Le jugement d’un sage

 

APOLOGUE ORIENTAL

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexis EYMERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BEN-ZABÈS était un sage de l’Orient ; il voyageait de ville en ville, visitait les peuples, étudiait leurs mœurs, conférait avec les prêtres, avec les savants, et partout recueillait ce qu’il y avait de bon dans les coutumes et dans les lois ; ce qu’il y avait de vrai dans les traditions et dans les annales. En échange de ces trésors de science qu’il amassait péniblement, il était toujours prêt à faire jouir chaque pays, et même tout homme qui le consultait, de la divine sagesse, fruit de sa longue expérience et de ses immenses travaux. Partout on le surnommait le Sage, on lui soumettait à décider les questions les plus épineuses, et il était très rare que ses réponses ne satisfissent pas ceux qui s’adressaient à lui.

Un jour, il arriva, sur le midi, dans un petit village du Kurdistan, dont j’ai oublié le nom ; il vit tous les habitants réunis sur la place publique, riches et pauvres, petits et grands, hommes, femmes, vieillards, enfants, maîtres et serviteurs ; la réunion était complète, personne n’y manquait. On était gravement occupé : les uns discutaient, d’autres étaient attentifs à ce qui se passait dans une enceinte réservée, où trois derviches, les anciens du village et le cadi (le magistrat du lieu), paraissaient tous fort embarrassés et dans une grande anxiété d’esprit.

Ben-Zabès passa à travers la foule, qui ne le regarda même pas, et s’approcha du cadi.

« Ah ! s’écria celui-ci en l’apercevant, voici le sage Ben-Zabès ; c’est le ciel qui l’envoie pour nous tirer de peine. »

Tous les regards se portèrent alors sur le Sage, qui salua l’assemblée et demanda ce dont il s’agissait et ce qu’on souhaitait de lui.

Le plus vieux des derviches prit la parole ; il expliqua qu’un riche habitant était mort le mois précédent, et que, n’ayant pas de famille, il avait légué tous ses biens à celui que les anciens et les derviches reconnaîtraient pour le plus vertueux. Plusieurs concurrents avaient été désignés par la voie publique (la véritable vertu est toujours modeste), et l’on ne savait qui choisir. « Mais vous dont la sagesse remplit toute l’Asie, vous saurez bien vite discerner quel est le plus vertueux des prétendants. Au nom de mes collègues, je vous supplie de décider entre eux. »

Ben-Zabès s’assit, et l’on fit paraître devant lui les concurrents.

Vint d’abord un pauvre homme, qui, après avoir été longtemps en service dans la maison d’un laboureur, avait vu son maître ruiné par une inondation, au moment où la vieillesse lui enlevait toutes les forces de l’esprit et du corps. Ses parent, ses voisins l’avaient abandonné, soit qu’ils eussent eu quelquefois à souffrir du caractère un peu rude du laboureur, soit pour d’aubes motifs ; mais le serviteur était resté fidèle à l’infortuné, et avait nourri son ancien maître du fruit de ses travaux.

Vint ensuite une jeune fille qui avait refusé un riche établissement pour ne pas abandonner sa mère malade, dont celui qui voulait l’épouser ne pouvait souffrir la présence.

Vint ensuite un homme qui, dans un incendie, avait laissé périr tout ce qui lui appartenait pour sauver la vie d’un voyageur qu’il ne connaissait pas, et auquel il avait donné l’hospitalité.

– N’y a-t-il plus personne ? demanda Ben-Zabès.

– Il y a encore un concurrent, mais nous ne vous le présentions pas, parce que tous, excepté le cadi, nous lui avions préféré les trois autres.

– Faites-le venir, dit le Sage, votre cadi est homme de sens ; son opinion vaut la peine qu’on l’examine.

Vint alors un habitant du village, d’une figure douce et paisible, et qui était entouré de plusieurs enfants. Quels sont vos titres ? lui demanda-t-on.

– Moi, répondit-il, je n’en ai aucun ; je suis honteux qu’on m’ait mis sur le même rang que ce serviteur fidèle, que la jeune fille qui a sacrifié son bonheur au bien-être de sa mère, et que mon voisin qui a sauvé son hôte au prix de sa maison. C’est le cadi qui l’a voulu, et cela parce que j’ai bien élevé mes enfants, et que j’ai pu rendre le même service à quelques pauvres orphelins, qui, aujourd’hui, sont de vrais croyants et peuvent vivre honorablement de leur travail.

– Eh bien ! tu recueilleras le legs. Les autres ne doivent passer qu’après toi, car les livres sacrés des anciens Perses disent : « Si vous voulez être saint, instruisez les enfants, car toutes les bonnes actions qu’ils feront seront vos œuvres. »

 

 

 

Alexis EYMERY, Camoens,

suivi de l’Orpheline créole, 1852.

 

 

 

 

 

 

 

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