Jean le Pâtre

 

 

Jean le Pâtre, de Ginestous,

Dans le canton connu de tous,

Vient de mourir sans agonie ;

Il avait quatre-vingt-sept ans,

Tous ses cheveux, toutes ses dents,

Et, dans son genre, du génie.

 

Son goût, qui jamais ne changea,

À six ans lui faisait déjà

Suivre le berger de la ferme,

Qui – comme un roi son héritier –

L’initiait au dur métier,

En lui disant : « Sois bon et ferme !

 

« Chaque matin, en te levant,

Consulte le ciel et le vent,

Puis choisis bois, lande ou prairie,

Et sache que l’erreur d’un jour

Peut compromettre sans retour

Ton renom et ta bergerie.

 

« Aide-toi d’un chien fort et doux,

Capable d’imposer aux loups

Et de les tenir en haleine,

Mais incapable d’arracher

À la brebis qu’il court chercher

Même un léger flocon de laine. »

 

Et puis des conseils répétés

Pour les hivers, pour les étés,

Pour l’achat, la vente, la tonte,

Des remèdes pour tous les maux,

Des proverbes en quatre mots,

Le tout orné de plus d’un conte...

 

 

                      *

                   *    *

 

Vers sept ans, le vieux magister

À ce gars ivre de grand air

Voulut en vain montrer ses lettres :

L’esprit de Jean était rétif

Et s’envolait inattentif

À tout instant par les fenêtres.

 

« Bête il est et bête il sera »,

Dit-on au père, qui sacra,

Dans le premier vent de colère :

« Mais, malheureux, il faut manger !

Que veux-tu donc être ? – Berger !

– Sois berger, si ça peut te plaire !... »

 

Berger ! il le fut dès ce jour,

Avec bonheur, avec amour,

Berger sans relâche et sans trêve,

Berger de vaches et de veaux,

De chèvres par monts et par vaux,

Puis berger de moutons, – son rêve !

 

Large chapeau, long sarrau gris,

Des sabots à ses pieds meurtris,

Le fouet comme un sceptre en sa droite,

Sa miche ronde sous le bras

Et son grand chien jaune à poil ras

Suffisaient à son âme étroite.

 

Ses frères s’instruisaient un peu.

Le cadet allait au chef-lieu,

Entrait même au grand séminaire ;

L’aîné, Pierre, se maria ;

L’un laboura, l’autre pria :

Jean fut berger à l’ordinaire.

 

Par la pluie et par le soleil,

Que le mont fût sombre ou vermeil

Et la plaine fleurie ou morne,

Il fut berger, toujours berger,

Sans même un désir de changer,

Immuable comme la borne.

 

 

                      *

                   *    *

 

Le jour qu’il eut atteint vingt ans,

Il se troubla quelques instants

En avançant sa main vers l’urne ;

Mais il s’était bien confessé,

Et par le sort il fut laissé

À sa montagne taciturne.

 

Un flot de rubans au chapeau,

Il retourna vers son troupeau

Qui vers lui bêlait de tendresse ;

Et quinze jours l’écho des bois

Répercuta sa rude voix

Clamant des hymnes d’allégresse ;

 

Non point des chansons de conscrits,

Mais des psaumes latins, appris

Lambeaux par lambeaux à l’église,

Et qui, sur nos sommets déserts,

Faisaient de sauvages concerts

Mêlés aux plaintes de la bise.

 

Et depuis lors, nul incident

Dans cette vie. En dévidant

Le fuseau des jours monotones,

Il vécut sur les monts fleuris,

Les durs ajoncs, les chaumes gris,

Étés, hivers, printemps, automnes.

 

 

                      *

                   *    *

 

Connut-il l’amour, ce terrien ?

Personne n’en sut jamais rien.

On dit que sous sa limousine,

Quand l’autan élevait la voix,

Venait s’abriter quelquefois

Une pastourelle voisine.

 

Mais, comme, bien que tendre et doux,

Il ne leur parlait que de loups,

De chiens, de brebis et de chèvres,

Qu’il était gauche et primitif,

Et jamais d’un baiser furtif

N’effleurait leurs yeux ni leurs lèvres,

 

Elles l’avaient toutes laissé,

– Le cœur peut-être au fond blessé,

Mais sans en rien faire paraître,

Se guérissant à sa façon

D’un rosaire ou d’une chanson,

Et ne contant son mal qu’au prêtre.

 

 

                      *

                   *    *

 

Ah ! ce prêtre, du ciel tombé,

Ce frère Cadet, « notre abbé »,

Comme en nos fermes on le nomme,

Ce conseiller, ce protecteur,

Ce suprême consolateur,

Moins que Dieu, mais bien plus qu’un homme !

 

De quelle ferveur l’entourait

Jean le Pâtre ! Et comme il pleurait

D’amour quand, selon sa promesse,

S’en vint le nouveau tonsuré,

À la place du vieux curé,

Dans la paroisse chanter messe !

 

Quelle fête de le revoir,

Une fois l’an, surgir tout noir

Sur les monts de bruyères roses,

Bénir moutons, ruches et bœufs,

Embrasser ses petits neveux

Et sourire aux aïeuls moroses,

 

Puis repartir, disant à Jean :

« Il faut que je sois diligent ;

Quand tu dors trop, ton troupeau bêle

Frère, je suis berger aussi

D’un troupeau qui paît loin d’ici,

Qui craint les loups et me rappelle... »

 

Et l’abbé fouettait sa jument ;

Et Jean mélancoliquement

S’en retournait parmi ses ouailles,

Qui l’accueillaient avec des bonds,

Des bêlements joyeux et bons

Et des carillons de sonnailles.

 

 

                      *

                   *    *

 

Et les ans s’en allaient pourtant,

Comme l’eau qui coule en chantant

Des hauts plateaux vers la rivière.

Les vieux mouraient, les petits-fils

Grandissaient, par d’autres suivis,

Brins de chanvre en la chènevière.

 

Lors, voyant blanchir ses cheveux,

Jean ne songeait qu’à ses neveux,

Les emmenait dans les bruyères,

Leur fabriquait mille joujoux,

Cages d’osier, bâtons de houx,

Et chars à charrier des pierres.

 

Cherchant auquel d’entre eux céder

L’insigne honneur de commander

Après sa mort moutons et chèvres ;

À qui transmettre ses leçons,

Sa panetière et ses chansons,

Et la trompe où soufflaient ses lèvres ;

 

À qui donner aussi le bas

Qu’il cachait avec soin là-bas,

Dans un mur de sa bergerie,

Le bas de laine où tous les ans

Tombaient quelques écus luisants

À la joyeuse sonnerie ;

 

À qui donner son chien Labri,

Et sa canardière, et l’abri

Qu’il s’etait creusé sous la table

D’un vieux dolmen casematé,

Bien chaud l’hiver, bien frais l’été,

Malgré son aspect redoutable.

 

 

                      *

                   *    *

 

Quand il eut fait choix enfin

– Lui, roi des bergers – d’un dauphin,

Sans lui céder le sceptre encore,

Il se sentit plus rassuré

Et, d’un gros souci délivré,

Chanta d’une voix plus sonore.

 

Et puis ce fut un beau vieillard,

Le premier de tous dans son art,

Et qu’on venait de quatre lieues,

Quand dépérissait un troupeau,

Consulter, la main au chapeau,

Au milieu de ses landes bleues ;

 

Un vrai mage de l’ancien temps,

Lisant dans les cieux éclatants

Les jours sereins et les tempêtes,

Et trouvant contre les douleurs

Des remèdes parmi les fleurs

Que broutaient en passant ses bêtes.

 

Religieux à sa façon,

– Par le cœur, non par la raison, –

Se figurant une autre vie

Où par des pâturages verts

Que ne flétriraient nuls hivers

Il errerait l’âme ravie,

 

Suivi de longs troupeaux bêlants

Qu’il promènerait à pas lents,

Sans craindre ni loup ni vipère,

Et ramènerait au bercail,

En passant sous un beau portail

Où les compterait Dieu le Père.

 

 

                      *

                   *    *

 

Et, comme un soir il s’absorbait

Dans ce rêve, à l’heure où tombait

Une nuit d’août aux légers voiles,

Son regard soudain se troubla,

Et sa belle âme s’envola

Sans un effort vers les étoiles.

 

On le trouva le lendemain,

Son chien aux pieds, sa trompe en main,

Rigide et froid comme la pierre ;

Son troupeau bêlait alentour,

L’alouette chantait le jour,

Mais Jean n’ouvrait plus sa paupière...

 

Jean le Pâtre, de Ginestous,

Dans le canton pleuré de tous,

Fut couché dans le cimetière,

Mais son esprit habite encor

La lande aux fleurs de pourpre et d'or

Où s’écoula sa vie entière.

 

 

 

François FABIÉ, Fleurs de genêts.

 

 

 

 

 

 

 

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