Le docteur Bousseau

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LES RACOLEURS DE LA RÉPUBLIQUE

 

 

Vers la fin de janvier 1793, il y avait grande foule dans les rues et places de Beaupréau, ville du département de Maine-et-Loire. La Vendée était alors dans cet état de fiévreuse inquiétude qui prend les peuples au moment d’une crise décisive ; la vie était toute extérieure : dans les villes, les ateliers restaient déserts, mais la place publique était bruyante et remplie ; dans les campagnes, on ne voyait que de rares travailleurs courbés sur les guérets ; en revanche, une foule compacte entourait tout le jour les croix des calvaires.

Là, sur les marches d’ardoise s’établissait souvent un rustique orateur. Il ne faisait point de discours ; une sorte de conférence s’établissait entre lui et son auditoire. On se plaignait, on menaçait ; une haine sourde, mais vivace, travaillait les populations.

Cette haine, comprimée jusqu’alors, fermentait d’autant plus ; il ne fallait qu’une occasion pour la faire jaillir, puissante, irrésistible, de taille et de force à briser tout obstacle.

Ce n’était ni une fête religieuse ni une solennité politique qui attirait ce jour-là, hors de leurs demeures, les habitants de Beaupréau : sortir était un besoin de toute heure. Chaque heure n’apportait-elle pas quelque fabuleuse nouvelle ? Tantôt c’était une noble femme dont Paris avait insulté le cadavre, et porté la tête en triomphe, comme s’il se fut agi d’un magnifique trophée ; tantôt c’était un prince désertant les degrés du trône, pour s’asseoir dans la Fange et renier jusqu’à sa royale origine ; tantôt c’était un monstre tout-puissant, assassiné par une jeune fille, à la vertu païenne ; un roi prisonnier de son peuple ; la liberté déifiée sous la honteuse image d’une courtisane, Dieu lui-même décrété de déchéance par un sanglant rhéteur : le hideux, le grotesque mêlés, exagérés à un point que l’imagination la plus folle semblait ne devoir jamais atteindre.

De nombreux groupes stationnaient sur la place de l’église. Pour avoir une idée de ce rassemblement vendéen, il ne suffirait pas de se reporter à l’époque indiquée en tête de ce récit : on a parlé de la Vendée pour l’exalter ou la rabaisser ; on ne l’a point décrite. Peut-être les solennelles amplifications de quelque panégyriste trop zélé ont-elles battu en brèche la gloire de ses guerriers avec plus de succès que les plus furibondes déclamations de ses détracteurs.

Le héros royaliste a été peint en vers, en prose, avec la plume et le burin ; hélas !... Il nous souvient d’avoir vu en notre vie un seul portrait de M. de Lescure ; c’était dans une ferme du Nantais ; l’artiste l’avait représenté blessé à la tête : ses bandages rappelaient, à s’y méprendre, la commode, mais disgracieuse coiffure qui tient chaud, durant la nuit, le chef des honnêtes bourgeois parisiens. À M. de Larochejacquelin, ce bel et modeste jeune homme, on donne un visage mélodramatique, un panache d’une coudée et cinq paires de pistolets à la ceinture ! Voilà pour le crayon ; la plume est plus malencontreuse encore : l’un mettant, avant chaque fait, l’éloge pompeux et académique, arrive au résultat négatif obtenu de tout temps par ces ennuyeux conteurs qui rient d’avance aux éclats, pour arriver à quelque banale anecdote ; l’autre, dépouillant ses acteurs de toute humaine faiblesse, modèle doucement de petits héros patients, placides, sans angles, à la manière du pius Æneas de Virgile, – moins le génie. – D’autres enfin, se plaisent à limer des parallèles à l’instar de Plutarque...

Dieu pardonne à ceux-là ! On dirait que toutes ces perruques, poudrées de bonnes intentions, sont chargées d’enterrer sous l’ennui l’héroïsme de leurs martyrs !

Pour en revenir à notre histoire, on eût pu remarquer aujourd’hui, sur la place de Beaupréau, un étrange amalgame de personnages. Il y avait quelques soldats républicains en uniforme, beaucoup de paysans des environs, des bourgeois de la ville, une douzaine de jeunes femmes étrangères en carmagnole, dont la désinvolture excitait au plus haut point la surprise des honnêtes habitants de Beaupréau. Il y avait en outre quelques individus à mine équivoque : ceux-ci méritent une attention particulière. Ils semblaient avoir un signe pour se reconnaître et se soutenir au besoin ; certains portaient la veste à larges revers, l’immense cravate blanche, le chapeau pointu à cocarde ou le bonnet phrygien. Leur culotte d’étoffe légère, bien qu’on fût au cœur de l’hiver, pouvait être une sorte de rebus explicatif du nom populaire sous lequel ils étaient redoutés dans les neuf dixièmes de la France.

Ils ne se parlaient point entre eux, mais ils couraient les cabarets, et engageaient conversation avec le premier venu.

D’autres, vêtus d’un costume qui tenait le milieu entre ce bizarre accoutrement et l’habit du citadin de la Vendée, rabattaient sur leurs visages de grands chapeaux de paysan.

Les hommes à cocardes se donnaient un mouvement extraordinaire ; on eût dit des commissaires de bal, cherchant à ranimer la gaieté dans une réunion ennuyée. Ils mettaient à chaque instant la main à la poche, et s’attachaient surtout aux jeunes paysans, qu’ils poursuivaient de leurs politesses.

– Citoyen, disaient-ils invariablement, le froid altère et ta figure me revient ; veux-tu boire un coup à la santé de n’importe qui ?

Puis quand ils étaient attablés en face de quelque bon gars au cœur simple et sans défiance :

– Sais-tu, citoyen, reprenaient-ils, que tu es bâti comme il convient pour faire un superbe défenseur de la patrie ?... Bois donc ! Sans mentir, tu aurais une fière mine sous l’uniforme. Avec cela que maintenant les épaulettes de capitaine ne sont pas rares, et qu’un bon garçon comme tu parais l’être, peut revenir au bout d’un an général ou quelque chose d’approchant... À ta santé ! C’est agréable. Au jour d’aujourd’hui, comme tu peux l’avoir entendu dire, on a envoyé paître en Chine les préjugés qui causaient du chagrin au peuple français ; nous sommes libres, citoyen ; c’est pourquoi... Tu ne bois pas ! C’est pourquoi, la chose de faire son chemin dans la carrière de Mars et de Bellone est facile. Tel que tu me vois, je suis caporal, et c’est une position pleine d’agrément. On a la poche bourrée de décimes, des permissions de vingt-quatre heures tous les jours, et la faculté de danser la carmagnole avec des citoyennes qui seraient comtesses ou baronnes, s’il y avait encore de ces bêtes curieuses au moment où j’ai la satisfaction de trinquer à ta santé.

Ce disant, le républicain étendait la main vers la place et montrait les étrangères qui se promenaient. Le bon gars regardait, et rougissait.

– Est-ce comme cela ? reprenait encore l’embaucheur ; je vois que tu as une fiancée au pays, mon garçon... À sa santé ! la constitution ne le défend pas. Eh bien ! raison de plus ; tu m’intéresses ; je désire faire ton bonheur. Je veux que dans six mois, la citoyenne, ta promise, soit l’épouse d’un fourrier... Encore une rasade, pays ! C’est l’Être suprême en personne qui t’a envoyé sur mon chemin !

Comme on voit, la Convention avait ses racoleurs. Pressentant dès longtemps la réaction qui se préparait en Vendée, le gouvernement républicain ne négligeait aucun moyen de changer l’esprit des populations ; héritier de toutes les tyrannies, il employait jusqu’à ces petits expédients burlesques, dont il accusait avec tant d’amertume le prétendu despotisme royal.

La nuit commençait à tomber ; les lanternes s’allumaient aux devantures des boutiques ; la scène, sur la place, se faisait de plus en plus animée ; les racoleurs continuaient leur métier ; des marchands d’orviétan établissaient leurs tréteaux, donnant pour un sou leur poison, et gratis des discours pleins d’utopies, appropriées aux circonstances et à l’intelligence de l’auditoire : nous l’avons dit, la Convention ne négligeait aucun moyen.

Assis, l’un près de l’autre, sur un banc de pierre, trois hommes parcouraient ce tableau d’un regard également mélancolique. Tous trois étaient arrivés à l’âge mûr.

Le premier portait le costume bourgeois de l’époque ; son habit de drap fin, tout son extérieur annonçait l’aisance. Ses traits, assez beaux, avaient, dans leur ensemble, une expression singulière et changeante. Une haute pensée semblait le préoccuper parfois ; parfois aussi, son regard vague semblait chercher autour de lui le fil rompu de sa méditation.

Celui qui était assis près de lui pouvait avoir trente-cinq ans ; c’était un paysan ; sa physionomie annonçait la douceur la plus patiente, mêlée, s’il faut le dire, à une forte dose d’apathie. À voir son regard demi-baissé, plein de modestie et de mansuétude, le triste, mais résigné sourire qui relevait le coin de ses lèvres, on aurait pu dire à coup sûr qu’il eût fallu une circonstance bien extraordinaire pour changer ce repos en fièvre, et mettre le feu de la colère dans cet œil timide et débonnaire.

Enfin, à l’extrémité du banc s’asseyait un homme courbé par la fatigue ou par l’âge, et qui semblait avoir intérêt à ne point provoquer les regards : sous son chapeau rabattu, sa figure disparaissait entièrement. Quand parfois il relevait la tête, on apercevait un grave et doux visage exprimant en ce moment la douleur la plus profonde.

Le premier de ces trois hommes se nommait le docteur Bousseau, le second Cathelineau ; l’autre était M. l’abbé Saulnier, prêtre réfractaire au serment exigé par la Convention, ancien curé de la paroisse du Pin-en-Mauge.

Aucune parole n’avait encore été échangée entre eux ; le malheur des temps enseignait la réserve aux plus simples ; néanmoins, leur commune tristesse établissait entre eux une sorte de sympathie ; tous trois se croyaient frères en convictions religieuses ; ils ne se cachaient pas pour souffrir.

Un racoleur conventionnel, à moitié ivre, grâce aux efforts qu’il avait faits en faveur de la république, vint se planter en face du docteur Bousseau.

– Citoyen, dit-il en chancelant, je te régale ; si c’est ton idée, viens.

Le médecin fit un geste de dégoût.

– Tu n’as pas soif ? reprit le soldat déguisé ; c’est étonnant, presque suspect. Je te mets en réquisition !

Et il saisit le collet du docteur. Celui-ci le repoussa rudement, et le racoleur, décrivant une courbe forcée, s’en alla chercher fortune ailleurs.

Le paysan avait suivi de l’œil avec intérêt les mouvements de son voisin.

– Ils ont voulu m’enrôler aussi, moi, parmi les soldats de la Convention, murmura-t-il, comme en se parlant à lui-même.

– Citoyen villageois ! dit le médecin d’un ton emphatique et profondément convaincu, si tu as refusé, tu as forfait au plus sacré des devoirs !

Cathelineau leva sur lui son œil plein de surprise.

– Écoute-moi, reprit celui-ci. Chacun doit travailler pour sa part à l’œuvre de régénération qui s’élabore, les uns par l’intelligence, les autres par la force matérielle. Tu es de ces derniers ; tu as donc eu tort... Villageois ! je t’exhorte à gagner le district afin d’acquérir le titre enviable de défenseur de la patrie.

Le paysan souleva paisiblement son chapeau et tourna le dos. Ce mouvement le mit en face du prêtre ; il le reconnut sans doute, car ses traits prirent soudainement une expression de respect.

Au mouvement significatif du paysan, le citoyen Bousseau avait appelé sur sa lèvre un sourire d’incommensurable amertume.

– D’un côté, murmura-t-il, la liberté confie sa sainte cause à des misérables ; de l’autre, le despotisme trouve des soutiens parmi les gens simples et vertueux ! Il est temps que mon rôle commence. J’aurais voulu vivre obscur et mourir pareillement ; mais l’œuvre de régénération me réclame. Le cancer de la contre-révolution dévore le cœur de nos campagnes ; je suis l’antidote de ce poison : au travail !... Villageois ! continua-t-il, en se tournant vers Cathelineau, je veux te démontrer...

Mais le paysan avait disparu ainsi que le prêtre ; le docteur se trouvait seul maintenant sur son banc.

Le citoyen Bousseau était, lui aussi, à sa manière, un racoleur républicain ; mais, bien différent des agents salariés de la Convention, il agissait, entraîné par un enthousiasme sincère et irrésistible. Les œuvres du gouvernement étaient connues de lui, et révoltaient profondément son âme droite et probe ; il restait républicain néanmoins ; loin de diminuer, sa ferveur politique augmentait tous les jours.

C’est que l’établissement de la république avait été, pour le docteur, une question en quelque sorte personnelle ; il avait prédit, sinon fait 89 ; la chute du gouvernement eût été un démenti donné à son système, une vraie défaite. Il ne faut point croire que nous dessinions ici un type inventé à plaisir, ou seulement perdu de nos jours. Au fond des provinces comme à Paris, il existe encore des rêveurs, avalant des mots qu’ils appellent des principes, buvant des refrains qu’ils nomment des idées, et se figurant que leur naïve faconde influe sur les évènements. Ils suent sang et eau, ces mouches du coche, et lorsque, par hasard, une fois sur cent, un fait arrive, qui ressemble de très-loin à l’une ou l’autre de leurs songeries, vous les voyez retenir à grand’peine leur innocent orgueil, et se décerner in petto l’ovation que leur refuse l’injustice contemporaine.

Le docteur Bousseau avait aspiré avec avidité, dans sa jeunesse, ce vent du philosophisme qui, partant de Paris, soufflait sur toute la France ; prosélyte d’abord, il en était venu insensiblement, et de bonne foi, à se croire apôtre. Dans la sincérité de son cœur, il eût soutenu à tout venant que Voltaire et Rousseau n’avaient fait qu’émettre ses propres idées imparfaitement, et que la Convention, fille de ses œuvres, faussait méchamment la doctrine paternelle.

Jusqu’alors, il s’était tenu à l’écart, dominant de toute la hauteur de sa supériorité les évènements du siècle ; mais cette inquiétude, qui plane dans l’air à la veille des révolutions, saisit les fous comme les sages ; le docteur se sentit incapable de conserver plus longtemps son rôle passif ; il vit se dresser devant lui le devoir, pour employer son style ; obéissant, il résolut de combattre à la fois l’omnipotence conventionnelle et la contre-révolution menaçante.

C’était un double et gigantesque travail.

Pour accomplir une œuvre analogue et moins ardue, il fallut le génie de Napoléon, aidé par la lassitude du monde.

À défaut de génie, le docteur Bousseau possédait cette faconde amphigourique, si fort à la mode alors, une renommée de clocher et un courage irréfléchi, mais à toute épreuve.

Le prêtre et Cathelineau s’étaient enfoncés de compagnie dans l’une des rues obscures qui viennent aboutir à la place ; le prêtre parlait lentement et à voix basse ; le paysan retenait sa respiration pour écouter.

– Oui, mon fils, disait le prêtre, la route est longue, et de nombreux dangers entravent le chemin ; mais je ne pouvais ajouter foi à tout ce que l’on disait d’horrible sur cette cité maudite. Il me fallait voir Paris pour croire que Sa Majesté très-chrétienne fût emprisonnée comme un scélérat vulgaire ; je suis allé ; j’ai vu...

– Eh bien ? demanda le paysan dont l’émotion faisait trembler la voix.

– Mon fils, prions Dieu qu’il pardonne à la France : elle a renversé le trône comme elle a brisé l’autel.

Cathelineau mit la main sur son cœur.

– C’est un saint homme, n’est-ce pas, monsieur le recteur, que le roi Louis XVI ? demanda-t-il.

Le prêtre, méditant ou priant sans doute, se contenta de répondre par un signe affirmatif.

– Il fut bon, reprit le paysan, trop bon, m’a-t-on dit, au temps de sa puissance. Personne n’a-t-il donc songé à mourir pour le délivrer ?

Cathelineau avait été le paroissien de M. Saulnier ; il passait au village du Pin-en-Mauge pour un homme simple d’esprit, et d’intelligence peu développée. Le curé le regarda avec surprise.

– Quelques-uns l’ont tenté, répondit-il. Ce fut toujours en vain.

– Ils se sont lassés bien vite ! dit encore Cathelineau, qui semblait préoccupé.

Puis il continua en s’arrêtant tout-à-coup de marcher :

– J’ai une femme et cinq enfants, monsieur le recteur ; mais peut-être que René Blon, mon cousin, qui est riche, voudra bien les prendre à sa charge. Moi, je vais partir pour Paris, et délivrer le roi Louis XVI.

– Aux uns la force et l’intelligence, aux autres le dévouement ! murmura tristement le prêtre. Mon fils, l’entreprise n’est point de celles qu’un homme seul puisse tenter.

– S’il faut être deux, s’écria naïvement Cathelineau, René Blon viendra bien avec moi.

Ainsi parlait, quelques semaines avant la prise d’armes, l’homme qui allait organiser l’insurrection vendéenne.

Un sourire involontaire dérida le front soucieux de M. Saulnier, qui reprit le chemin de la place. Cathelineau le suivit.

La scène avait encore une fois changé de face ; la foule était rassemblée, compacte, autour d’un théâtre en plein vent, déserté par l’empirique qui l’occupait naguère. Au lieu du vendeur d’orviétan, un homme en costume décent se tenait debout sur les tréteaux, et haranguait l’assemblée : c’était le citoyen Bousseau qui commençait son rôle actif.

– Citoyens, disait-il d’une voix solennelle et monotone, le mot république est un substantif composé de deux vocables empruntés à la langue des Romains ; il signifie littéralement la Chose de tous, et chacun de nous est autant que Robespierre.

À Paris, pas plus qu’en Vendée, une telle proposition n’eût provoqué aucune répression immédiate : la police conventionnelle laissait hurler les orateurs dans la rue, sauf à les arrêter dans leur lit, s’ils devenaient importuns.

– Chacun de nous, étant autant que Robespierre, poursuivit le docteur, a le droit, individuellement, de contrôler ses actes ; j’use de ce droit. La France, après avoir sommeillé dans l’abrutissement le plus honteux durant quatorze siècles, s’est enfin levée comme un seul homme, et a dit de sa grande voix : Je veux être libre. Pour une nation, vouloir c’est pouvoir : les entraves quatorze fois séculaires se sont brisées ; la Bastille est tombée, et sous les ruines du dernier des donjons a disparu la dernière des tyrannies. Honte et malheur ! cela devait être ainsi, et cela n’est point ! la tyrannie vit, elle prospère ; au milieu de vous, citoyens, marchent, têtes levées, de fangeux suppôts. L’Être Suprême a-t-il donc frappé le pays de démence ! n’y a-t-il point de Brutus pour ce multiple et insatiable César qui étouffe la liberté sous ses perfides embrassements !

Ceci n’était que le premier point du discours de Bousseau ; il allait, à l’aide d’une transition habile, tourner les foudres de sa parole contre le royalisme renaissant, et stigmatiser les fauteurs d’une contre-révolution impie, lorsqu’un incident survint, qui rompit brusquement le fil de son éloquence.

Pendant que pérorait le citoyen docteur, Cathelineau et l’abbé Saulnier s’étaient mêlés à l’auditoire. Le prêtre écoutait d’un air distrait ; le paysan tendait l’oreille, et cherchait en vain à comprendre la fougueuse élucubration du docteur : à ses yeux, un peu prévenus peut-être, mais à coup sûr clairvoyants cette fois, orateur et marchand d’orviétan étaient une seule et même chose.

L’abbé Saulnier se sentit frapper sur l’épaule, et se retourna vivement. Un homme était près de lui, dont le costume ressemblait exactement au sien propre.

– Que voulez-vous ? demanda le prêtre avec défiance.

L’étranger souleva le bord rabattu de son chapeau.

– Monsieur de Beauveau ! murmura l’abbé Saulnier, en comprimant une exclamation de surprise.

Cathelineau n’avait point pris garde ; il écoutait toujours le docteur.

M. le marquis de Beauveau arrivait de Paris ; il était pâle ; sur ses traits bouleversés se lisait un profond désespoir. Il fut quelques minutes avant de prendre la parole, comme si l’émotion eût arrêté les mots dans son gosier. Enfin, il prononça un nom ; Cathelineau l’entendit et tressaillit de la tête aux pieds.

– Ils l’ont tué ! dit le marquis à voix basse.

– Miséricorde ! s’écria le prêtre, en joignant les mains avec angoisse. Ils ont tué le roi !

À ces mots, Cathelineau tomba à genoux sur le pavé de la place : son œil était fixe et hagard ; deux larmes coulèrent lentement sur sa joue.

Le docteur continuait sa harangue. Tout-à-coup, un cri retentit dans l’auditoire, poussé par une voix ferme et sonore.

– Dieu et le roi ! disait-elle.

Puis la foule, irrésistiblement écartée, donna passage à un homme qui escalada d’un bond les tréteaux ; le docteur repoussé s’en alla prendre place à son tour dans l’auditoire. L’homme avait les yeux au ciel ; son visage fortement contracté respirait une puissante colère. C’était Cathelineau, – mais ce n’était plus le paysan timide et borné ; un changement étrange s’était instantanément opéré en lui.

– Dieu et le roi ! répéta-t-il d’une voix qui atteignit les coins les plus reculés de la place. Ils ont commencé par Dieu : nous n’avons plus de prêtres pour vivre ou pour mourir. Après, ils ont dressé un échafaud ; et le bon roi Louis XVI, notre père, est allé au ciel... ils l’ont guillotiné !

Un murmure agita sourdement la multitude, puis un cri d’horreur s’éleva ; le Vendéen était là en majorité.

– Dieu et le roi ! répéta encore Cathelineau, dont la parole dominait le tumulte. Le temps est venu. Je veux un Dieu et je veux un roi. Qui m’aime me suive !

La place se fit déserte en quelques minutes ; tout ce qui n’était pas racoleur républicain ou petit bourgeois incrédule se retira. Cathelineau avait disparu.

Le docteur, à peine remis de sa chute, restait abasourdi de ce qui venait de se passer.

– J’étais sur le point de convaincre ces masses inéclairées, se dit-il en reprenant péniblement le cours de ses idées ; j’allais régénérer. Mais n’a-t-on pas dit que le citoyen Capet est mort, mort guillotiné ? c’était un juste... ma foi, tant pis ! En attendant, mon intervention en tout ceci est plus urgente que jamais. La Convention est une vicieuse application d’un principe héroïque ; mais elle représente ce principe ; ce coup d’État va la mettre en péril ; je la couvrirai de mon corps comme d’un bouclier, sauf à l’anéantir plus tard. Combattons d’abord les suppôts des tyrans. Ce villageois m’a meurtri. Je ne sais, mais son regard est de ceux qui électrisent la multitude ; s’il est secondé, comme je le crains, il faudra un bras fort pour l’abattre : voilà le mien !

 

 

 

 

 

 

II

 

 

LES VINGT-SEPT PREMIERS VENDÉENS

 

 

Au village du Pin-en-Mauge, situé près de Beaupréau, dans une chaumière de pauvre apparence, deux hommes et une femme conversaient au lever du jour.

La femme, qui était jeune et belle, allaitait un enfant. Quatre berceaux d’osier étaient occupés par quatre autres enfants, qui sommeillaient encore. Dans un des coins de la salle, M. l’abbé Saulnier, l’un des deux hommes, disposait sur une table les linges et autres objets nécessaires à la célébration de la messe ; à l’autre extrémité, Cathelineau se livrait à l’exercice de son état ; il boulangeait. Le changement opéré en lui par la nouvelle de la mort de Louis XVI n’avait point été éphémère ; sa physionomie gardait son caractère natif de douceur et de simplicité, mais il s’y joignait à présent une expression méditative ; son œil indécis, naguère, brillait d’une mystique ardeur, l’apathie avait fait place à la fermeté calme, mais intrépide. Il venait de parler ; sa jeune femme le regardait avec un craintif étonnement. Le prêtre, discontinuant ses préparatifs, avait croisé ses bras sur sa poitrine, et semblait hésiter.

– Que Dieu vous conseille, mon fils ! dit-il enfin, votre dessein est grand et périlleux ; l’assistance divine peut le rendre exécutable, mais il ne m’appartient point de mettre ma voix dans la balance : je remplis un ministère de paix.

– Les républicains sont cruels et sanguinaires ; il ne faut point les irriter, mon homme, dit doucement la jeune femme. Puis elle ajouta en frissonnant : ils nous tueraient nos enfants !

– Renée, dit le paysan, c’est Dieu qui nous les a donnés ; ils sont à Dieu.

La jeune femme baissa la tête d’un air résigné ; l’abbé Saulnier, profondément attendri par cette parole qui mettait à nu, sans emphase, l’ardent et complet dévouement de Cathelineau, marcha vers lui et prit sa main.

– Faites suivant votre conscience, mon fils, dit-il ; la providence a éclairé votre cœur simple ; une transformation que reconnaîtrait le plus aveugle s’est faite en vous. Peut-être fûtes-vous élu pour relever la croix tombée, et venger les outrages prodigués au nom du Christ : allez, combattez, et que l’Esprit-Saint soit avec vous !

– Combattre ! s’écria Renée, en serrant son enfant contre son cœur.

– Et vous, ma fille, reprit le prêtre, priez et remerciez Dieu, car les temps de martyre sont revenus.

Un bruit de pas se fit entendre au dehors ; l’abbé Saulnier se remit à son pieux travail. Cathelineau quitta tout son attirail de boulanger et endossa rapidement son plus bel habit des dimanches. On frappa à la porte ; Renée alla ouvrir.

Vingt-six paysans, tous parents ou alliés de Cathelineau, entrèrent ; ils avaient été convoqués la veille par l’aîné des fils du boulanger, et ne savaient en rien ce dont il s’agissait. À la vue du bon prêtre, leur ancien curé, dont ils étaient séparés depuis plusieurs mois, ce furent des transports unanimes et bruyamment manifestés.

Tous entourèrent l’abbé Saulnier ; les uns lui baisaient les mains avec larmes ; d’autres, ne pouvant approcher, touchaient respectueusement les pans de sa soutane : l’abbé Saulnier avait revêtu, pour la solennité qui se préparait, ses habits sacerdotaux. Les transports redoublèrent, lorsque Cathelineau annonça qu’on allait célébrer le saint sacrifice : il y avait si longtemps que ces hommes pieux, et habitués à regarder la religion comme le premier, l’unique besoin, étaient privés de l’accomplissement de leurs devoirs de chrétiens !

La messe fut célébrée. Au milieu du recueillement général, Cathelineau se distingua par son austère et grande ferveur. Lui seul, ayant pu se préparer, reçut la communion des mains de l’abbé Saulnier. Quant fut terminé l’office, Cathelineau fit asseoir ses hôtes sur des bancs disposés à l’avance. Ceux-ci le regardaient avec étonnement, ils ne l’avaient point revu depuis son voyage à Beaupréau ; quelque chose en lui leur semblait extraordinaire.

– Mes garçons, dit-il, je suis un ignorant et j’aurais voulu quelqu’un pour parler à ma place. M. le recteur a refusé de le faire : je vais tâcher de m’exprimer comme il faut. Les gens de la Convention avaient chassé du trône, comme vous savez, notre bon roi Louis XVI, qui était un saint homme. Ensuite, ils l’ont mis en prison.

– En prison ! répétèrent avec stupéfaction les paysans qui ne savaient rien encore : le Roi !

– Oui. C’était une méchante action, n’est-ce pas ? Cependant, tant que vivait encore Louis XVI, il y avait espoir de le voir reprendre sa couronne et relever l’autel...

– Est-il donc mort ? s’écria-t-on.

– Mort !... mort assassiné !

Les vingt-six paysans se levèrent d’un mouvement commun ; l’épouvante et la stupeur étaient peintes sur tous les visages.

– Il est mort ! reprit Cathelineau. Maintenant, qui nous rendra nos prêtres ? qui relèvera notre croix !

Le silence continuait ; Cathelineau fit un pas en avant.

– N’avons-nous ni cœur ni bras ? demanda-t-il.

Et, comme ses parents levaient sur lui un regard interrogateur, il s’écria tout à coup :

– Dieu et le Roi ! tous deux insultés, trahis, chassés l’un du sanctuaire, l’autre du trône. Combattons, mes fils, et nous remporterons la victoire !

Les vingt-six paysans se comptèrent avec effroi ; ils ne répondirent point encore. Cathelineau, qu’animait en ce moment un enthousiasme extraordinaire, se précipita sur l’autel et saisit le crucifix.

– Jésus ! dit-il, en tombant à genoux, je serai donc seul à mourir pour toi !

– Écoute, garçon, dit Étienne Manceau, frère de Renée, nous ne refusons pas ; où tu iras, nous voulons bien aller, mais nous ne sommes pas beaucoup pour attaquer les Bleus.

– En conscience, c’est la vérité, reprit un autre ; nous ne sommes pas assez !

Cathelineau s’était relevé ; il sentait sa cause gagnée.

– Les gens du Bocage 1 sont tous frères en croyance, dit-il ; nous aurons des milliers de combattants.

Et, incontinent il développa un plan de prosélytisme, clair, simple, à la portée des intelligences les moins avancées ; les paysans comprenaient et se sentaient venir courage. L’abbé Saulnier écoutait, pris d’une véritable admiration.

– Nous combattrons quand nous serons cinq cents, dit en terminant Cathelineau ; notre cocarde sera le cœur de Jésus ; notre étendard sera sa croix ; qu’elle se montre une fois victorieuse, et les défenseurs ne lui manqueront pas !

– Et qui sera notre chef ? demanda Étienne Manceau.

– Cathelineau ! s’écrièrent tout d’une voix les autres paysans.

Celui-ci refusa, comme il devait refuser plus tard le titre de généralissime de la grande armée catholique et royale. Il fallut de longues prières et l’influence de l’abbé Saulnier pour vaincre sa modestie. Il accepta enfin.

Alors eut lieu une scène aussi solennelle qu’imposante, si l’on se reporte à ses étonnants résultats. L’abbé Saulnier prit le crucifix ; chaque paysan vint à son tour s’agenouiller devant la divine image, et faire serment d’obéissance à son nouveau chef : la guerre vendéenne était commencée.

Quand ils se séparèrent, ces hommes simples et dévoués avaient tous fait dans leur cœur le sacrifice de leur vie à la cause qu’ils venaient d’embrasser. La plupart moururent à la tâche 2.

Il ne faudrait pas conclure de ce que nous venons de dire, que la Vendée eût été, jusqu’à la mort du Roi, tranquille et soumise au bon plaisir conventionnel. L’intronisation des curés assermentés, l’exécution de la loi de recrutement, et diverses autres mesures avaient, au contraire, occasionné des prises d’armes dans presque toutes les paroisses ; mais ces insurrections isolées avaient été partout sans résultat. Par un hasard étrange, le foyer de cette grande réaction qui devait ébranler jusqu’en ses fondements le gouvernement républicain, s’alluma dans une petite commune, jusque là indifférente aux révolutions qui remuaient la France. Son curé M. Saulnier, chassé sans résistance en 1791, n’avait point été remplacé ; le tirage pour la levée de trois cent mille hommes n’avait pas encore eu lieu au district de Beaupréau. Il semblait que tout dût se réunir pour ôter jusqu’à la possibilité d’un soupçon d’intérêt personnel à ce faible noyau de ce qui allait être la Vendée.

Pendant le mois qui suivit, nos vingt-sept conjurés ne se donnèrent point de repos ; ils parcoururent en tous sens la campagne, annonçant à ceux qui l’ignoraient la mort de Louis XVI, et prêchant la croisade contre la Convention. Presque partout, ils rencontrèrent d’insurmontables obstacles ; on ne les connaissait pas ; les paysans des autres villages, accoutumés à prendre foi seulement en leurs nobles et en leurs prêtres, refusaient confiance à ces inconnus. Eux, poursuivaient leur œuvre avec une patience infatigable, faisant çà et là quelques prosélytes, et soutenus, dans leur rude travail, par le mobile qui les guidait. Une partie de leur mission réussit, du moins, à souhait. Dans toutes les communes, les jeunes gens soumis au tirage annoncèrent hautement leur intention de ne point servir la République.

Le 10 mars, devait avoir lieu, à Saint-Florent, le tirage pour le recrutement. Le nombre des jeunes gens inscrits était de douze cents. Dix-sept venaient de Pin-en-Mauge ; parmi eux était Jacques Manceau, le neveu de Cathelineau ; c’était un fort et hardi jeune homme, accomplissant sa vingtième année ; il était beau, intelligent et brave, son oncle et son père l’avaient admis dans leur confidence.

La Convention avait déployé, en cette conjoncture, une force imposante ; outre les gardes nationales des villes voisines, qui ne laissaient pas de faire un corps considérable, cinq cents soldats stationnaient sur la place de Saint-Florent ; mais là ne s’était pas bornée la prévoyance républicaine. Comme s’il se fût agi de véritables sauvages qu’on séduit avec des spectacles et de la verroterie, une foule d’escamoteurs et des banquistes avaient établi leurs tréteaux par la ville ; des essaims de citoyennes venant on ne savait d’où papillonnaient aux alentours. Ainsi armée de toutes pièces, la Convention croyait avoir bon marché de ses futurs conscrits ; ils devaient être pervertis ou mitraillés, suivant les circonstances.

Mais la Convention, si omnipotente qu’elle fut, ne commandait pas aux évènements.

D’abord, escamoteurs et déesses de la liberté perdirent leurs peines, les jeunes gens du tirage n’arrivèrent point isolément ou par escouades, comme il était naturel que cela se fît : la prudence de Cathelineau avait passé par là. Vers midi, les troupes stationnées sur la place les virent déboucher au nombre de douze cents. Pas un n’y manquait : ils avaient pris rendez-vous au-dessous de la ville, et ne s’étaient mis en marche qu’après l’arrivée du contingent du dernier bourg.

Les troupes républicaines étaient commandées par un jeune officier, le major Baulon ; l’aspect des Vendéens était si hostile, que les Bleus se mirent immédiatement sur la défensive. Au milieu de la place était la troupe régulière, à droite, la garde nationale de Beaupréau, à gauche, celle de Châlonne, commandée par notre connaissance, le citoyen Bousseau, qui poursuivait décidément son rôle actif. Les recrues avançaient toujours, quoiqu’on eût crié « halte ! » Baulon ordonna de mettre en joue, mais le docteur, dont la fantaisie s’alliait à une grande droiture, s’élança entre les deux troupes, et rappela hautement son devoir à l’officier républicain.

– Halte ! répéta Baulon en s’adressant aux conscrits.

– Pas de tirage ! répondit Jacques Manceau, qui formait la tête de la colonne insurgée. Nous n’en voulons pas.

Les jeunes vendéens étaient munis de torches, de socs et de bâtons ferrés ; c’est à peine si quelques-uns avaient de vieux mousquets hors d’usage. Du côté des républicains, les fusils étaient naturellement en parfait état ; il y avait, de plus, quatre pièces d’artillerie bourrées de mitraille jusqu’à la gueule.

Baulon ne répéta pas son avertissement, et commanda le feu ; troupes et gardes nationales tirèrent en même temps que l’artillerie. Un nuage opaque s’éleva, qui cacha la colonne vendéenne ; les républicains tendirent l’oreille. Pas un cri. Un instant, ils crurent que c’en était fait de leurs ennemis. Mais la fumée, se faisant graduellement plus diaphane, finit par se suspendre, comme un léger voile, au-dessus du lieu du combat. Alors les Bleus purent voir l’effet de leur décharge.

Chose singulière, et qu’on croirait difficilement, si les mémoires ne s’accordaient à l’attester, de toute cette poudre incendiée, de cette masse de plomb et de fer, vomie par huit cents fusils et quatre pièces d’artillerie, il ne résulta rien. Pas un Vendéen ne tomba ; pas un même ne fut blessé ! La colonne s’était arrêtée ; les soldats de la Convention la virent avec stupeur, intacte et non entamée, comme si la terrible détonation eût été un inoffensif exercice à poudre.

Il y eut dans les deux troupes un moment d’hésitation simultané.

Nous ne devons point oublier que les Vendéens étaient des enfants : encore faut-il faire l’apprentissage de l’héroïsme.

Cependant les républicains, revenus de leur surprise, firent feu de nouveau : cette fois, de larges vides s’ouvrirent dans les rangs des Vendéens qui se dispersèrent aussitôt.

– Victoire ! cria Bousseau ; force reste au principe !

Les Bleus firent chorus ; il eût été plus sage de recharger les armes. Au moment où Bousseau, brandissant la canne à pomme d’ivoire qu’il portait au lieu de glaive, avec son uniforme de garde civique, commençait l’exorde d’une improvisation, un bruit confus se fit entendre dans l’une des rues latérales qui débouchent sur la place. Quelques secondes après, les douze cents recrues, ayant à leur tête Jacques Manceau, se précipitèrent sur les républicains. Jacques soulevait à deux mains un soc de charrue ; il poussa droit aux canons. La mêlée fut courte, mais furieuse ; la manœuvre des royalistes leur livrait le flanc des Bleus ; parmi ceux-ci, les gardes nationaux de Châlonne, commandés par Bousseau, prirent seuls part à l’action. Les troupes régulières et les bourgeois de Beaupréau se retirèrent vers la citadelle. Bousseau demeurait seul à son poste, et gesticulait pour animer sa troupe. Un moment, il se trouva en face de Jacques, qui leva sur sa tête sa terrible massue de fer.

– Je crois que mon rôle est fini ! murmura le médecin sans pâlir ; tant pis pour le monde !

Et il prit l’attitude que devaient avoir les pères conscrits de Rome, sous le glaive des soldats de Brennus. Mais le jeune Vendéen passa ; il avait reconnu que son adversaire était sans armes.

– Où la grandeur d’âme va-t-elle se nicher ! grommela Bousseau avec mauvaise humeur.

Il se retourna, et aperçut seulement alors l’abandon où l’avaient laissé les hommes de Baulon.

– Les misérables ont pris la fuite devant ces enfants ! s’écria-t-il. Nous autres, citoyens, sachons mourir !

Cet appel, digne d’un meilleur sort, fut le signal d’une débandade générale. Dès que les bourgeois de Châlonne se virent seuls en présence de l’ennemi, ils lâchèrent pied au plus vite. Bousseau les suivit, indigné. Il se retira lentement, se retournant de temps à autre pour brandir sa canne en signe de menace.

Nul, parmi les Vendéens, n’eut l’idée de poursuivre les fuyards. Cette victoire inespérée les affolait ; ils se regardaient, étonnés, attendris, et s’embrassaient en versant des larmes de joie. Le succès venait de tripler leurs forces. En réalité, la faiblesse des républicains à Saint-Florent, qui est un fait acquis à l’histoire, donna sans nul doute à l’insurrection naissante la plus puissante impulsion qu’elle pût recevoir.

Jacques Manceau et sa troupe, revenus de leur premier étourdissement, examinèrent la position, et tinrent une sorte de conseil ; leur embarras était grand. Dans l’enthousiasme du succès, ils avaient mis en pièces les affûts des canons et ne savaient maintenant que faire de leur victoire. Le temps devait corriger les Vendéens de cette imprévoyance inouïe, qui fut un des caractères principaux de leur conduite au début de la lutte.

– Mes gars, dit Jacques Manceau, en se grattant l’oreille, m’est avis que nous avons deux choses à faire : nous en aller chacun chez nous, ou prendre le château ; moi, je ne veux pas m’en aller ; donc, au château, si le cœur vous en dit !

– Au château ! répétèrent les plus braves.

Les autres n’osèrent pas élever la voix, et la petite armée reprit sa course.

Le château de Saint-Florent, sans être une citadelle importante, était du moins de force à soutenir pendant dix ans, à l’exemple de la cité troyenne, l’assaut de nos douze cents jeunes gens, moins bien armés que les Grecs. Un hasard faillit rendre ses remparts inutiles. Au moment où arrivait la troupe vendéenne, les républicains n’avaient point encore réussi à fermer la maîtresse porte qui, depuis longtemps hors d’usage, refusait de tourner sur ses gonds rouillés. Jacques Manceau vit que la circonstance était décisive ; il s’élança, ses compagnons le suivirent. Le neveu de Cathelineau, leste et plein d’ardeur, franchit en quelques secondes la distance qui le séparait du château, et tomba sur les gardiens de la porte, qu’il chargea à l’aide d’une épée conquise dans la lutte précédente. Rien ne put tenir devant lui ; déjà il avait ouvert une issue à ses compagnons, qui touchaient le seuil, lorsque les lourds battants, cédant à une dernière impulsion, se refermèrent avec fracas.

Un double cri s’éleva, de triomphe au-dedans, de détresse au dehors. Exaspérés de la perte de leur chef, les Vendéens se ruèrent contre la porte avec fureur ; vains efforts ! la porte était à l’épreuve ; de longs éclats de rire leur répondirent du haut des murailles.

Quand il se vit seul, entouré d’ennemis, Jacques Manceau prit d’abord une attitude menaçante ; les Bleus se tenaient à distance, tant il y avait d’indomptable détermination dans la pose du jeune homme. Mais, tout à coup, comme si un découragement subit se fût emparé de lui, il baissa la tête et jeta son épée ; les Bleus se saisirent de lui aussitôt.

– Eh ! c’est, je crois, mon jeune vainqueur ! dit le citoyen Bousseau... Major, je désire vivement qu’il soit traité avec les égards convenables.

Baulon haussa les épaules.

– Douze hommes dans la courtine ! dit-il, La loi martiale est positive ; tout réfractaire, pris les armes à la main, doit être fusillé sur-le-champ.

Le docteur voulut protester, mais Jacques fut immédiatement entraîné ; quelques secondes après, douze coups de feu retentirent simultanément dans l’intérieur du château.

Le citoyen Bousseau s’était précipité sur les pas des exécuteurs, il arriva à temps pour voir tomber le jeune prisonnier la face contre terre.

– Ô Jean-Jacques ! s’écria-t-il, ces gens n’on jamais lu une seule de tes pages sublimes !... Je suis tenté de reprendre mon rôle passif ; si je restais avec ces bourreaux, je prendrais le principe en horreur. Positivement ! ajouta-t-il avec un frisson, les anciens tyrans valaient mieux, bien que, à tout prendre, ils ne valussent rien du tout.

Tout en parlant, il allait vers le mort. Les exécuteurs s’étaient éloignés, on avait besoin d’eux aux murailles ; le docteur appela un de ses hommes et se fit aider pour transporter le cadavre dans une chambre du château. Le brave homme n’avait point oublié que, s il vivait encore, c’était grâce à la générosité du jeune Vendéen ; il résolut de voir si ses blessures pouvaient être pansées, et de le sauver à ses risques et périls.

Pendant qu’il montait l’escalier, chargé, pour sa part, de la tête et des épaules du mort, le citoyen Bousseau crut sentir un faible souffle à sa joue ; il s’arrêta, surpris, le souffle cessa, et l’attitude flasque et abandonnée de Jacques fit craindre à son libérateur qu’il ne fût trop tard.

Dans la chambre, les deux porteurs déposèrent leur fardeau sur une table ; le corps s’affaissa aussitôt et s’étendit, comme s’il eût perdu ce ressort, cette élasticité qui dénotent la vie. Le docteur atteignit hâtivement sa trousse, et se mit à visiter le cadavre.

À ce moment, un grand cri partit des murailles. Les Vendéens renouvelaient leur attaque, et les bourgeois de Châlonne refusaient de se battre s’ils n’avaient pas leur chef à leur tête.

Le docteur, incapable de se faire attendre au moment du danger, jeta un regard de regret sur Jacques, et descendit l’escalier, après avoir fermé à double tour la porte de la chambre.

 

 

 

 

 

 

III

 

 

LE BISTOURI DU CITOYEN DOCTEUR

 

 

Pendant cela, Cathelineau et ses parents étaient restés au Pin. Ce n’était pas crainte du danger ; leur conduite ultérieure les met du reste à l’abri d’un pareil soupçon, mais ils ne voulaient point compromettre ainsi sur un seul coup de dé le succès de leur grande entreprise. Leur effort, longtemps infructueux, atteignait enfin ses résultats, ils avaient des adhérents dans toutes les communes environnantes, et n’attendaient plus qu’une occasion pour faire le premier pas. Suivant les probabilités, cette occasion devait leur être fournie par le tirage qui avait lieu à Saint-Florent ; aussi, tout en se tenant à l’écart, ils voulurent être instruits des évènements de cette journée du 10 mars, qui pouvait influer si puissamment sur la réussite de leurs projets.

Le matin, Étienne Manceau, père de Jacques, partit avec les instructions de Cathelineau. Il arriva à Saint-Florent vers le soir, au moment où les recrues se voyaient repoussées pour la deuxième fois et reculaient, découragées.

Ce fut un terrible coup pour ce pauvre père que la nouvelle de la prise de son fils ; son premier mouvement fut de se mettre à la tête des jeunes Vendéens pour tenter un nouvel assaut. Mais les instructions de son chef étaient précises ; il dut vaincre cet entraînement si naturel et si puissant de son amour de père : sans artillerie, presque sans armes, on ne pouvait songer sérieusement à s’emparer du château, pourvu en abondance de tout ce qui manquait aux assiégeants, et défendu par une garnison considérable.

Jusqu’ici l’insurrection avait été en réalité victorieuse ; les gens du pouvoir, retranchés derrière les murailles, se tenaient sur la défensive. Étienne ne voulut point, pour réparer son malheur personnel, changer cette victoire en défaite. Il résolut de garder à sa cause ce noyau d’armée, entier et fortifié par le souvenir d’un succès sans revers.

Les recrues avaient accueilli sa venue avec joie ; d’une commune voix, elles l’avaient élu leur chef. Étienne Manceau, réprimant sa légitime douleur, n’usa de cette influence que pour accomplir la volonté supérieure de Cathelineau. Le jour tombait ; il décida que la petite troupe continuerait d’investir le château, pour sauver les apparences, jusqu’au milieu de la nuit. À ce moment, la retraite devait s’effectuer sans bruit : on prendrait alors les ordres de qui de droit pour la direction à suivre ultérieurement.

Pendant ce temps, dans la chambre où l’on avait laissé, couché sur une table, le cadavre du Vendéen fusillé, se passait une scène qui à coup sûr, eût fort émerveillé le citoyen docteur Bousseau.

À peine la porte se fut-elle refermée que Jacques Manceau, le fusillé, quittant sa position mortuaire, sauta et retomba sur ses pieds comme un leste et vigoureux vivant qu’il était. Le jeune paysan avait gardé son sang-froid jusqu’au moment suprême ; se voyant perdu, il avait joué tout espoir de salut sur une seuls chance. Une manœuvre que l’instinct suprême de conservation lui enseigna sans doute, et qui depuis joua un grand rôle dans les attaques vendéennes, fut employée par lui : lorsque les soldats, chargés d’exécuter la sentence du major, abaissèrent leurs armes, il se croisa les bras sur la poitrine, indifférent en apparence, mais épiant en effet avec avidité les mouvements des Bleus. Le sous-officier commanda le feu ; Jacques vit le doigt des Soldats presser la détente ; il se laissa, lourdement choir. Au même instant, la détonation retentit.

En des circonstances ordinaires, ce naïf stratagème eût été facilement déjoué ; ici, les soldats, obligés de regagner leur poste aussitôt après l’exécution, crurent laisser un cadavre dans la courtine, et s’éloignèrent sans soupçons. Le docteur lui-même, comme nous l’avons vu, y fut trompé.

Le premier soin de Jacques, après sa résurrection, fut de se précipiter vers la porte ; die était solidement fermée, nul moyen d’évasion de ce côté. La fenêtre, garnie de forts barreaux de fer, était également inattaquable. Le pauvre prisonnier laissa tomber ses bras le long de son corps avec tristesse ; la fusillade s’entendait au dehors, d’où, parfois aussi, venaient jusqu’à lui les cris poussés par ses frères d’armes ; et il ne pouvait combattre, et un mur infranchissable le retenait au moment du péril. Pendant plus de deux heures que dura l’escarmouche, Jacques se promena comme une bête fauve fait dans sa cage. Tantôt il se jetait sur la porte, espérant l’ébranler, tantôt il secouait désespérément les barres de fer de la fenêtre. La porte le renvoyait, meurtri, au milieu de la chambre ; les barreaux déchiraient ses mains, et la fusillade continuait, portant au comble le délire du captif.

Enfin les coups de feu devinrent plus rares ; Jacques put conjecturer que ses compagnons s’éloignaient, et sa fièvre diminua peu à peu. Il s’assit sur la table et sonda sa situation d’un coup d’œil intrépide. De quelque côté que se portassent ses regards, le danger était terrible, inévitable, le salut impossible. Jacques ne sourcilla pas ; une fois même le sourire vint à sa lèvre au souvenir du citoyen docteur et de sa trousse. Mais il n’est point donné à l’homme de rester longtemps insouciant en face d’une mort certaine. Une pensée traversa tout à coup l’esprit de Jacques ; son front se voila de mélancolie : il vit son père qui se consolait en l’aimant de la perte de sa mère ; Étienne Manceau pleurait dans la cabane déserte.

Cette image frappa le cerveau de Jacques au point de devenir une sorte de vision ; la fenêtre était étroite et le jour se faisait sombre ; le jeune Vendéen voyait réellement devant lui son père, abandonné. Puis un doux visage apparut près de celui du vieux paysan.

– Marie ! murmura Jacques en courbant la tête.

Marie était sa fiancée ; il aimait Marie de ce solide et pur amour qui, dans ces contrées patriarcales, lie deux époux jusqu’au tombeau.

Un bruit de pas se fit dans l’escalier ; Jacques se réveilla en sursaut et se frotta les yeux comme au sortir d’un rêve ; puis, rendu subitement au sentiment de sa situation, il s’étendit sur la table et demeura dans une complète immobilité.

La clef grinça dans la serrure et le citoyen docteur entra.

– Si, par le plus grand des hasards, le pauvre diable n’était pas mort tantôt, grommela-t-il, ce doit être chose faite maintenant.

Il déposa sur la table, près de Jacques, une clef d’énorme dimension, battit le briquet, et alluma de la lumière. Ce faisant, il continuait son monologue.

– Par goût, disait-il, je n’aime pas cette vie de soldat. N’était le principe... où donc ai-je mis cette clef ?... l’effusion du sang me répugne. Un homme tel que moi doit travailler avec son esprit, non avec son bras ;... mais cette clef, qu’en ai-je fait ? la voici... C’est que ma responsabilité est grande ! Avec un monceau de fer semblable, une main mal intentionnée pourrait !... mais le moyen de craindre ? Lors même qu’on parviendrait à s’en emparer, saurait-on qu’elle ouvre la poterne au bas de l’escalier ?

L’âme de Jacques avait passé dans ses oreilles ; le docteur se débarrassa d’une paire de pistolets qui étaient restés inoffensifs à sa ceinture pendant l’assaut et ouvrit sa trousse.

– Voyons ! dit-il.

Et il mit sa main sur la poitrine de Jacques. Son visage exprima un douloureux étonnement.

– Encore chaud ! soupira-t-il. Pauvre garçon, peut-être aurais-je pu le sauver !

En même temps, il coupait les vêtements du mort, afin de l’examiner à nu. Il ne songea même pas à tâter préalablement son pouls tant lui semblait improbable qu’il pût exister encore.

– Pas une seule blessure ? s’écria-t-il avec surprise. Ah ça ! Le gaillard ne m’avait pourtant pas l’air capable de mourir de peur... c’est fort extraordinaire. J’ai envie d’opérer l’autopsie.

Ce gentil substantif du vocabulaire médical était de l’hébreu pour Jacques, qui demeura impassible. Mais le docteur parla bientôt une langue à la portée de tous. Ayant essuyé son bistouri, il fit, pour assurer sa main, une légère incision au milieu de l’estomac du gars. Celui-ci bondit et se redressa debout sur la table.

Le docteur essuya tranquillement son bistouri et le remit dans sa trousse.

– À ce que je vois, dit-il, jeune villageois, tu es en parfaite santé ; je t’en félicite.

Jacques ne répondit point ; il semblait hésiter, et jetait un regard furtif sur la clef et les pistolets.

– Tu es bien heureux, reprit le citoyen Bousseau, que je ne sois point comme certains opérateurs imprudents, qui tranchent étourdiment un sujet, et plongent leur instrument tout d’un coup...

Jacques fit un mouvement, comme si une soudaine résolution eût fait place au doute qui l’arrêtait naguère ; il sauta sur le plancher, et saisit la clef ainsi que les pistolets.

– Vous allez me suivre, dit-il.

Le docteur le regardait, ébahi.

– Rester ici ne serait pas sans danger, reprit le paysan ; ils vous accuseraient de ma fuite ; dehors vous serez en sûreté.

– Dehors ! Ta fuite ! répéta Bousseau. Jeune villageois, tu divagues !

– D’ailleurs, dit encore Jacques, les autres ne vous connaissent pas, quand ils vont entrer dans le château, ils pourraient vous tuer sans savoir.

– Entrer au château ! s’écria le docteur. J’ai réchauffé un serpent dans mon sein. Aux armes !

Pour rien au monde, Jacques n’eût porté la main sur cet homme, qui avait voulu lui sauver la vie. Cependant, le cas était critique ; la voix du docteur allait mettre sur pied la garnison. Le jeune homme détacha rapidement le mouchoir de Chollet qui lui servait de ceinture.

– Comme cela, dit-il, ils verront bien que ce n’est pas la faute du bonhomme.

L’expédient était ingénieux, sinon courtois ; il atteignait d’ailleurs un double but. Jacques s’élança sur le docteur, qu’il terrassa sans lui faire aucun mal : puis, il lui noua son mouchoir sur la bouche. Le malheureux Bousseau s’épuisa d’abord en vains efforts pour crier et donner l’alarme. De guerre lasse, il demeura enfin étendu sur le sol.

Jacques sortit, et ferma la porte derrière lui. Plongé dans une complète obscurité, il descendit l’escalier lentement et avec précaution. Parvenu à la dernière marche, il vit, à la lueur d’une petite lampe suspendue au mur, une sentinelle appuyée contre la porte.

Jacques avançait toujours, la clef d’une main, le pistolet de l’autre.

Il parvint, de cette façon, jusqu’auprès du soldat, sans être aperçu.

– Si tu bouges tu es mort ! dit-il, en présentant son pistolet.

Le républicain sauta à cette menace, et toisa d’un rapide regard son adversaire. Jacques était dans un état déplorable ; pâle, la poitrine en sang, les vêtements fendus du haut en bas, le tout par les soins du docteur. La sentinelle, enhardie à cette vue, ne craignit point d’engager une lutte dont le résultat lui parut assuré. Profitant de l’indécision du jeune homme, qui reculait devant la pensée de tuer ainsi à bout portant, le soldat s’élança ; une lutte corps à corps s’engagea, dans laquelle Jacques, faisant enfin usage de son arme, jeta le républicain mort à ses pieds.

Il se mit aussitôt en devoir d’ouvrir la porte. Comme nous l’avons vu par les quelques mots de Jacques au docteur, son dessein n’était pas seulement de fuir ; l’issue que le hasard lui offrait devait servir à l’entrée triomphale de ses frères. La rencontre de la sentinelle, sur laquelle il n’avait pas compté, dérangeait tous ses plans ; le coup de feu avait donné l’alarme ; un grand bruit se faisait à l’étage supérieur, et des pas précipités approchaient dans diverses directions. Jacques ouvrit la porte.

– Que Dieu m’assiste ! murmura-t-il. Si les autres arrivent à temps, je ne regretterai pas ma peau !

Au lieu de chercher à fuir, il déchargea en l’air le fusil du bleu, et cria de toutes les forces de ses poumons :

– À moi, les gars : on passe !

Quelques républicains arrivaient déjà aux dernières marches de l’escalier. Jacques avait éteint la lanterne, et se tenait debout, la baïonnette croisée sur le seuil de la poterne.

Au moment où se fit entendre le premier coup de feu, Étienne Manceau venait de donner le signal de la retraite ; les Vendéens commençaient à s’éloigner. Ils s’arrêtèrent.

Une espérance vague, si dénuée de fondement que le cœur seul d’un père pouvait l’accueillir, vint à Étienne.

– Si c’était mon petit gars, pensa-t-il.

Un profond silence régnait dans la troupe vendéenne ; quelques-uns s’attendaient à une sortie de l’ennemi, d’autres songeaient à l’arrivée d’un renfort républicain ; tous se tenaient prêts à la défense. Ils entendirent parfaitement la poterne s’ouvrir : leurs yeux attentifs virent la lumière du coup de fusil. Au cri de Jacques, ils se précipitèrent d’un commun mouvement.

– Mon gars ! c’est mon gars ! disait Étienne, faisant, pour devancer ses compagnons plus alertes, des efforts désespérés.

La lutte s’était engagée. Jacques barrait la porte avec son fusil mis en travers, et frappait au hasard de la crosse de son pistolet. Les bleus, gênés par leur nombre dans cet étroit espace, se blessaient les uns les autres, et blasphémaient terriblement, ce qui ne les avançait à rien. Ils avaient beau frapper ; toujours une ombre de riche taille se tenait à la porte grande ouverte.

Au dehors, des pas retentissaient sur le sol.

– Fermez la porte ! criait du haut de l’escalier le major Baulon, qui ne pouvait approcher. Tuez ! tuez !

– Tiens bon, Jacques ! nous voilà ! criait de son côté Étienne.

Au même instant, la tête de la bande, irrésistiblement lancée, se ficha comme un coin dans l’ouverture. De plus savants dans la tactique militaire eussent hésité à se précipiter dans ces ténèbres, qui, après tout, pouvaient ne cacher qu’une embuscade. Irréfléchis, mais sans peur, les Vendéens entrèrent et il y eut là une effroyable mêlée.

Pendant quelques secondes, ceux qui n’avaient pu entrer encore, n’entendirent que le bruit sourd de l’arme blanche perçant la chair, et de sourdes exclamations de rage. Le vide se faisait à chaque instant, il y avait de la place pour un Vendéen de plus.

Les rares coups de feu qui furent tirés avaient montré l’escalier ; les assaillants, renversant tout obstacle, montèrent ; arrivés dans la galerie supérieure, ils mirent en arrêt leurs armes ; nul ne se montra pour les repousser.

Alors, un cri enthousiaste ébranla le château du sol aux combles. En un même jour c’était la seconde victoire que saluait l’insurrection vendéenne.

En considérant d’un œil froid ce fait d’armes, on se demande avec une profonde surprise comment les recrues ne furent pas écrasés dans cet étroit escalier, que dominait un large corridor. Douze hommes bien armés, comme étaient les républicains, devaient défendre ce passage contre une division entière. Une terreur panique s’empara d’eux sans doute ; mais qui donc mit au cœur de ces soldats, résolus d’ordinaire, cette panique sans motif et sans excuse ?

Nous ne craignons point de le dire, la prise du château de Saint-Florent, effectuée comme elle le fut, est un de ces évènements qui donnent tort à la raison humaine. « À Dieu ne plaise, disait en cet endroit le vieux zouave de Charette, que je veuille diminuer la gloire de ces héroïques enfants qui s’élancèrent, têtes baissées, au-devant du danger ; leur courage ne fut que plus grand, pour s’attaquer à d’insurmontables obstacles ; mais ce courage devait se briser, inutile. »

La Vendée remporta, en effet, depuis lors des succès bien autrement éclatants ; tous furent explicables par l’impétuosité ou l’obstination de l’attaque, le bonheur des manœuvres, la connaissance complète du terrain, etc., etc. Si quelques-uns semblèrent dépasser les bornes du possible, le surnaturel fut dans le résultat.

Ici, la valeur seule eût été insuffisante ; il fallut, pour que succombât le drapeau de la Convention, une faiblesse subite et générale, remplaçant à point nommé, chez huit cents hommes, le courage proverbial du soldat français.

Il ne faut donc pas trop s’étonner si la pensée d’un miracle vint à l’esprit de ces enfants vainqueurs.

Ils se portèrent rapidement dans diverses directions ; nulle part ils ne trouvèrent d’ennemis ; le château était évacué. Les Vendéens, saisis d’une joie semblable à celle qu’ils avaient éprouvée le matin, visitèrent avec transport les richesses conquises.

Cette fois, ils ne brisèrent point les affûts des canons, et gardèrent avec soin les armes abandonnées par les républicains. Il y en avait assez pour armer la troupe entière.

Ils s’étaient répandus çà et là dans le château, ouvrant toutes les portes, visitant, en un mot, leur domaine, comme un héritier qui prend possession. Leurs investigations vagabondes n’étaient point néanmoins sans but : ils cherchaient les croix et vases sacrés enlevés aux églises, et n’avaient garde de les trouver : depuis longtemps ces objets sacrés, transformés en monnaies, couraient, pour le plus grand bien de la république. Comme leur désir était grand, ils ne se décourageaient point, et cherchaient toujours. Jusqu’alors, ils avaient trouvé partout des chambres ouvertes, mais vides ; quelques-uns s’arrêtèrent devant une porte close.

– Les croix sont là ! s’écrièrent-ils.

Et, dans leur impatience, ils battirent en brèche les solides battants de chêne. Plus la porte résistait, plus ils se croyaient sûrs d’avoir mis enfin le doigt sur le secret trésor du district. Enfin, le bois se fendit ; un dernier coup de hache fit tomber en dedans un panneau tout entier ; les plus ardents se précipitèrent et poussèrent un cri de surprise.

Il n’y avait là ni croix ni patène, mais un objet complètement profane, que les Vendéens entourèrent aussitôt avec de grandes démonstrations de curiosité.

Le lecteur ne peut avoir oublié le citoyen docteur, laissé sous clef par Jacques, au moment où celui-ci descendait à la poterne. Bousseau avait promptement réussi à se débarrasser de son bâillon, mais alors déjà l’alarme était donnée ; le bruit extérieur domina ses cris frénétiques. Le malheureux docteur, l’oreille à la serrure, se mit à écouter avidement : il devina la scène qui se passait à quelques toises au-dessous de lui, et se tordit les bras.

– J’ai mal agi ! s’écria-t-il. Jean-Jacques n’aurait pas fait cela ; je suis venu en aide aux prêtres et aux tyrans ! mon imprudente clémence va porter au principe un coup funeste. Bousseau ! tu avais juré à la face de l’Être suprême d’élargir la brèche par où l’homme libre et lavé dans les eaux du savoir doit s’élancer hors de la prison des préjugés, franchir les barrières de l’ignorance superstitieuse, et atteindre la splendide réalisation de ses rêves régénérateurs ; au lieu de cela, Bousseau, tu as refermé l’ouverture ; ta main a scellé de nouveau la pierre opaque qui intercepte les rayons du jour ; le monde va retomber dans les ténèbres ! le despotisme est vainqueur... à Saint-Florent !

Vous souriez n’est-ce pas ? Qu’importe ce petit trou ? Qu’importe ce qui s’y passe ?

Mais là-bas sur les pentes alpestres, qu’importe aussi le grain de sable, une heure avant la chute de l’avalanche dont il doit être le noyau ? On dirait parfois que Dieu s’amuse à disproportionner les effets et les causes. Si la montagne accouche d’une souris, tel humble gland qui tombe inaperçu va enfanter une forêt immense.

Ici, Bousseau, pauvre maniaque, rencontrait plus juste que n’eût fait un sage : la prise de Saint-Florent fut le premier anneau d’une chaîne d’évènements extraordinaires, qui devaient amener la Convention sur le bord d’un précipice.

Tant que dura le combat, cependant le docteur conserva quelque espérance ; mais le cri de triomphe poussé par les Vendéens vainqueurs fut pour lui un véritable coup de poignard.

– J’ai mal agi ! répéta-t-il, et je vais me châtier moi-même. Plutôt que d’entendre dans nos campagnes mugir ces féroces soldats, j’en appelle à ce fer qui va mettre fin à ma honte et à mes jours !

Le docteur, à ces mots, leva son bistouri ; on eût dit le citoyen Talma « se frappant » au cinquième acte d’une tragédie de M. de Voltaire ; mais, au moment où l’arme médicale allait toucher la peau, le docteur sembla se raviser ; il pesa tranquillement le bistouri sur la table, sourit et se frotta les mains.

– Je vivrai, murmura-t-il, je vivrai pour la confusion des soutiens de l’aristocratie : je dois ce sacrifice au principe. Ah ! vous croyez m’avoir vaincu, sauvages villageois ! eh bien ! je vous attends ! venez ! je voudrais que vous fussiez aussi nombreux que les cheveux de ma tête au temps de mon adolescence, mon triomphe serait plus éclatant. Ah ! vous croyez...

Le citoyen Bousseau n’acheva pas ; les premiers coups de hache retentirent sur le bois de la porte. Il accueillit ce bruit avec un orgueilleux sourire, monta sur une table et se croisa les bras sur la poitrine, dans l’attitude du républicain Thémistocle recevant les coups de canne d’un représentant du peuple d’Athènes.

Lorsque les Vendéens entrèrent, au lieu des objets saints, ardemment désirés, ils aperçurent le citoyen Bousseau, plein du discours décisif qu’il se proposait de prononcer.

Il ne bougeait pas plus qu’un terme. Les recrues s’approchaient pour le considérer curieusement, ils le prenaient pour une statue. Quelques minutes se passèrent ainsi, pendant lesquelles régna dans la chambre un silence solennel.

Enfin, l’un des jeunes gens, sortant des rangs, vint regarder le docteur sous le nez et s’écria en riant :

– Tiens ! il n’est pas de bois ! c’est le rebouteux de Châlonne !

Bousseau n’attendait que ce signal.

– Simples cultivateurs ! dit-il d’une voix ou vibrait l’inspiration ; laboureurs égarés, pâtres plongés dans la nuit de l’ignorance ! jusques à quand enfin repousserez-vous le bienfait de la lumière ? Au moment où tout le reste de la France salue avec transport l’aurore de la liberté, pourquoi, vous seuls, ô villageois, voilez-vous tristement vos visages ? Êtes-vous nobles, pour regretter les privilèges ? Êtes-vous prêtres, pour ressusciter la religion ?

Le docteur faisait là, il faut en convenir, un magnifique et juste éloge du désintéressement vendéen. Ses auditeurs ne jugèrent point ainsi de son discours. Comprenant çà et là quelques mots à travers ce fatras, ils jugèrent qu’on insultait à leurs croyances, et un menaçant murmure s’éleva.

Heureusement, pour le citoyen Bousseau, le jeune homme qui avait parlé habitait les environs de Châlonne ; il dit quelques mots à demi-voix ; l’effervescence se calma subitement ; et, sur toutes les figures, la compassion remplaça la colère.

Le docteur, cependant, ne s’était point arrêté ; il continuait sa foudroyante improvisation sans s’inquiéter de rien autre chose. Les Vendéens, surpris d’abord, puis retenus par la curiosité, s’ennuyèrent bientôt. Peu à peu, la salle se vida ; l’orateur était au plus brillant passage de son discours, que déjà il prêchait pour les murailles.

Quand il s’en aperçut enfin, un violent chagrin se peignit sur ses traits.

– Stupides esclaves ! s’écria-t-il en descendant de son piédestal. La convention nationale est dans le vrai : avec vous, la persuasion ne fait rien ; il faut le glaive pour vous apprendre à vivre !

Tout en parlant, il avait machinalement descendu l’escalier et passé le seuil de la poterne, restée ouverte. En levant la tête il aperçut le ciel et la campagne.

– Que vois-je ! dit-il, en croirai-je mes yeux ! je suis libre ! libre ! ils m’ont laissé partir !... le destin protège visiblement la république.

Il sortit en toute hâte de la ville et prit, à travers champs, le chemin de Châlonne. Sur le sommet de la première côte, il se retourna pour lancer quelque nouvel anathème à l’insurrection qui avait dédaigné son éloquence. Une flamme éclatante brillait sur la place de Saint-Florent ; c’étaient les registres de conscription, dont les Vendéens faisaient un feu de joie.

D’autres que le docteur aperçurent sans doute cette flamme, car, tout le long de la route, les collines s’illuminèrent graduellement ; la campagne semblait enveloppée d’un vaste réseau de fouées de la Saint Jean.

– Qu’est-ce que cela ? se demandait le citoyen Bousseau.

Cela ? c’était une matérielle image de l’état de la Vendée : il ne fallait qu’une étincelle pour embraser ces fidèles campagnes ; l’étincelle avait jailli. Cela, c’était l’incendie.

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

UNE DOUCHE

 

 

Le lendemain, tout était en grand émoi au village du Pin-en-Mauge. Durant la nuit, on avait aperçu des feux sur les collines environnantes ; Cathelineau fut aussitôt éveillé. Le futur généralissime eut un moment de grave hésitation : ces feux étaient le signal convenu entre les paroisses disposées à l’insurrection ; mais qui les avait allumés ? Ce signal devait être donné par lui ; pourquoi d’autres avaient-ils pris l’initiative ?

Cathelineau fut épouvanté d’abord de la responsabilité que ses actes avaient assumée ; puis, ayant prié Dieu de lui donner conseil, il fit allumer sur la place de la paroisse un monceau de fascines. La chaîne des signaux, un instant interrompue, se renoua.

Les heures qui suivirent furent pleines d’inquiétudes. Les parents de Cathelineau s’étaient assemblés en conseil, mais les avis étaient contradictoires : le jour commençait à poindre, que rien encore n’avait été résolu.

Ce fut alors que l’on vit arriver haletant, couvert de poussière, Jacques Manceau, détaché par Étienne, son père, pour porter la nouvelle des victoires de Saint-Florent. Il n’y avait plus à délibérer. Cathelineau, après avoir rendu grâces au ciel, donna incontinent l’ordre de se préparer au départ.

Les paysans coururent aux armes ; Cathelineau resta seul avec sa femme et l’abbé Saulnier. Jusque-là, Renée Cathelineau n’avait pas prononcé une parole ; mais enfin vaincue par la douleur, elle jeta ses bras autour du cou de son mari, et dit en versant des larmes :

– Que vont devenir mes pauvres enfants ?

– Dieu est bon, dit Cathelineau en se détournant pour cacher son émotion. Son service m’appelle ; je laisse à sa garde tout ce que j’ai de cher en ce monde ; il vous protégera.

– Mais toi, mon homme, toi, s’écria Renée, si tu n’allais pas revenir ?

Un feu subit illumina le regard du paysan.

– Il ne faudrait pas pleurer sur moi, femme, dit-il ; je serais mort en accomplissant mon devoir. Pour vous, (la voix de Cathelineau trembla en prononçant ce dernier mot), ceux qui survivront parmi nos frères prendront soin des veuves et des orphelins, c’est promis.

Les sanglots de la jeune femme redoublèrent.

– Il n’y a donc plus d’espoir ! murmura-t-elle d’une voix brisée. Oh ! prenez pitié de nous, monsieur le recteur, dites-lui...

– Ma fille, interrompit le prêtre. Il n’est pas donné à tous de sacrifier le bonheur terrestre sans murmure. Je vous excuse et je vous plains. Priez, ma fille.

La pauvre Renée baissa la tête et se retira.

Assez d’autres femmes, dans cette guerre, firent preuve d’une vaillance virile. Renée était une simple ménagère, bonne pour aimer ses enfants et son mari, capable de ce dévouement qui ne dépasse pas le seuil domestique. Elle avait compris et aimé Cathelineau tel qu’il était autrefois ; maintenant, elle s’effrayait, parce qu’elle ne le reconnaissait plus.

D’ailleurs, ce n’était pas encore le temps où la Vendée, hommes, femmes, enfants, vieillards, se leva comme un seul géant. C’était la première heure des craintes et des hésitations.

Attendons à demain. Demain il n’y aura plus de larmes : la veuve saisira le mousquet de son époux mort, pour le venger et continuer son œuvre ; l’aïeul verra, les yeux secs, tomber autour de lui trois générations de fils, l’enfant sentira grandir son cœur dans sa faible poitrine ; il s’enfuira, quelque nuit bien noire, de la demeure paternelle ; il bondira sous les balles qui passent en sifflant par dessus lui à hauteur d’homme, et s’assiéra en riant sur le canon conquis par sa petite main désarmée.

À peine Renée était-elle sortie que Jacques Manceau souleva le loquet de la porte et entra. Il semblait embarrassé ; sa main tourmentait machinalement les larges bords de son chapeau de paille.

– Monsieur le recteur, dit-il, m’est avis que vous allez dire la messe avant de partir ?

L’abbé Saulnier répondit par un signe de tête affirmatif.

– C’est que, voyez-vous, continua le jeune paysan, j’aurais voulu, si c’était un effet de votre complaisance, me marier ce matin.

– Te marier ce matin ? répéta le prêtre avec surprise.

– Voilà la chose ! Vous allez me dire que ce n’est pas le moment. Pourtant, je puis être tué dans la bagarre, et le père se fait vieux. Ma pauvre mère est morte, monsieur le recteur ; si Marie était une fois ma femme, le père Étienne ne resterait pas tout seul.

– Tu es un brave enfant, Jacques ; mais... ton père consent-il ?

– Pour ça, voilà mon oncle qui le sait bien. D’ailleurs nos bans sont publiés ; quant à Marie, elle m’attend à la porte.

– Qu’elle vienne ! dit l’abbé Saulnier.

Jacques se précipita au dehors en disant merci.

Une heure après, la messe de mariage se célébrait dans la demeure de Cathelineau. C’était là, s’il en fut jamais, une austère cérémonie. D’autres s’unissent pour vivre ensemble, heureux ; ici, le mariage était un adieu. La fiancée pleurait : l’époux, avant de prononcer le serment conjugal, n’avait-il pas fait, en épousant le glaive, un autre et plus solennel serment ? L’union consommée, au lieu d’être reconduits en pompe à la demeure commune, les deux mariés se séparèrent, Marie suivit ses compagnes ; Jacques lui mit un baiser au front et prit rang parmi les soldats de Cathelineau.

– À présent, se dit-il, le père a deux enfants ; il n’y en a qu’un à se battre ; il aura quelqu’un pour l’aimer sur ses vieux jours.

Les gars du Pin-en-Mauge étaient au nombre de cent, à peu près. C’était, l’armée officielle de la Vendée ; les insurgés de Saint-Florent, enfants perdus, sans chef reconnu, sans but précis, ne faisaient pas régulièrement partie de l’association.

Cathelineau ! voilà la souche réelle, unique de la grande armée royale.

La troupe se rendit en procession, escortée de tout le village, sur la place de la paroisse. Cathelineau monta sur les degrés de la croix du cimetière, et parla.

Si les grands hommes de l’antiquité prononcèrent réellement en temps et lieu les triomphantes harangues que les historiens leur prêtent si généreusement, il faut croire que les jours avaient alors trente-six heures ou que les batailles ne duraient que dix minutes.

Ce que Cathelineau dit, aucun Tite-live ne nous l’a raconté.

Une croix fut bénie par l’abbé Saulnier, c’était le drapeau. Au moment où se donna le signal du départ, Cathelineau passa son chapelet autour de son cou ; cela remplaça, jusqu’à nouvel ordre, les épaulettes de lieutenant-général.

Vers dix heures du matin, la troupe se mit en marche. La foule l’accompagna jusqu’à l’extrémité du village. Là, Cathelineau, donnant l’exemple, serra sa femme et ses enfants contre sa poitrine, et prononça l’adieu. Longtemps après que le dernier partant eut disparu au détour de la route, les femmes restèrent, écoutant les bruits de la marche, et regardant la poussière soulevée sur le chemin.

– Que la volonté de Dieu soit faite ! dit enfin Renée, qui avait trouvé la résignation dans la prière.

Et toutes reprirent la route de leurs cabanes solitaires.

Cathelineau se dirigea vers le village de la Poitevinière. Partout, sur son passage il fit sonner le tocsin ; les paroisses envoyaient leurs populations en masse se joindre aux royalistes ; avant le milieu du jour, Cathelineau se trouvait à la tête de six cents hommes.

Nulle part encore la petite armée n’avait trouvé de résistance ; il était cinq heures du soir ; le soleil cachait déjà la moitié de son disque à l’horizon ; au sommet d’une colline de difficile accès se montra le château de La Jallais. Le drapeau tricolore qui flottait sur les murailles annonçait enfin une place ennemie.

– La nuit vient, dit Cathelineau : voici un gîte ; en avant !

La garnison du château était nombreuse et bien armée ; elle vit les nouveaux arrivants gravir la colline au pas de course avec une sorte de joie méprisante.

– Ce ne sera pas ici comme à Saint-Florent, dit le major Baulon, notre ancienne connaissance ; à présent, nous savons les allures de ces drôles. Pointez juste et visez comme il faut... Feu !

Les Vendéens arrivaient au haut de la colline ; la décharge, habilement dirigée, eut un effet terrible : les assaillants, épouvantés, lâchèrent pied en désordre au milieu des huées des assiégés. Un seul, parmi les Vendéens, était resté ferme à son poste : c’était Cathelineau. À sa voix, Jacques revint le premier, puis toute la troupe.

Mais cette hésitation, promptement réprimée, eut un effet fatal : ici, comme en maintes rencontres, les paysans perdirent tout le fruit de leur première attaque, en donnant aux soldats de la République le temps de recharger leurs armes. La seconde décharge faillit mettre de nouveau le trouble dans la petite armée ; mais Jacques éleva la croix, et poussa le cri de ralliement, désormais connu des deux partis :

« Dieu et le Roi ! »

Les Vendéens se ruèrent aussitôt à coups de hache sur une des portes du château.

Les Bleus, chassés de Saint-Florent, avaient cherché un refuge à La Jallais. C’étaient le major Baulon et sa troupe qui se trouvaient ainsi pour la troisième fois en présence des Vendéens. Baulon se défendit avec courage, mais Cathelineau semblait avoir fait passer sa vaillance dans l’âme de chacun de ses soldats. Ils se précipitèrent par l’ouverture que leur laissa la porte brisée ; dès qu’ils furent entrés tout obstacle disparut devant leur fougueuse attaque. La croix-drapeau fut plantée de la main de Jacques au plus haut du rempart, avant que la nuit fût tout à fait venue.

Ce n’étaient plus ici des enfants braves, mais irréfléchis. On peut dire que Cathelineau savait la guerre d’instinct. Quand les ennemis eurent évacué le château, toutes les précautions furent prises ; puis, l’appel ayant été fait, le général assembla sa troupe dans un préau découvert, afin de rendre grâce à Dieu.

– Mes enfants, dit-il, remercions celui qui nous a donné la victoire !

– Permettez, citoyens, dit une voix faible à quelque distance ; c’est un cas pressant : quelqu’un parmi vous, ne serait-il pas médecin ?

Tous se retournèrent avec surprise. Dans un coin du préau s’élevait un échafaudage dont l’obscurité empêchait de distinguer la forme et la destination. Cathelineau saisit une lanterne allumée et marcha dans la direction de la voix.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– C’est moi, citoyen, le docteur Bousseau, de Châlonne, répondit celui-ci avec le plus grand calme. Les maladroits n’ont pas même su me couper le cou comme il convient.

La lumière de la lanterne, tombant sur l’échafaudage, montra en effet une guillotine, dont le triangle sanglant restait engagé dans le cou du malheureux docteur. Celui-ci, cloué à l’appareil, demeurait immobile, et roulait à droite et à gauche ses yeux brillants et tranquilles.

Au nom de Bousseau, Jacques s’était élancé ; il allait porter la main sur le triangle.

– Mon jeune ami, vous allez me tuer, dit le docteur ; et, en vérité, je ne vous en saurais pas trop mauvais gré, car mon rôle actif commence à me peser au dernier point... Il faut soulever ce morceau d’acier avec beaucoup de précaution... Les niais, sur ma parole, n’ont su toucher aucune des parties vitales... Il est vrai que c’est une guillotine de campagne. Attendez ! un faux mouvement pourrait compléter leur ouvrage... Là !

Le docteur, débarrassé, se releva ; des flots de sang coulaient de sa blessure.

– Comme vous voyez, dit-il à Jacques, ils ne guillotinent pas mieux qu’ils ne fusillent... Il ne faudrait pas s’y fier pourtant ! ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque, et avec de la pratique...

– Qu’on aille chercher du secours ! interrompit Cathelineau.

– Je pense vous avoir vu quelque part, citoyen villageois, reprit le docteur. Ah ! je me souviens ; ce fut à Beaupréau, sur ce banc où nous étions trois... et puis, le soir, à la tribune, d’où vous me lançâtes sur le pavé... Je ne m’étais pas trompé ; j’avais pronostiqué que vous seriez pour la Convention un rude adversaire... À ce propos, je vous engage à ne plus précipiter vos semblables du haut d’une estrade ; cela peut occasionner des fractures graves.

Quelques Vendéens, qui s’étaient détachés, revinrent avec une civière ; ayant d’y prendre place, le docteur voulut examiner la guillotine et voir pourquoi il n’avait point eu la tête tranchée. Cet examen fait à sa satisfaction, il s’étendit sur la civière et se laissa mettre au lit. Ce fut lui qui ordonna minutieusement tous les détails de son pansement, avec autant de sang-froid que s’il eut été question d’un autre.

Nous croyons devoir au lecteur une courte explication touchant ce supplice du citoyen docteur, ordonné par ses frères en croyance.

En quittant Saint-Florent, il avait pris sa course, craignant que les Vendéens, furieux d’avoir perdu un prisonnier de son importance, ne se missent à sa poursuite. Arrivé à Châlonne, il trouva la ville plongée dans le sommeil. Le mépris que les paysans insurgés avaient témoigné pour son éloquence l’avait piqué au vif, et lui donnait en ce moment une ardeur extraordinaire ; il jeta dans sa mémoire, comme les anciens faisaient dans un casque, et les modernes dans un simple chapeau, les noms des différents postes voisins. Dans ce tirage au sort, le premier nom qui sortit fut celui de La Jallais. Le citoyen docteur, sans se donner le temps de prendre haleine, dévora la distance qui le séparait de cette place, se fit reconnaître, et fut introduit.

Il faisait alors grand jour.

Bousseau dut être étrangement surpris de l’accueil qu’il reçut à ce terme de sa pérégrination nocturne. À son salut et fraternité ! le major Baulon répondit par un impertinent haussement d’épaules ; les officiers inférieurs murmurèrent quelques mots peu flatteurs ; les sous-officiers prononcèrent tout haut ce que murmuraient leurs chefs ; les soldats hurlèrent ce que prononçaient les sergents, fourriers et caporaux : en définitive, le mot dans toutes les bouches était le même, et il était terrible, écrasant. On avait dit : SUSPECT !

Le citoyen Bousseau bondit comme un jeune coursier de race au premier coup d’éperon ; il se récria. On lui répondit en l’arrêtant au nom de la République une, etc. Il courba la tête et employa le peu d’instants qui séparèrent l’accusation du jugement à minuter une superbe défense que M. de C..., notre auteur, passait sous silence dans son récit : par pur esprit de parti, sans doute, ne voulant point donner à l’univers une trop haute idée de l’éloquence révolutionnaire.

La défense de Bousseau, si entraînante qu’elle fût, ne trouva point grâce devant ses juges. Celui qui faisait l’office d’accusateur public fulmina contre l’infortuné médecin, douze ou quinze chefs, parmi lesquels brillaient en première ligne : 1o l’opposition qu’il faisait hautement aux actes de la Convention ; 2o les paroles miséricordieuses qu’il avait prononcées lors de la condamnation du bandit (Jacques) ; 3o les secours qu’il avait portés audit buveur de sang, et l’évasion qui s’en était suivie ; 4o le retour de lui, Bousseau, sain et sauf, après avoir été entre les mains des révoltés.

Il n’en fallait pas tant. Bousseau fut militairement jugé et condamné ; comme il réclamait le bénéfice de sa position civile, on lui fit grâce de la fusillade.

Ce jour-là, à La Jallais se trouvait une guillotine voyageuse. Il s’en trouvait partout. Le docteur fut installé ; deux hommes de bonne volonté firent l’office de bourreau ; jusque-là, tout allait sur des roulettes.

Mais ce n’est pas un métier sans difficulté que celui d’exécuteur ; en outre, la guillotine d’occasion était rouillée, non faute de service, mais par la raison contraire. Après cinq ou six essais inutiles, on coupa le quart du cou du citoyen Bousseau.

Il se trouva que les Vendéens enfoncèrent la poite du château de La Jallais au moment où le septième essai allait être tenté. Ce concours de circonstances fit que le citoyen Bousseau garda ses carotides entières.

Nous nous serions complètement fourvoyés dans notre esquisse, si le lecteur pouvait croire que cet évènement dut influer en rien sur la foi républicaine du docteur. Il resta l’esclave du « principe », tout en se méfiant des conséquences. Sa décollation imparfaite augmenta seulement sa rancune contre ces manchots qui, ayant en main ce levier superbe : La Révolution, n’avaient pas encore guindé notre bas monde au niveau du ci-devant Paradis.

Au fond, il ne s’agissait que de les instruire.

En attendant qu’il pût se livrer à ce soin, le pauvre homme souffrait horriblement de sa blessure. Les appareils, incomplets et posés à la hâte, restaient inefficaces ; le sang coulait toujours. Par bonheur, l’abbé Saulnier suivait avec quelques braves femmes, conduites par une sœur de charité. On le voit : l’armée royale avait déjà son ambulance. Les prêtres des campagnes, appelés journellement à secourir des malades, possèdent presque tous certaines connaissances médicales ; l’abbé Saulnier était de ce nombre. Il s’empressa de régulariser le pansement de Bousseau, et s’établit près de son lit, pour lui prodiguer les secours que réclamait son état.

Le fer de la guillotine n’avait offensé aucun organe essentiel ; une fois la perte de sang arrêtée, le docteur se retourna sur son oreiller, et s’endormit d’un paisible sommeil.

Les Vendéens, pendant cela, faisaient l’inventaire de leurs conquêtes. Il y avait à La Jallais une nombreuse artillerie ; les insurgés saluèrent surtout, avec de véritables transports, la découverte d’une pièce de huit fleurdelisée, qu’ils baptisèrent le Missionnaire, et qui, depuis, partagea avec la fameuse Marie-Jeanne leurs soins idolâtres et leur superstitieux amour.

Plus heureux que leurs frères de Saint-Florent, ils trouvèrent aussi à La Jallais une partie du mobilier de l’église de Châlonne : la croix, les encensoirs et quelques vases sacrés. Nous devons dire, pour excuser le peu d’empressement des républicains à fondre ces saints ustensiles, que l’église de Châlonne était pauvre et ne possédait que du cuivre argenté.

Vers une heure de la nuit, le docteur s’éveilla ; il se sentit fort, presque dispos. Ayant jeté son regard autour de la chambre, il vit le bon prêtre qui priait, assis près de son lit.

– Citoyen, lui dit-il, je suis touché de vos soins. Bien que vous portiez le costume d’un laboureur, je soupçonne que vous êtes le pontife de quelque ci-devant paroisse des environs. J’en suis fâché pour vous, citoyen ; votre visage annonce la bienveillance et la franchise ; vous semblez fait pour un métier plus intelligent.

Le prêtre s’inclina en souriant.

– Et, dites-moi, poursuivit Bousseau, pensez-vous que votre commission martiale me fasse languir longtemps ?

– Votre blessure seule vous empêche d’être libre, monsieur, répondit l’abbé Saulnier.

Le docteur jeta sur lui un regard de défiance.

– Le bout de l’oreille du calotin perce toujours ! murmura-t-il. La vérité leur brûle la langue... Ainsi, continua-t-il, vous ne faites pas de prisonniers ?

– Non.

– À quoi bon vous battre alors ?

– Le temps viendra, je le crains, dit le prêtre d’une voix triste et grave, où la guerre prendra ce caractère d’acharnement qui s’attache aux discordes civiles. Le meurtre appelle de fatales représailles. Jusqu’ici nous avons été vainqueurs ; nous n’avons point de carnages à venger. Je vous l’ai dit, monsieur, vous êtes libre.

– Allons, citoyen, vous me traitez en enfant malade, s’écria le docteur en riant. Cessez ce jeu, et dites-moi franchement : Dois-je être fusillé demain ?

– À mon tour, je vous demanderai : à quoi bon ?

– À quoi bon ! répéta le médecin avec surprise ; à quoi bon ! Citoyen pontife, cette question est un non-sens. Ne savez-vous pas que je suis le docteur Bousseau ?

L’abbé Saulnier ne répondit point.

Quelques instants de silence suivirent, puis Bousseau s’écria tout à coup d’une voix irritée :

– Pour me traiter ainsi en homme sans importance, qui êtes-vous et que voulez-vous ?

Le prêtre, sans rien perdre de sa douceur, développa en peu de mots les motifs de l’insurrection vendéenne.

– Ce serait très-beau, dit le docteur, si ce n’était absurde. Quant à vos rêves de modération, je ne m’en occupe même pas. Qui pourrait donner à l’homme tant de mansuétude et tant de vaillance à la fois ?

– La religion, dit le prêtre.

Le docteur était trop poli pour hausser les épaules. Il dit seulement :

– C’est un mot ! Et avec ce mot, on fait la Saint-Barthélemy !

L’abbé Saulnier était un modeste serviteur de Dieu, habitué à prêcher les vérités évangéliques à des cœurs simples comme le sien, et tout disposés à croire à sa parole ; ici, se présentait un incrédule à convaincre ; le pauvre prêtre, timide et plein de défiance de soi, hésita d’abord à se charger de cette œuvre, qui lui sembla au-dessus de ses forces.

Il parla, pourtant, et son sujet l’inspira ; il fut éloquent. Le docteur, qui l’avait attentivement écouté, accueillit la conclusion du prêtre par un sourire de condescendance.

– Tout cela est vrai, dit-il. Ce sont d’assez bonnes idées ; mais, citoyen pontife, je vous ferai remarquer que vous avez puisé largement dans ma doctrine.

– Votre doctrine ?... répéta l’abbé Saulnier avec étonnement.

– Oui, citoyen, ma doctrine, ma propre doctrine, la doctrine Bousseau, le fruit de mes veilles et de mes travaux, la doctrine qu’ont pillée avant vous tous les faiseurs de systèmes sociaux.

– Mais, objecta le prêtre, Jésus Christ, dont je vous ai seulement paraphrasé la divine parole, a dit ces vérités il y a dix-sept siècles !

Bousseau couvrit son interlocuteur d’un regard plein de compassion.

– Jésus-Christ ! dit-il en souriant, c’est un esprit ingénieux, mais sans profondeur. Écoutez ma doctrine à moi, et convertissez-vous, citoyen pontife. Je vais vous expliquer le principe !

Le docteur, changeant de ton aussitôt, donna à sa voix l’inflexion lente et monotone qu’il affectait dans les grandes circonstances. Il amalgama dans un interminable discours des phrases de Rousseau, de Fénelon, (je n’y puis rien : le digne homme en a écrit de bien glissantes, malgré son génie), de Volney, de Bernardin de Saint-pierre, de Babeuf, de Laharpe, de Condorcet, de Robespierre et de l’abbé Sieyès. À ces bribes, il joignit ce qui fut plus déplorable encore, des morceaux de son propre crû : le tout forma un hachis, un gâchis : quelque chose d’indigeste et d’extravagant.

À pierre qu’il avançait dans sa harangue, son geste devenait plus ample, son débit plus triomphant ; il semblait jouir de l’effet produit par son éloquence sur un auditoire imaginaire. Le prêtre l’écouta d’abord avec une scrupuleuse attention, puis, vaincu par l’irrésistible influence de cette voix sourde, qui égrenait incessamment de ténébreuses et incompréhensibles fadaises, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se réfugia dans un secourable sommeil.

La médecine a souvent constaté chez les maniaques l’astuce, développée à un très-haut degré. Nous ne saurions dire si le docteur avait préparé et médité de longue main l’emploi de sa ruse ; toujours est-il qu’il sut profiter de l’évènement avec habileté. Il suivit de l’œil tous les mouvements du prêtre ; quand la tête de ce dernier s’affaissa, un imperceptible sourire vint se poser sur la lèvre de Bousseau, qui n’eut garde de s’arrêter et continua son discours avec patience. Un quart d’heure se passa ainsi ; l’abbé Saulnier dormait profondément ; le docteur s’arrêta tout à coup : il passa sans bruit sa jambe hors du lit, ouvrit la fenêtre avec précaution, et jeta son regard au dehors.

– Trente pieds ! murmura-t-il. C’est haut, mais mieux vaut mourir ainsi que par la main de ces gens assez bêtes pour me confondre avec Jésus-Christ !

Il revint vers son lit, tordit ses draps, les attacha solidement au balcon et se suspendit.

– Si je suis pris, disait-il en se laissant glisser, on me fusille ; si ce faible soutien se brise, je suis broyé ; si je m’échappe, la guillotine m’attend... Les difficultés qu’on éprouve à régénérer le monde sont vraiment considérables !

Rien de tout cela ne devait arriver.

Le lendemain matin, au moment où les Vendéens, conduits par Cathelineau, sortaient du château de La Jallais, qui restait à la garde d’une garnison suffisante, l’abbé Saulnier se présenta triste et inquiet.

– Le malheureux prisonnier s’est évadé cette nuit, dit-il ; dans l’état où l’avait mis sa blessure, je crains qu’il n’ait pu aller fort loin. La fenêtre de sa chambre donne sur la douve, et...

Il s’interrompit ; son regard venait de tomber sur les draps, encore attachés au balcon, rompus à deux toises du sol.

– Le pauvre homme se sera noyé, dirent quelques-uns.

Une sorte de lien, ouvrage des circonstances, unissait Jacques au docteur Bousseau. Le jeune homme s’élança vers la douve.

– Le voilà ! s’écria-t-il aussitôt.

Le citoyen docteur était là en effet ; mais quantum mutatus ab illo !... son visage, complètement méconnaissable, gardait les traces de la fange où il restait enfoncé jusqu’à la ceinture ; il grelottait et faisait peine à voir. Jacques se plongea courageusement dans la douve et parvint à le dégager ; le docteur eut grande peine à monter le fossé. Il portait à chaque instant la main à son front, comme un homme qui s’éveille.

– Citoyens, dit-il, ou messieurs, comme il vous plaira d’être appelés, je n’ai point changé d’opinion, mais je ne garde que le principe, dans ma poche, sous mon mouchoir, et mon rôle actif est de l’histoire ancienne... Est-ce que vous tenez beaucoup à me fusiller ?

Au lieu de ses notes creuses, il avait maintenant une voix de ténor. Jacques et l’abbé Saulnier le soutinrent et regagnèrent avec lui la chambre où il avait passé la nuit. Ils parvinrent à le rassurer.

– Puisque vous ne tenez pas à me fusiller, mes amis, reprit le docteur en présentant ses membres transis au feu allumé dans la chambre, je vous promets d’être neutre... La république deviendra ce qu’elle pourra, je lui retire mon appui !

La République devint en effet ce qu’elle put. Quant à la guérison foudroyante du docteur Bousseau, il ne faut pas crier au miracle. Les gens de l’art, auxquels nous avons soumis cette anecdote, nous ont dit que l’eau de la douve avait produit, sur ce cerveau détraqué, une réaction favorable. Ce n’était qu’un fou guéri par une douche.

Depuis lors, les fous ont pris leur revanche, mais ils ne sont pas tous de si honnête pâte que le docteur Bousseau.

 

 

Paul FÉVAL, Chouans et bleus, 1879.

 

 

 

 



1 La Vendée historique comprend, comme on sait, le Bocage et la Plaine. Le Bocage compose en grande partie les quatre départements de la Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Deux-Sèvres et Vendée.

2 Nous copions dans la Vendée à trois époques, les noms des parents de Cathelineau : René Lecler, Étienne, Joseph, Charles, et Mathurin Laudin, Jean et René Blon, Jean Gabury, Pierre et Jacques Rochard, René et Louis Les-Rochard, Joseph et Mathurin Piton, Pierre et Étienne Manceau, René Soyer, René Jamain, Jean Horeau, Jacques Usureau, Mathurin, Michel et Pierre Les-Courans, Joseph Monnier, Pierre Verron, René Oger.

 

 

 

 

 

 

 

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