s’il voulait s’arracher à la hantise qui me bouleversait, se remit en marche d’un pas rythmé.

Cette fois, je ne doutai plus qu’il m’eut livré tout le secret de sa détresse. Il y avait donc une limite devant laquelle son abnégation reculait ! Cet homme qui avait accepté sans se plaindre les pires sacrifices, à l’idée de vieillir loin de la ville et dépouillé des maigres distractions auxquelles la vie l’avait habitué, se révoltait et criait grâce ! Que d’obscurités se dissipaient pour moi ! Du coup, je compris les réticences, quand il nommait Saint-Christol, le lyrisme jadis à propos des becs de gaz, les stations devant les magasins qui avaient l’air d’un adieu et jusqu’au mélange de sentiments à l’égard de sa sœur, que je venais de surprendre aujourd’hui. Mais en même temps, un désir brusque s’emparait de moi. Je n’acceptais pas de le laisser souffrir ainsi de perspectives en somme lointaines et peut-être chimériques. Tant d’années nous séparaient encore de sa retraite et qui de nous, d’ici là, vivrait encore ?

– Très bien, dis-je posément : rien de tel que de poser le problème pour en découvrir la solution. Qui vous oblige, l’heure venue, à quitter vos habitudes ? Quelle nécessité de vous réfugier ici, alors que vous adorez la ville autant qu’un paysan peut adorer son champ ? La maison de vos parents ? Vous n’avez pas l’air d’y tenir. Votre sœur ? Une seule chose sans doute l’intéresse : vivre avec vous. Vendez la maison, emmenez votre sœur, votre bonheur sera sauf et le devoir aussi.

Il m’avait écouté avec un air d’extrême attention.

– Le devoir !... murmura-t-il. J’aimerais apprendre où il commence, où il s’arrête, et même s’il y en a un. Quand j’ai décidé ce que j’ai fait, je ne me suis guère occupé de savoir pourquoi je le faisais ! Nous étions deux : j’ai cherché comment les tirer d’affaire, compris qu’on n’en pouvait sauver qu’un à condition de négliger l’autre, et là-dessus, j’ai agi aussi irrésistiblement que lorsque j’inscris au total d’une addition le chiffre convenable.

– En quoi ce que je propose fausserait-il votre arithmétique ? répliquai-je.

Ma question dut le troubler, car je le vis s’arrêter net.

– Vous n’avez pas saisi, fit-il d’une voix triste. Il est possible que je ne tienne pas à la maison paternelle ; j’avoue même que c’est exact... pour le moment... Ma sœur, elle, mourrait de la quitter.

– Même si la quitter devait vous vivre ?

Il ne répondit pas.

– Lui en avez-vous jamais parlé ?

– Ah ! non ! s’écria-t-il : mon désespoir suffit.

– Alors qu’en savez-vous ?

– Je sais... commença-t-il.

Mais brusquement, il s’arrêta, se ressaisit :

– Je sais qu’il est ridicule de ne pas jouir du présent, quand j’ai la chance de vous avoir. Rentrons-nous ?

– À votre gré, répliquai-je pensif. De toutes manières, je ne regrette pas que nous ayons éclairci ces choses.

Elles étaient devenues claires, en effet ; puisque résolu à sauvegarder au moins la vieillesse de mon ami, je venais de décider d’attaquer l’ennemie. Le soir même, quoi qu’il arrive, Mlle Théodat devrait m’entendre ; après cela, libre à elle de sacrifier encore son frère : la comédie de l’ignorance n’aurait plus cours !

 

 

 

V

 

 

Curieux phénomène que l’attrait de certains souvenirs au détriment d’autres qui sont pourtant ou plus utiles non moins colorés ! Voici qu’au moment d’aborder le récit de ma fin de journée à Saint-Christol, l’un d’eux m’obsède. Il est parfaitement vide de faits, je devrais l’écarter et je n’y parviens pas. Tant pis ! quitte à s’égarer un peu, faisons halte et regardons-le...

Il s’agit de l’heure singulière, trouble et délicieuse, qui suivit notre retour à la maison, du moment où, assis tous les trois autour d’une table, on dîna.

Jusqu’alors je n’avais qu’entrevu Mlle Théodat : enfin je la connaissais vraiment !

Mon Dieu ! comme, à distance, on s’installe dans l’absurde avec sérénité ! Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que je déposais les armes au pied de l’ennemie et me demandais si j’arriverais jamais à les reprendre. Partagé entre la volonté de secourir mon ami et l’inexplicable séduction, je n’eus plus qu’un désir, fermer les yeux sur ce qui pourrait suivre et goûter l’heure qui s’offrait.

Ce qu’était Mlle Théodat ? Rien que de très simple, mais unique : pareille, tout à fait pareille à sa voix... Elle ne déployait aucune coquetterie, ne possédait peut-être aucun esprit. Elle semblait peu intelligente ; à peine possédait-elle les rudiments qu’on enseignait jadis aux jeunes filles dans les pensionnats d’arrondissement. Elle avouait ne pas lire autre chose que des méditations pieuses et la Croix du Dimanche. Quand elle énonçait un propos contestable, elle disait comiquement à son frère : « Tu dois le croire, c’est Monsieur le Curé qui l’affirme !... » Et, malgré cela, à cause de cela – sait-on jamais ? – d’elle émanaient une fraîcheur, une distinction subtile, le charme le plus irrésistible en même temps que le plus enfantin (ah ! le mot de Théodat, si juste !), enfin le don suprême de créer autour de soi l’irréel et de faire oublier le grossier de la vie.

À côté d’elle, Théodat et moi avions positivement l’air de paysans encore empêtrés dans leurs petits calculs stupides. C’était elle, à l’évidence, qui prononçait des énormités, et nous qui faisions figure déraisonnable.

Il va de soi que la lumière qui rayonnait d’elle, nuançait les objets comme nous-même. Le linge et la verrerie éblouissaient ; il n’y avait là pourtant que verres ordinaires et linge uni. Les mets semblaient être des mets de tous les jours et on n’en pouvait imaginer de meilleurs. Bref, la simplicité encore, mais raffinée à désespérer d’atteindre jamais un pareil faste !

De quoi parlions-nous ? Ici, tout se fond dans l’image de l’infirme extraordinaire, à côté de qui nos propos devenaient on ne sait quoi de pesant qu’on n’ose plus sortir. Je respire un parfum d’allégresse à demi évaporé ; je me souviens d’une gaîté légère, contagieuse ; Théodat lui-même était devenu joyeux : le reste... je ne sais plus.

Je crois bien aussi qu’alors seulement j’ai découvert le vrai visage de la maison – cette maison que je projetais de faire vendre parce qu’au premier coup d’œil elle m’avait paru insignifiante, sans ornements, vieille et nette comme un bahut astiqué chaque matin. Quel aveuglement ! Il suffisait de regarder la politesse de ses hôtes, l’aisance de leurs manières dont aucun effort n’altérait la distinction : aussitôt ses murs se chargeaient de passé, une sorte de grandeur altière ennoblissait leur nudité et l’on ne parvenait plus à séparer les vivants des morts qui avaient jadis occupé les mêmes places, les gestes actuels de la tradition et des exemples dont ils étaient issus.

Avais-je tort d’annoncer tout à l’heure des moments imprécis et pourtant si riches que les pareils se comptent au cours d’une vie ? Cependant, si grand qu’ait été leur attrait, ils ne furent qu’un passage, et la raison finit par retrouver ses droits. Le repas achevé, tandis que la domestique roulait le fauteuil de Mlle Théodat, et que Théodat et moi suivions, il est possible que je me sois demandé à quel instant je parlerais : déjà ma volonté de détruire la trame d’illusions qui enveloppait chacun avait reparu tout entière. En pénétrant au salon, je décidai d’agir le soir même. Le prestige avait cessé. Je guettai l’occasion.

La domestique, en reparaissant, me la fournit presque aussitôt.

– Piérou, dit-elle, demande à voir Monsieur Anselme.

Théodat ne put retenir un geste d’humeur.

– Il aurait dû choisir un peu mieux son moment : qu’il attende !

Puis se ravisant :

– Au fait, il serait capable de ne plus revenir : autant y aller...

Eut-il l’intuition de mon projet ? Il est vrai que trop souvent, quand une pensée nous absorbe, nous croyons qu’elle absorbe aussi les autres et rapportons à elle les moindres mots qu’ils prononcent. Quoiqu’il en soit, je me figurai que la suite était pour moi.

– ... Je vous laisse en tête-à-tête : il y a défense de parler des absents.

– À Dieu ne plaise ! fis-je en affectant de rire : j’ai trop envie de faire ma cour à votre sœur.

Et ici, encore, un incident minime, mais caractéristique.

– Profite de l’occasion pour expédier ta cigarette, reprenait Mlle Théodat.

– En effet, poursuivit Anselme, j’avais oublié de vous avertir que le salon est un lieu sacré où le tabac est interdit.

Ainsi, il ne fumait pas devant elle.

– Vous n’avez pas envie de me suivre pour m’imiter ?

– Merci... nous verrons plus tard.

Alors, il gagna la sortie. Conscient, de l’heure qui s’offrait, je me retournai vers Mlle Théodat.

Par quel mécanisme mystérieux l’âme devine-t-elle instantanément qu’une chose commence après quoi rien ne sera plus comme auparavant ? Je n’avais pas ouvert la bouche, mon visage devait rester pareil, et déjà le sourire de l’ennemie tremblait, comme une flamme sur laquelle le vent souffle.

De mon côté, je cherchais un biais, des formules assez précises pour éclairer et suffisamment floues pour ne pas blesser. C’est la force des faibles qu’on tremble de les renverser au moindre effort. À défaut de mieux, je débutai par une phrase d’attente :

– Vous avez un frère exquis.

Elle joignit les mains avec un air d’extase :

– N’est-ce pas ? murmura-t-elle. Je suis si heureuse quand d’autres que moi le reconnaissent.

J’approuvai d’un signe de tête. Je cherchais en vain la formule souhaitée. Le temps, que je sentais mesuré, me semblait fuir avec une incroyable rapidité.

– Vous l’aimez beaucoup, je suppose ? repris-je machinalement.

Par bonheur, le hasard venait de me donner la route.

– Si je l’aime !

Un étonnement sans bornes emplissait les yeux de Mlle Théodat.

– Oubliez-vous que je n’ai qu’une joie au monde – sa présence ? Hélas ! quand n’aurai-je plus à redouter de départs !... Le temps où nous serons enfin réunis est si loin de nous !

– Justement, je voulais vous, demander... Vous êtes-vous jamais inquiétée de ce qui se passerait alors ?

Elle dut s’apercevoir que le ton de ma voix avait changé. Il y avait passé, à mon insu, une nuance de rudesse.

– Je ne comprends pas très bien la question que vous posez : que voulez-vous qu’il arrive ?

– N’appréhendez-vous pas que le brusque désœuvrement de la campagne ne trouble les habitudes de votre frère ?

– Mais, s’écria-t-elle, je compte bien en effet qu’il sera désœuvré : il peine assez, le malheureux ! pour avoir droit à du repos.

J’eus un geste d’impatience. Sa simplicité l’aidait à glisser entre les mailles ; il fallait parler clair, si je voulais être entendu.

– C’est votre tour de ne pas comprendre, ou moi qui m’exprime mal. Je veux dire que votre frère, accoutumé à vivre dans une ville, risque, transplanté à Saint-Christol, de devenir très malheureux. Il est toujours dangereux de passer d’une vie active à une vie morte : encore est-il souhaitable de ne pas aggraver de gaîté de cœur ce danger, en supprimant avec l’activité les occasions de se distraire.

Que de détours, malgré ma volonté, parce que, désireuse de bien suivre, elle venait de poser ses yeux sur moi !

– J’espère aussi que mon frère se distraira, répondit-elle après un instant de réflexion. Vous avez eu raison toutefois de m’avertir. De cette manière, je serai la première à l’y pousser.

Elle s’échappait de nouveau : je n’hésitai plus.

– Non, repris-je, cela ne suffira pas. De lui-même, votre frère n’aurait jamais choisi de terminer ses jours à la campagne.

Elle eut un sursaut.

– Oh ! Monsieur, nous ne choisissons pas ! (Exactement le mot de Théodat une heure auparavant). La Providence nous a placés à Saint-Christol : nous sommes donc forcés d’y rester. D’ailleurs, si mon frère avait jamais eu de telles pensées, pourquoi, au moment de la mort de notre père, aurait-il tant tenu à prendre la maison ?

– Dévoué comme il l’est, peut-être ne pensait-il qu’à vous !

Je la vis hocher la tête :

– Vous m’étonnez beaucoup. Vous ne soupçonnez pas à quel point il est attaché à nos vieux murs. Voyez comme il revient maintenant à chaque vacance. Autrefois il voyageait : il n’y songe même plus.

– peut-être encore pour vous laisser moins seule !

– Il sait pourtant qu’il est libre et que pour rien au monde je n’accepterais d’entraver son agrément ! Non, Monsieur, s’il ne va plus ailleurs, c’est qu’ici seulement il se repose. Où trouverait-il l’équivalent ? Notre demeure est modeste, mais il y est chez lui ! mais il n’y est plus seul ! On l’y soigne, et, du moins tant que je serai là, on l’y entourera de tendresse. Allez ! pour reconnaître votre erreur, il vous suffirait de l’entendre, quand il s’agit de son retour à Castres. Au surplus, il est là, il va rentrer, il est si simple de lui poser la question !

– Vous n’allez pas... m’écriai-je.

Elle m’interrompit

– J’y compte bien au contraire ! Sans cela, grâce à vous, maintenant j’aurais toujours l’arrière-pensée qu’il a pu se sacrifier pour moi et cela... non... je ne le supporterais pas !

Tout à coup, elle avait perdu sa sérénité. Ses mains jointes s’étaient crispées. Il apparaissait à l’évidence que, loin de soupçonner les privations dont elle était la constante bénéficiaire, la seule possibilité de retirer à son frère une part de bonheur la bouleversait. Quand j’affirmais qu’auprès d’elle le réel disparaissait pour faire place à l’absurde, avais-je tort ?

– Calmez-vous, de grâce ! et ne cherchons pas à peser dans le passé les sacrifices de votre frère.

– Il y en a donc ?

– Libre à vous de les supposer, murmurai-je ; lui se taira toujours.

– Vous n’avez pas le droit d’en rester là ! reprit-elle fiévreusement. Vous seriez-vous avancé de la sorte, si vous n’aviez eu la conviction, peut-être la certitude que c’est la vérité ?

Elle me couvrait d’un regard ardent. Elle avait l’air, en même temps, de me défier. Je ne sais si c’est cela qui m’excita ou si j’obéis plutôt au besoin d’à-côtés qui marque les discussions en train de tourner court.

– Hé bien ! supposons par exemple qu’Anselme ait été sur le point de se marier...

Un rire léger m’arrêta :

– Oh ! Monsieur, avec si peu de ressources et raisonnable comme il l’est ! Dieu merci ! il n’y a jamais songé !

– Erreur !

– Vous ne le connaissez pas.

Nos voix montaient. Où allions-nous l’un et l’autre ? Mais la porte s’ouvrit. Théodat rentrait.

– Tu arrives au bon moment ! dit Mlle Théodat, s’efforçant de se ressaisir.

– Non, fis-je à mon tour, puisque vous interrompez des confidences !

– De quoi parliez-vous donc ?

Il se tournait vers moi avec une subite inquiétude.

– De vous, bien entendu... Rassurez-vous : nous en étions aux généralités !

J’affectais un air de bonne humeur, j’avais retrouvé un visage joyeux. J’espérais donner le change : Mlle Théodat ne le permit pas.

– Ne le crois pas ! Monsieur m’assurait qu’autrefois tu as songé à te marier !

– En vérité, gouailla Théodat : il aime donc les romans ?

Il était devenu un peu pâle, mais ses traits n’exprimaient qu’une violente surprise. Mlle Théodat s’en aperçut, s’illumina :

– Vous voyez bien ! s’écria-t-elle avec un geste de triomphe.

– Que doit-il voir ? répliqua Théodat.

En même temps, il prit une chaise et, installé vis-à-vis de sa sœur de manière à ne rien perdre d’elle, attendit la réponse.

Elle ne vint pas. En revanche, une commune anxiété nous immobilisait tous les trois. Pour des causes différentes, cela va de soi ! Mlle Théodat avait bien pu décider avec sincérité de rendre son frère juge de notre différend : au moment de le faire, son assurance vacillait. Si Théodat ne connaissait encore qu’un seul de nos propos, celui-ci suffisait à lui suggérer la crainte d’autres indiscrétions redoutables. Quant à moi, j’aurais eu peine à décider lequel m’émouvait le plus, d’échouer dans ma tentative ou de sentir que grâce à elle je risquais d’avoir perdu la confiance de Théodat.

– Vous vous taisez ? reprit celui-ci. Qu’y a-t-il donc de si grave ?

Mlle Théodat parut s’éveiller en sursaut :

– Rien... une différence d’opinion entre Monsieur et moi... elle est éclaircie, je pense.

Elle s’était tournée vers moi, comme pour m’inviter à m’expliquer mieux, si je le jugeais nécessaire. Je restai silencieux.

– Vous n’en semblez assurés ni l’un ni l’autre, dit Théodat tenace. Pour plus de sécurité, mettez-moi au courant.

Lui aussi, maintenant, s’adressait à moi : il devenait impossible de garder le silence plus longtemps.

– Nous envisagions votre retraite, risquai-je hardiment.

– Peste ! c’est voir les choses de loin !

Et Théodat partit d’un rire saccadé.

– En effet, soupira Mlle Théodat, que d’années avant qu’elle ne vienne !

– J’aime à croire que vous ne vous contentiez pas de gémir sur ce délai ? poursuivit Théodat pressant.

Soit, il prétendait aller au bout : aussi bien, pourquoi ne pas tenter un dernier effort qui sauverait tout, peut-être ? Et sans laisser à Mlle Théodat le temps de s’expliquer :

– En effet, fis-je d’un ton délibéré, comme nous parlions de ces perspectives lointaines, je n’ai pu me tenir de remarquer qu’on a toujours tort d’arrêter des projets fermes qui, l’heure venue, risquent de devenir irréalisables.

D’abord suspendue à mes paroles, Mlle Théodat m’interrompit :

– Ce n’est pas cela...

Et revenant à son frère :

– Est-il vrai qu’après avoir vécu de la vie des villes, tu ne voudras plus t’installer à Saint-Christol ?

Je vis Théodat frémir :

– Tu ne l’as pas cru, je pense ?

Une exclamation suivit :

– Ah ! que j’ai eu peur !

Puis, me regardant :

– Maintenant, vous pourrez me dire ce qui vous plaît : d’avance je vous le pardonne ! Que la maison soit triste, triste ma compagnie, évidemment ! et je le sais aussi bien que vous. Mais sur ce meuble qui vous semble vilain, Anselme a écrit ses premiers devoirs ; ce fauteuil, près de la cheminée, était celui de notre père ; toute notre jeunesse est éparse à travers les chambres. Quand on a joui de cela, comment y renoncer ? Si vous connaissiez la joie de mon frère lorsqu’il revient auprès de toutes ces choses qui ont fait partie de notre vie ! D’ailleurs, regardez-le, ce soir : à peine une quinzaine depuis son arrivée, et déjà sa mine est différente : il rajeunit ; il est heureux. Que sera-ce quand il ne devra plus partir ?

Théodat se leva brusquement :

– Arrêtons-nous, ma sœur. Le lyrisme n’a jamais convaincu personne..

Il vint ensuite vers moi :

– Quant à vous, êtes-vous bien assuré désormais qu’il est des lieux auxquels on tient par la racine ?

– Comme il trouve toujours les paroles justes ! interrompit encore Mlle Théodat, dont les traits reflétaient une extase.

Il poursuivait :

– Alors, assez de philosophie pour ce soir ; laissons reposer ma sœur et venez admirer la nuit. Bien que totalement dépourvue d’étoiles, elle nous rappellera Bordeaux, et... vous pourrez fumer ; vous en mourez d’envie.

Sans mot dire, je saluai Mlle Théodat et suivis mon ami.

Il ouvrit la porte d’entrée. La cour parut devant nous, sans dimensions ni formes visibles, ensevelie dans le noir. En sortant, j’eus l’impression que l’obscurité nous happait comme une proie ; hésitant je dus tâter le sol du pied à la manière des aveugles. Et quel silence ! Il s’insinuait dans le cerveau ; il avait l’air de vouloir dissoudre l’âme.

Une allumette brilla. À sa lueur, j’aperçus la main de Théodat tendue vers moi.

– Du feu ?

– Volontiers.

J’approchai ma cigarette. La flamme eut deux ou trois ressauts, puis disparut.

– À mon tour, dit Théodat.

Je devinai qu’il se penchait vers moi. Une seconde braise éclaira l’ombre.

– Merci.

Je m’attendais ensuite à des paroles : rien ne vint.

– Si nous marchions un peu, dis-je avec le désir stupide de mettre le bruit de ma voix dans le silence que mon ami, en se taisant, rendait plus angoissant.

Il répéta comme un écho :

– Marchons !

Et se dirigeant avec aisance dans la nuit, car il connaissait les aîtres, il avança. Je n’avais pour me guider que sa cigarette, pauvre luciole qui se mouvait par bonds, révélant quelle agitation demeurait en lui. La conclusion de mon entretien avec Mlle Théodat me laissait d’autre part une impression confuse où se mêlaient à doses inégales de l’humeur et du remords. L’absence des reproches auxquels je m’attendais accroissait mon malaise.

Nous fîmes ainsi, je crois, une ou deux fois le tour de la cour, sans dire mot. Soudain la faible lueur qui aidait à me conduire, alla rejoindre le sol et s’éteignit.

– Vous en commettez de belles, commença Théodat d’une voix paisible.

– J’ai tenté ce que j’estimais être mon devoir, répliquai-je, prenant d’instinct le ton agressif auquel on recourt presque toujours quand on se sent pris en faute.

– Par bonheur, reprit Théodat, je suis rentré à temps.

Un instant s’écoula, durant lequel, faute de parler et de rien voir, j’aurais pu me croire seul.

– Vous avez perdu, je l’espère, le goût de recommencer ?

Encore un léger intervalle, puis un rire voilé :

– D’ailleurs, une seconde expérience, serait bien inutile !

Je répliquai sûr le même ton qu’auparavant :

– Inutile, je l’avoue. On ne sauve pas les gens malgré eux. Pour un peu, vous alliez jurer que loin de Saint-Christol vous périssez de chagrin !

– Tout à fait exact.

– Dès lors, je m’incline et, de votre côté, rentrez vos plaintes.

– Rendez-moi la justice que je m’efforce de n’encombrer personne avec elles, pas même vous.

– Expliquez-moi aussi quelles raisons vous poussent à consacrer votre existence au bonheur d’un être que vous n’êtes pas sûr d’aimer véritablement ?

Si obscure que fut la nuit, je perçus qu’il tressaillait.

– Je ne vous suis plus, dit-il très bas.

– Que votre sœur vous adore, c’est visible, mais que vous lui rendiez pareille adoration, voilà ce dont j’hésite à me persuader. La seule manière protectrice et distante dont vous me parliez d’elle, cet après-midi, suffirait à suggérer le contraire. Le passé, aussi. La connaissiez-vous avant la mort de votre père ? Cent fois vous m’avez dit que, jusqu’en ce temps-là, vous passiez ici vingt-quatre heures par an. On ne rétablit pas d’un jour à l’autre un lien si lâche. La tendresse profonde n’a que faire avec les liens du sang. Elle ne s’improvise pas non plus à date fixée. Dans ces conditions, je me demande... je vous demande : Pourquoi mentir héroïquement tout à l’heure ? Pourquoi ne même pas envisager une concession qu’on vous eût accordée, si seulement vous en aviez montré le désir ?

Il ne répliqua rien, preuve que je venais de frapper juste. J’aurais aimé du moins lire sur son visage ; mais, à mon tour, j’avais jeté ma cigarette : nous n’étions plus que deux ombres effacées dans la grande ombre de la terre.

– Vous ne répondez pas ?

– J’attends d’avoir trouvé les mots qu’il faudrait.

Puis, hésitant, à tâtons pour ainsi dire :

– peut-être avez-vous, raison. Il est possible que je rende mal à ma sœur la passion qu’elle me donne... et pourtant, oui, pourtant je l’aime aussi, bien que d’une manière qui m’étonne moi-même... Il faudrait pour l’expliquer trouver un exemple, et ceux qui me viennent sont insuffisants... Imaginez, je suppose, qu’on vous ait confié un enfant, un tout petit enfant, qui déjà babille, sourit, embrasse, câline, pleure quand vous partez, bat des mains quand vous rentrez. Qu’il soit ou non de votre chair, comment ne pas l’aimer ? Bien mieux, on s’y attache d’autant plus qu’on le sait incapable de se défendre, de vous comprendre, et que ce qu’on lui donne est, au sens complet du mot, le don gratuit. Hé bien ! admettez que ma sœur soit cela pour moi. Une enfant... une enfant qui rêve...

Peu à peu ses phrases se ralentissaient. Peut-être ne parlait-il plus que pour lui-même.

– Quand on n’a plus de rêve à soi, quand on a pour passé une existence gâchée, pour avenir la seule perspective d’une fin solitaire, trouver ailleurs un rêve intact paraît miraculeux. On en approche comme d’une merveille infiniment fragile. On se mire à sa lumière. On tremble de le briser. Il n’est pas à vous, c’est possible... mais il est tout de même de la beauté, c’est-à-dire quelque chose à sauver pour la beauté du monde.

La voix s’éteignit presque.

– Voilà qui explique, mon ami, qu’en étant un pauvre homme incapable de se sauver lui-même, je tente d’en sauver une autre. L’univers est fait de ces efforts. Par bonheur pour ceux qui étudient, l’histoire n’en sait rien, car cela se passe entre petites gens. Si j’étais sûr seulement qu’un Dieu s’en aperçoit !...

Ensuite le silence. Pas celui de Saint-Christol ; un autre, plus auguste et qui venait de descendre en nous...

Je ne tentai pas de le rompre et suis parti le lendemain.

 

 

 

VI

 

 

Après cela, le trou que les hasards de l’existence creusent on ne sait pourquoi dans les relations humaines : quinze années ou à peu près. Aujourd’hui ramassées en un petit tas, je regarde celles-ci et cherche ce qu’il en reste ; pourtant, quand je les vivais, m’ont-elles paru assez remplies à pleins bords et si lentes à s’écouler que je doutais d’en atteindre la fin !

D’où est venue pareille interruption ? Mais d’où vient aussi que les circonstances tantôt favorisent nos projets et tantôt les desservent ? C’est arrivé probablement, parce que la vie le voulait ainsi, et encore parce que lorsque deux hommes diffèrent de domicile et de carrière, le jeu normal des événements tend à les éloigner, presque jamais à les réunir.

J’ai peine à préciser ce que fut notre amitié au cours de ce long interrègne. Je suis convaincu qu’au fond elle n’avait pas changé. Toutefois, à mesure que les heures s’ajoutent aux heures, les impressions s’estompent. Un jour vient ensuite où l’on se demande : « À quelle époque cela se passait-il ? » On s’aperçoit enfin avec étonnement qu’il faut un effort pour en réveiller la mémoire, on renonce à le faire, et une fois de plus quelque chose de nous-même s’en est allé. Mélancolie des affections qui meurent sans être atteintes, ou plutôt faiblesse du pauvre cœur humain qui ne saurait battre toujours à vide...

Cependant, il ne faudrait pas croire que tout lien fut brisé entre nous. Théodat et moi nous écrivions, au début avec régularité, vers la fin à chaque jour de l’an. J’ai su de la sorte que, de résidence en résidence, Théodat avait échoué à Montpellier, qu’il eut la petite vérole, et que sa sœur restait paralysée. Nos lettres disaient ainsi le plus gros, maladies, déplacements mais le reste en semblait volontairement exclu, et d’ailleurs le moyen d’agir différemment ? Chacun sentait bien qu’ayant changé lui-même, l’autre avait dû changer aussi. De là, un ton dépersonnalisé, à l’image des correspondants...

En 1910, Théodat prit sa retraite. L’échéance redoutable avait fini par l’atteindre. J’appris son départ pour Saint-Christol, puis qu’il y vivait.

Et voilà... On s’habitue à trouver normale la position de certains êtres dès lors qu’ils la gardent. Après l’avoir plaint un peu, je ne le plaignis plus que de loin en loin, jusqu’au jour où il me fallut bien reconnaître qu’en matière de sentiments, le silence est une cendre sous laquelle le foyer dort mais ne meurt pas.

Ce jour vint en 1914, au début de mars. Pour les faits qui ont précédé la guerre, la précision demeure aisée, car, sans soupçonner pourquoi, on les regardait déjà avec les yeux du voyageur assuré de ne jamais revoir les lieux qu’il quitte.

Donc, en mars 1914, au courrier de l’après-midi, je reçus un faire-part, dont la feuille attenait à l’enveloppe, tel qu’on n’en fabriquait guère en ce temps-là que dans l’arrière province ou pour les pauvres gens. Je l’ouvris en dernier, par acquit de conscience, persuadé que j’y trouverais un nom de fournisseur ou de personne à peu près ignorée.

Anselme Théodat, Commis Principal des Contributions indirectes en retraite, y communiquait la nouvelle du décès de Mlle Reine-Vigile Théodat, sa sœur, pieusement décédée dans le Seigneur, à Saint-Christol, environ un mois auparavant.

Morte ! Mlle Théodat ! La feuille s’échappa de mes mains. C’était une rentrée en trombe du passé, de tout ce passé si longtemps délaissé, bien qu’en réalité aucun détail n’en eut disparu de ma mémoire. Morte ! l’infirme aux mains de lumière...

Et subitement, je la revis, je revis Théodat, la maison, notre dispute, et le soir dans la cour. Imaginons qu’on tourne le bouton de l’électricité dans une pièce obscure où dorment depuis quinze ans les reliques d’un grand amour : j’éprouvais le même battement de cœur, devant une résurrection pareille.

Mille pensées suivirent.

Tout d’abord, une pitié pour celle qui n’était plus... Dire que si longtemps elle avait attendu la joie de vivre avec son frère et que ce bonheur n’aurait pas duré trois ans ! La maladie, même, lui avait-elle permis d’en jouir ? Ah ! nous sommes bien toujours le Moïse d’une félicité promise ! Une de plus qui succombait au seuil !...

Puis, fermant les yeux, j’imaginai qu’elle était devant moi.

– Où êtes-vous ? lui demandais-je. Avez-vous enfin découvert la réalité que la terre s’obstinait à vous cacher, ou rêvez-vous encore ?

Mais une seule réponse m’arrivait :

– Un rêve intact est une merveille fragile.

Les mots de Théodat, me découvrant le secret de sa vie dépouillée... Hélas ! quel mobile resterait à celle-ci désormais, qu’allait-il devenir en face de cette nouvelle faillite ? En même temps je me pris à songer : « Qu’était-il devenu, même avant cela ? » Parce qu’il ne s’était jamais plaint depuis son établissement à Saint-Christol, j’avais pu le croire résigné : vision simpliste, commode pour mon indifférence. L’homme qui se désespérait sur une route à la seule idée de terminer sa vie à la campagne, reparut à mes yeux. Le supposer changé au point de ne pas souffrir de ce qui avait toujours été son effroi, revenait à compter sur un miracle. Ce temps n’en offre plus.

Un remords de mon long délaissement m’étreignit l’âme. J’éprouvai ensuite le besoin d’en demander pardon, voulus le faire sans délai et m’apprêtais à commencer une lettre quand, examinant de nouveau le faire-part, ceci soudain me frappa que l’adresse était d’écriture inconnue...

Quoi ! Théodat aurait-il déjà fui sa maison ? Serait-il malade ? En tous cas, comment le joindre, où écrire ?...

Du coup, l’impossibilité de situer mon ami quelque part dans le monde, mon impuissance à m’imaginer ce qu’il souffrait me ramenèrent au point précis où nous étions quand je l’avais quitté, quinze ans auparavant. Renonçant aux condoléances banales, j’envoyai la dépêche suivante :

« Si vous êtes à Saint-Christol, recevez-moi demain : sinon, où puis-je aller vous embrasser ? »

La réponse me parvint trois heures plus tard, laconique :

« Demain à Saint-Christol. »

Le même soir, je partis. Tout compte fait, je ne disposais que d’une demi-journée, là-bas, mais qu’importe ! Tandis que le train m’emportait, je me rappelai ma visite de jadis : j’avais alors tenté en vain de défendre la vieillesse de mon ami ; aujourd’hui, plus heureux, aiderais-je à la sauver ?

 

 

 

VII

 

 

Arrivée dans la fraîcheur humide que laissent traîner après elles les nuits de mars. Brouillard, glacial. Pas de voiture dans la cour de la gare. Il faut monter à pied, mais retrouverai-je le chemin ? On ne voit rien à vingt mètres de soi. L’horizon, la plaine, sont dévorés par le blanc...

J’avise les seuls voyageurs descendus avec moi : deux paysans qui déjà filent à grands pas.

– La route de Saint-Christol, s’il vous plaît ?

L’un d’eux répond :

– N’y a qu’à suivre droit. Impossible de se tromper. Nous y allons.

À mesure, la voix s’éloigne... Je désespère de suivre des fantômes qui déjà s’évanouissent dans le nuage. Par bonheur, le bruit des cannes ferrées qui grattent le sol, aide à m’orienter. Une grande route... je la reconnais... marchons...

Il n’y a aucun rapport entre le brouillard de montagne et le brouillard de plaine. Le premier est un être vivant. Il va, il danse, il a des déchirements soudains que réparent des plongées dans l’abîme un instant découvert. On dirait d’un oiseau gigantesque qui, tour à tour, étend ses ailes, les fait battre, se repose et vole. L’autre au contraire se tapit dans les fonds, et s’il prend des formes de bête, les garde immuables. C’est la chose morte, sournoise, dont l’unique fonction est de tendre un écran devant la vie qu’on soupçonne. Ce n’est pas lui qui fait peur, mais ce qu’il cache.

Je crois n’avoir jamais senti autant que ce jour-là cette différence. Une image surtout m’obsédait. J’imaginais la plaine peuplée d’hommes qui, chacun, haletaient à leur besogne. Je distinguais le bruit des outils, de même qu’eux, sans aucun doute, devaient discerner le rythme d’un pas qui était le mien. Seulement, grâce à la nuée, ils ne pouvaient me voir, et j’ignorerais toujours ce qu’ils faisaient...

Ainsi, songeais-je, chacun avance ou peine, plongé dans la brume, isolé dans un monde où il devine des formes indiscernables et sous un ciel problématique. Parfois un cri traverse l’espace : tout au plus sert-il à déceler des présences voisines, mais invisibles. Théodat, par exemple, ne connaissait de l’univers que le sentier douloureux où le hasard l’avait placé et qu’il foulait, solitaire : moi, de même. Et sans doute allions-nous tenter de nous revoir ; que seraient, cependant, tout à l’heure nos paroles, sinon encore l’appel à travers le brouillard, le cri révélateur d’existences proches, auprès desquelles on passe sans parvenir à les joindre ?

Étrange découragement à la minute où j’accourais pourtant dans le seul espoir de secourir mon ami. Pressentiment, peut-être...

Quoi qu’il en soit, je continuai d’avancer. Combien de temps m’a-t-il fallu pour arriver à Saint-Christol ? La fatigue de la nuit aidant, je ne me rendais pas compte si j’allais vite ou lentement. Je me souviens qu’en gravissant la côte, et en dépit du froid, je me suis arrêté à l’une des boucles de la route. Ici l’air avait repris sa limpidité de cristal ; en revanche pas un chant d’oiseau, les branches figées, et la plaine tendue à mes pieds comme un drap blanc : le décor avait eu beau changer, il exhalait la même tristesse.

Enfin, j’aperçus des maisons. Encore quelques instants, et je reverrais Théodat.

Cependant, au milieu de la chaussée, un homme enveloppé dans une pèlerine avait l’air de se tenir au guet. À mon apparition, il avança de quelques pas, fit un geste de bienvenue ; je ne le reconnus qu’en l’entendant prononcer mon nom.

– Vous !

Une étreinte suivit.

C’est ainsi. Nous nous étions jusqu’alors traités avec cérémonie, gardant la forme polie des gens du monde ; mais, la douleur venue, la vérité aussitôt reprend son droit. Le geste spontané qui nous réunit alors en montra plus sur nos vrais sentiments que n’importe quelles explications. Grâce à lui, le temps écoulé s’abolit, et le présent se souda à l’heure lointaine de mon passage au même endroit.

– Vous !

– Rentrons vite : vous devez mourir de froid.

Il s’était emparé de mon bras. Nous traversâmes le village en silence. Nous avions, semblait-il, tant à dire que nous ne pouvions parler. Je ne regardais pas même Théodat. J’aurais aimé l’examiner, mais dès que mes yeux rencontraient les siens j’avais la pudeur de ma curiosité, et je baissais la tête, comme si je ne songeais qu’à surveiller les pavés.

À la maison, je dus, pour lui obéir, m’installer tout de suite devant une collation. Naturellement, cela se passa dans la salle à manger. Nous échangions maintenant quelques phrases banales sur le printemps glacé, ma nuit de voyage, son regret d’avoir ignoré l’heure de mon arrivée. Pouvions-nous toutefois oublier qu’il y avait entre nous une place vide ? La morte obsédait nos pensées : nous n’en parlions pas encore, nous ne pensions qu’à elle.

Mon repas achevé, Théodat se leva :

– Montons-nous ? Je ne fais plus de feu que dans ma chambre. Autrefois j’avais moins l’occasion de m’y tenir, puisque le salon était habité. Aujourd’hui...

La fin de la phrase se perdit. Je comprenais d’ailleurs sans qu’il eut besoin d’achever sa pensée.

Dans l’escalier, son essoufflement me frappa. Il avait peine à gravir les quelques marches qui nous séparaient du premier.

Arrivé sur le palier, il s’effaça devant moi :

– Allez ! vous connaissez les aîtres. Vous y avez passé une nuit jadis. Que d’événements depuis lors !

Sa voix s’était brisée. Il parut ensuite inquiet d’avoir ainsi trahi son chagrin.

– Excusez-moi : vous revoir ici m’émeut beaucoup.

Sans répondre, j’allai droit à la chambre que j’avais occupée jadis et qui était demeurée pareille. Quand il eut refermé la porte sur nous, il s’affala sur un siège et contempla le feu. Debout en face de lui, j’étais libre désormais de le considérer à loisir.

Était-ce le même encore ? On ne pouvait affirmer qu’il eut beaucoup vieilli. Ses cheveux avaient à peine blanchi, ses épaules, bien que devenues voûtées, ne lui donnaient pas l’air cassé, ses traits conservaient la finesse d’antan. Le changement que je découvrais venait d’ailleurs, du vêtement qui flottait, du geste ralenti, de je ne sais quoi d’étriqué dans l’ensemble de l’être. On aurait cru qu’il s’était desséché en se ratatinant, à la manière d’une pomme dans un fruitier. Effet de l’âge ou du grand air, sa peau s’était plissée. L’âme aussi avait dû se fermer. Pour me remercier d’être venu, elle n’avait trouvé qu’avec effort les mots utiles ; elle se refusait à parler de la morte : elle s’effrayait de tout ce qui troublerait son silence.

– Ne me raconterez-vous pas comment c’est arrivé ? dis-je après avoir attendu en vain qu’il commençât.

Il parut s’éveiller d’une torpeur.

– Que servirait de ranimer des souvenirs cruels ! Ma sœur s’est éteinte ainsi qu’elle a vécu : sa vie et sa mort auront fait partie du même songe.

– A-t-elle au moins joui, comme elle l’a tant souhaité, du bonheur de votre réunion définitive ?

Il releva la tête et me regardant avec des yeux surpris :

– À quoi songez-vous ? Quand avez-vous vu jamais des êtres atteindre au bonheur qu’ils attendent ?

Il reprit sa pose douloureuse :

– Non, vraiment, je ne crois pas que ma sœur se soit doutée que j’étais auprès d’elle. Déjà, lorsque vous l’avez connue, elle paraissait enfantine : la maladie aidant, elle était devenue enfant... tout à fait.

– Vous ne prétendez pas...

Il m’interrompit :

– Si ! À mon retour ici, elle me reconnaissait encore... parfois... Plus tard, elle ne m’a plus reconnu, mais elle ne souffrait pas. Bénissons la Providence puisqu’elle s’abstient quelquefois d’aller au bout de ses bienfaits.

– Ah ! mon ami ! murmurai-je, bouleversé par son amertume autant que par ce qu’il me révélait.

Et le silence recommença, pesant. Je me sentais impuissant à trouver des paroles à la mesure du désastre qu’il venait d’avouer. Lui, de son côté, devait appréhender jusqu’au bruit de ma voix.

– Fumez donc, reprit-il soudain. Il n’y a plus personne ici pour l’interdire.

– Mais, vous-même...

– Oh ! moi, j’y ai renoncé depuis longtemps. Il n’est pas mauvais d’ailleurs de supprimer des habitudes. Mourir par morceaux doit faciliter le détachement final.

– C’est aussi peut-être un sacrifice inutile.

Il me regarda de nouveau, longuement :

– Je n’en suis plus à les compter, je pense.

– Tous ne le sont pas au même titre, répliquai-je vivement. Vous avez procuré à votre sœur quinze années de quiétude heureuse.

– Quinze années d’attente ! car pour la quiétude, elle n’en jouissait pas.

– Soit ! l’attente d’une joie vaut quelquefois plus que la joie même.

– Sans cette attente, ma sœur n’aurait jamais non plus compris sa solitude. Vous aurez beau vous débattre, le compte est net.

– Ne vous hâtez pas de conclure : l’avenir seul s’en charge.

Il eut un rire sourd :

– L’avenir ? Tournez-vous vers la fenêtre : lui, non plus, n’a pas changé de place depuis votre passage à Saint-Christol.

De la fenêtre, en effet, je me rappelai qu’on apercevait la rangée de cyprès du cimetière ; mais, cette fois, le brouillard unifiait le ciel et la terre, et seul le départ de la route, tout près de nous, émergeait de la couche opaque.

– Vous vous trompez, repris-je à mon tour, aujourd’hui la brume cache tout : on ne peut rien prévoir.

Mais il secoua les épaules :

– J’ai passé l’âge où une figure de rhétorique suffit pour consoler.

Puis il affecta de tisonner les braises, prit dans un panier une poignée de ces épis de maïs qu’on nomme en Languedoc des charbons blancs, et la jeta dans le foyer.

Presqu’aussitôt une flamme claire illumina la pièce.

– Encore un symbole, fis-je en souriant : ils nous poursuivent. À défaut d’y croire, accepterez-vous de répondre à une question... la seule intéressante aujourd’hui ? Qu’allez-vous faire ?

Il laissa passer un temps.

– Vous demandez ?...

– Qu’avez-vous décidé ? Où en sont vos projets ?

– Mais je n’en ai pas. De quels projets s’agirait-il ?

Je repris :

– Parlons net. Si cruelle qu’elle soit, la perte de votre sœur vous rend la liberté. Vous voici maître de quitter Saint-Christol, pour vous installer à Bordeaux, Toulouse, n’importe où enfin où vous retrouverez la vie active dont vous étiez privé.

Cette fois il s’était levé pour marcher dans la pièce. Je l’entendis répéter à mi-voix :

– Bordeaux... Toulouse...

Il avait l’air d’apercevoir en rêve des maisons, des rues et la vie active dont je parlais. Je pouvais croire qu’il s’efforçait de faire un choix. L’illusion ne dura pas. Déjà ses traits redevenaient indifférents. Il fit le geste de rejeter un objet qui a cessé d’intéresser.

– Non, fit-il, la terre m’a pris : elle ne me lâchera plus.

Je doutai d’avoir bien entendu, mais il ne me laissa pas le loisir de protester :

– Je vous en prie, gardez-vous de m’interroger : j’ai tant de peine maintenant à exprimer les choses les plus simples !

Et continuant de se promener à travers la chambre, sans me regarder :

– N’allez pas croire que je ne me sois pas défendu ! Avant de m’installer ici, j’avais eu le temps, n’est-ce pas ? de savourer d’avance et, je m’en flatte, avec une parfaite clairvoyance, ce qui m’attendait. Aussi, dès le début, me suis-je imposé une règle de couvent. À telle heure, lever ; à telle autre, lecture, promenade, etc. Je m’astreignais à des soins de toilette minutieux. Enfin, j’entendais que rien ne fut modifié dans mon existence – rien, sauf le bureau où je n’irais pas. Quelle illusion ! Je répète qu’à peine revenus à la terre, les plus résolus subissent sa loi. Pour elle, pas de différence entre un homme et un buisson. Deux mois n’étaient pas écoulés que déjà je n’avais plus de goût à lire. Les saisons exigent qu’on les suive : avec elles, ou à cause d’elles, tantôt il faut s’éveiller à l’aube, tantôt on dort jusqu’à 9 heures. Par économie, et parce que c’est l’habitude aussi, j’ai commencé de porter des vêtements que je croyais auparavant usés jusqu’à la corde. Puis, ce sont les souliers qu’on salit et que, de guerre lasse, on renonce à nettoyer, la toilette qu’on écourte faute d’installations suffisantes. Pour qui d’ailleurs la ferait-on, puisqu’on ne rencontre jamais que des gens négligés comme soi ? Bref, un abandon progressif, irrésistible, du vieil être qu’on a été, et parallèlement un autre qui s’insinue, s’installe, commande enfin... Regardez-moi plutôt : suis-je assez devenu paysan ? J’en ai pris la face, les rides, les mains calleuses, le costume, et même le geste ! Bien mieux, je dois en avoir pris l’âme, puisque, détestant l’horizon que voilà, je sens que loin de lui je respirerais mal, puisqu’établi dans cette maison dont la mort a fermé pour moi presque toutes les pièces, je ne conçois plus qu’elle puisse être vendue !

Il disait vrai : immobile d’étonnement, je reconnaissais à mon tour plus de rudesse dans ses manières, moins de nuances dans sa politesse. Un paysan ? Pas tout à fait, mais à coup sûr un homme déshabitué du contact social, et désormais étranger à la ville au moins autant qu’à ce triste décor de labours !

Il dut avoir le pressentiment de ce qui se passait en moi car, cessant de se promener il m’examina un instant ; puis, d’une voix changée et qui rappelait celle d’autrefois :

– Vous le voyez, il y a des aventures sur lesquelles on ne revient pas. Merci tout de même de l’avoir cru possible. Vous rappelez-vous notre première rencontre à la Comédie ? L’heureux temps ! Nous ne prévoyions guère alors qu’un jour viendrait où nous établirions ensemble à Saint-Christol le bilan de ma vie.

Je murmurai :

– Qui peut se flatter d’arrêter un compte encore ouvert ?

Il hocha la tête :

– Avouez au moins que ma faillite, comme l’enfer, fut pavée d’excellentes intentions. Je me suis demandé quelquefois : « Si je devais recommencer, agirais-je autrement ? La réponse a toujours été pareille. Le fait est que je n’ai même pas eu à choisir le chemin où je m’engageais : un instinct mystérieux, incompréhensible, me poussait. Je lui obéirais encore... Il y en a qui qualifient cela : faire son devoir. D’autres disent : suivre sa destinée. Qui a raison ? Je ne cherche pas à le savoir. Il est curieux de voir combien du passé –parce qu’il est précisément du passé – compte peu. En revanche, une question me tourmente, insoluble d’ailleurs et qui vous fera sourire : où cela conduit-il ? Après le jeu qui va finir, un autre, reprendra-t-il ? Que dois-je trouver, une fois mort : de nouveaux devoirs ? une récompense ? ou le néant ?

Il m’interrogeait avec une angoisse qui glaçait. Évidemment, il ne doutait pas de mon impuissance à lui répondre, et pourtant il s’adressait à moi comme si ma réponse était prête !

Je murmurai encore :

– Mon pauvre ami, qui découvrira jamais le sens de la vie ?

– Ah ! vous êtes pareil à tous les autres, incapable de me porter secours !

Il parut ensuite se recueillir. La pauvre silhouette de cet homme formait un contraste poignant avec la grandeur des problèmes qu’il aurait voulu résoudre pour devenir apaisé.

– Comprenez-moi bien, poursuivit-il. Il faut que Dieu existe, sinon qui me dédommagera ? Je répète : il le faut !... Et puis... dans un instant, nous descendrons vers la gare. En marchant, nous écraserons certainement des insectes sans nous en apercevoir ; et je dirai encore : « Même si Dieu existait, prêterait-il plus d’attention que moi à la misère d’un être plus infime à ses yeux que ne l’étaient aux miens ces insectes ? » Doute, contradictions... J’ai l’air d’un papillon de nuit dans la chambre : je heurte les murs, je tournoie et je tombe étourdi... ou, si l’on veut, résigné.

Je ne pus retenir une exclamation :

– Oh ! résigné !...

Il haussa les épaules :

– Résigné, parfaitement !... La résignation ne consiste pas, j’imagine, à s’interdire d’examiner les causes, ou à ne pas souffrir : accepter sans se plaindre, suffit. Vous êtes le premier à connaître des doléances qui ne se renouvelleront pas – car, nous reverrons-nous jamais ? Quant à ce qui est d’accepter, j’ai reconnu tout à l’heure que je recommencerais sans doute...

– Ne serait-ce pas, répliquai-je, que vous avez trouvé au fond de vous-même la suprême récompense : un cœur qui ne regrette rien ?

Il ne répondit pas mais alla reprendre sa place au coin de la cheminée et tisonna le feu en silence. Sans doute revoyait-il sa vie, étape par étape...

Oh ! je l’ai dit en commençant, elle n’avait été qu’un voyage discret. Point d’apparences romanesques, rien d’insignifiant comme un bureaucrate qui ne se marie pas, rate une fin de carrière, et prend sa retraite à la campagne. Cependant, se pouvait-il imaginer catastrophes pires que les siennes ? À part moi, qui les avait connues ? Celle même pour qui il avait tout donné ne l’avait pas soupçonné. Cruauté inconsciente des mots « suprême récompense » que je venais de prononcer ! À mon tour, voici que démentant mes paroles, je me posais les questions de Théodat : pourquoi des martyres dans l’ombre et des saints dont la vertu ne rayonnera jamais aux yeux des hommes ? Tant d’injustices exigent un Dieu ; soit, mais suffit-il d’avoir besoin de justice pour l’obtenir ?

Soudain, je m’aperçus que Théodat me regardait. Il avait l’air de suivre mes pensées. Ensuite, remettant les pincettes à leur place :

– Mon cher, reprit-il, est-ce parce que vous êtes venu ? Depuis quelques instants les souvenirs de ma sœur m’enveloppent plus que de coutume. En particulier, j’en revois un de notre enfance, si lointain et si bizarre...

– Lequel ?

– J’avais seize ans peut-être. Elle n’était qu’une petite, toute petite fille. Nos parents nous avaient emmenés pour la journée à Durfort. C’est un village perdu dans la montagne, de l’autre côté de la plaine. Au-dessus de lui, il n’y a que des rochers ; des bois, encore des rochers, et enfin une sorte d’alpe désolée, semée de blocs de granit qui ressemblent à des maisons abandonnées. Libres de nos mouvements, ma sœur et moi avions gagné l’alpe. Je vous demande de croire que pour une fillette de son âge ce n’était pas une mince expédition. En arrivant là-haut, j’avais le sentiment de fouler un sol de paradis inaccessible aux humains : qu’était-ce pour ma sœur ! Une montée au pôle ne l’aurait pas éloignée plus de l’univers habité. On s’arrête rarement sur un beau chemin. Avisant un des blocs de granit, elle exigea d’y être juchée. Mes épaules servirent d’échelle. Elle grimpe, atteint la plate-forme et pousse un cri.

– Des fleurs que je ne connais pas !

– Montre.

– Voilà.

Une saxifrage pourpre tombe à mes pieds.

– Y en a-t-il d’autres ?

– Hélas ! non.

– C’est bon : redescends.

Elle m’obéit, reprend la tige merveilleuse et la considère longuement, avec un émoi extraordinaire – un émoi d’enfant, bien entendu, c’est-à-dire que je lisais sans peine et qui m’amusait. Alors, histoire d’accroître celui-ci, toujours pour m’amuser, je demande :

– À quoi bon une si belle chose que personne ne pouvait voir ?

Et voici la réponse, qui sonne, ce soir, à mes oreilles, obstinément :

– C’est pour que le monde soit beau quand le soleil le regarde !

Il acheva :

– Je me demande pourquoi je vous raconte cela...

Je répondis, avec certitude, cette fois :

– Parce qu’ayant créé de la beauté, vous aussi ne doutez pas qu’il y ait un soleil pour regarder votre âme.

 

 

 

Édouard ESTAUNIÉ, L’infirme aux mains de lumière, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

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