Un drame dans le désert

 

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

H. FAURE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était encore bien loin le pays natal, et les sommets du Liban n’apparaissaient nulle part dans l’immense horizon. Hébel et Saraella marchaient depuis la veille ; et pas une oasis, pas un caravansérail ne s’offraient à leurs regards. Le désert, c’est comme l’Océan ; pas de route tracée, pas d’arbres, de forêts, ni d’habitation aucune ; mais du sable partout, des flots mouvants que le simoun fait onduler, qu’il soulève, qu’il emporte ou qu’il entasse ; des montagnes arides, qui paraissent et disparaissent, géants terribles, qui se dressent menaçants, sur les pas des voyageurs.

Hébel et Saraella étaient partis des frontières de l’Égypte, emportant avec eux tout ce qu’ils possédaient ici-bas, quelques pièces d’or, fruit de leur travail, et deux jeunes enfants que le ciel leur avait donnés, deux enfants, beaux comme les anges, et radieux comme deux fleurs épanouies qui se balancent gaiement dans un rayon de soleil. Ils étaient partis, espérant gagner en quelques jours les vallées du Liban et se fixer pour toujours dans ces belles et paisibles contrées, qui avaient vu leur berceau et réjoui leurs premiers pas, dans ces contrées, où l’air est un parfum, où le ciel toujours pur verse des flots de lumière sur les jardins plantés de vignes, d’orangers, d’oliviers et de mûriers blancs. Ils voulaient vivre heureux, sur les collines verdoyantes et solitaires de la Syrie, loin du tumulte et du bruit des populeuses cités. Et ils allaient, pleins d’espoir, gais, contents, sans regrets. L’avenir, devant eux, leur découvrait les mille enchantements de la félicité, et leurs âmes se berçaient des rêves les plus séduisants.

Mais ils marchaient sans guide, et le désert semblait s’étendre toujours et reculer devant eux les bornes désirées de ses ondes sablonneuses. Deux fois déjà les brises de la nuit avaient caressé leurs fronts et versé la fraîcheur sur leur sommeil tranquille, et le troisième jour s’était levé serein, radieux, plein d’azur, comme les jours précédents. Les vapeurs du matin flottaient, immobiles et confuses, comme un rideau de gaze tendu dans le lointain. On apercevait çà et là, sous le poids du simoun et du sable tristement inclinés, des troncs de palmiers languissants et flétris... Le soleil monta, inondant l’horizon de ses feux éclatants, les vapeurs s’évanouirent, et la vent du désert se leva, comme une brise chaude sur les flots assoupis. Hébel porta ses yeux au loin sur l’immense étendue, où l’on ne découvrait partout que le sable et le ciel, et il soupira ; puis, jetant un regard sur le front pur de ses deux enfants, une larme silencieuse humecta sa paupière...

Les provisions des voyageurs touchaient à leur fin : l’eau manquait ; et pas une oasis, pas une ombre d’espoir à l’horizon. Peut-être s’étaient-ils égarés, peut-être leur faudrait-il bien des jours encore pour atteindre le Liban ! Ils marchaient tous deux, sans rien dire, tristes, abattus, fatigués, n’osant entre eux échanger les pensées de leurs âmes toutes pleines de crainte et de pénible anxiété. Les enfants eux-mêmes semblaient pressentir le danger : plus de rires bruyants, plus de joyeux ébats. Le sable étouffait tout, jusqu’au bruit de leurs pas. Par instants, ils croyaient entendre au-dessous de leurs pieds comme le murmure d’une onde qui ruisselle. Leur oreille trompée écoutait avec ravissement gazouiller le mystérieux cours d’eau ; leurs yeux cherchaient la source et leurs mains creusaient le sable, afin de rafraîchir leur poitrine brûlante aux flots limpides du ruisseau. Cruelle déception ! le sable seul glissait sous leurs mains avides et sous leurs pieds meurtris. Mais bientôt dans le lointain apparaissait un flot de verdure. Les voyageurs surpris, joyeux, ravis, doublaient le pas, et, l’espérance au cœur, ils marchaient alertes et rapides, dévorant du regard l’oasis salutaire que le ciel clément offrait à leurs désirs. Ils marchaient plus vite encore, et l’îlot ne se rapprochait point, l’îlot fuyait toujours ; puis, tout à coup, sa verdure s’effaçait et ses arbres s’évanouissaient dans le vague et vaporeux azur de l’immense horizon. C’était le mirage, supplice cruel du voyageur imprudent, le mirage, enchantement trompeur, décevante illusion, amorce et réseau fatal jetés par le désert, pour saisir et dévorer sa proie.

Les voyageurs cheminèrent ainsi, de déception en déception, jusqu’à l’heure tardive où la nuit descend et se glisse, silencieuse et fraîche, sur la terre embrasée. Le soleil plongea son disque empourpré dans les vagues sablonneuses de la plaine sans rive. La brise, en s’endormant, frissonna, lugubre et soupirante, aux lueurs défaillantes du jour. Accablés, haletants, épuisés de fatigue et mourants de soif, dans le creux d’un vallon, sans autre tente que les voiles de la nuit, Hébel et Saraella s’arrêtèrent et s’assirent à l’ombre d’un palmier. Les enfants pleuraient, sous les étreintes de la souffrance ; mais leurs cris expiraient dans leur poitrine altérée. Saraella sanglotait : la douleur, les angoisses maternelles remplissaient et torturaient son âme ; les plaintes, les cris de ses pauvres enfants lui déchiraient les entrailles : elle aurait voulu ouvrir ses veines et donner tout son sang, pour rafraîchir, pour ranimer ces deux frêles créatures, plus chères à son cœur que sa propre vie. Pauvre mère ! elle ne pouvait rien, rien que pleurer, invoquer le ciel, presser ses enfants sur sa poitrine et attendre le secours d’en haut. Hébel, silencieux, accablé, fixait sur le sable des yeux mornes et pleins de larmes : de désespoir il se tordait les bras, et frappait de sa main son front brûlant, comme pour se reprocher d’avoir exposé la vie de tous ceux qu’il aimait... Le désert insensible ne répondait à ces pleurs, à ces sanglots déchirants, que par le silence, le lugubre et douloureux silence de la solitude et de la mort !...

La nuit enveloppa de ses voiles funèbres cette scène navrante de la torture, de l’angoisse, du désespoir affreux, dont Dieu seul fut témoin. Et lorsque, le matin, les premières lueurs de l’aube vinrent éclairer le désert, on put voir, agenouillée sur le sable, auprès de ses enfants, la pauvre mère éplorée, cherchant à retenir sur leurs lèvres tremblantes un dernier souffle de vie. Ils moururent bientôt. Mais leur dernier soupir, leur dernier mouvement fut un glaive meurtrier au cœur de Saraella. Éperdue, égarée, elle les prit alors entre ses bras, et les pressa sur son sein, comme pour les ranimer à la chaleur de ses embrassements. Puis soudain, défaillante et sans force, elle s’affaissa sur le sable, haletante et respirant à peine. Hébel s’approcha d’elle et de ses enfants, les appelant des supplications de sa voix et cherchant à les ranimer, à les rappeler à la vie. Saraella entrouvrit les yeux un instant, souleva sa tête appesantie, puis retomba, sans connaissance, auprès de ses enfants.

Tout à coup, aux premiers rayons du soleil, Hébel aperçoit à l’horizon des têtes de palmiers. Il se lève aussitôt, il tressaille, il s’élance, et, bien que le désert ait plus d’une fois trompé son espérance, il court, il bondit sur le sable. Le dévouement double les forces, il donne des ailes, et le malheureux Hébel veut sauver son épouse mourante. Il se hâte, car les instants de cette vie précieuse sont peut-être comptés ; il précipite ses pas. Ô bonheur ! cette fois la verdure ne fuit point devant lui, la verdure se rapproche, l’horizon déchire ses voiles de brume, et les collines du Liban apparaissent à ses yeux ravis. Il a bientôt franchi l’espace qui le sépare de l’oasis désirée. Une source limpide se cachait, silencieuse et fraîche, dans un bosquet touffu. Hébel y puise aussitôt, et, reprenant sa course, il regagne le palmier près duquel il a laissé son épouse et ses enfants. L’espoir sur son front a ramené la joie... Du plus loin qu’il aperçoit, couchée au pied de l’arbre, son épouse infortunée, il lui fait signe, il l’appelle ; mais à sa voix nulle voix ne répond. Saraella n’entendait plus !... Étendue sur le sable et tenant entre ses bras ses deux enfants pressés sur sa poitrine, elle avait succombé en prononçant peut-être le nom de son époux. Ce fut là le fond de l’amer calice d’Hébel... Pauvre père ! Pauvre mère ! Pauvres enfants !

Hébel, désespéré, s’agenouilla près du palmier et pleura longtemps sur les restes inanimés de son épouse et de ses enfants. Puis, vers le soir, il creusa une tombe, au pied de l’arbre solitaire, et, chaque matin, le géant du désert laissa tomber sur le tertre funéraire les pleurs déposés par la nuit sur son front verdoyant.

Hébel s’éloigna, le cœur serré, l’âme remplie d’angoisse, et, lorsque le crépuscule enveloppa de ses vapeurs humides les sommets du Liban, il avait atteint les premières sinuosités de la montagne, et trouvé un secours et un abri dans une hôtellerie arabe, sur la route de Jérusalem.

L’époux affligé ne voulut pas aller plus loin. Désormais, privé de son épouse et de ses enfants, que sera sa vie, sinon un douloureux exil, une mort, un tombeau ? Hébel se retira, non loin du désert, sur une colline ombragée de grands cèdres, dans une hutte abandonnée. Il y vécut longtemps, dans la contemplation et la prière, car la pensée du ciel est ici-bas, dans la douleur, dans la séparation, l’espérance et la consolation suprême. Chaque jour, à l’heure où le soleil, de ses feux voilés, empourpre l’occident, Hébel allait s’asseoir au pied d’un cèdre au feuillage odorant, d’où sa vue découvrait au loin le palmier solitaire qui abritait la tombe de ses enfants. Il priait quelque temps, puis, fixant ses regards sur l’arbre aimé qui lui rappelait tant d’angoisses et tant de deuils, il écoutait, silencieux, immobile, rêveur. Et alors, il lui semblait saisir, dans les frissons mélodieux des airs, dans le murmure et les soupirs mystérieux de la brise parmi les rameaux des cèdres, les voix douces et pures de tous ceux qu’il pleurait. Il écoutait longtemps, ému, absorbé, hors de lui ; puis tout à coup, ne pouvant plus contenir les transports de son cœur : « Est-ce vous, s’écriait-il, dans le délire de son imagination exaltée, est-ce vous, âmes tendres et chéries, qui peuplez ma solitude ? Est-ce vous qui chantez dans ces mélodies célestes qui me réjouissent ? Est-ce vous qui me parlez dans ces voix mystérieuses et suaves qui me transportent et m’enivrent ? Oui, c’est vous que j’entends, blonds chérubins ; ce sont vos cassolettes d’or qui parfument l’air que je respire ; vos blanches ailes qui tressaillent dans la brise caressante de la nuit ; c’est le souffle de vos âmes qui passe dans mon âme et la remplit de si douces émotions. Oh ! vous vivez encore, ombres chéries, vous vivez pour moi, je le sens, et je vous reverrai près de Dieu, bientôt, oui, bientôt ! car je veux mourir, pour vivre avec vous, pour vous aimer encore et vous aimer sans fin, dans les ravissements du ciel. La terre n’est qu’un exil ; et la vie, le plus triste des rêves ; mais le ciel garde des joies éternelles pour ceux qui servent Dieu et le glorifient, sur la terre, au sanctuaire béni, au sanctuaire intime et sacré de la famille. Oh ! puisse le jour qui m’appellera, qui m’emportera vers vous, mes bien-aimés, puisse ce jour béni, ce jour fortuné se lever bientôt pour moi, et nous réunir tous !

Hébel renouvela bien souvent ces entretiens mystérieux, ces communications intimes du soir et de la nuit avec ceux qu’il aimait, et la brise longtemps emporta dans ses parfums, jusqu’à leur tombe, les soupirs affectueux et les aspirations célestes du pauvre affligé. Mais un matin, on le trouva sans vie, couché au pied du cèdre, le visage tourné vers le désert. En rêvant à ceux qu’il pleurait, son âme avait quitté la terre ; elle avait fui, emportée, sur les ailes du souvenir, auprès de son épouse, auprès de ses enfants !

 

                        Ceux que la mort sépare,

                        La mort les réunit.

 

 

 

 

H. FAURE, Nouvelles soirées littéraires,

Beauchesne, 1901.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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