La Société de secours intellectuel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ferdinand FABRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y a quarante ans environ, une poignée de gentilshommes et de bourgeois pieux, trois ou quatre ecclésiastiques, quelques femmes du monde, fondèrent à Paris une association à laquelle ils donnèrent ce titre : Société de secours intellectuel. La première idée de cette société singulière, destinée à secourir les étudiants pauvres, à leur rendre facile l’accès des carrières libérales, avec l’intention secrète de les opposer un jour au mouvement irrésistible de la Révolution, avait germé dans le cerveau du marquis de Pierrerue, ancien officier de la garde royale, auteur d’un livre resté inédit : Le pouvoir monarchique après la Révolution française. Voici en quels termes Mgr Tamisier, vicaire apostolique du Thibet, chargé d’affilier à la Société de secours intellectuel Théven Falguët, un écrivain qui donnait les plus belles espérances aux lettres, lui raconta la vie du marquis de Pierrerue :

« Le marquis Claude Abrial de Pierrerue est né au château de Pierrerue, en bas Languedoc, dans le pays minervois, le 5 mai 1789, le jour même où se réunissait, à Versailles, l’assemblée des États généraux. Il est le deuxième enfant de Henri-Guillaume Abrial, marquis de Pierrerue, lieutenant général des armées du roi, et de Claire de Boissezon, sa femme. De ce ménage était née déjà une fille, Claire-Antoinette, aujourd’hui supérieure des Carmélites de Vaugirard.

« Protégée par ses propres vassaux contre les premiers excès de la Révolution, la famille de M. Abrial ne quitta le bas Languedoc qu’après le 22 septembre 1792, lorsqu’il fut bien évident que la Convention menaçait toutes les têtes, et que la fuite était l’unique moyen d’échapper à ses fureurs. Elle franchit les Pyrénées, la frontière la plus voisine, et alla s’établir à Burgos.

« C’est là que le marquis Henri-Guillaume apprit la mort du roi. Il quitta l’Espagne, reparut à Paris sous un déguisement, se réunit à quelques gentilshommes déterminés comme lui, et devint l’âme d’un complot, dont le but était la délivrance de la reine et celle de Madame Élisabeth.

« Ce coup de main hardi fut tenté dans les premiers jours d’avril 1792. Mais il échoua devant les précautions de la Commune de Paris, laquelle, prévenue par un traître, avait eu le temps de doubler tous les postes autour du Temple, et de faire battre le rappel. Nos royalistes furent pris, désarmés, conduits devant Fouquier-Tinville, et, une heure après, à la guillotine.

« Quant au marquis de Pierrerue, il ne suivit pas ses amis à la place de la Révolution : au moment où on voulait lui arracher ses armes, il avait engagé, avec les sans-culottes d’Hébert, une lutte désespérée, et, pour en finir, on avait dû l’écharper sur le pavé.

« Ce n’est pas sans raison, mon cher Théven, que j’insiste sur les âpres instincts, la bravoure folle du marquis Henri-Guillaume. Cette lumière jetée sur le père éclairera pour vous d’un premier jour le caractère du fils.

« La marquise de Pierrerue continua à vivre à Burgos entre ses deux enfants, s’occupant de leur éducation, et payant les leçons de latin qu’un moine donnait à son fils avec les rares ducats retirée de quelques travaux à l’aiguille qu’elle avait su se procurer.

« Cette vie de gêne, de misère, dura plusieurs années.

« Cependant le jeune Claude grandissait ; et, à mesure que, par l’âge, son corps prenait plus de force, son âme accusait l’énergie et la décision qui furent les deux grandes vertus de sa race. Il avait seize ans à peine, et il parlait d’aller rejoindre le roi en Russie, en Allemagne, en Angleterre, partout. Il marcherait, disait-il, jusqu’à ce qu’il l’eût rencontré, et, comme son père écrasé sous les murs du Temple, lui eût offert son dévouement et sa vie.

« Bien qu’une telle exaltation fût de nature à réjouir la marquise, femme d’un caractère viril, elle essaya néanmoins plus d’un effort pour la calmer. Elle s’appliqua d’autant plus à réfréner l’humeur batailleuse de son fils, que, sa fille Claire-Antoinette ayant tout dernièrement pris le voile dans un couvent de Carmélites, elle redoutait de se trouver tout à coup seule dans un pays qui n’était pas le sien, où elle n’avait pas un ami.

« Mais le démon de la guerre hantait l’esprit du jeune gentilhomme, et, quand il eut atteint sa dix-huitième année, il devint plus difficile de le persuader. C’est alors que la mère, aux abois, tremblant de voir Claude courir les plus funestes aventures, car désormais il n’était plus question de rallier Louis XVIII, mais de passer dans la Bretagne, depuis longtemps pacifiée, et d’y tenter je ne sais quel soulèvement problématique, écrivit au roi d’Espagne.

« Dans cette lettre, après avoir rappelé les titres que la famille de Pierrerue avait à la bienveillance de tous les Bourbons, titres auxquels le sacrifice de son mari venait de mettre le sceau, la marquise suppliait Sa Majesté Catholique de vouloir bien accorder à son fils une sous-lieutenance dans un régiment quelconque de son royaume.

« La cour d’Espagne offrait alors au monde le plus affligeant spectacle. Le prince de la Paix la remplissait d’intrigues et de scandales.

« Madame de Pierrerue n’ignorait pas que les moindres affaires passaient par les mains du favori de la reine. Néanmoins, elle s’était adressée directement au roi, jugeant indigne d’elle de solliciter de Godoï ce qu’elle ne voulait obtenir que de la faveur royale.

« Sa lettre ne serait-elle pas interceptée ? Y ferait-on quelque réponse ? Elle se débattait dans des inquiétudes poignantes, quand un soldat lui apporta une courte missive, qui l’invitait à se présenter dans la journée à l’hôtel du capitaine général de la province.

« Le roi Charles IV accordait très gracieusement au marquis Claude Abrial de Pierrerue une sous-lieutenance dans son régiment de Castille.

« Il y avait six mois à peine que notre gentilhomme français avait pris du service dans l’armée espagnole lorsque, du nord au midi de la Péninsule, éclata une nouvelle qui remplit tous les esprits de surprise à la fois et de fureur. On disait que Napoléon, après avoir attiré Charles IV à Bayonne, l’avait contraint à abdiquer la couronne en sa faveur ; que le roi d’Espagne allait se retirer dans le château impérial de Compiègne, tandis que son fils Ferdinand serait relégué à Valençai.

« En quelques jours, tout le pays se trouva debout, les armes à la main.

« L’armée française franchissant les Pyrénées, le jeune de Pierrerue rendit son épaulette, entraîna sa mère jusqu’à Cadix et s’embarqua avec elle pour l’Angleterre.

« On était en juillet 1808.

« Si j’en excepte des visites réitérées à Louis XVIII, qui souvent invita la marquise et le marquis de Pierrerue à s’asseoir à sa table fort modeste d’Hartwell, la vie de nos exilés volontaires à Londres fut aussi triste, aussi monotone qu’elle l’avait été à Burgos.

« Le seul changement que l’apaisement des passions révolutionnaires en France eût introduit dans leur situation, c’est qu’elle était infiniment moins gênée qu’autrefois. Le frère de madame de Pierrerue, le chevalier de Boissezon, pris d’une effroyable nostalgie sur la terre étrangère, était rentré dans le bas Languedoc depuis 1807, et leur faisait de nombreux envois d’argent.

« Cependant, de ce côté du détroit, les événements se précipitaient avec une rapidité épouvantable. Après des succès comme l’histoire n’en enregistra jamais de pareils, La France pliait sous des revers tout à fait inouïs.

« Le marquis de Pierrerue rentra à la suite des princes. Il me l’a répété souvent : il éprouvait une immense joie. Il conduisit sa mère en bas Languedoc, auprès du chevalier de Boissezon, et revint en toute hâte à Paris.

« Le roi, qu’il put voir, non sans difficulté toutefois, car il n’était pas aussi seul aux Tuileries qu’à Hartwell, et peut-être commençait-il à connaître l’ingratitude, lui fit un accueil assez froid, et, chose qui mit le comble au désappointement de l’émigré enthousiaste, lui recommanda le calme et la modération, dans l’expression de son royalisme ardent.

« – N’oubliez pas, jeune fou, lui dit Louis XVIII avec un malin sourire, que je suis roi constitutionnel.

« Le marquis de Pierrerue quitta les Tuileries, le cœur plein de tristesse et d’amertume.

« Comment ! le roi qui, durant des années, en Angleterre, s’était complu à attiser la ferveur de ses principes monarchiques, lui reprochait cette ferveur maintenant !

« Sa nature loyale et primitive reçut un coup qui l’ébranla, et, songeant à la mort héroïque de son père, à la longue pauvreté de sa mère, à ses souffrances personnelles, il se demanda si un roi valait de tels sacrifices, et si sa sœur, s’immolant à Dieu seul, ne lui montrait pas un devoir plus haut que celui auquel il dévouait sa vie.

« C’est par cette blessure, faite en quelque sorte à sa virginité morale par un prince léger et peu digne, nous le savons aujourd’hui, de porter le titre de Roi très chrétien, que le jeune gentilhomme sentit pénétrer plus intimement en lui l’idée de Dieu. Certes, ni sa mère, ni le moine espagnol chargé de son éducation n’avaient négligé de lui façonner toute l’âme à la religion ; mais Dieu lui parut plus grand quand le roi lui parut si petit.

« Le marquis de Pierrerue se retira dans une petite chambre qu’il s’était choisie dans le haut de la rue de Sèvres, et y bouda durant plusieurs mois. Louis XVIII lui ayant promis de l’attacher à sa maison militaire, dont on poursuivait l’organisation, il comptait sur la parole royale.

« En attendant, il vivait à Paris aussi isolé qu’à Londres, osant à peine, à de longs intervalles, reparaître au Château pour rendre ses devoirs à Madame, qui daignait l’honorer de quelque intérêt. Cette nature altière, faite pour les dévouements les plus purs, au moment où les antichambres des Tuileries regorgeaient de gens empressés, tremblait sans cesse de se trouver confondue dans la tourbe des solliciteurs, et se plongeait, par le fait de sa propre noblesse, dans le plus funeste isolement...

« Sur ces entrefaites, comme un coup de foudre, éclata la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan. Claude de Pierrerue foula aux pieds ses scrupules, et, convaincu qu’il était du devoir de tout gentilhomme de couvrir son roi de son épée et de son corps, il courut aux Tuileries. Les grilles du Château étaient fermées, et il ne parvint point à les franchir. Désespéré, fou, il se précipita vers le ministère de la guerre, espérant que là il pourrait faire reconnaître le grade de sous-lieutenant qu’il tenait de Charles IV, un Bourbon, et qu’on lui permettrait de marcher avec quelques hommes contre l’Usurpateur.

« Une effroyable confusion régnait au ministère de la guerre ; non seulement il lui fut impossible d’entretenir le ministre, mais même de se faire écouter du dernier chef de bureau.

« Cependant les dépêches se précipitaient. Lyon avait ouvert ses portes à l’empereur, et bientôt il entrerait dans Paris. La capitale était dans une agitation extrême. Du côté de la barrière d’Italie, on avait vu le drapeau tricolore arboré à une fenêtre.

« M. de Pierrerue n’y tint plus. Ne prenant conseil que de sa bravoure et de son devoir, au risque de se faire un mauvais parti avec les officiers de l’ancienne garde impériale, qu’on n’avait jamais rencontrés ni si nombreux ni si insolents, il revêtit son vieil uniforme du régiment de Castille, et reprit le chemin des Tuileries. Aux abords du Pont-Royal, il dut s’arrêter. Que se passait-il donc ! La foule, de ce côté, refluait jusque dans la rue du Bac. Il apprit que Napoléon arrivait.

« – Laissez-moi passer ! s’écria-t-il.

« L’accent de sa voix pleine d’autorité, son costume étrange en imposèrent à la multitude, qui s’entrouvrit légèrement. Avec hardiesse, il s’élança dans cette fissure humaine, et arriva tout d’un effort dans la cour même du Château. Alors, il fut témoin d’un spectacle unique dans l’histoire.

« Des hommes, les uns habillés des casaques dorées de la haute administration, les autres vêtus des plus brillants uniformes militaires, tous la tête nue, se pressaient vers une colonne de soldats, épaisse et en désordre, qui marchait vers le palais. On criait : Vive l’Empereur ! Les tambours battaient aux champs. Pierrerue s’efforça des épaules vers la colonne et aperçut, à travers les baïonnettes, les sabres, les chapeaux levés, un homme que cent bras portaient triomphalement. Cet homme était grave et pâle. Il devina Napoléon. Il tira vivement son épée, mais elle se brisa contre la forêt de lames qui protégeait l’empereur.

« Impuissant et le cœur déchiré par ce spectacle qui l’écrasait, il ne voulut pas y assister plus longtemps, et regagna la rue de Sèvres.

« Le jour même, il partait pour Gand.

« Après la douloureuse catastrophe de Waterloo, – je dis douloureuse, car il est des points de notre histoire sur lesquels je me sépare absolument de M. de Pierrerue, – le jeune marquis revint à Paris. Il était parvenu à approcher le roi en Belgique, et, cette fois, il avait tout espoir de ne pas être oublié.

« En effet, vers le milieu de septembre 1815, quinze jours juste après la publication du décret qui organisait la Garde royale, il reçut un brevet de capitaine dans cette garde. Capitaine ! C’était peu sans doute, c’était moins dans tous les cas que ne méritaient ses services et ceux de sa famille ; pourtant il ne se sentit pas de joie. Enfin, il entrait dans cette carrière où s’étaient illustrés tous les siens, où il lui serait permis de s’illustrer à son tour !

« D’abord, il se contenta de rêver la guerre, une guerre acharnée aux principes issus de la Révolution. Mais bientôt, il en vint à ne pas séparer les principes des hommes, et à confondre les uns et les autres dans sa réprobation, je dirai plus, dans sa haine...

« Il est peu de violences exercées par le régime nouveau contre ce qui restait de l’empire, auxquelles il n’applaudit, et qu’il n’eût rendues plus générales, si la modestie de sa position dans l’armée lui eût permis de jouer un rôle dans ces hideuses représailles.

« Ce qui ne contribuait pas peu à exalter son royalisme, c’était sa fréquentation assidue du cercle de mécontents que la duchesse d’Angoulême et Monsieur réunissaient aux Tuileries. Là, toutes les mesures du roi, des ministres, de la Chambre, pour arriver à l’apaisement des passions, étaient trouvées mauvaises, taxées de faiblesse ou de trahison.

« ... Il fallait reconstituer l’armée, la magistrature, le clergé, nommer aux emplois les dévouements éprouvés dans vingt ans d’exil, et courir sus au peuple s’il faisait mine de se soulever. N’était-il pas monstrueux de voir le chef de la famille des Bourbons, le frère de Louis XVI, appeler aux plus grandes situations du royaume des hommes sortis de la boue de la Révolution ou des antichambres de Bonaparte ? Pourquoi confier le ministère de la guerre à Clarke, à Dupont, à Soult, à Gouvion Saint-Cyr, au maréchal Victor, quand on pouvait choisir, dans les vieux cadres de l’armée de Condé, tant d’officiers capables et méritants !

« Ces commérages étroits et perfides, que le meurtre du duc de Berry surexcita passagèrement jusqu’au délire, maintenaient M. de Pierrerue dans un état d’extrême exaspération.

« C’était le moment où des bandes de gardes royaux, masqués en bourgeois, bâtonnaient dans les rues les libéraux, surtout les malheureux soldats de l’empire, que la Restauration laissait dans le dernier dénuement. Son caractère fier et sa bravoure, qui ne pouvaient s’accommoder de ces combats d’argousins, préservèrent notre marquis de tout entraînement inférieur. Certes, il se fût battu avec joie contre les assassins du prince, contre la Révolution tout entière ; mais son fanatisme politique n’allait pas jusqu’à lui faire commettre ce qu’il eût considéré comme une lâcheté.

« – Comment, vous étiez là ? lui demanda un jour la duchesse d’Angoulême, à qui il racontait une des ces échauffourées.

« – Oui, madame.

« – Et que faisiez-vous ?

« – Je regardais.

« – Vous n’avez donc pas tiré votre épée ?

« – Mon épée ! s’écria-t-il en pâlissant.

« Puis, réprimant le premier mouvement d’indignation qu’il n’avait pas été maître de contenir, il ajouta :

« – Je supplie Votre Altesse Royale de remarquer que les gens attaqués, hier au soir, aux environs de la Chambre des députés, étaient sans armes et qu’un Pierrerue ne se bat pas à si bon marché.

« Ces paroles que, malgré tout, il ne sut pas prononcer sans les empreindre d’une certaine hauteur, froissèrent le caractère impérieux de la fille de Louis XVI et rompirent l’unique lien qui l’attachait encore aux Tuileries. Il n’y reparut plus, et se confina désormais dans l’accomplissement méticuleux de ses devoirs militaires, allant à la manœuvre, montant la garde avec ses hommes, assistant à la parade, aux revues, à tous les exercices, même aux plus puérils.

« Cependant l’ennui le gagnait, un ennui profond, provoqué autant par le sentiment de ses espérances ruinées que par la marche imprimée chaque jour aux événements. Il avait rêvé, avec la restauration des princes légitimes, une contre-révolution franche, hardie, et il ne voyait partout, dans les actes du gouvernement, qu’indécision, trouble, quand ce n’était pas aveuglement, complicité et déraison.

« Son esprit, tout d’une pièce, pétri par un Espagnol, pour qui le roi ressemblait beaucoup à une incarnation de Dieu sur la terre, se refusait à rien comprendre aux concessions de la royauté, et, acharné à ne tenir les yeux ouverts que sur les temps anciens, lui en voulait de subir les temps nouveaux.

« Dans ces heures terribles, où l’amitié de M. de Nayrouse, officier comme lui dans la Garde royale, devenait impuissante à le protéger contre son amère tristesse, le jeune marquis se dirigeait vers la rue d’Enfer et allait frapper à la porte du couvent des Carmélites. C’était là que, depuis trois ans, sa sœur, revenue d’Espagne, vivait dans une étroite cellule, et que, grâce à la haute intervention de l’évêque d’Hermopolis, assez fort pour faire plier la règle, il avait obtenu de l’archevêque de Paris l’autorisation de la visiter.

« Claire-Antoinette de Pierrerue, que ses vertus ont portée à un rang très élevé dans son ordre, exerçait, dès cette époque, une haute influence sur son frère. Cela tenait-il à son titre d’aînée, pour lequel l’ancien régime ne sut se départir d’un certain respect ? Était-ce simplement un hommage rendu à son caractère religieux ? Je ne sais. Dans tous les cas, les découragements de Claude, comme ses colères, ne tenaient guère devant la sérénité radieuse de Claire-Antoinette. Il m’a raconté lui-même une courte scène, que je ne veux pas négliger de vous rapporter.

« Un jour, il avait plus de peine à se relever de l’abattement. Sa sœur avait épuisé tous les raisonnements de sa tête, toutes les effusions de son cœur, et il continuait à se plaindre du sort déplorable auquel la Révolution le condamnait.

« – Et moi donc ! s’écria tout à coup la carmélite reculant de quelques pas et se montrant à lui dans la misère céleste de son costume religieux, crois-tu que la Révolution m’ait épargnée ?

« Il la regarda, mais il ne put soutenir sa vue.

« Il tomba à genoux, baisa ses pieds nus avec transport et fondit en larmes.

« Un soir, M. de Pierrerue venait de quitter sa sœur, et, l’âme reposée, il descendait mélancoliquement la rue Monsieur-le-Prince, quand il se trouva face à face avec M. de Nayrouse.

« – J’allais au-devant de vous, lui dit celui-ci. J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre.

« – Quelle nouvelle ?

« – Vous partez pour l’Espagne. Le duc d’Angoulême, sachant que vous avez longtemps habité ce pays, vous attache à son état-major.

« – Enfin ! s’écria le marquis.

« Trois semaines après, il franchissait les Pyrénées.

« La guerre d’Espagne fut pour Claude de Pierrerue comme une guerre sainte. Jamais paladin ne donna plus larges coups d’épée, ne fondit avec plus d’élan sur l’ennemi. En vain le royal généralissime de l’armée française, qui se plaisait à l’interroger et à profiter de sa parfaite connaissance des lieux, lui avait-il enjoint de ne pas s’éloigner de sa personne, impatient du joug, le bouillant marquis piquait des deux, se portait à l’avant-garde et prenait part aux engagements les plus périlleux. Outre qu’il combattait pour sa foi politique et sa foi religieuse, – ces deux choses bien diverses n’en firent jamais qu’une dans son esprit, – il lui était doux de penser qu’il avait tiré l’épée pour le successeur du roi Charles IV, et il sentait redoubler son enthousiasme et son courage.

« Jusqu’en Andalousie, ce ne fut, pour notre héros, qu’une série d’éclatants triomphes. Il me l’a dit lui-même, il éprouvait par tout son être comme un incroyable enivrement. Le Tasse a parlé d’une sorte de délire presque voluptueux que procurent les terribles émotions de la guerre... Mon Dieu ! pourquoi faut-il que l’homme, créé à votre image, se délecte dans la vue du sang ? Quel mystère cachez-vous dans cette cruauté qui nous ravale au rang des animaux féroces ? Mon Dieu ! nous vous implorons à genoux : de la lumière ! de la lumière ! encore de la lumière ! »

Mgr Tamisier avait prononcé ces dernières paroles d’une voix émue.

Il reprit :

« À peine rentré en France, M. de Pierrerue fut nommé chef d’escadron dans les cuirassiers de la Garde royale. Cette récompense de ses services raviva chez lui mille espérances qu’on aurait pu croire éteintes. Il pensa que son grade d’officier supérieur le rapprochait un peu plus du Château, qu’il pourrait y reparaître plus dignement désormais, et, qui sait ? peut-être y acquérir quelque influence.

« Louis XVIII mourut.

« En voyant passer la couronne de France sur la tête du comte d’Artois, M. de Pierrerue ne douta plus que les temps de la Révolution ne fussent accomplis. Évidemment, la croisade contre des principes subversifs de tout ordre, de toute foi, de toute hiérarchie dans le monde allait commencer. Le sacre de Charles X le réjouit par-dessus tout. Il y vit l’aube d’un jour nouveau. Il courut à Reims avec enthousiasme. Oh ! quel ne fut pas son désespoir, quand, au pied des autels, il entendit le roi de France jurer fidélité à la Charte ! Quoi ! lui aussi reniait son droit !

« À tout prendre, il comprenait que Louis XVIII, prince sceptique, opprimé d’ailleurs par l’étranger, eût subi la charte constitutionnelle.

« Mais quel besoin avait Charles X, prince religieux, d’accepter la royauté usurpée du peuple à l’encontre de sa royauté légitime, quand les Cosaques avaient regagné leurs steppes et que Bonaparte était mort ?

« Comme le jour où, dans la cour des Tuileries, il s’était précipité contre ce même Bonaparte, porté en triomphe par ses soldats, la tentation lui vint de tirer l’épée et, à travers cette foule où pas une protestation ne s’élevait, de s’élancer pour immoler ce roi prévaricateur.

« Incertain s’il pourrait contenir son indignation jusqu’à la fin de la cérémonie, il sortit de la cathédrale et reprit incontinent la route de Paris.

« C’est vers cette époque que notre infortuné chef d’escadron, ayant vu tomber la plupart de ses illusions politiques, chercha dans l’étude un refuge contre son immense ennui. Avant la guerre d’Espagne, M. de Nayrouse, gentilhomme rouergat, l’avait déjà présenté à son illustre compatriote, le vicomte de Bonald. Désormais, il devint l’hôte assidu de ce grand philosophe chrétien. Chez lui, il rencontra M. Mathieu de Montmorency, qui l’affilia à la Congrégation. Il connut aussi, dans le salon de M. de Bonald, l’abbé de Lamennais, dont le génie commençait à donner à l’Eglise les plus vives alarmes, et assista à plus d’une discussion entre ces deux puissants esprits.

« Une fois engagé dans cette nouvelle carrière, où sa vie intellectuelle recueillait chaque jour des solutions qui lui ouvraient les champs de l’avenir, le marquis de Pierrerue s’y abandonna complètement. C’est à peine si, perdu dans la lecture de la Législation primitive, surtout de la Théorie du pouvoir politique et religieux, il entendit d’abord les préparatifs de la guerre contre les Turcs, et si, quelques années plus tard, il s’aperçut qu’on embarquait des régiments pour Alger.

« Il fallut tout le bruit d’une révolution pour l’arracher aux spéculations qui avaient envahi son cerveau. Il se souvint alors qu’il était soldat, soldat de la monarchie qu’on attaquait, et il monta à cheval.

« Pendant les trois terribles journées de Juillet, il ne déserta pas la bataille, se servant tour à tour du sabre et du fusil, tantôt à cheval électrisant ses troupes, tantôt à pied se démenant comme un lion. Enfin, le 29 juin, au coin de la rue Saint-Honoré, près du Palais-Royal, il se trouva tout à coup seul, harcelé par un gros d’insurgés :

« – Vive la Charte ! hurlaient ces hommes noirs de poudre, et l’acculant contre la muraille d’une maison.

« – Vive le roi ! cria le marquis de Pierrerue, se découvrant.

« Il reçut quatre coups de feu, dont deux lui trouèrent la poitrine. Il roula, la face contre terre. »

Mgr Tamisier s’interrompit.

– Eh bien ? interrogea Falgouët.

– Sauf une expédition malheureuse en Bretagne, je vous ai raconté, mon cher enfant, toute la vie militaire de M. de Pierrerue. Si je l’ai fait un peu longuement, ne m’en veuillez pas : je tenais à ne rien négliger de ce qui pouvait mettre en relief le caractère de ce grand homme de cœur. Désormais, nous en avons fini avec le cliquetis des armes, les luttes sanglantes de la rue, et notre héros, à qui la philosophie chrétienne de M. de Bonald a communiqué la résignation, est devenu infiniment plus pacifique et plus tolérant. Certes, il ne cessera pas de guerroyer contre la Révolution ; seulement, au lieu de la combattre avec le glaive, symbole de violence, il la combattra avec la croix, symbole de charité.

Ici l’évêque fit une nouvelle pause. Il continua :

« Après six mois de cruelles souffrances, occasionnées par ses profondes blessures, le marquis de Pierrerue, fidèle aux principes qui avaient dirigé sa vie, parla de passer encore une fois la frontière et d’aller rejoindre Charles X à l’étranger. Malgré sa mère, qui par des soins assidus venait de lui fournir de nouvelles preuves de sa tendresse et le conjurait de rentrer avec elle en bas Languedoc, il fût parti pour Holy-Rood, en Écosse, où le vieux roi s’était momentanément arrêté, si la carmélite de la rue d’Enfer n’en eût décidé autrement.

« Lorsque Claire-Antoinette eut parlé, le pauvre Claude ne trouva pas un argument à opposer à la volonté de sa sœur : il ne sut que courber la tête, et, docile comme un enfant, suivre sa mère dans le midi.

« Juste, il était temps qu’ils arrivassent : le chevalier de Boissezon, frère de la marquise, celui-là même que nous avons vu rentrer en France dès 1807, allait mourir. La vue de son neveu, qu’il ne connaissait pas, lui communiqua la force de vivre encore quelques jours. Enfin il s’éteignit doucement entre les bras de sa fille unique, mademoiselle Angèle de Boissezon, et tout le monde, à Pierrerue, le pleura.

Le marquis, si peu fait pour comprendre les concessions de principes, n’avait jamais pardonné complètement à son oncle sa soumission à l’Usurpateur. Mais lorsque, goûtant ce repos élégant et doux que procure seule une grande fortune, il s’avoua que, sans la rentrée du chevalier en France, sans ses démarches actives, le parc, faisant aux vieilles tours du château une splendide ceinture de chênes, aurait été peut-être vendu ; que les vieilles tours elles-mêmes auraient été peut-être rasées ; que les plantureuses fermes disséminées dans son domaine appartiendraient maintenant à d’anciens tenanciers de son père, son dépit fut bien près de céder.

« Du reste, plus vivement que toutes ces considérations matérielles, une chose plaidait la cause de feu M. de Boissezon, c’était la jeunesse de sa fille orpheline.

« À mesure que M. de Pierrerue, par des relations quotidiennes et de tous les instants, faisait une connaissance plus intime de sa cousine, il sentait son cœur, jusque-là fermé aux émotions tendres, s’entrouvrir délicieusement et palpiter avec plus de violence.

« Comme il croyait avoir remarqué qu’Angèle paraissait sensible aux égards de toutes sortes qu’il ne cessait de lui témoigner, un jour, s’enhardissant tout à coup, il osa lui demander si, au cas où un gentilhomme qu’elle semblait estimer un peu implorerait sa main, elle la lui accorderait. La jeune fille le regarda, pâlit et s’affaissa sur un banc.

« Le mariage fut célébré peu de temps après.

« Cependant la duchesse de Berry venait de débarquer en Provence. Aux premiers bruits de cette nouvelle, M. de Pierrerue sentit se réveiller ses vieilles passions politiques endormies. Ni sa mère malade, ni sa femme dans un état de grossesse avancée, ne furent capables de le retenir.

« – C’est mon devoir ! répondit-il à toutes leurs prières.

« Il partit.

« On sait ce que fut cette déplorable tentative de soulèvement, qui aboutit à la capture de la malheureuse duchesse. M. de Pierrerue, croyant tout possible, dès qu’il s’agissait de la restauration du roi légitime, n’en déploya pas moins un zèle, une vaillance, un dévouement incroyables. Malgré des pièges toujours plus difficiles à éviter, car le gouvernement de Juillet montra peu de scrupules en cette affaire, il parcourut deux fois les provinces de l’Ouest tantôt à pied, tantôt à cheval, marchant le jour, la nuit, armé seulement de deux pistolets enfouis au fond de sa ceinture.

« L’indifférence qu’il rencontra à peu près partout chez les gentilshommes vendéens et bretons ne le décourageait point, et, étant parvenu à rallier quelques centaines de vieux chouans, il était à la veille de tenter un coup de main sur Nantes, où venait, sous un déguisement, de pénétrer la mère de Henri V, quand, attaqué à l’improviste par un fort détachement d’infanterie sorti le matin même de la ville, après avoir essuyé le premier feu, il vit sa colonne se débander et ses hommes prendre la fuite.

« Que faire ? Il eut envie de s’offrir aux coups de l’ennemi. Mais, arraché à la bataille par M. de Nayrouse, lequel s’était improvisé son aide de camp dans cette folle aventure, il fut contraint de se jeter dans une barque, de traverser la Loire, et, malgré qu’il en eût, de ne pas mourir.

« Il y avait un mois environ que la duchesse de Berry était enfermée à Blaye, quand le marquis, harassé de fatigue et l’âme navrée d’avoir vu le droit succomber encore une fois, reparut un soir dans son château du bas Languedoc.

« – Eh bien ! ma mère, et ma femme, où est-elle ? demanda-t-il, ayant étreint la vieille marquise.

« Celle-ci lui montra un berceau dans un coin du salon.

« – Mon enfant !

« Il dévora de baisers la petite Claire qui dormait.

« – Mais Angèle ? reprit-il avec angoisse.

« Sa mère ne lui répondit pas. Elle s’affaissa dans un fauteuil et fondit en larmes.

« – Mon Dieu ! s’écria-t-il avec angoisse.

« Madame de Pierrerue s’était levée et le regardait d’un œil sévère.

« – Adressez-vous à Dieu, en effet, lui dit-elle, car lui seul peut nous rendre celle qu’il nous a ravie.

« – Quoi ! Angèle ?...

« – Apprenez, mon fils, par cette rude leçon, qu’il est d’autres devoirs pour un gentilhomme que de s’immoler à son roi. Une femme, une mère, vous restaient, et votre folie n’a eu pitié ni de l’une ni de l’autre. En mourant Angèle vous a légué cette enfant. Puissiez-vous être pour elle plus clément que vous ne le fûtes pour nous !

« Quinze jours après cette scène douloureuse, la vieille marquise, en embrassant Claire, qui ne quittait pas ses bras, expira subitement !

« La solitude où tant de malheurs soudains précipitèrent M. de Pierrerue, l’accabla. Cet homme, habitué au tumulte des grandes villes, à de perpétuelles agitations, éprouva un réel désespoir en se voyant muré dans un château solitaire, au milieu des bois, sans autre but à son activité dévorante que des soins à donner à une enfant. Eh quoi ! ce petit être devait-il désormais absorber sa vie ? Il eut de la peine à se faire à cette idée, et souvent fut tenté d’abandonner Claire à sa nourrice et de quitter le Minervois.

« Où irait-il ? Peut-être à Holy-Rood, peut-être à Prague, peut-être à Paris, où certainement il ne devait pas être impossible, au milieu des embarras du gouvernement nouveau, de fomenter une insurrection. Un jour, son parti fut arrêté, et tous les préparatifs d’un départ étaient achevés, lorsque la nourrice, se ruant au milieu des malles bouclées et cadenassées, s’écria :

« – Monsieur le marquis, venez voir ! venez voir !

« – Qu’y a-t-il, Françoise ? demanda M. de Pierrerue alarmé.

« – Mademoiselle vient de faire son premier pas !... Elle marche !... Quel bonheur !... Venez voir comme elle est gentille ! venez vite !

« Il suivit la nourrice, dominé par une émotion qu’il ne sut pas réprimer.

« Claire se tenait debout contre une chaise, ses mains mignonnes accrochées aux barreaux. Elle regarda son père et lui sourit célestement. – Pardonnez-moi ce mot, le sourire des enfants est céleste : j’ai senti cela en Chine, où il m’a été donné d’en sauver un grand nombre de la noyade dans le Pey-Ho.

« – Monsieur le marquis, restez là, dit Françoise arrêtant son maître à quatre pas de la chaise.

« Puis s’adressant à l’enfant :

« – Va voir papa, mon agneau blanc ! lui ait-elle.

« Claire, hésitante, promena ses yeux autour d’elle, décolla ses petits pieds du parquet, fit un pas, un autre, chancela et tomba dans les bras du marquis, lequel, tremblant, bouleversé, se reprochant peut-être déjà une désertion coupable, la saisit et l’emporta comme une proie. Françoise le suivait à travers le château, lui criant :

« – Rendez-la-moi, monsieur le marquis, rendez-la-moi !

« Lorsque, dans le salon, après avoir embrassé vingt fois sa fille, M. de Pierrerue la remit aux mains de la nourrice, celle-ci put s’apercevoir que son maître avait les yeux pleins de larmes... Il ne partit point. Dieu, qui avait ses desseins sur cet homme extraordinaire, s’était servi d’une humble servante et d’une enfant pour le sauver de lui-même et l’appeler à la mission qu’il lui destinait ici-bas.

« C’est en effet vers cette époque que M. de Pierrerue, pour échapper à l’ennui inséparable d’un isolement complet, revint aux études qui, pendant les dernières années de la Restauration, l’avaient absorbé tout entier. La lecture des philosophes, la seule qui possédât le don de l’intéresser, fut d’abord chose ardue pour lui.

« Malgré tout, il se fût mieux arrangé de commander une charge de cavalerie dans la bataille que de passer de longue heures dans un fauteuil auprès du feu. Mais il finit par prendre goût à sa vie d’étude ; et, sa tête s’ouvrant peu à peu à des spéculations qui flattaient ses espérances, il devint impossible de l’arracher à ses nouvelles occupations.

« Le grand salon du château, orné par les deux marquises défuntes de magnifiques jardinières, entretenues par lui même avec une sollicitude pieuse, vit les fleurs s’étioler, puis mourir. Une marée de livres montait, et toute trace d’élégance disparaissait sous le flot.

« Bientôt le marquis, dont les domestiques, dans leur rage de nettoyer et de remettre chaque chose en sa place, bouleversaient les papiers chargés de notes, leur intima l’ordre de n’entrer dans aucune des pièces où il avait l’habitude de travailler. Ce fut tout au monde si Françoise, protégée par la petite Claire, pénétra désormais dans la chambre à coucher de son maître pour retourner le lit et secouer les tapis.

« Le château, d’une architecture sévère, situé dans un pays montagneux et triste, revêtit dès lors un caractère absolu de désolation. On eût dit que le désespoir l’habitait. Au fait, M. de Pierrerue n’était-il pas un désespéré ? Ayant vu ce qu’il croyait la vérité et le droit accablés par deux révolutions impitoyables, il s’était voué à des recherches opiniâtres, dans le but de rendre la société à des principes divins méconnus ; mais il y avait des jours où le doute du succès se glissait dans son esprit.

« Serait-il assez fort pour lutter seul contre le mensonge et la trahison, si profondément amalgamés dans les constitutions politiques nouvelles ?

« Ces crises étaient terribles. Éperdu, il rejetait avec colère Bossuet, Grotius, Montesquieu, Hobbes, de Maistre, Machiavel, saint Thomas, et s’en allait vagabonder par la campagne. Il lui arriva souvent de marcher des journées entières avant d’avoir recouvré un peu de calme. Quand il sentait Dieu revenir à lui, car, dans ces heures effroyables, il était certainement en proie au démon, il s’arrêtait, savourait, par une prière délicieuse, le retour de la paix intérieure, et reprenait le chemin de la maison.

« Je tiens ces détails du vicomte de la Salvetat, lequel, vers 1833, habitait une terre en bas Languedoc, et était, de tous les voisins de notre marquis, le seul qu’il accueillît avec satisfaction. Les gentilshommes du pays minervois, rebutés par les allures sauvages, un peu étranges de M. de Pierrerue, ne lui faisaient que de très rares visites. Mais M. de la Salvetat avait été subjugué tout de suite, et il ne se passait pas de semaine que, sous le plus futile prétexte, il ne trouvât moyen de venir prendre des nouvelles de son ami.

« Un tel empressement effaroucha d’abord le marquis, auquel des habitudes solitaires communiquaient la méfiance. Il finit par en être touché, et un jour, spontanément, il s’ouvrit au vicomte de tous ses projets. Il alla, dans cette réaction bienveillante, affectueuse, jusqu’à lui lire les premières pages d’un manuscrit intitulé le Pouvoir monarchique après la Révolution française, où il avait consigné, sans beaucoup d’ordre, il est vrai, les réflexions diverses à lui suggérées par les événements accomplis depuis 1789.

« M. de la Salvetat n’eut que des applaudissements pour le travail de son ami. Confondu par la largeur des vues, l’élévation de la pensée, surtout par la profondeur du sentiment chrétien qui éclatait à chaque paragraphe, presque à chaque ligne de cette étude, il pressa M. de Pierrerue de terminer son ouvrage, lui promettant qu’une troisième restauration ne pouvait manquer d’être la conséquence de la publication de son livre. Une telle approbation de la part d’un homme dont, en plus d’une circonstance, il avait été à même d’apprécier les lumières, remua notre philosophe jusqu’au fond de l’âme. Bien qu’épuisé par de longues veilles, il sentit redoubler son courage et ne sortit plus de son cabinet.

« En épit d’un labeur plus obstiné que jamais, la deuxième partie de œuvre n’avançait que fort lentement. Après avoir mis en pièce le systèmes politiques de ses adversaires, M. de Pierrerue touchait au moment où il devait édifier le sien. Il avait eu beau jeu contre les constitutions de 1793, de l’an III, de l’an VIII, contre la Charte elle-même ; mais enfin, il était temps de formuler nettement sa pensée. Que voulait-il ?

« C’est ici que cet homme, sollicité par des idées despotiques du règne de Louis XIV, moins audacieux à conclure qu’on ne l’eût attendu de la résolution de son caractère, laissa glisser la plume de ses doigts. Son esprit, qui venait de faire un voyage à travers les livres, s’était-il énervé dans l’étude, ou bien, éclairé par fréquentation du génie, en était-il arrivé à n’être plus sûr de lui-même ? Je ne saurais le dire.

« Le fait est qu’un soir d’hiver, – c’était dans les premiers jours de 1835, – comme le vicomte de la Salvetat pressait son ami de lui lire les dernières pages du Pouvoir monarchique, celui-ci se leva, recueillit fiévreusement dans sa main les feuillets du manuscrit étalés sur une table, et, avec une sorte d’emportement, les lança tout éparpillés dans les flammes du foyer.

« – Eh quoi ! s’écria M. de la Salvetat se précipitant.

« M. de Pierrerue le retint énergiquement au bras.

« – Vous me désobligeriez, lui dit-il, si vous ne laissiez ces pages se consumer jusqu’à la dernière.

« – Mais, balbutia le vicomte, il me semble qu’il en est plus d’une...

« – Vous vous trompez, riposta-t-il d’un ton bref, aucune ne mérite d’être sauvée.

« – Alors vous renoncez absolument à publier ce livre ?

« – Absolument.

« – Oserai-je vous demander ce que signifie cette brusque résolution.

« – Elle ne signifie rien autre chose, sinon que je manque de génie.

« – Mon ami, vous êtes coupable ; vous avez désespéré de Dieu.

« Ces paroles prononcées avec une noble tristesse, M. de la Salvetat alla vers la porte.

« – Vous me quittez ? lui demanda M. de Pierrerue, dont les gestes bizarres, la voix saccadée, trahissaient le bouleversement.

« – Adieu !

« Le marquis, s’emparant du vicomte, le ramena au milieu du salon.

« – Eh bien, non ! lui dit-il, vous ne sortirez pas que je ne vous aie dévoilé tout mon secret. D’ailleurs, pourquoi vous cacherais-je quelque chose, à vous qui fûtes le confident si discret de mes desseins, et qui, dans la longue épreuve de ces dernière années, me relevâtes de tant de lassitudes et d’ennuis. Apprenez donc que si mon esprit, épouvanté par la grandeur d’une tâche que j’eus le tort de ne pas mesurer à ses forces, recule devant la réalisation complète de l’œuvre commencée, mon cœur, plus grand que toutes les difficultés, reste fidèle à ses vieilles affections et est prêt à se rejeter dans la lutte. Il est peu d’hommes à qui Dieu accorde le génie, mon pauvre vicomte ; mais il en est beaucoup à qui il donne la volonté de l’aimer et de le servir jusqu’à la fin.

« Certes, il serait beau, comme saint Augustin, Bossuet, comme Joseph de Maistre et de Bonald, ces deux derniers Pères de l’Église, d’écrire de ces livres qui sont autant de lumières radieuses sur la route sombre de l’humanité. Malheureusement, je le reconnais, Dieu ne m’a pas fait naître semeur d’étoiles, pour employer le surnom que le pape Jean XXII donna à saint Thomas d’Aquin en le canonisant, et j’ai hâte désormais de rentrer dans l’humilité de ma véritable voie...

« Je vous l’avouerai tout d’abord je ne songe pas à attaquer la Révolution, ainsi que je le tentai tant de fois, avec l’épée. L’étude calme singulièrement mes ardeurs guerroyantes, en m’apportant la conviction qu’une seule chose gouverne et domine le monde, la parole, le verbe, si vous préférez l’expression des Livres sacrés, Jésus-Christ et les apôtres ont marché ici-bas armés de la seule parole. Vous me demandez déjà comment il me sera possible de faire entendre ma voix à mes semblables, de les convertir à Dieu et à son suprême représentant dans l’ordre matériel, le roi. J’ai mon plan, mon ami, et un petit nombre d’hommes suffiraient à son triomphe.

« – Comptez-moi parmi ces hommes, interrompit M. de la Salvetat.

« M. de Pierrerue, s’abandonnant au flot débordant de ses pensées, continua :

« – Une chose a dû vous frapper, mon ami, dans la Révolution et dans tous les mouvements politiques qui l’ont accompagnée depuis : c’est le rôle très important, quelquefois décisif, qu’y ont joué des individus absolument inconnus la veille de ces cataclysmes sociaux. D’où venaient-ils ? Nous n’en savions rien, et n’en voulions malheureusement rien savoir. Il n’en est pas moins vrai qu’ils envahirent les premières situations de l’État, et que tous, il faut bien en convenir, ne furent pas indignes de les occuper. Souvenez-vous de l’administration de Bonaparte, si intelligente et si ferme.

« Il existait donc, jusque dans les dernières couches du peuple, des forces vives qui eussent utilement servi la royauté ? Je le crois ; et la Révolution n’aurait jamais eu lieu si, avec une obstination aveugle, on n’eût négligé l’emploi de ces forces cachées.

« La Révolution ne fut qu’une explosion de capacités refoulées, et qui éclatèrent enfin sous l’effort inéluctable de leur trop grande concentration. Il y a des lois physiques qui sont aussi des lois morales. Puisqu’on avait permis à la science de sortir du cloître, il fallait prévoir qu’elle visiterait la chaumière, et dès lors appeler à soi tout manant, eût-il gardé les pourceaux comme Sixte-Quint, qu’elle avait touché de son doigt. C’est avec cette habileté souveraine que procède la constitution aristocratique de l’Angleterre : quand, parmi les classes inférieures, une tête dépasse le niveau commun, elle la prend à son profit.

« En France, on se comporta tout autrement. Durant trois siècles au moins, les rois, le clergé, la noblesse, boudèrent le peuple qui s’instruisait. Cette attitude impolitique créa, entre les petits et les grands, un énorme malentendu, lequel, aigri plus tard par la souffrance, exaspéré par la haine, aboutit à l’effroyable tempête qui nous a, il y a quelques années à peine, soulevés de terre et, comme une poignée de folle-avoine, dispersés aux quatre coins de l’horizon.

« La violence de ces temps orageux semble, aujourd’hui, avoir fait place à un état plus calme et plus régulier. Ne vous y trompez pas, mon ami : la paix n’est qu’à la surface du gouvernement, la Révolution poursuit son œuvre au fond. Par la digue effondrée en 1789, coulent toujours ces courants d’intelligence inconnus dont je vous parlais, courants qui, utilisés à propos, eussent vivifié, fécondé, rajeuni le sol, et qui, multipliant chaque jour leurs ravages, menacent de le stériliser à jamais.

« La noblesse était armée pour résister aux usurpations du peuple : elle avait un droit ancien, elle croyait à son roi, et malgré des écarts que je ne voudrais pas atténuer devant vous, elle conservait en général sa foi en Dieu. Ce dernier point est si vrai que nous avons vu bon nombre de gentilshommes, lesquels, d’ailleurs, s’étaient déplorablement signalés par leurs désordres sous Louis XV, mourir comme des saints sur la terre d’exil ou dans les luttes de la Vendée.

« Où sont les armes de la bourgeoisie ? Elle n’en a point. Elle fait sonner bien haut le mot de propriété, et compte, avec ce mot, arrêter la mer qui monte et va tout à l’heure l’engloutir. La propriété ! Mais, bourgeois stupides et lâches, votre propriété ne vous appartient pas, elle est à nous, nos pères l’arrosèrent de leur sang avant de la posséder, et vous n’avez pas même le mérite de nous l’avoir arrachée, car c’est le peuple qui fit cette intrépide besogne. Votre propriété ! vous l’avez volée deux fois, à nous d’abord, au peuple après. Il faudra la restituer à ses premiers conquérants ou à ses derniers.

« On ne saurait en douter, mon cher La Salvetat, la bourgeoisie dispersée comme une simple émeute, la noblesse et le peuple se livreront une suprême bataille. À qui reviendra le gain de cette grande journée ? Au peuple infailliblement, si, sur l’heure, nous n’entreprenons de faire, dans ses rangs, le triage des capacités inquiètes et souffrantes. Dieu cependant nous a accordé ce règne passager de la bourgeoisie comme une dernière grâce, comme une dernière chance de salut. Ce que la royauté n’a pas compris, il nous reste à le comprendre et à l’exécuter sans retard. Tout mon plan est là...

« Ne me parlez pas des difficultés, elles sont immenses, et je les vois toutes. Haussons nos cœurs au-dessus des considérations vulgaires, gonflons-les de courage, et, puisque le triomphe de Dieu et celui du roi sont au bout de nos entreprises, jetons-nous hardiment dans la mêlée.

« – Je vous suivrai partout !

« – Il faut aller à Paris. Paris est comme la place forte de la Révolution. Nous pénétrerons dans cette place et nous la ferons sauter. Louis XIV avait rêvé la centralisation de toutes les forces vives du pays ; mais, trahi par la fortune, il mourut sans réaliser son dessein. Bonaparte, plus fort que lui, servi d’ailleurs par des circonstances qui jetaient à ses pieds la France éperdue, forgea ce lien terrible qui fait de chaque département le très humble vassal de la capitale. Quelles mains solides avait cet Usurpateur ! Avec quelle énergie souveraine il les appliquait à pétrir les institutions d’un peuple !

« Pourquoi vous le cacherais-je ! Moi qui, le 20 mars 1875, tirai l’épée pour immoler Bonaparte, je ne sus jamais me défendre de l’admirer, et je l’eusse servi avec enthousiasme, si je l’eusse pu faire sans me déshonorer. Italien de race, ce Corse était homme politique à la façon d’Innocent III et homme de guerre à la façon de Jules II. Comme ces deux grands papes, qui eurent les bras assez longs pour étreindre le monde et le marquer à l’empreinte catholique, lui, il étreignit la France et lui imprima pour jamais le sceau de sa domination. Voulez-vous un trait entre mille qui vous édifiera sur l’audace inouïe de ce despote romain ? Un jour, je ne sais quel personnage commençait en ces termes une harangue officielle :

« – Sire, la France pense...

« – Monsieur, interrompit vivement Bonaparte, la France ne pense pas, je pense pour elle...

« On comprend qu’à une époque monarchique par excellence, Louis XIV ait pu dire : L’État, c’est moi 1. Mais est-il croyable qu’après le bouleversement de 89, les échafauds de 93, les tentatives désespérées de toute une nation vers la liberté, il se soit trouvé quelqu’un capable de prononcer ces paroles d’autorité : Je pense pour la France ? Quand je vous dis que cet homme était né pour être un de nos rois, et que s’il eût plu à Dieu de me le donner pour maître, je me fusse dévoué jusqu’à la mort à lui.

« Vous savez, mon cher La Salvetat, si, depuis 1815, la province a essayé de reprendre vie. Que d’agitations vaines ! de mouvements avortés ! Tant d’efforts en pure perte ont prouvé que la province, prise dès longtemps dans les mailles inextricables du vaste filet administratif inventé par Bonaparte, avait fini par étouffer. Aujourd’hui les choses en sont arrivées au point qu’un homme de quelque valeur ne peut supporter l’atmosphère somnolente et lourde des départements. Toutes les capacités émigrent vers Paris, seul point qui brille à l’horizon. J’ai entendu plus d’une fois M. de Bonald, qui regrettait cette accumulation d’intelligence, s’écrier : La France mourra d’une congestion au cerveau. Que faire à cela ? Empêchez donc les aigles et les aiglons de diriger vers le soleil l’élan superbe de leurs ailes ! Les esprits cinglent vers Paris, par la loi naturelle qui les fait tendre incessamment vers la lumière. C’est là, mon ami, que nous allons les rencontrer et essayer de les reconquérir.

« – Quand partons-nous ? demanda de la Salvetat électrisé.

« – Demain.

« – À demain donc ! répondit-il laconiquement.

« Ils se séparèrent.

« Un mois après, M. de Pierrerue se trouvait rue Saint-Dominique, installé à l’hôtel Prémians avec sa petite fille Claire et de nombreux domestiques qu’il avait amenés du Midi. M. de Nayrouse, lequel ne s’était jamais éloigné du faubourg Saint-Germain, où son nom et ses services lui créaient de grandes influences, avait préparé cet établissement des plus convenables à son ancien camarade de la Garde royale. C’est lui également qui se mit en quête d’un logement pour le vicomte de la Salvetat, et finit par lui découvrir un rez-de-chaussée très confortable, rue de Varennes, chez un de ses amis, M. Duport.

« MM. de Pierrerue et de la Salvetat, qui ne se quittaient guère, liés par une complète communauté de vues et par l’idée du même but à atteindre, passèrent les premières semaines de leur séjour à Paris, allant de ci et de là, beaucoup dans le monde de la noblesse, un peu dans celui de la bourgeoisie qu’avec une obligeance du meilleur goût leur avait ouvert M. Duport.

« Ils employaient de longues heures à flairer les hommes d’affaires et les hommes de loisirs, se demandant si, parmi eux, il en était quelques-uns capables d’entrer dans la conspiration qu’ils ourdissaient secrètement contre le siècle, et de se donner tout entiers au grand œuvre de la contre-révolution.

« L’épreuve fut pénible et le résultat médiocre. Malgré son éloquence chaleureuse, M. de Pierrerue ne parvint à persuader qu’un petit nombre de personnes, encore fallut-il se contenter d’une promesse de subsides, car toutes refusèrent d’entrer comme partie efficiente dans l’organisation de son vaste plan.

« – Le gouvernement pourrait les prendre pour des ennemis de l’État et les inquiéter... On voulait vivre tranquille... On...

« Le marquis de Pierrerue, cet homme plein de vaillance et d’audace, sentit le rouge de la colère lui monter au front, quand il entendit un gentilhomme lui avouer sans honte que le gouvernement du duc d’Orléans lui faisait peur. À la longue, il dut se résigner et accepter ce qu’on lui offrait. C’est dans un moment où, près de succomber sous l’égoïsme de sa propre caste, sourde à sa parole et à son cœur, il laissait déborder en mots amers tout le désespoir de son âme, que des mains généreuses s’abattirent brusquement dans les siennes. M. de Nayrouse, M. Duport, M. le duc de Roquefeuil étaient conquis. Ils mirent leur activité au service du marquis de Pierrerue, et la Société de secours intellectuel fut fondée. – On était vers la fin de 1835.

« En arrivant à Paris, M. de Pierrerue n’avait pas négligé d’aller voir sa sœur. Il se passait peu de jours qu’il ne frappât à la porte des Carmélites. Il retournait d’autant plus volontiers au couvent de la rue d’Enfer que, sans parler des conseils qu’il recevait de Claire-Antoinette, conseils si nécessaires à la réalisation de son entreprise, il prenait un vrai plaisir à s’égarer dans les milles ruelles étroites du quartier Latin. Là, il établirait son champ de bataille. Ce serait du haut de cette montagne Sainte-Geneviève, toute fourmillante d’intelligences matées par la pauvreté, que bientôt il déclarerait la guerre aux institutions politiques de son pays. Tous les jeunes gens pris dans les rets de la gêne, et qui, faute de ressources, risquaient de voir leur avenir avorter piteusement, lui appartiendraient.

« Il délivrerait de la misère des multitudes d’âmes, les enchaînerait par la reconnaissance, puis les opposerait aux envahissements de la Révolution. Il ne tenterait rien pour détourner les hommes que Dieu lui enverrait de leurs aptitudes naturelles : le médecin, l’avocat, l’artiste, le savant suivraient librement la voie dès longtemps choisie. Il se réserverait seulement le droit de faire à chacun d’eux du bien, beaucoup de bien.

« Avec l’idée que le marquis de Pierrerue avait conçue de la nature humaine, la taillant tout entière sur son patron, il croyait pouvoir compter sur la générosité de ses enfants. Plus d’un peut-être, le jour de la lutte venu, déserterait son devoir. Qu’importe ! Les plus intelligents lui resteraient, car pour lui toute grande intelligence supposait un cœur égal, et, avec cette poignée d’esprits supérieurs, il relèverait l’autorité de Dieu et l’autorité du roi.

« Cependant, des renseignements pris, avec autant de discrétion que de finesse, aux secrétariats des diverses facultés, dans quelques hôtels garnis, à l’administration du Mont-de-Piété et jusque chez ces hommes d’affaires suspects où les étudiants contractent de difficiles emprunts, avaient mis la Société naissante sur la piste de quelques jeunes gens pauvres, dont la situation réclamait des, secours immédiats. M. de Pierrerue était heureux. Il eut le tact admirable de faire agréer ses services sans froisser aucune susceptibilité et installa ces premiers adhérents à son œuvre dans une maison du faubourg Saint-Jacques qu’il avait louée et aménagée tout entière à ce dessein.

« C’est vers cette époque, mon cher Théven, que, sur la recommandation de M. de Nayrouse, Grippon fut agréé comme agent secret de la Société. Grippon, fils d’un vieux serviteur de M. de Nayrouse, sortait à peine du séminaire de Saint-Nicolas, où les scrupules les plus honorables ne lui avaient pas permis de rester. La mission qu’on lui confiait était des plus délicates ; mais on le savait doué d’une intelligence pénétrante, d’un caractère souple et sa profonde piété ne pouvait laisser aucun doute sur le zèle qu’il déploierait dans une entreprise où le nom de Dieu se trouvait mêlé. Grippon se comporta si bien, en effet, il fit de telles battues à travers les ruelles de la montagne Sainte-Geneviève, il usa de tant d’habileté pour s’insinuer dans ces mille endroits douteux où les jeunes gens désœuvrés, – pour certaines natures nerveuses et fines, la paresse n’est souvent que la conséquence de la pauvreté, – prennent l’habitude de se réunir, que, vers les premiers jours de 1836, pas une chambre ne restait vide dans la maison du faubourg Saint-Jacques.

« Vous devinez la joie des organisateurs de la Société : elle fut immense. Je ne veux pas négliger de vous dire que tout l’honneur de ce résultat important ne revenait pas à Grippon. Sans parler de l’activité déployée par MM. de Nayrouse, de la Salvetat, Duport, de Roquefeuil et tout particulièrement par le marquis de Pierrerue, lequel, pour faire des prosélytes, se condamnait à suivre assidûment les cours de la Sorbonne, du Collège de France, de l’École de médecine, de la Faculté de droit et même ceux du Jardin des Plantes, il fut donné à un homme, qu’aucun lien n’attachait à la Société, d’avoir sur ses débuts la plus heureuse influence. Cet homme, qui depuis nous a rendu de signalés services, mérite que je vous cite son nom : il s’appelle Wasmus ! Il tient un petit cabinet d’affaires rue Gît-le-Cœur, et se trouve placé mieux que personne pour connaître les misères des jeunes gens. Bien qu’israélite, Wasmus pratique les bonnes œuvres, et M. de Pierrerue, comme Grippon, vous rapporterait de lui des traits de charité tout à fait dignes d’un chrétien. Du reste, il m’a plus d’une fois promis de ne pas mourir sans abjurer l’erreur où il est né.

« Peut-être désirez-vous connaître l’organisation intérieure de la maison du faubourg Saint-Jacques. Il n’y avait rien là qui rappelât le collège, encore moins le séminaire, où la discipline est empreinte d’une grande sévérité. Les jeunes gens rassemblés dans cette retraite, de tous les points de Paris, n’étaient soumis à aucune sorte de règle. Sauf une cloche, que le concierge ébranlait tous les matins à six heures pour inviter les travailleurs à reprendre leur besogne, les enfants de la Société n’entendaient nulle voix pour les morigéner et leur rappeler leurs devoirs de chaque jour. Encore pouvaient-ils ne pas obéir à cet avertissement de la cloche et prolonger leur sommeil à leur fantaisie.

« – Avant toute chose, leur avait dit un jour M. de Pierrerue, pas de gêne et pas de contrainte. Il faut, ici, être soi-même, absolument soi-même.

« C’était sur cette liberté entière laissée à chacun que notre marquis avait compté pour faire la connaissance intime des hommes qu’il méditait de s’attacher. Dans ce dessein, il s’était également réservé, au rez-de-chaussée de l’hôtel Prémians, un vaste salon de réception. Tous les samedis, ce salon s’ouvrait après le dîner et M. de Pierrerue, qui avait prié à ces modestes soirées ses pensionnaires du faubourg Saint-Jacques, les accueillait avec une bonté, une distinction touchantes. Ils ne venaient pas tous, car on pouvait encore décliner ces invitations ; mais je dois le dire à l’honneur de cette jeunesse intelligente et cordiale, le plus souvent elle se trouvait là au grand complet.

« On prenait le thé et l’on causait. M. de Pierrerue touchait avec prédilection aux sujets de politique générale, M. de la Salvetat glissait un mot sur les choses de la littérature et de l’art, M. de Nayrousse faisait de piquants récits militaires. Quant au duc de Roquefeuil, les fonctions ministérielles que, par deux fois, il avait remplies sous la Restauration, lui permettaient de parler de l’administration en parfaite connaissance de cause, et l’on écoutait avec déférence et curiosité. Il n’est pas jusqu’à M. Duport, ancien banquier du roi Louis XVIII, qui ne réussît à captiver l’attention en traitant, avec une hauteur de vues peu commune, les questions de finances, si intimement liées de nos jours à la vie des États.

« Faut-il ajouter que le respectable abbé Pradal, à qui je dus plus tard de connaître le fondateur et les organisateurs de la Société de secours intellectuel, manquait rarement de prendre la parole, lui aussi, et d’intéresser l’assemblée. Le père Pradal était prêtre instruit, il appartenait à cette maison.

« Après un apostolat de vingt ans dans nos missions de la Cochinchine, des infirmités précoces l’avaient contraint à rentrer en France, et il s’était associé, comme il m’associa par sa mort, à l’œuvre de M. de Pierrerue.

« La plupart des jeunes gens réunis au faubourg Saint-Jacques, stimulés par la noble ambition de se suffire à eux-mêmes, poussaient activement leurs études. Dans l’espace de cinq ans, quarante d’entre eux avaient déserté la retraite ouverte par notre marquis et s’étaient lancés dans diverses carrières. Deux exerçaient la médecine à Paris ; quatre, recommandés par M. de Roquefeuil, étaient entrés dans la haute administration ; deux écrivaient dans les journaux ; un avait été nommé substitut et était attaché en cette qualité au parquet de la Seine ; six étaient inscrits au Palais comme avocats stagiaires ; cinq avaient pris des grades dans l’Université ; trois avaient franchi le seuil de l’École polytechnique ; enfin, d’autres étaient partis pour la province, où les attendaient des situations honorables.

« M. de Pierrerue se séparait de ses enfants avec un extrême chagrin : en les embrassant, il était profondément ému. La pensée seule du service qu’il rendait à la société, en lui donnant ces jeunes hommes, qui la guideraient un jour dans les sentiers de la justice et du droit, avait le pouvoir de rasséréner son âme troublée.

« – Allez, leur disait-il, et n’oubliez pas que je vous ai armés pour un combat.

« Un soir de décembre 1840, le marquis, assis au coin de son feu, escomptait délicieusement dans son esprit les énormes bénéfices que la France allait bientôt retirer de son institution, quand Grippon entra brusquement. L’homme d’affaires tenait à la main un registre ; il l’ouvrit, et, sans mot dire, le plaça sous les yeux de M. de Pierrerue, qui recula par un mouvement d’effroi.

« – Est-ce possible ? s’écria-t-il.

« – Les chiffres sont exacts, dit Grippon.

« – Quoi ! nous aurions dépensé sept cent mille francs en moins de cinq ans ?

« – Sept cent huit mille trois cent vingt-trois francs quarante-cinq centimes.

« – Mais c’est plus de cent quarante mille francs par an.

« – Je prie monsieur le marquis de remarquer que le nombre de nos pensionnaires s’est élevé progressivement jusqu’à soixante, et qu’il n’a jamais, sauf dans les premiers jours, été moindre de vingt-cinq. Si, aux dépenses nécessitées par l’entretien à peu près complet d’une moyenne de cinquante jeunes gens, pendant cinq ans, vous ajoutez les achats de livres, d’habits, de chaussures, de choses de toutes sortes ; surtout si vous n’oubliez pas les sommes, s’élevant à près de cent cinquante mille francs, données sur votre ordre exprès à des malheureux à qui leur situation d’hommes mariés ou leur âge ne permettait pas de venir au faubourg Saint-Jacques, vous trouverez que je ne me suis, en aucune circonstance, départi d’une sévère et stricte économie. Du reste, les comptes sont en règle ; et vous pourrez vérifier à votre aise...

« – C’est bien, Grippon, j’aviserai. Venez me voir demain. »

« Il le congédia brusquement.

« Quand Grippon fut sorti, M. de Pierrerue éprouva comme un frisson d’épouvante. Pour la première fois, il se sentait étreint par la nécessité, et il avait peur. Lui faudrait-il renoncer à son œuvre ?

« Il bondit et marcha vers la porte du salon.

« Où allait-il ?

« Il partait de ce pas pour le bas Languedoc. Il vendrait son domaine de Pierrerue, ses fermes de Boissezon, tout ce qu’il possédait sous le ciel... Mais que valait son bien ?

« Il se rassit, prit une plume et traça quelques chiffres à la hâte. Comme produit de son addition, il trouva quinze cent mille francs. Il défalqua de cette somme trois cent mille francs hypothéqués déjà sur ses terres du Minervois, et obtint douze cent mille francs.

« – Avec cela, et les dons de mes amis, la Société, se dit-il, vivra quinze ans encore. Dieu ne permettra pas que le règne de la bourgeoisie se prolonge au delà de ce terme.

« Sa pensée, intime et persistante, était qu’il tentait une entreprise hérissée de difficultés insurmontables pour un seul homme, mais dont la royauté légitime, que la France rappellerait prochainement, poursuivrait la complète réalisation. Alors le budget de l’État ferait ce que n’avaient pu des ressources individuelles et la Révolution serait vaincue.

« Il réfléchit longuement, et ses plans se modifièrent. Il irait toujours dans le Midi ; mais, au lieu de vendre tout, il aliénerait seulement sa terre de Pierrerue et les fermes environnantes. Quant au domaine de Boissezon, constitution dotale de sa femme défunte, il appartenait à sa fille et il le lui conserverait intégralement. Toutefois, en examinant de plus près les obstacles dont se trouvait encombré son chemin, il comprit qu’il serait imprudent de quitter Paris tout de suite. Que deviendrait, durant son absence, la Société, en proie déjà au besoin ? Il fallait, par un emprunt ou par un appel aux organisateurs, mettre la maison du faubourg Saint-Jacques à l’abri de toute nécessité, et s’en aller après battre monnaie au pays minervois.

« Un emprunt ! la chose lui paraissait difficile, l’hypothèque rongeant son bien.

« Il se tourna du côté de ses amis.

« Puisque, sur les sept cent mille francs dépensés, M. de la Salvetat avait fourni cent cinquante mille francs, M, Duport cent mille, M. de Nayrouse cinquante mille, M. de Roquefeuil cinquante mille, le faubourg Saint-Germain cinquante mille, en tout quatre cent mille à eux tous, ils pourraient bien réaliser, peut-être, une soixantaine de mille francs. Il n’en fallait pas davantage pour attendre le fruit des ventes qu’il comptait effectuer.

« Réfléchissant que la fortune de M. de Nayrouse était fort médiocre, que le duc de Roquefeuil avait plusieurs enfants et par conséquent n’était pas libre ; que le vicomte de la Salvetat, dont les propriétés avoisinaient Pierrerue, se trouvait, quant à leur aliénation, dans un cas tout aussi fâcheux que le sien, il écrivit à M. Duport, le seul des organisateurs qui, dans la crise actuelle, fût à son avis en mesure de sauver la Société. Sans lui révéler les motifs de l’entretien qu’il lui demandait, il l’invitait à passer, le lendemain dans la matinée, à l’hôtel Prémians.

« La nuit du marquis fut agitée. Il se leva de bonne heure, et, plongé dans un fauteuil, chercha des arguments capables de convaincre M. Duport. Il en tenait un qui lui sembla décisif, et, pour frapper plus vivement l’esprit de son homme, il s’évertuait à en développer toutes conséquences logiques, quand la porte de sa chambre à coucher s’entrebâilla doucement.

« Grippon entra.

« L’épanouissement du visage de ce fidèle serviteur trahissait je ne sais quelle joie singulière.

« – Qu’y a-t-il ? demanda M. de Pierrerue.

« – Je suis sûr que mes révélations d’hier au soir ont un peu troublé le sommeil de monsieur le marquis ? dit Grippon souriant.

« – En effet, j’ai mal dormi.

« – Eh bien ! moi de même, monsieur le marquis. Mais, j’en ai la confiance, l’un et l’autre nous dormirons mieux la nuit prochaine.

« – Vous avez donc découvert de l’argent ?

« – Cent mille francs.

« – Cent mille francs !... Et chez qui ?

« – Chez Wasmus, chez mon ami Gaspard Wasmus.

« – Expliquez-vous, mon cher Grippon.

« – Je savais que des familles très honorables confient journellement à Wasmus de fortes sommes pour les placer sur première hypothèque. Ne pouvant fermer l’œil de celle nuit, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, j’ai tout à coup pensé à Wasmus.

« S’il voulait, me suis-je dit, M. le marquis, dont de brusques embarras viennent compromettre l’œuvre, aurait le temps, sans rien exposer, de se placer au-dessus de difficultés pressantes. – J’ai sauté à bas de mon lit, et, à tout hasard, j’ai couru rue Gît-le-Cœur.

« Tout d’abord, Wasmus a fait le difficile. La terre de Pierrerue, grevée de trois cent mille francs, l’effrayait pour ses clients, gens timides et soupçonneux.

« Enfin, j’ai eu raison de ses scrupules, et si sous le voulez, monsieur le marquis, cent mille francs seront aujourd’hui même à votre disposition.

« – Si je veux !

« – Dans ce cas, on pourra faite dresser les actes ?

« – Allez, mon cher Grippon, allez, et merci !

« Quand M. Duport arriva, M. de Pierrerue, dans une explosion de franchise, s’ouvrit à lui de tous ses ennuis. Mais en même temps il lui fit connaître le secours que venait de lui prêter son homme d’affaires et ses plans ultérieurs de vente, pour parer d’une manière définitive aux exigences de la situation.

« – Ne vendez pas, lui dit M. Duport, moi je puis encore quelque chose pour notre Société.

« Alors, non moins sincèrement que M. de Pierrerue, il étala, en entrant dans quelques détails, sa position de fortune.

« La fameuse maison de banque des frères Barthélemy et Alexandre Duport, établie rue Chantereine, dans l’hôtel même où, sous le Directoire, tint sa cour Joséphine de Beauharnais, après quinze ans d’une prospérité sans exemple sous l’Empire, avait, dès les premiers jours de la Restauration, commencé à connaître les revers. Les manieurs d’argent ne devraient pas avoir d’opinions politiques.

« C’était du reste l’avis d’Alexandre Duport, le cadet des deux frères ; malheureusement l’aîné, celui, mon cher Théven, qui vous a montré la porte de cette chambre intimement flatté de ce que Louis XVIII, ayant besoin de trois millions, avait daigné s’adresser à lui, s’était tout de suite donné sans réserve à la cause des Bourbons. Il ne se passait pas de semaine qu’il ne parût aux Tuileries, où M. de Blacas, confident secret de tous les petits besoins du roi, lui faisait un accueil presque affectueux.

« Je ne répondrais pas qu’à cette époque de sa vie, Barthélemy Duport, moins religieux qu’aujourd’hui et par conséquent moins disposé au mépris des grandeurs humaines, n’ait caressé l’espoir, au bout de tant de sacrifices si généreusement accomplis, d’entrer à la Chambre des pairs. Quoi qu’il en soit, ses relations avec le Château étaient de plus en plus funestes à sa caisse. Des multitudes de gentilshommes, revenus en France dans un état de gêne extrême, après avoir rempli de leurs plaintes les antichambres des Tuileries, s’accrochaient à Barthélemy Duport, implorant quelques avances qu’ils couvriraient prochainement, soit avec leur part prise sur l’indemnité des émigrés, soit avec les revenus de leurs biens, qu’on ne pouvait manquer de leur restituer. Naturellement, à la vue de ces nobles besoigneux et avides, Alexandre Duport poussait les hauts cris et rappelait obstinément à son frère que la Charte ayant garanti la vente des biens nationaux, il n’était au pouvoir de personne de déposséder les propriétaires actuels. Mais Barthélemy, souriant, répondait que le serment du roi avait été une nécessité politique ; que ce serment imposé, dépourvu conséquemment du caractère d’un acte libre, n’obligeait pas le roi ; que la pensée intime du roi, – il le savait par M. Blacas, – était de revenir sur la plupart des actes accomplis par la Révolution. L’opération était audacieuse, mais il en garantissait les bénéfices : ils seraient immenses.

« Ses prévisions le trompèrent.

« Dès 1820, les frères Duport avaient encaissé la dette royale ; mais c’était tout au monde si, sur près de quatre millions avancés aux émigrés, on avait pu effectuer la rentrée de trois cent mille francs. Atteinte mortellement par ce coup, la maison de banque de la rue Chantereine agonisa pendant dix ans, et la révolution de 1830 la mit en complète liquidation. Quand, les valeurs de toute espèce réalisées et l’hôtel vendu, Alexandre Duport vit que de neuf millions, – inventaire de janvier 1814, – il leur restait pour toute fortune, à son frère et à lui, six cent mille francs seulement, il tomba à la renverse sur une chaise et ne se releva plus. L’apoplexie l’avait foudroyé.

« – Il vous reste donc six cent mille francs ! demanda M. de Pierrerue, qui avait écouté haletant le long récit de M. Duport.

« – Non, cinq cents. Ne vous ai-je pas donné cent mille francs !

« – Et combien comptez-vous me donner encore ?

« – Laissez-moi de quoi vivre honorablement, et prenez le reste.

« – Vous faut-il beaucoup pour vivre honorablement ?

« – Je suis déterminé aux derniers sacrifices pour notre Société.

« – Vous avez un cheval, je crois !

« – Les médecins m’ont recommandé l’exercice du cheval. J’ai acheté une bête, et je fais chaque jour une promenade au Bois.

« – Croyez-moi, mon ami, rien n’est plus favorable à la santé que les longues marches. Vendez votre cheval, c’est une dépense inutile. Tenez, je suis moi-même résolu aux plus grandes économies. L’appartement que j’occupe à l’hôtel Prémians me coûte huit mille francs. C’est trop cher. J’achèterai prochainement une maisonnette que j’ai vue rue du Puits-qui-Parle, et je m’y installerai avec deux domestiques seulement. Que voulez-vous ? le but que nous poursuivons nous expose à des privations pénibles. Mais n’est-il pas vrai que vous êtes homme à ne pas reculer devant les plus dures ?

« – Je ne reculerai point.

« – Alors, comptez-y, je ne serai pas longtemps sans frapper à votre bourse.

« – J’y compte, répondit M. Duport.

« La Société de secours intellectuel échappait à peine à ces premiers embarras pécuniaires, quand, le père Pradal étant mort, M. de Pierrerue me proposa de le remplacer. Tout d’abord, il ne fut question entre nous que de continuer les leçons de catéchisme que le père Pradal avait commencé de donner à la petite Claire. Mais bientôt, sortant de sa réserve, le marquis me parla de sa fondation du faubourg Saint-Jacques, et me fit l’honneur de solliciter mon concours. Je ne me fis pas prier, non que je partageasse toutes les convictions de M. de Pierrerue, dominé par des théories politiques et sociales fort contestables, mais son entreprise me paraissait grande, religieuse, sainte, puisque, sans me préoccuper du but final qu’on prétendait lui assigner, elle restait une œuvre de charité supérieure, comme on n’en avait peut-être jamais tenté.

« Je promis donc ma coopération, et je la promis entière.

« Du reste, en ce moment, la Société de secours intellectuel était en pleine prospérité. Non seulement les ventes effectuées dans le Midi par M. de Pierrerue et les versements réitérés de M. Duport avaient permis d’ouvrir de nouvelles chambres au faubourg Saint-Jacques, mais les sommes recueillies un peu partout, dans le faubourg Saint-Germain particulièrement, par MM. de Roquefeuil et de Nayrouse, étaient venues apporter à cette œuvre, déjà si compliquée, un complément qui avait paru indispensable à M. de Pierrerue.

« Ce complément était l’établissement, à Montrouge, d’une maison destinée à recevoir ceux que le marquis appelait les Invalides du travail intellectuel.

« Ce fut après une séance publique de l’institut, où il avait vu toutes les académies réunies, qu’était née dans l’esprit de M. de Pierrerue, je devrais dire dans son grand cœur, la pensée généreuse et noble d’ouvrir un asile aux vieux savants et aux vieux artistes pauvres.

« Ceux-ci, s’était-il dit, promenant ses regards sur tant d’hommes célèbres assemblés, ceux-ci sont satisfaits : ils ont atteint le but de tous les efforts de leur vie. Mais combien sont restés à la porte de ce palais, qui étaient dignes d’y pénétrer, et qui peut-être à cette heure manquent de pain ! »

« Il était sorti sans entendre la fin d’un discours de M. de Chateaubriand, et était parti à la recherche de ses Invalides. Vers la fin de 1842, la retraite de Montrouge avait reçu trente-cinq pensionnaires.

« Faut-il, maintenant, mon cher Théven, après vous avoir raconté si longuement la création de tant de grandes choses, vous rapporter, dans les mêmes détails, la série de catastrophes qui ont en quelque sorte anéanti l’œuvre de M. de Pierrerue ?

« Hélas ! je n’aurai pas le courage de m’arrêter longtemps à ce pénible sujet. Qu’il vous suffise de savoir qu’en 1846 les maisons du faubourg Saint-Jacques et de Montrouge furent vendues, et que tous nos efforts réunis, sans oublier ceux de Grippon et de M. Wasmus, ne purent rien pour les conserver.

« Notre institution aurait expiré le jour même où le papier timbré dispersa nos enfants et nos vieillards, si la comtesse de Prémians, déjà liée à notre œuvre par des dons nombreux, ne fût accourue pour la sauver.

« Madame de Prémians, usufruitière de la fortune de son mari, – cent mille francs de rente environ, – verse, depuis 1846, cinquante mille francs tous les ans dans notre caisse épuisée. C’est par cette aumône généreuse et par les maigres appoints du fondateur et des organisateurs que la Société de secours intellectuel continue à réaliser quelque bien. Pourquoi aurais-je la fausse modestie de vous cacher que moi-même j’ai vendu dernièrement une petite ferme, le toit paternel, que je possédais en Bretagne, du côté d’Audierne ! »

Mgr Tamisier se recueillit un moment.

Il reprit :

« Mon cher enfant, vous connaissez toute la vie de M. de Pierrerue et, à moins d’obscurité dans mon récit, vous savez à quel homme vous avez affaire. Il en est peu dont le caractère soit plus droit, le cœur plus noble et plus chaud. Peut-être M. de Pierrerue, dont les plus douloureuses épreuves n’ont pu guérir les illusions politiques, vous a-t-il entretenu déjà de ses plans d’avenir social et de rôle qu’il vous réserve dans leur réalisation plus ou moins prochaine. Ne vous effrayez pas. L’homme est si faible que, lorsqu’il prend envie à Dieu de le pousser vers quelque dessein sublime, il a soin d’exalter son âme jusqu’aux extrêmes limites de la raison.

« Cette exaltation, que connurent les Apôtres, cache à l’élu du ciel les obstacles qui l’eussent empêché d’agir, et il accomplit des miracles. Si notre marquis, après 1830, eût abdiqué la passion qui le dévore, il n’eût pas donné la vie intellectuelle à tant d’êtres si heureux de la posséder. Qui peut dire du reste que M. de Pierrerue se soit absolument trompé, et que, s’il lui eût été permis de poursuivre son œuvre, il n’eût pas créé de sérieux obstacles à la marche continue de la Révolution ? »

 

 

 

Ferdinand FABRE.

 

Paru dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

5e série, tome 1er.

 

 

 

 

 

1. En fait, ce mot attribué à Louis XIV compte parmi les nombreuses paroles légendaires auxquelles l’historiographie moderne n’accorde aucune authenticité. Sur ce sujet, voir notamment Les beaux mensonges de l’histoire, par Guy Breton, Le Pré aux Clercs, 1999. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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