Le fantôme de la roche

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

FAUCHER DE SAINT-MAURICE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

 

SEUL !

 

 

Il y a déjà huit mois que ma pauvre grand’mère est morte ; et si pendant tout ce temps-là l’oubli et le cimetière creusent silencieusement leurs ruines, moi j’y pense toujours avec amour.

Je la revois encore au fond de ma chambre, aimable, souriante et belle sous son diadème de cheveux blancs, me regarder de son œil gris et serein ; et, s’appuyant sur sa petite canne de frêne, gagner tout doucement, clopin-clopant, le grand fauteuil en cuir de Russie d’où elle savait causer avec tant d’esprit et d’indulgence sur les douces choses d’autrefois et sur les curieuses absurdités du temps présent.

Pauvre grand’mère ! dire que vous nous avez quittés depuis huit longs mois, et cela, malgré toute notre tendresse et tous nos petits soins ! Le canapé où vous êtes morte est encore là, triste et solitaire, en face de votre causeuse à peine refroidie, et pourtant, rien qu’à regarder ces objets que vous aimiez tant et qui respirent encore votre vie, il me semble entendre votre voix claire et sympathique me raconter les légendes et les histoires de jadis.

Je suis seul, ici, ce soir, grand’mère. Il vente dehors et la pluie tombe froide et serrée au cimetière.

Allons ! revenez auprès de moi : tisonnez le feu qui s’éteint et asseyez-vous là, bien en face de moi. Personne ne vous dérangera ; j’ai fermé ma porte à tous les bruits du dehors. Causons en doux tête-à-tête, et contez-moi une longue histoire bien horrible, telle que celle du Fantôme de la Roche.

Elle me faisait si peur dans le temps ! vous en souvenez-vous, grand’mère ?

 

 

 

 

II.

 

 

À CRÉDIT.

 

 

– Si je m’en souviens de la légende du Fantôme de la Roche ? Je le crois bien ! Sans cela, il faudrait être ignorante de ses traditions de famille, et chez les Fraser on se la lègue de père en fils, depuis plus de cent ans.

Je veux bien t’en faire part ; car pour toi aussi, enfant, il arrivera ce jour où il te sera donné de voir le terrible Fantôme de la Roche.

Autrefois, j’avais un grand-oncle qui vivait dans la rue de Notre-Dame. Cela était en 1764, et tu vois que ça ne date pas d’hier.

La basse-ville était alors le quartier le plus aristocratique de ce cher vieux Québec, qu’on commence à me démolir.

Il nous quitte pierre par pierre, et bientôt il n’en restera plus rien que ses rues étroites et tortueuses, et son cap gris, tout triste de se voir veuf de ses canons. Déjà s’en vont ses vieilles portes dont on était si fier autrefois ; elles gênent la circulation, paraît-il, du moins M. le Maire nous l’assure, et il faut bien déranger ces niches poussiéreuses où dort silencieusement notre histoire, pour laisser passer deux voitures de front.

Ah ! les vieillards sentent bien qu’ils sont de trop maintenant : les jeunes le leur disent tous les jours en se laissant mourir jeunes ; et puisqu’il est bien vrai que les vieilleries ont fait leur temps, je dois bientôt me préparer à partir moi-même.

– Mon grand-oncle demeurait donc dans la rue Notre-Dame.

Je ne l’ai connu que par les récits de mon père ; mais c’était, m’a-t-il dit, un beau vieillard, large d’épaules, l’œil vif, les cheveux grisonnants, qui jadis avait été capitaine dans les « Montagnards de Fraser ». C’était un de ceux qui avaient eu pour triste mission d’aller incendier Saint-Joachim. Là, il s’était querellé avec le cruel Montgomery et, comme tout le monde savait qu’il s’était montré humain, il réussit à captiver le cœur de ma grand’tante, et tous deux s’étaient mariés après la signature de la paix.

L’ordre était alors arrivé de licencier le régiment, et, comme le ménage n’était pas riche, chacun avait réuni ses modestes ressources, ce qui servait à faire fructifier un petit commerce qui allait tant bien que mal. De temps à autre, une poule glissait dans le pot-au-feu, et que pouvaient-ils demander de plus en ces temps de gêne ? Dans cette rue, ils vivaient sans faste, sans bruit, craints et respectés par tout le quartier ; car si le capitaine Fraser était honnête homme, il en exigeait autant de tous ceux qui l’approchaient, et, pour être plus certain de son coup, il ne faisait jamais crédit.

Or, un jour, l’oncle Augustin était debout à la porte de son échoppe, la main passée chaudement dans la large ceinture en laine fléchée qui lui serrait la taille, selon la mode du temps.

Il faisait froid ; c’était en automne, et sans doute le capitaine Fraser songeait que vers cette époque il chassait autrefois le chevreuil dans ses rudes et chères montagnes d’Écosse si lointaines maintenant, et pourtant si présentes à sa mémoire.

Autour de lui cheminaient en bandes joyeuses les gais voyageurs, qui s’en allaient passer l’hiver à trapper et à courir les bois et les solitudes de l’Ouest. Ce soir-là même, les bateaux devaient partir pour hiverner à Montréal : les anciens avaient pronostiqué une saison longue et giboyeuse, et chacun allait retenir son passage, tout en chansonnant en chœur :

 

          – V’là l’automne qu’est arrivé :

          Tous les voyageurs vont monter ;

          Nous n’irons plus voir nos blondes.

          Dans les chantiers nous hivernerons !

          Dans les chantiers nous hivernerons !

 

Certes, il faisait bon de voir tous ces braves gens partir comme cela, le cœur gai, le sourire aux lèvres ; et, tout en se disant cela, mon oncle se frottait les mains et murmurait :

– Ils ont bien raison d’être joyeux, ma foi ! le travail les attend là-bas, tandis que voilà la morte-saison qui arrive pour moi. Il faudra que je dise ce soir à Jeanne de mettre en bouteilles ce vieux whisky écossais que m’a envoyé mon cousin Malcolm. Quel plaisir n’aurai-je pas cet hiver à les déboucher une par une, en compagnie du vieux capitaine de Lacorne, qui prétend toujours que le Canada a été vendu par de Vergor, au lieu d’avoir été conquis par Wolfe. Ah ! ah ! je vois d’ici le chevalier cligner finement de l’œil, tout en emplissant son verre d’un bon doigt, puis y verser doucement l’eau chaude en disant :

– Saprelotte ! qu’il fait froid dehors ! Brrrr ! à votre santé, capitaine Fraser !

Il en était là de son monologue, lorsqu’un voyageur, se détachant du groupe qui flânait au coin de la rue, s’en vint timidement vers mon oncle, qui riait tout seul en lui-même, rien qu’à songer aux douces joies de son logis.

– Bonjour, capitaine Fraser, lui dit-il, tout en ôtant respectueusement son bonnet de fourrure.

– Bonjour, l’ami ! qu’y a-t-il pour votre service ?

– Vous m’avez donc oublié, capitaine Fraser, puisque vous ne me tutoyez plus ?

– Pardine ! il vient tant de monde à mon magasin que cela serait encore très excusable. Allons, approche ici, que je te reconnaisse !

Le voyageur s’avança vers le capitaine, qui lui frappa joyeusement sur l’épaule en disant :

– Tiens ! tiens ! cet excellent Martial Dubé que j’ai tiré des griffes du capitaine Goreham. Sans moi, mon homme, tu promettais d’être proprement scalpé.

– C’est très vrai cela, M. Fraser : sans vous ça y était, et l’on me rangeait dans la catégorie des trophées de guerre. Mais tout de même, ce service n’a pas été aussi grand que vous semblez le croire.

– Et comment cela, Martial ?

– C’est que, voyez-vous, capitaine, tout dans Beaumont a été brûlé et mis à sac par les « Rangers » du misérable Goreham ; aujourd’hui, il ne reste plus rien à ma vieille mère qui travaille maintenant à la journée chez des habitants. À son âge, c’est dur, capitaine ! Elle a soixante ans passés, et toute cette misère m’a forcé de partir pour courir ma chance, et essayer de lui venir en aide en montant dans les bois.

– Tu fais bien, mon garçon, et ce ne sera pas moi qui t’en blâmerai ; je connais le commandement : « Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement. »

– Oui, oui, je le connais, moi aussi, et je trouve que c’est beau comme commandement, mais comme promesse, ça ne vaut pas grand-chose, car en somme la vie n’est pas drôle.... Avez-vous des chemises de flanelle à vendre, capitaine ?

– Certainement, Martial, et des plus belles encore ; comment t’en faut-il ?

– Oh ! pas celles-là, M. Fraser, elles sont trop chères : décrochez-en de vos plus communes, et rien qu’une ; car je n’ai pas de moyens, et il me faut encore une paire de bottes sauvages, une ceinture de laine, un couteau avec sa gaine, et dire qu’il va me falloir demander toutes ces choses-là à crédit !

– Comment à crédit ! mais tu dois bien savoir, Martial, que je n’en fais jamais ; j’ai même refusé d’ouvrir un compte pour le gros colporteur Larivière, qui vend de la marchandise jusqu’en bas de Saint-Jean-Port-Joli.

– Je le sais, reprit tristement Martial, mais pour moi, vous ne me refuserez pas, M. Fraser. Regardez, je suis si pauvre maintenant ; puis, tout le monde s’accorde à dire que l’hiver va être magnifique pour la pelleterie. Vous n’y regarderez pas de si près, monsieur, et vous n’empêcherez pas un malheureux de partir pour gagner honorablement quelques sous et venir en aide à sa mère. Voyons, M. Fraser, laissez-vous attendrir !

– Mais, mon ami, si j’écoutais ainsi tout le monde, il me faudrait fermer boutique avant la fin de la semaine. Pour ne pas me ruiner, j’ai dû établir une règle sévère, et je ne puis m’en départir.

– Allons ! M. Fraser, un peu de pitié pour l’amour de Dieu : je n’ai pas d’autre garantie à vous donner que ma parole ; mais soyez sûr qu’elle vaut celle du roi de France, et mort ou vif je vous payerai ce que vous allez m’avancer !

– Si je savais que tu serais discret, je ne dis pas encore ; mais en route, on parle ; il faut bien se vanter un peu quand on n’a plus rien à se dire, et ce que je ferais pour toi, il me faudrait le faire pour d’autres. À ce compte, toute transaction serait impossible, et il n’y aurait pas de commerce pour tenir debout pendant six mois.

– Voilà les bateaux qui partent : allons ! un bon mouvement, M. Fraser ; je n’en dirai rien, je vous le promets.

– Mais si tu allais te noyer en route, Martial ?

– Je vous l’ai dit, M. Fraser ; mort ou vif, je vous paierai.

Mon oncle Augustin était un brave homme au fond. Il décrocha proprement ce que Dubé lui avait demandé, en fit soigneusement un paquet et le lui mit sous le bras, tout en lui versant un verre de rhum.

– À ton bon voyage, Martial.

– Merci, capitaine, merci : ne craignez rien, serais-je au fond du purgatoire, je reviendrais vous payer.

 

 

 

 

III.

 

 

MARTIAL PAIE SA DETTE

 

 

– Prendrez-vous du thé, chevalier ? Voyez comme il est chaud et parfumé. Si vous essayez une fois de ce breuvage, je parie que vous ne pourrez plus vous en passer.

– Capitaine, vous êtes un tentateur : vous autres, Anglais, vous ne vous méfiez pas assez des Chinois, qui se vengent de votre commerce d’opium en vous servant en retour un énervant qui entre comme base de toutes vos maladies, le spleen, par exemple.

– Un Français n’est pas autre chose qu’une agglomération de préjugés, chevalier. Je vous exempterai du thé, mais à une condition, mon vieil ami ; c’est que vous allez goûter à ce whisky que je me propose de faire mettre en bouteilles demain.

– Ah ! pour cela, volontiers : il est bon, et vaut cent fois cette guildive que l’on nous a donnée en ration sur les plaines d’Abraham. Vous vous rappelez, capitaine, le maître coup d’épée que votre serviteur vous prêta en ce jour historique ?

– Comment, si je m’en souviens, M. de Lacorne ! Sans la boucle d’argent qui retenait mon plaid, vous étiez en train de me désarticuler l’épaule ! Ah ! vous êtes aujourd’hui la cause d’une série de rhumatismes qui me tombe dessus à chaque saut de température, et vous m’avez métamorphosé en un douloureux baromètre !

– Bah ! vous avez le remède à côté du mal ; vous n’aurez qu’à choisir au milieu des chaudes flanelles de votre étalage pour vous soigner à point ; à votre santé, vieux richard !

– Vous en parlez à l’aise de mes flanelles, chevalier ! Si un marchand se servait comme cela, que resterait-il à la clientèle ? Dans le triste état où se trouve le pays, il faut économiser.

– Mais c’est vous, capitaine Fraser, qui prenez vos aises, en parlant d’un pays que vous et les vôtres avez dévasté, pillé, incendié ; puis, en fin de compte, acheté et soldé. Dieu merci, vous ne nous avez pas conquis ; car il y avait de bonnes lames ici, ajouta M. de Lacorne, en frappant distraitement sur sa jambe gauche, croyant y rencontrer encore le fourreau de sa fidèle épée d’autrefois.

– Heureusement que je la connais, celle-là ; et je parierais que c’est encore le nom de ce pauvre capitaine de Vergor qui va revenir sur le tapis. Voyons, chevalier, de grâce, calmez-vous ! Nous ne sommes pas aussi ogres que vous le croyez envers vos compatriotes, et tenez, je veux bien vous faire une confidence. Moi qui vous parle en ce moment, j’ai fait une chose qui ne m’est arrivée de ma vie ; j’ai avancé sur crédit, et cela à un Canadien français !

– Pardine la belle affaire ! nous prenez-vous pour des escrocs de New Market ; Dieu merci, nous payons nos dettes, nous ; le pays tout entier dût-il y passer.

– Vous serez toujours intraitable, chevalier, et pourtant, il va falloir m’écouter, car je me suis mis en tête de vous raconter mon histoire.

Et il se prit alors à dire à M. de Lacorne ce qu’il avait fait pour le pauvre Martial Dubé. À mesure que mon grand-oncle parlait, le chevalier laissait échapper de nombreuses marques d’assentiment ; puis, quand il eut terminé son récit, il essuya furtivement une larme, et dit en se levant brusquement :

– M. Fraser, je veux faire quelque chose pour cette pauvre vieille dame Dubé. Demain, je vous apporterai cent livres, et en attendant je vous souhaite le bonsoir.

– Hourrah ! pour le chevalier, cria le capitaine Fraser, en le reconduisant vers la porte ; je m’associerai à votre bonne œuvre, et je donnerai autant. Bonne nuit, au revoir, cher Samaritain !

Il se faisait tard, lorsque les pas du chevalier commencèrent à se perdre sur le pavé de la rue Notre-Dame. Onze heures sonnaient à l’horloge de l’épicerie du coin, et le capitaine, après avoir jeté un regard dans l’obscurité du dehors, verrouilla fortement sa porte, essuya du revers de sa manche la vitre de la petite lanterne qu’il tenait à la main, et, avant de monter se coucher, commença l’inspection qu’il faisait chaque soir, dans son magasin.

Ballots de marchandises fraîchement arrivés d’Écosse, boîtes à thé venues de Chine, mélasses et guildives des Îles, eaux-de-vie de France, toutes ces bonnes choses de son commerce défilaient tranquillement sous le rayon pacifique de la lanterne de mon oncle. Partout l’ordre régnait : la nuit promettait d’être tranquille : à la porte résonnait le pas cadencé d’une patrouille, et de temps à autre arrivait un cri de détresse, poussé par le passant attardé, que les matelots pressaient pour recruter la marine de S. M. Britannique, représentée en ce moment par deux gros vaisseaux de ligne ancrés dans la rade de Québec.

Pas un voleur ne rôdait aux environs, et l’oncle Fraser, satisfait de sa promenade nocturne, se disposait à aller se mettre au lit, lorsqu’en dirigeant un dernier rayon de lumière vers son comptoir, il aperçut assis sur un ballot, la tête tristement appuyée dans une de ses mains, son ancien client, Martial Dubé.

– Diable ! que fais-tu là, mon garçon ? balbutia la voix mal assurée de M. Fraser.

– La vie est un rêve, capitaine, et pendant que je vous parle, mon pauvre corps roule au fond de la baie de Ste Croix. Je me suis noyé à dix heures, cette nuit, et je viens vous payer, M. Fraser.

De grosses sueurs froides perlaient du front de mon oncle ; sa main tremblait, et les yeux écarquillés, il regardait le spectre avec une telle épouvante qu’il comprit ses paroles sans les entendre.

Les esprits sont ainsi faits : ils peuvent nous parler sans qu’aucun son vienne frapper l’oreille humaine.

– N’ayez pas peur de moi, M. Fraser, continua l’imperceptible voix du spectre. Les morts ne savent plus commettre le mal, et la méchanceté ne se trouve que sur la terre des vivants. D’ailleurs, je vous aime, vous le savez, capitaine ; et tout-à-l’heure, quand vous vous êtes arrangé avec M. de Lacorne pour venir en aide à ma pauvre mère, j’étais là, qui vous écoutais. Les défunts, les pauvres défunts, se mêlent constamment aux actes et aux pensées des hommes ; ils voient, comprennent et jugent tout. Leur esprit est délié de toute enveloppe matérielle, et votre bonne action me fait du bien, puisque votre générosité met à l’abri les quelques jours d’expiation que ma mère doit encore passer sur terre.

Quant à ma dette, voici comment vous serez remboursé.

J’ai laissé dans un coffre, à la Pointe-Lévy, quelques effets qui sont de bonne vente. Prenez sur le produit l’argent qui vous revient de droit, et avec le reste faites-moi dire des messes.

La voix s’éteignit peu à peu dans un murmure confus, et mon oncle, les cheveux collés sur les tempes à force d’avoir sué sous le poids de la peur, se retrouva seul dans son magasin.

La petite lanterne sourde lui montrait toujours le ballot où Martial s’était assis ; mais le mort s’était évanoui avec la voix sépulcrale, et on n’entendait plus que le trottinement des rats sous le plancher.

Alors M. Fraser regagna lentement, à reculons, la petite porte qui menait à l’escalier.

Là, il se prit à grimper les marches quatre à quatre, et quand il fut bien pelotonné sous ses couvertes, ma grand-tante l’entendit murmurer entre deux versets du De profundis :

– Ah ! ma bonne Luce ! Martial Dubé vient de me confier des choses que je ne te dirai qu’à l’heure de ma mort.

 

 

 

 

IV.

 

 

LE FANTÔME DE LA ROCHE

 

 

Depuis longtemps le corps de ce pauvre Martial Dubé s’était dissous, et avait disparu sous les vases de la baie de Ste Croix.

Les biens de la terre continuaient à combler mon oncle de leurs faveurs : la prospérité débordait autour de lui, et son commerce l’avait mis à même d’acheter une belle et grande propriété située dans le bas de Beaumont.

Là, il vivait heureux et honoré ; ses capitaux étaient utilisés de manière à ne semer que l’amour et les joies du travail. Il s’appliquait surtout à donner un véritable cours d’agriculture pratique aux paysans, et chacune des grosses récoltes qu’il engrangeait prouvait plus contre la vieille routine que n’importe quel argument. Les saines leçons qu’il avait puisées dans ses champs d’Écosse le servaient à ravir, et chaque année mon oncle s’enrichissait à vue d’œil, si l’on en croyait les belles luzernes, les blés magnifiques et les seigles de la plus belle pousse que, vers l’automne, il s’en allait gaiement échanger à la ville contre du bon or anglais.

On était alors vers le 21 octobre 1779 ; mon oncle venait d’avoir 41 ans, et comme il savait profiter de tout et ne remettait jamais au lendemain ce qui pouvait se faire la veille, il était dans son champ et donnait des ordres pour le faire labourer.

L’été des sauvages arrivait, et ce matin-là, le temps s’était révélé superbe pour la charrue et pour les bœufs. Leurs grands naseaux fumants humaient à délices les chauds effluves qui sortaient du sol : au loin la nonnette et la mésange jetaient leurs cris plaintifs dans les feuilles qui, avant de mourir, se drapaient frileusement sous leurs couleurs vives et pleines du jeu des lumières. On aurait dit qu’un souffle de printemps passait sur la prairie : l’insecte bruissait sous l’herbe jaunie, le vent était tiède, le soleil chaud, et pourtant toute cette nature allait mourir et disparaître avant un mois sous un épais linceul de neige.

La terre ressemble dans nos climats du nord à l’homme vieilli ; l’une renaît et meurt sous les baisers du soleil ; l’autre, parti de l’enfance, s’en retourne vieux et chancelant par l’enfance, et l’une est un enseignement pour l’autre.

Or, après avoir donné ses ordres, mon grand-oncle descendit vers un petit vallon, où coulait une source d’eau vive.

Il dut s’y rafraîchir. Une demi-heure après, Pierre Touchet, qui guidait les bœufs, le vit reparaître et se diriger vers sa maison.

Il était pâli et, lui qui d’ordinaire marchait si alerte et si droit, il s’en allait distraitement, la tête penchée et les deux mains derrière le dos.

Pierre crut à quelque chose d’extraordinaire et, laissant là sa charrue, il se prit à le suivre à distance pour voir ce qui allait se passer.

M. Fraser gravit lentement les marches de son perron. Sa femme était précisément à la porte qui balayait l’entrée : il la baisa au front et, décrochant le cor qui lui servait à rappeler les hommes du travail, il se prit à le sonner vigoureusement.

Debout sur le seuil de son manoir, le capitaine Fraser ressemblait à une apparition de sa jeunesse disparue.

C’était ainsi qu’il devait sonner l’hallali du cerf, au fond des gorges sauvages de ses montagnes du Morven ; calme et impassible, c’était ainsi qu’il devait redresser sa haute stature sous la pluie de balles que le Royal Roussillon et le Royal Angoulême faisaient grêler sur les rudes montagnards de son régiment, au terrible jour de la bataille des plaines d’Abraham.

Tout le monde courait à travers champs ; on les voyait venir à qui mieux mieux, croyant trouver la maison ou les bâtiments en feu ; mais le capitaine Fraser, sans répondre aux questions, sonnait toujours du cor, jusqu’à ce que Louis Vallières, le dernier arrivé, eût mis le pied dans la salle où d’ordinaire les travailleurs mangeaient.

Alors il ferma la porte, se fit apporter un fauteuil, et faisant asseoir tout le monde, leur dit :

– Mes enfants, j’ai tenu à vous réunir ici pour vous dire combien je suis heureux de vous voir tous assidus au travail et aimer l’agriculture. Continuez ; votre pain se gagnera toujours honnêtement, et vous vous assurerez une vieillesse honorée. Je n’ai pas cessé de songer à votre bien-être, et quand je ne serai plus là, mes héritiers ont ordre de vous traiter avec la même sollicitude. Maintenant veuillez me pardonner les torts que j’ai pu avoir vis-à-vis de vous ; l’homme est né pécheur, et bien des fois j’ai pu vous froisser par ma sévérité ; aujourd’hui l’heure de l’oubli est venue. Ne cessez pas d’être doux et bienveillants pour vos semblables. Tout est récompensé en ce monde, et parce que jadis je fus bon envers un nécessiteux, je viens de recevoir une grâce inespérée.

Dieu a permis que je fusse averti : au soleil couchant, je dois mourir.

Martial Dubé m’est apparu sur la roche du vallon ; il m’a dit que tout était fini, et je n’ai que le temps de me préparer. Attelle au plus vite, Touchette ! et va chercher M. Duchesnau, notre curé.

Pierre se mit en route pendant que tout le monde pleurait, et que ma grand’tante ne savait plus où donner la tête.

Seul, au milieu de tout ce monde en sanglots, mon oncle conservait son sang-froid ; il donnait ses dernières instructions, écrivait quelques lettres à ses parents d’Écosse ; puis, quand le curé fut arrivé, ils s’enfermèrent tous deux, et Dieu seul sut ce qui se passa entre ces deux hommes. Seulement, lorsque l’abbé sortit, on m’a rapporté qu’il avait les yeux pleins de larmes, pendant que le front de mon grand-oncle rayonnait d’une sérénité angélique.

Cependant le jour baissait ; c’était en octobre ; cinq heures allaient sonner, et le soleil part vers cette heure-là. Mon oncle fit rouler alors son grand fauteuil auprès de la fenêtre qui regarde l’île d’Orléans et les Laurentides ; il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme ; puis, reposant sa main gauche dans celle de ma grand’tante, de l’autre il se prit à bénir ses enfants à genoux auprès de lui.

En ce moment le soleil plongea sous l’horizon, et mon oncle Fraser inclinant légèrement la tête, remit son esprit entre les mains du Créateur.

Depuis lors, chaque fois qu’un Fraser doit mourir, le fantôme de la roche lui apparaît.

J’aurai demain quatre-vingts ans, mon enfant, et l’heure terrible doit bientôt sonner pour moi. Mais ferme et sans peur, je l’attends sans trembler ; car, bien que je ne sache pas le latin, je commence à croire que mon père était sage lorsqu’il nous disait qu’Horace n’avait pas tort d’écrire :

– On s’attendrit davantage, et l’on devient meilleur avec les années !

 

 

 

 

V.

 

 

SEUL !

 

 

Il y a déjà huit mois que ma pauvre grand’mère est morte, et si pendant tout ce temps-là l’oubli et le cimetière creusent silencieusement leurs ruines, moi, j’y pense toujours avec amour.

Je la revois encore, au fond de ma chambre, aimable, souriante et belle sous son diadème de cheveux blancs me regarder de son œil gris et serein, et s’appuyant sur sa petite canne de frêne, gagner tout doucement, clopin-clopant, le grand fauteuil en cuir de Russie, d’où elle savait causer avec tant d’esprit et d’indulgence sur les douces choses du passé, et sur les curieuses absurdités du temps présent.

Pauvre grand’mère ! Dire que vous nous avez quittés depuis huit longs mois ! Et cela, malgré toute notre tendresse et tous nos petits soins ! Le canapé où vous êtes morte est encore là, triste et solitaire, en face de votre causeuse à peine refroidie, et pourtant rien qu’à regarder ces objets que vous aimiez tant et qui respirent encore votre vie, il me semble entendre votre voix claire et sympathique me raconter les légendes et les histoires de jadis.

Je suis seul ici, ce soir, grand’mère. Il vente dehors, et la pluie tombe froide et serrée au cimetière.

Allons ! Revenez auprès de moi ; tisonnez le feu qui s’éteint et asseyez-vous là, bien en face de moi. Personne ne vous dérangera ; car j’ai fermé ma porte à tous les bruits du dehors. Causons en doux tête-à-tête, et contez-moi une longue histoire bien horrible, telle que celle du fantôme de la roche. Elle me faisait si peur dans le temps ! Vous en souvenez-vous, grand’mère ?

Hélas ! rien ne me répond plus, et la voix aimée s’en est allée où sont les neiges d’antan.

Seul ! je reste, essayant à percer de l’œil l’avenir noir qui s’étend devant moi, jusqu’au jour où, à mon tour, je serai conforté et consolé par la bienveillante apparition du fantôme de la roche.

 

 

 

FAUCHER DE SAINT-MAURICE,

À la brunante, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net