Le fils du diable

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

LE RÊVE DU COMTE BERTHOR

 

Ma belle petite Lily, un jour que j’étais ton voisin de table et que nous causions comme de bons amis, je t’ai promis un conte. Écoute :

Bien loin, de l’autre côté du Rhin, et au-delà de Francfort, dans la grande forêt de Thuringe, il était un vieux château perché sur le haut d’une montagne. Il s’appelait le château de Berthor et son seigneur était comte du Saint-Empire. Le comte Berthor avait beaucoup de vassaux et possédait une vaste étendue de terres ; il était si riche que, dans ce pays d’Allemagne, on avait coutume de dire : le comte Berthor est plus riche que le roi.

Le comte Berthor avait été un brave et puissant guerrier autrefois ; mais la vieillesse était venue, ses cheveux blanchissaient, son bras faiblissait, il ne pouvait plus monter son fougueux cheval de bataille ni soulever sa grande épée d’acier, qui avait pourfendu tant de chevaliers sarrasins. Il n’avait point eu d’enfants de sa première femme, qui était une princesse de Nassau, et comme, depuis sa mort, il restait dans le veuvage, ses cousins, ses neveux et tous ses parents éloignés remplissaient le château, insolents déjà comme s’ils en avaient été les maîtres. Le vieux seigneur pensait souvent, quand il était seul, le soir, derrière les rideaux de damas de son alcôve : Si Dieu tout-puissant m’avait donné un héritier de mon nom et de mon sang, je serais à l’abri de ces oiseaux de proie qui s’abattent sur mon nid.

Pendant une maladie qu’il fit, ses parents s’enhardirent au point de prendre l’administration de ses biens. Trois d’entre eux, le baron Reynier, le margrave Albert et le chevalier Noir s’installèrent définitivement au château et se firent donner les clés par l’intendant qu’ils chassèrent. Ils avaient espéré que la maladie emporterait le comte Berthor, et déjà ils songeaient à se partager son héritage, lorsque le vieux seigneur revint à la santé. Ils allèrent à lui et lui dirent Monseigneur, nous sommes tes intendants ; aie confiance en nous et repose-toi de tes fatigues.

Le comte Berthor était trop faible pour leur résister ; il prit patience et mit son espoir en Dieu.

Une nuit qu’il dormait d’un profond sommeil, Dieu lui envoya un rêve. Il vit la chapelle de son château illuminée et remplie de tous les portraits de ses aïeux, suspendus aux murailles de la grand’salle. Les portraits étaient vivants : cela faisait une longue file de chevaliers, armés de fer, et de nobles dames dans leurs belles robes de soie ou de velours. Le comte se voyait lui-même, au milieu de toute cette foule, agenouillé sur les marches de l’autel. Et ses aïeux lui disaient, ainsi que ses aïeules :

– Comte, prends femme pour sauver le nom de Berthor.

Un prêtre vint et commença la messe. Quand ce prêtre inconnu se retournait, Berthor le regardait : il finit par retrouver en lui aussi un des portraits de sa grand’salle : c’était un comte de Berthor qui avait été archevêque et cardinal au temps de l’empereur Charlemagne.

La première fois que le prêtre prononça le Dominus vobiscum, il ajouta : « Comte, prends femme ! » Et les assistants répondirent : « Pour sauver le nom de Berthor. »

La seconde fois ce fut ainsi, de même la troisième. Le comte sentit qu’il fallait obéir, et il répondit enfin :

– Mes pères et mes seigneurs, quoique je sois bien vieux, je consens à prendre femme pour sauver le nom de Berthor.

À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’une musique grave et douce remplit l’église et que l’air s’imprégna d’un parfum d’encens. Une large dalle de marbre, qui formait l’entrée du caveau mortuaire des comtes de Berthor, se souleva, et trois chevaliers parurent, qui portaient de longs manteaux rouges flottant sur leurs armures d’acier. Les deux premiers tenaient par la main une belle jeune fille qui avait au front la blanche couronne des fiancées, le troisième tenait une épée nue, comme s’il eût été son garde du corps. Des feuilles de roses tombèrent de la voûte et firent un chemin fleuri de la dalle jusqu’à l’autel. La jeune fille, suivant cette route, vint s’agenouiller auprès du comte et devint sa femme.

Le lendemain, le comte, à son réveil, fit appeler son aumônier en qui il avait grande confiance, parce que c’était le seul de ses anciens serviteurs que les parents méchants n’eussent point chassé du manoir. Il lui demanda l’explication de son rêve, et le saint homme répondit :

– « Seigneur, il y eut autrefois trois frères, trois comtes de Berthor qui suivirent le bienheureux roi Louis de France en Palestine. Ils défendirent la croix avec vaillance et perdirent tous les trois la vie à la bataille de Massoure. L’histoire dit qu’ils étaient jumeaux et qu’on les trouva couchés côte à côte au milieu du champ de carnage, entourés d’un haut rempart d’infidèles, immolés par leur épée. C’était au temps du grand comte Berthor le Rouge, qui bâtit le château où nous sommes. Berthor le Rouge avait donné ses couleurs à ses trois frères cadets, et les chrétiens, qui les voyaient toujours ensemble au plus fort du danger, les avaient surnommés les trois hommes rouges.

» Le grand comte Berthor, ayant appris le trépas glorieux de ses frères, qu’il aimait tendrement, fit construire dans ses caveaux funèbres un mausolée orné de trois statues, et envoya des émissaires en Palestine pour recouvrer les restes mortels des trois chevaliers. À cette époque, on voyageait avec beaucoup de peine, soit par mer, soit par terre. Quand les envoyés du grand comte arrivèrent en Asie, saint Louis avait regagné ses États et les infidèles étaient de nouveau maîtres de tout le pays. Les infidèles se moquèrent des émissaires du grand comte et lui dirent : Va chercher parmi les os de cent mille cadavres les ossements de tes trois chiens de chrétiens.

» Pour remplir jusqu’au bout leur mission, ils allèrent, en effet, sur le champ de bataille de Massoure, et cherchèrent depuis le matin jusqu’au soir, espérant qu’une pièce d’armure, un lambeau de vêtement, quelque chose, enfin, leur ferait reconnaître les os des trois chevaliers ; mais de même que les vautours et les chacals avaient dévoré toute la chair, les barbares habitants de ces contrées avaient pillé tout ce qui se pouvait prendre. À la nuit noire, les envoyés du grand comte, découragés par l’inutilité de leurs efforts, allaient enfin se retirer, lorsqu’ils aperçurent à quelques pas d’eux, dans l’obscurité, trois lumières de forme allongée qui figuraient sur le sol trois hommes couchés. Ils s’approchèrent et virent qu’en effet c’étaient trois squelettes qui brillaient ainsi dans la nuit. De ces bouches immobiles, trois voix sortirent, disant : Nous sommes les trois comtes Berthor.

» Les envoyés du grand comte, saisis d’admiration et d’épouvante, s’écrièrent : Mes seigneurs, nous sommes venus chercher vos ossements pour les porter en terre chrétienne.

» – Reprenez en paix le chemin de l’Allemagne, répondirent les voix ; nous y serons rendus avant vous.

» En effet, comme les envoyés retournaient vers la ville, ils purent remarquer qu’une lueur, faite de trois lumières, marchait au loin dans la direction de l’occident. C’étaient les trois comtes Berthor qui regagnaient le sol de la patrie. Après bien des fatigues, les envoyés revinrent au château ; il y avait déjà trois mois que le tombeau avait ses morts... »

– On dit, poursuivit le vieux chapelain, que, depuis ce temps-là, chaque fois qu’un Berthor naît, meurt ou se marie, les trois hommes rouges sont du baptême, des noces ou des funérailles, invisibles si les descendants du grand comte n’ont pas besoin d’eux, visibles et tenant l’épée nue à la main si quelque danger menace le sang de Berthor.

Ce sont les trois hommes rouges que vous avez vus en rêve, monseigneur, et Dieu ne veut pas, sans doute, que la race des comtes s’éteigne.

– C’est très bien, dit le vieillard ; mais où trouver une femme ?

Il n’avait pas achevé ces paroles qu’un son de cor se fit entendre au-delà du pont-levis du château. Le comte se dirigea vers la fenêtre et vit un carrosse attelé de quatre beaux chevaux blancs. Le carrosse portait les armoiries de Berthor avec ce signe qu’on nomme une brisure, dans le langage du blason, et qui indique la branche cadette. Depuis bien des années, il avait perdu de vue son frère Otto, né d’un mariage qui n’avait pas été sanctionné par la loi. L’idée de son frère Otto lui revint, et il s’écria :

– Qu’on lâche les chaînes du pont-levis et que ce carrosse entre jusque dans la cour d’honneur.

Autour du carrosse, trois écuyers chevauchaient. Leurs tuniques noires s’enveloppaient dans les plis de trois vastes manteaux de velours rouge, si bien que les gens de la maison, voyant cela en allant ouvrir les portes, se disaient les uns aux autres :

– Voici les trois hommes rouges de Berthor ; quelque chose d’étrange adviendra dans la maison.

Le majordome Blasius ajouta :

– On les voit chaque fois qu’un Berthor naît, se marie ou meurt.

– Berthor est né il y a longtemps, pensaient les servantes. Il n’a plus l’âge où l’on se marie. Dieu nous protège ! c’est donc qu’il va mourir !

Le baron Reynier, le margrave Albert et le chevalier Noir étaient à la chasse dans la forêt, car ils se conduisaient comme s’ils eussent été déjà les maîtres du château. S’ils avaient été présents, peut-être que le carrosse n’aurait pas franchi si aisément le pont-levis. Le carrosse avait ses portières fermées et nul ne put voir ce qu’il contenait. Le vieux comte quitta ses appartements et vint jusqu’au perron, croyant recevoir son frère. Quand il arriva devant la grande porte ouverte, le carrosse était au milieu de la cour. Celui des trois hommes rouges qui avait sonné du cor poussa son cheval vers les degrés et dit :

– Comte, votre frère Otto est mort, et nous vous amenons sa fille, afin que vous lui donniez votre protection pendant votre vie, votre héritage après votre mort.

– Qui êtes-vous ? demanda Berthor et pourquoi vos visages restent-ils cachés sous les larges bords de vos feutres ?

Le cavalier rouge répondit :

– Qu’importe ?

Il s’inclina jusque sur la crinière de son cheval, ses deux compagnons l’imitèrent et tous les trois, piquant leurs montures, franchirent le pont-levis au galop. Pendant un instant la sentinelle des murailles put voir les longs plis de leurs manteaux rouges flotter sous les rayons du soleil, puis ils disparurent dans le grand bois de mélèzes qui couvre la croupe de la montagne.

Le chapelain descendit les marches et ouvrit la portière du carrosse. Il contenait une jeune fille de dix-huit ans, blanche comme un cygne. L’azur du ciel était dans ses yeux et ses cheveux blonds lui faisaient une couronne d’or.

Le chapelain la prit par la main et la conduisit à Berthor en disant :

– Vous demandiez où trouver une femme, comte ; voici votre comtesse.

Le vieux seigneur, la voyant si belle, pensait :

– Que n’ai-je un cher fils, pour voir deux enfants heureux !

Il ajouta tout haut et avec tristesse :

– Je suis trop vieux, elle est trop jeune.

– Qu’importe ? repartit le chapelain.

Et la douce voix de la jeune fille répéta, tandis qu’elle s’inclinait sur la main du vieillard :

– Qu’importe ?

Le comte leva les yeux au ciel, pour demander conseil sans doute dans une circonstance si délicate. Ses yeux rencontrèrent à la voûte l’écusson de Berthor qui partout pendait, rouge avec trois cimeterres d’or menaçant une main désarmée. La devise enroulée autour de l’écu rappelait le beau fait d’armes du premier comte Berthor qui avait répondu, sans épée ni lance, au défi de trois Sarrasins : Qu’importe ! et il les avait vaincus.

– Qu’importe ! dit lui aussi le vieux comte, ragaillardi par cet encourageant présage. Notre Seigneur Dieu aime les bonnes races et je n’ai après tout que soixante ans. Majordome, prépare la chambre bleue où reposait madame ma mère, dont le nom soit béni. Celle-ci est désormais la maîtresse du château de Berthor. Je lui donne mes domaines avec ma couronne de comte. Qu’on se le dise dans les fiefs nobles et dans les chaumières vassales !

 

 

 

II

 

LE MARIAGE

 

Quand les trois effrontés coquins qui voulaient l’héritage du comte Berthor revinrent de la chasse, ils jetèrent feu et flammes. Le baron Reynier, qui était le plus méchant des trois, jura qu’il aurait raison de cette blonde fille dont l’apparition dérangeait tous ses projets. Il tint conseil avec le margrave Albert et le chevalier Noir. Tous les trois résolurent de s’opposer au mariage. Mais quand ils se présentèrent devant le comte Berthor, ils trouvèrent bien du changement. D’ordinaire, le vieillard, affaibli par l’âge et aussi par la maladie, ne savait point leur résister. Aujourd’hui, ce fut différent : il les regarda en face, et à toutes les observations du baron Reynier, l’orateur de la troupe, il répondit bravement : Qu’importe ! Les trois coquins ne le reconnaissaient plus.

Force leur fut de baisser pavillon. Le chevalier Noir, qui était brave comme sa lance et plus fort qu’un Turc, voulait se rendre maître du château par la violence, mais les deux autres furent d’un avis opposé.

– Patience ! dit le baron Reynier. Laissons le vieux fou prendre femme, puisque telle est sa fantaisie. À son âge, on n’a pas d’héritier, mais si par cas le diable faisait un miracle, il serait temps de prendre nos mesures.

Le margrave Albert votait toujours avec le baron. Le chevalier Noir haussa les épaules et gronda entre ses dents :

– La patience est la vertu des poltrons. Avec un bon sabre dans une forte main, on n’est jamais obligé de prendre patience.

Cependant, le bruit se répandit dans tout le pays que le vieux comte allait donner son nom à une toute jeune femme, belle comme les amours. Tout le monde fut étonné, les uns se moquèrent de lui, les autres l’approuvèrent. En général, les gens de bien accueillirent avec faveur l’espoir qu’un héritier direct pourrait naître à cette vaillante race de Berthor, qui avait toujours défendu au prix de son sang l’étendard de la croix contre les infidèles. Quand les seigneurs des environs reçurent les lettres d’invitation, ils commandèrent à la ville de belles robes pour leurs dames et se pourvurent eux-mêmes de tuniques et de manteaux tout battant neufs. Il n’y avait point de châtelain si riche que Berthor à plus de vingt lieues à la ronde et chacun prévoyait bien que les fêtes du mariage dépasseraient en magnificence les épousailles des fils de l’empereur.

L’annonce de ces noces splendides alla jusqu’à Heidelberg, résidence de l’électeur palatin, célèbre par son université et par son tonneau de vin du Rhin, qui tient cent mille barriques de Bourgogne et par conséquent trois cent mille bouteilles. Il y avait alors à l’Université trois étudiants qui n’avaient d’autre nom que celui de leur baptême, le premier s’appelait Otto, le second Frédéric et le troisième Goëtz. Ils étaient pauvres comme Job, mais si beaux, si nobles et si braves que leurs camarades les avaient nommés rois des épées. Les rois des épées sont au nombre de trois, comme chacun sait, pour rappeler l’adoration des mages, et l’Université leur doit le costume, consistant en frac et culottes de velours noir avec bottes de maroquin écarlate et manteau de velours rouge.

Ne voilà-t-il pas que ces vaillants garçons, ayant ouï parler comme tout le monde des noces de la belle Margarèthe avec le vieux comte Berthor, se mirent en tête d’y assister ! Ils partirent un matin à pied avec trois glaives choisis dans le magasin de l’honneur, qui est le lieu où les étudiants de Heidelberg renferment leurs armes de duel et cheminèrent vers le pays de Francfort en chantant le cantique des hommes libres. C’étaient, en vérité, trois nobles créatures et ils se ressemblaient si fort entre eux que leurs camarades eux-mêmes ne savaient pas toujours les distinguer l’un de l’autre. Ils arrivèrent au château de Berthor le jour des fiançailles, mais ils n’entrèrent point dans la chapelle où Margarèthe, radieuse de jeunesse et de beauté, donnait sa bague au vieux comte et chacun put les voir, agenouillés tous les trois en dehors de la grande porte, prier en silence et dévotement.

L’hospitalité de Berthor était large et ne manquait à personne. Otto, Frédéric et Goëtz ne la réclamèrent point. Ils payèrent leur repas frugal dans la cabane d’un bûcheron de la forêt et dormirent enveloppés de leurs rouges manteaux sous la voûte de sapins séculaires.

– Seigneur, dit le baron Reynier à Berthor entre les fiançailles et le mariage, il est convenable que les noces d’un comte tel que vous éblouissent la contrée. Richesse oblige comme noblesse ; vous êtes si riche et si noble qu’on attend de vous des merveilles.

– On aura des merveilles, répondit Berthor. Quand je prodiguerais d’un coup la moitié de ma fortune, ce ne serait pas trop pour célébrer ma grande joie.

– D’autant que la magnificence d’un vieil époux, ajouta méchamment Reynier, met un bandeau sur les yeux d’une jeune femme.

Le comte répondit :

– Ma sainte et belle Margarèthe m’aime de tout son amour et je suis le plus heureux seigneur de toute l’Allemagne.

– Donc, mon illustre cousin, reprit Reynier, il faut un festin comme on n’en a jamais vu.

– Des danses, des concerts, des chasses aux flambeaux, des feux d’artifice, ajouta le margrave Albert.

– Et un splendide tournoi, je suppose ! acheva le chevalier Noir.

– On aura, répondit Berthor, un festin comme il ne s’en vit jamais, des danses, des concerts, des chasses aux flambeaux, des feux d’artifice, un splendide tournoi, et bien d’autres choses encore.

– Pour cela, dit tout bas Reynier, il faut de grosses sommes.

– De très grosses sommes ! appuyèrent le margrave et le chevalier.

Le bonhomme Berthor voulut répondre par la fière devise de la maison : « Qu’importe ? » mais les trois coquins prirent un air piteux et demandèrent à la fois :

– Noble comte, ignorez-vous l’état de vos finances ?

– Je sais, répliqua Berthor, que mon revenu suffirait à faire vivre cent familles de gentilshommes.

– Certes, certes, et bien davantage, répliqua Reynier, mais le malheur des temps, seigneur, la guerre, la contagion, la famine... Votre opulence reste toujours la même sur le papier, mais votre caisse est vide. Fallait-il restreindre l’hospitalité qui est la gloire de Berthor ? Fallait-il pousser l’épée dans les reins d’infortunés tenanciers qui demandaient, avec larmes, du temps pour payer leur redevance ? À nous trois ici présents, mon illustre parent, nous vous avons épargné la dépense d’un intendant, mais nous ne sommes pas assez habiles pour faire de l’or, et si vous voulez que votre fils soit digne de vous, il faut contracter un emprunt.

Berthor, stupéfait, voulut voir les livres de comptes ; on lui apporta une douzaine de registres géants dont la vue seule lui donna la migraine. Il en ouvrit un au hasard, feuilleta quelques pages, et laissa retomber le livre avec fatigue en disant :

– Contractons un emprunt, s’il est nécessaire. Avec la fortune que j’ai, cela ne tire pas à conséquence.

– Je vais donc mander mon banquier Moïse et mon homme de loi Zacharie Mesmer, dit Reynier, et je ne vous romprai pas davantage les oreilles de cette mince affaire.

 

 

La belle Margarèthe vivait au milieu de ses femmes et n’avait d’autre compagnie que le bon chapelain. Elle brodait, tant que durait le jour, une tapisserie de soie et d’or qui représentait l’écusson de Berthor avec ses trois cimeterres et sa hautaine devise. Quand la brume tombait, elle s’accoudait au balcon de sa fenêtre et plongeait un long regard de mélancolique regret dans les lointains obscurs qui se confondaient avec le ciel.

Un soir, le chapelain la surprit qui pleurait.

– Ma fille, lui dit-il, pourquoi versez-vous des larmes ? Il y a des douleurs coupables.

Elle s’agenouilla devant lui. Quand elle eut achevé sa confession, le prêtre la releva et, se prosternant à son tour, il lui baisa le bas de sa robe.

– Mon seigneur, dit-il au comte, ce soir-là, béni soit votre toit qui abrite une sainte !

 

 

Le long de toutes les routes qui sillonnent la forêt de Thuringe, on vit une fois l’étincelante procession des seigneurs et des châtelaines. Il y avait des landgraves, des margraves, des gaugraves, des rheingraves et des burgraves. À perte de vue c’étaient d’interminables files de destriers, de palefrois et de haquenées. Le pays d’Allemagne tout entier venait aux noces du bon comte Berthor qui avait obtenu les dispenses de l’Église pour épouser Margarèthe, sa belle nièce.

Le château, grand comme une ville, pouvait contenir mille hôtes, mais comme il y en avait dix mille, on avait bâti à la hâte des constructions nouvelles qui couvraient au nord, au midi, à l’est, à l’ouest, les quatre versants de la colline. C’était vaste comme Dresde la royale, ou comme Prague, le glorieux joyau des cités germaniques.

Dans la chapelle, éclairée par des myriades de cierges parfumés, on put compter quatre princes souverains et plus de vingt-six comtes d’empire. L’archevêque de Cologne donna la bénédiction. Tout le monde remarqua bien qu’il y avait comme une lumineuse couronne au-dessus du voile blanc de Margarèthe. En Allemagne, les bonnes gens regardent cela comme un signe de mort prématurée, et plus d’un qui l’admirait, pensa :

– Elle est trop belle pour la terre. Dieu doit avoir hâte de la posséder dans son ciel.

Chose singulière, parmi tant de hauts seigneurs, il y avait non seulement les trois parasites insolents : le baron Reynier, le margrave Albert et le chevalier Noir, qui eussent été des mendiants sans les libéralités du comte, mais encore un juif de Francfort nommé Moïse, et un procureur sordide, maître Zacharie Mesmer, qui eurent tous deux l’effronterie de s’approcher jusqu’à toucher du pied les marches de l’autel.

Maître Zacharie était désormais l’homme de loi du comte, et Moïse lui avait prêté deux cent mille florins de banque pour payer les frais de la fête.

Nous ne parlerons ni des festins ni des danses, mais nous dirons qu’au tournoi, le baron Reynier, le margrave Albert et le chevalier Noir eussent emporté les trois meilleures couronnes, si trois inconnus, couverts de cuirasses sombres et dont les écus n’avaient point d’armoiries, ne s’étaient présentés, montés sur trois chevaux de labour. Ceux-là firent mieux que tous les autres, et plus d’un parmi les spectateurs surprit une larme aux beaux yeux de Margarèthe tandis qu’elle décernait le prix à celui des trois inconnus qui semblait commander aux deux autres.

Après la nuit tombée, une ombre glissa dans les ténèbres du parc. On cherchait Margarèthe au château. Trois baisers bruirent dans la feuillée, et Margarèthe rejoignit ses femmes qui l’appelaient.

Quelques minutes après, trois hommes enveloppés de manteaux rouges franchissaient les murs du parc et s’éloignaient à grands pas dans la direction de Heidelberg.

 

 

 

III

 

LES ÉTUDIANTS DE HEIDELBERG

 

Neuf mois se sont écoulés, et les choses ont bien changé au château de Berthor. Le vieux comte avait dit en parlant du premier emprunt qu’il contractait : Cela ne tire pas à conséquence. Il se trompait cruellement. Aucune fortune, si considérable qu’elle soit, ne peut résister à trois intendants soutenus d’un procureur et d’un usurier.

Le comte Berthor avait tout cela et, de plus, un médecin philosophe qui lui avait mis en tête de faire de l’or.

Lily, tu ne connais pas le prix de l’or, parce que tu n’as pas eu, depuis l’heure où tu ouvris les yeux en ton premier sourire, une seule fantaisie qui n’ait été à l’instant satisfaite. Il y avait des fées autour de ton berceau : une surtout, ta sœur chérie, et rien que son regard devait te porter bonheur. Tu es riche, Lily, et dans ton insouciance heureuse, tu dirais volontiers comme la devise de Berthor : Qu’importe ?

Mon ange, il importe beaucoup. Il n’y a que les riches à pouvoir donner tant qu’ils veulent.

C’était peut-être pour cela que ce pauvre vieux comte voulait faire de l’or, car il avait une bonne âme. Mais il baissait, vois-tu, il baissait à faire pitié. En comptant son médecin philosophe, cela faisait maintenant six coquins qui étaient autour de lui. Il n’en fallait pas tant : le médecin tout seul l’eût enterré le mieux du monde et lestement. Ce médecin, en effet, outre qu’il changeait les médailles de plomb en frédérics d’or, avait trouvé la recette d’un certain breuvage qu’il nommait l’élixir de vie, et qui vous faisait atteindre tout doucement l’âge de Mathusalem. Cela coûtait horriblement cher, mais depuis trois mois que le comte Berthor en buvait, il avait vieilli de dix ans.

Le docteur s’appelait don José Mira, et venait d’Espagne. Il s’entendait comme larron en foire avec l’usurier, avec l’homme de loi et avec les trois intendants. Dans la lugubre comédie qui allait se jouant au château de Berthor, chacun avait son rôle ; le chevalier Noir était l’épée de l’association ; le baron Reynier et le margrave Albert en étaient les poignards ; Zacharie embrouillait les affaires ; Moïse vidait la caisse, et le docteur, usant à la fois l’esprit et le corps de son malade, le livrait sans défense aux serres des oiseaux de proie.

Il y avait une circonstance qui redoublait leur acharnement ; c’est que la douce Margarèthe, en dépit du grand âge de son mari, allait devenir mère.

On attendait chaque jour sa délivrance. Les six associés, enragés à l’idée que la venue d’un fils pourrait leur enlever ce splendide héritage, avaient pris dès longtemps leurs mesures. D’abord ils avaient arraché à la faiblesse de Berthor des contrats de vente qui les rendaient maîtres de ses immenses domaines, ensuite ils avaient amassé dans les caves mêmes du château, un trésor considérable qu’ils comptaient bien emporter en cas de malheur. Cela ne suffisait point. L’héritier légitime épouvante toujours l’usurpateur. Ils avaient voulu tuer dans les entrailles de sa mère ce pauvre enfant qui n’avait pas encore vu le jour. Avant l’heure même de sa naissance, ils l’attaquaient par la calomnie, et leurs émissaires parcouraient le pays, racontant l’histoire de ces hommes mystérieux qui avaient pénétré dans le parc, le soir des noces. Margarèthe avait disparu un instant, chacun s’en souvenait bien. Pourquoi cette fuite ? On avait vu trois hommes habillés de rouge escalader les murailles de l’enclos. Le rouge est la livrée de l’enfer. Les trois inconnus étaient Satan et ses écuyers. José Mira l’affirmait, lui qui connaissait Satan.

Dans un pays superstitieux et nourri de légendes surnaturelles, ces bruits perfidement répandus ne laissaient pas de faire impression. Dans les cabanes et dans les manoirs on s’entretenait de cette ténébreuse aventure, et l’innocent que la belle Margarèthe portait dans son sein était déjà connu dix lieues à la ronde sous le nom détesté du FILS DU DIABLE.

Elle ignorait cela, Margarèthe, la chère et belle créature. Dans sa solitude pieuse, elle se croyait bien à l’abri de la calomnie. Ces gens qui désiraient sa mort et qui souillaient son honneur, hypocrites comme tous les scélérats, l’entouraient de flatteries et de respects. Le vieux chapelain, seul, lui avait dit quelquefois de prendre garde. Mais comment prendre garde ? Que pouvait-elle faire ? Où trouver des défenseurs contre cette ligue puissante qui l’entourait de toutes parts ?

Il y avait parmi ses servantes une jeune fille de dix-huit ans, nommée Gertraud, qui lui était sincèrement attachée. Gertraud était curieuse. Elle voyait souvent Zacharie et Moïse descendre dans les souterrains avec le margrave ou le baron ; elle les suivit un jour, et entendit au travers de la porte d’un cellier le bruit d’or qu’on remue. Le docteur Mira et le chevalier Noir étaient dans la cave. Gertraud mit son oreille à la serrure, quoiqu’elle tremblât bien fort.

– Le comte n’en a pas pour un mois désormais, disait Mira.

– Tout cela est trop long ! répondait le chevalier Noir. Pourquoi s’en remettre au poison quand on peut se servir de l’épée ?

Le baron Reynier répliqua :

– Il ne faut user de violence qu’à la dernière extrémité. L’épée laisse toujours des traces. Si le poison nous trahit et si la comtesse met au monde un fils, il sera temps d’employer la force.

Gertraud, paralysée par la terreur, resta un instant immobile, puis courut vers sa belle maîtresse, qui était déjà sur son lit de souffrance. Margarèthe fit appeler son vieil époux, qui vint, semblable à un fantôme. Il était si pâle et si faible que Margarèthe ne voulut pas d’autre preuve du crime. Elle s’écria :

– Seigneur, sauvez votre existence et celle de votre héritier ; nous sommes entourés d’assassins !

Le comte sourit.

– Vous parlez, ma bien-aimée, répondit-il, de choses qui sont au-dessus de votre entendement. Je n’écouterai rien contre les nobles parents et les vertueux amis qui m’entourent. C’est aux breuvages du savant docteur Mira que nous devrons la naissance de notre cher enfant, et c’est lui qui fait couler la vie dans mes veines.

Il fut obligé de s’asseoir, parce que ses pauvres jambes tremblaient sous le poids de son corps exténué.

– Encore quelques jours, ajouta-t-il en essuyant la sueur froide de son front, et mon docte ami m’aura rendu la santé avec force.

Margarèthe sentit qu’elle n’avait rien à attendre de ce malheureux vieillard, dont l’esprit était plus malade que le corps. Dès qu’il se fut retiré, elle voulut écrire ; mais sa main frémissante ne pouvait tracer sur le papier aucun caractère lisible. Dieu sait que ses craintes n’étaient pas pour elle-même, car sa belle âme n’avait rien à redouter en quittant cette terre ; mais son enfant, son cher enfant ! n’allait-il voir la lumière que pour tomber sous le lâche poignard des meurtriers !

Gertraud, qui la voyait pleurer, lui demanda :

– Ne puis-je rien faire pour ma bien-aimée maîtresse ?

– Il y a si loin d’ici la ville de Heidelberg ! répondit Margarèthe parmi ses larmes.

Gertraud lui baisa les mains.

– Je suis forte, dit-elle, et j’ai du courage ; s’il faut aller jusqu’à Heidelberg pour le bien de ma maîtresse chérie, j’irai.

Margarèthe l’attira dans ses bras et la baisa.

– Puisse l’enfant payer la dette de sa mère ! murmura-t-elle.

Puis, prenant à son doigt un anneau d’or où chatoyait une petite opale aux reflets d’azur, elle la mit entre les mains de la jeune servante en ajoutant :

– Va donc en la ville de Heidelberg, ma fille. Tu demanderas de porte en porte trois jeunes étudiants, qui se nomment Otto, Frédéric et Goëtz. Tu leur apprendras ce que tu sais, et, pour leur donner confiance, tu leur montreras cette bague.

Gertraud baisa encore une fois les pauvres doigts amaigris de la comtesse, puis elle partit. Elle voyagea la nuit et le jour jusqu’à ce qu’elle aperçût enfin les rives verdoyantes du Neckar et les antiques clochers de la cité palatine.

Sans prendre le temps de se reposer, elle alla de porte en porte, demandant la demeure de trois jeunes étudiants, Otto, Frédéric et Goëtz.

Les étudiants de l’Université de Heidelberg étudient beaucoup, mais ils boivent volontiers le vin du Rhin à pleins verres en fumant leurs longues pipes de porcelaine. On dirigea Gertraud vers une taverne où plus de cinquante jeunes gens étaient réunis, la pipe aux lèvres et le verre à la main. Ton père te dira peut-être, ma petite Lily, qu’au temps de la chevalerie il n’y avait ni tabac ni pipes ; tu lui répondras, de ma part, que l’Allemagne était une tabagie avant la découverte de l’Amérique. L’Allemagne n’a jamais pu exister sans la pipe ; il lui faut la fumée épaisse et âcre, comme il faut l’eau à la carpe et la nuit au hibou.

D’ailleurs, une pauvre histoire comme celle-ci se moque des dates et des anachronismes. Nous ne sommes pas assez savants, toi et moi, Lily, pour y regarder de si près. Je te dis mon histoire comme on la raconte au pays, et nargue de la chronologie !

Gertraud était enfin en présence des trois étudiants : Otto, Frédéric et Goëtz ; elle s’acquitta envers eux de son message et leur montra la bague d’opale pour leur donner créance.

Otto baisa la bague et prit à la main son large chapeau de feutre, avec lequel il fit le tour de la taverne.

– Frères, dit-il, nous sommes pauvres, et il nous faut trois bons chevaux pour cette nuit, car notre sœur est en danger de mort au château de Berthor, dans la forêt de Thuringe. Que chacun donne ce qu’il pourra : je vous demande l’aumône.

Il avait le rouge au front, mais sa tête hautaine ne se courbait point.

Frédéric et Goëtz firent comme lui ; les florins, les ducats et les thalers tombaient comme grêle au fond des feutres, car les étudiants d’Allemagne sont des enfants généreux.

Quand il y eut assez d’argent dans les feutres, Otto dit :

– Frères, nous vous rendons grâce, et nous vous empruntons trois glaives du magasin de l’honneur.

Après quoi ils sortirent, enveloppés dans leurs manteaux rouges.

Au bout de quelques minutes, ils galopaient sur la route de Berthor.

 

 

Au château, les évènements avaient galopé aussi. Le vieux comte avait bu une si grande quantité d’élixir de vie qu’il en était mort au moment même où Margarèthe, sa femme, mettait au monde un fils, beau comme le jour. Certes, le vieux Berthor eût été une bien faible barrière entre les assassins et ce lit de douleur qui contenait tout l’espoir de sa race ; mais cette faible défense elle-même avait disparu. Le cadavre inanimé du vieillard était couché dans le mystérieux réduit où le docteur José Mira et lui se réunissaient pour faire de l’or.

Les coquins étaient les maîtres. Il n’y avait dans tout cet immense château que le pauvre vieux châtelain pour prêter un semblant d’aide à l’accouchée. Aussi le baron Reynier, le margrave Albert, le chevalier Noir, Zacharie Mesmer, Moïse l’usurier, et le docteur, accueillirent-ils par un rire dédaigneux les premiers cris du nouveau-né qu’ils appelaient le Fils du Diable. La mère et l’enfant étaient déjà condamnés dans leur cœur, et ils attendaient seulement que la nuit fût venue pour accomplir leur dernier forfait.

Margarèthe priait avec son cher trésor dans ses bras. Quelque chose lui disait que son heure était venue. Et te figures-tu, ma petite Lily, cette pauvre femme, toute jeune, car elle n’avait que dix-huit ans, belle et douce comme une sainte, te la figures-tu, seule, toute seule, entourant son fils de ses faibles bras et guettant les bruits lointains des grands corridors par où la mort allait venir !

C’est une dure besogne, sais-tu, même pour les âmes les plus criminelles, que de tuer froidement un petit enfant dans les bras de sa mère. Il faut pour cela les ténèbres ; il faut aussi l’excitation que donne la colère ou celle qui naît de l’orgie. Les assassins se mirent à boire en attendant la nuit.

Un festin magnifique leur fut servi dans la chambre du baron Reynier, les valets épouvantés n’avaient garde de leur rien refuser. On put entendre toute la soirée au travers de la porte close leurs chants, leurs rires et leurs querelles. Ils se partageaient l’héritage et plus d’une fois le sang faillit couler pendant qu’ils s’en disputaient les lambeaux.

Comme dix heures du soir sonnaient au beffroi de la chapelle, le baron Reynier posa son verre sur la table et dit :

– C’est assez boire, il est temps de travailler.

Tous les convives pâlirent à la pensée de la besogne qui leur restait à accomplir.

Les six noms furent mis dans un vase et l’on tira au sort pour savoir celui qui frapperait. Le nom du chevalier Noir sortit le premier de l’urne. Il se leva. Il était ivre. Il saisit sa lourde épée d’une main, un flambeau de l’autre et, suivi de tous ses compagnons, il s’engagea dans le corridor qui conduisait à l’appartement de Margarèthe.

Celle-ci, vaincue par la fatigue, avait fini par céder au sommeil et le petit enfant dormait entre ses bras. Les rideaux de l’alcôve étaient fermés.

Le chevalier Noir, malgré son ivresse, frémit en entrant dans cette chambre solitaire et dit en blasphémant le nom de Dieu :

– Je donnerais cent ducats d’or pour trouver une épée au-devant de la mienne.

Les autres répondirent :

– Hâtons-nous !

Le chevalier Noir fit glisser les rideaux sur leurs tringles de fer.

Il recula et ses compagnons poussèrent un cri de rage.

Il y avait au-devant de la mère et de l’enfant trois hommes vêtus de manteaux écarlates qui tenaient à la main de longues épées nues.

– Les trois Hommes Rouges ! balbutia le baron Reynier qui connaissait comme tout le monde la légende des compagnons de saint Louis.

– Sortent-ils de l’enfer pour protéger le fils du diable ? s’écria le chevalier Noir. Nous sommes deux contre un, mes seigneurs, en avant !

Il s’élança bravement, car c’était un vaillant soldat, mais il tomba, le crâne fracassé par le glaive du premier homme rouge. Les autres coquins s’enfuirent. Quand ils revinrent avec leurs hommes d’armes, il n’y avait plus dans la chambre que le chevalier Noir privé de sentiment. Les trois Hommes Rouges avaient disparu emportant Margarèthe et le fils du diable.

 

 

 

IV

 

LA PRISON DE FRANCFORT

 

Maître Blasius, geôlier de la ville de Francfort, aimait passionnément sa partie de piquet et le comte Otto, prisonnier d’État, était le meilleur joueur de piquet de toute l’Allemagne.

Francfort est une ville libre, capitale du commerce israélite en Europe. Les synagogues y sont grandes comme des cathédrales, et la cathédrale en revanche, belle vieille église pourtant, a l’air d’une maison abandonnée. On l’appelle ville libre, parce qu’elle est gardée tour à tour par des garnisons autrichiennes, bavaroises et prussiennes. La liberté en Allemagne consiste à n’être pas toujours surveillé par les mêmes gendarmes.

Je ne sais pas en quoi la liberté consiste ailleurs.

Le comte Otto était un ardent ami de la liberté ; aussi le trouvons-nous en prison. Il atteignait alors les dernières limites de la jeunesse et il avait passé quinze ans de sa vie à combattre pour les droits du peuple contre les droits des seigneurs ; noble tâche, ma fille, car le comte Otto n’était point du peuple : il appartenait à la noble maison de Berthor.

L’Allemagne est le pays des mystères dont l’histoire ne sondera jamais toutes les profondeurs. À ces époques très reculées et que nous apercevons au lointain, environnées d’épaisses ténèbres, quelque chose s’agitait déjà, quelque chose aspirait à cette lumière dont les siècles modernes sont appelés peut-être à expérimenter le néant. Il y avait, à l’époque où se passe notre aventure, de hardis pionniers qui prenaient le nom de francs-juges et qui s’instituaient, de leur autorité propre, magistrats pour juger la grande querelle du Moyen Âge : le procès entre le fort et le faible.

Ceci est beau, comme tout grand effort de l’humanité est beau au point de son départ. Les révolutions aussi sont belles, quand on les dépouille par la pensée de leur vêtement de crimes. Mais en faisant cette toilette, on s’aperçoit bien vite que ce vêtement est la propre fourrure de l’animal. Quiconque veut le déshabiller l’écorche.

Ceci est beau, néanmoins, car ceci est audacieux, généreux et fier. Le franc-juge était un homme qui se levait contre la féodalité souveraine et qui lui disait : Sur la terre, il n’y a point de tribunal pour condamner tes excès : j’irai sous terre et je te condamnerai, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Le franc-juge était un chevalier errant du plus haut caractère, qui avait mis bas l’épée pour prendre la balance, ou qui tenait l’une et l’autre à la fois. Il ne relevait que de Dieu. Il ne répondait qu’à sa conscience.

Malheureusement, les choses qui semblent si nobles sous la sonorité fière des paroles apparaissent tout à coup fort laides dès qu’on les met à nu. Ainsi en était-il la plupart du temps des tribunaux secrets, qui se recrutaient parmi les gens sans foi ni loi, abondants alors comme aujourd’hui.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que, parmi ces esprits révoltés qui, la plupart, avaient de bonnes raisons pour craindre la lumière, il s’égarait parfois un grand cœur, une lumineuse intelligence.

Le comte Otto était de ceux-là. Le comte Otto, affilié aux francs-tribunaux de l’Allemagne, avait conservé pure la haute intégrité de la conscience.

Nous l’avons vu tout jeune autrefois avec ses deux frères Frédéric et Goëtz dominer la jeunesse studieuse à l’Université de Heidelberg. Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis lors. Il avait combattu. Ses ennemis, puissants et peu scrupuleux dans le choix des armes, l’avaient vaincu. Il était captif dans la prison de Francfort ; l’arrêt qui le condamnait à mort ainsi que ses frères était prononcé. Il attendait l’effet de son recours à l’empereur.

Ses ennemis avaient nom le baron Reynier, le margrave Albert et le chevalier Noir : ses ennemis principaux, car il en avait d’autres, Moïse Geld, un des plus puissants financiers de la ville impériale et libre, Zacharie l’échevin, le docteur don José Mira, que sais-je ? s’il fallait les compter tous, nous en trouverions des centaines. La haine de tous ces gens-là n’était pas précisément politique, mais elle s’affublait de couleurs politiques et en somme elle avait fermé sur lui les verrous d’une prison.

Dix heures du soir venaient de sonner à l’horloge du Römer, l’antique et vénérable maison de ville de Francfort. Maître Blasius, ancien majordome de Berthor, et le comte Otto étaient assis devant une table de bois noir, recouverte d’un tapis de serge, dans une chambre assez vaste, mais dont les murs en pierres de taille tout nus, et la fenêtre armée de barreaux de fer, trahissaient sa triste destination ; sur la table il y avait plusieurs pièces d’or, une cruche de vin du Rhin, flanquée de deux verres, deux belles pipes de porcelaine, une lampe et des cartes.

Ces dix-huit années semblaient avoir passé sur le front intelligent et fier du comte Otto sans altérer la mâle beauté de sa jeunesse. Sa taille était toujours robuste et souple. Le malheur et la pensée avaient mis dans son regard je ne sais quel mélancolique attrait. Ce n’était pas pourtant un de ces prisonniers plaintifs qui tentent l’œuvre impossible d’attendrir un geôlier. Il portait bien sa disgrâce, jouait habilement son jeu et savourait son vin de Marcobrunner avec plaisir.

– Trente-quatre et la dernière trente-cinq, quarante-cinq ! dit maître Blasius.

Puis il ajouta d’un air sincèrement satisfait :

– C’est joli pour avoir fait la main... Noble Berthor, pendant que vous allez battre les cartes, je boirai un coup à la santé de vos frères et de vous.

– Et je vous ferai raison, maître. Vous êtes un digne cœur, vous, et vous n’avez pas oublié que vous mangiez autrefois le pain des vieux comtes.

– Certes, certes, Otto, mon gentilhomme... Mais pourquoi diable vous êtes-vous fourré dans cette bagarre ?

– Un homme sage comme vous, Blasius, ne peut pas se laisser prendre aux apparences. Ce n’est pas le conspirateur qui est ici, sous les verrous, c’est le champion du droit persécuté, ce n’est pas le franc-juge du tribunal secret, c’est le défenseur du dernier comte Berthor, poursuivi par les assassins de son père.

– Le fils du diable ! murmura le geôlier en avalant son verre. C’est une histoire bien embrouillée, celle-là ! Berthor était si vieux...

– Margarèthe, ma sœur, était si sainte ! l’interrompit Otto sans montrer de colère.

– Certes, certes... Et les beaux cheveux blonds qu’elle avait, quand le chapelain la maria, seigneur ! Mais c’est égal, bien des gens vont répétant : Le comte Berthor était trop vieux !

Otto donna les cartes et reprit froidement :

– Le banquier Moïse est le plus riche argentier de Francfort ; l’ancien procureur Zacharie prête sans gages aux fils des membres de la Diète ; le marquis Albert et le baron Reynier ont épousé deux princesses ; on craint l’épée du chevalier Noir et les maléfices du docteur Mira : n’est-ce pas assez pour que bien des gens aillent répétant ce que les assassins de Berthor ont intérêt à faire croire ? Nous sommes vaincus dans le présent, Blasius...

– Et votre avenir n’a plus qu’une semaine, seigneur Otto, l’interrompit le bonhomme. Dans huit jours, je n’aurai plus mon noble partner... Jouons, s’il vous plaît, car cela me fend le cœur de songer à votre condamnation !

– Jouons, répéta paisiblement le prisonnier.

Et l’on joua.

Mais un observateur clairvoyant aurait découvert bien vite que maître Blasius jouait tout seul, ou plutôt qu’il y avait entre lui et Otto un autre jeu que le piquet.

De temps en temps un bruit sourdement strident pénétrait jusque dans la chambre ; Blasius alors dressait l’oreille, malgré l’attention qu’il portait à ses cartes ; mais en ce moment, Otto trouvait toujours moyen de placer un mot intéressant ou une carte importante, et le vieux Blasius, sollicité dans sa curiosité ou menacé dans sa victoire, se reprochait les distractions qu’il avait.

Sa situation pourtant n’était pas moins grave que celle du prisonnier lui-même, car il avait à garder aussi, dans deux autres cellules, les deux autres frères, Frédéric et Goëtz. Il répondait de tous les trois et de chacun d’eux sur sa tête.

Mais les murailles de la prison de Francfort avaient six pieds d’épaisseur et les barreaux de fer des croisées étaient gros comme le bras d’un homme.

Blasius marqua vingt-trois points, ce qui lui donna la quatrième partie gagnée. On but. On parla un peu de la belle Margarèthe, morte à la fleur de l’âge, et du fils du diable qui courait grand risque d’avoir le même sort. On chargea les pipes, Blasius écoutait sans faire semblant de rien, mais le bruit, par hasard, faisait trêve.

Quand le bruit reprit, Otto s’écria gaîment :

– À la cinquième, maître !...

– Écoutez ! fit vivement Blasius.

– La belle ! acheva Otto qui mêla les cartes énergiquement. Vive Dieu ! avez-vous de la corde de pendu, ce soir ? À la partie d’honneur, et voyons si vous me battrez jusqu’au bout !

– À plate couture, seigneur ! J’ai la veine et le savoir-faire... Je voudrais seulement savoir d’où vient ce diable de bruit.

– Quel bruit ? écoutons, maître !

Le grincement sourd se taisait.

– C’est l’oreille qui me tinte ! murmura le geôlier. On médit de moi quelque part. À la belle, seigneur Otto !

– À la belle, maître Blasius !

Ce fut une savante partie, et la victoire vaillamment disputée des deux parts resta longtemps en suspens, mais à la fin, maître Blasius, essuyant la sueur de son front chauve, marqua le cent cinquantième point et s’écria :

– J’ai gagné !

Otto mit sa main sur la table et répondit gravement :

– Vous vous trompez, mon vieil ami, vous avez perdu.

Comme Blasius le regardait stupéfait, car jusqu’alors le comte Otto n’avait donné aucun signe de folie, trois appels lointains et régulièrement espacés parvinrent jusqu’à son oreille.

– Qu’est cela ? s’écria le geôlier en sautant sur ses pieds.

– Je vous l’ai dit, répliqua Otto avec froideur : vous avez perdu.

Blasius prit à la main un des deux pistolets qu’il avait à sa ceinture.

– Pas de diablerie, monseigneur ! prononça-t-il doucement. Il s’agit de ma peau ; j’y tiens. Si vous me faites du tort, je vous casse la tête comme à un juif ou à un chien !

Onze heures de nuit tombèrent au carillon du Römer. Le comte Otto répondit :

– Vous avez perdu, maître Blasius, je vous le répète pour la troisième fois. Il n’est plus temps de menacer. Votre vie est entre mes mains.

Le geôlier haussa les épaules et tâcha de rire.

– Répondez-vous oui ou non sur votre tête, demanda Otto, des trois comtes, Otto, Frédéric et Goëtz ?

– De tous et de chacun d’eux, repartit Blasius. Après ?

– Le comte Frédéric et le comte Goëtz sont partis, maître Blasius. Le comte Otto va partir.

– Cornes de Satan ! s’écria le vieillard exaspéré ; pour les autres, je ne sais pas, mais pour toi, tu en as menti !

Otto avait croisé ses bras sur sa poitrine et le regardait en souriant.

Blasius, se ravisant, sortit comme un trait pour aller visiter les cellules de Goëtz et de Frédéric. L’instant d’après, il revint pâle et la tête basse.

– Misérable ! dit-il, j’ai été trop confiant et vous m’avez trahi.

Otto n’avait pas bougé pendant sa courte absence. Il se leva seulement alors et traversant la chambre, il s’approcha de la croisée dont il saisit le maître barreau. Le massif morceau de fer, scié à l’avance, se tordit dans sa main comme si c’eût été une corde de chanvre.

– Vous voyez que j’aurais pu m’échapper, moi aussi, dit-il.

– On va les poursuivre ! s’écria Blasius qui revenait à lui. Ils ne peuvent être loin encore ! Je vais donner mes ordres...

Il s’élançait de nouveau hors de la chambre.

– Restez ! prononça impérieusement Otto.

Comme le vieillard hésitait, il poursuivit :

– Donner des ordres, c’est faire un aveu. Vous n’avez pas besoin d’aveu. Vos prisonniers ne sont pas des voleurs. Votre confiance les garrotte mieux qu’une chaîne d’acier. Ils vous ont emprunté leur liberté, ils vous la rendront.

Blasius ne comprenait pas. Otto ajouta :

– Asseyez-vous, écoutez-moi et ne craignez rien.

Le bonhomme obéit comme un automate. Son prisonnier prit place auprès de lui et parla ainsi :

– Il faut huit jours pour que vienne la réponse de l’empereur à la protestation que nous lui avons adressée contre l’arrêt qui nous condamne. D’ici huit jours, nul ne visitera nos cachots. Nous n’avons besoin que de la moitié de ce temps.

Nous étions résolus à mourir tranquilles, enveloppés dans notre innocence, comme nos pères, aux champs de Mansourah, moururent enveloppés dans leur foi. Notre sacrifice était fait. Nous nous disions : Notre fin ne sera pas inutile au monde, car le sang des martyrs est le plus fécond engrais qui se puisse répandre sur les sillons de l’avenir.

Mais nous avons appris par Gertraud, la mère adoptive du comte Franz Berthor, le dernier, le pur rejeton de la race des chevaliers chrétiens, le fils du diable, puisque vous le connaissez mieux sous ce nom inventé par des traîtres, nous avons appris que notre tâche dans la vie n’était pas achevée. Les assassins du père veulent assassiner le fils ; il se fait contre un pauvre enfant innocent une ligue formidable et impie, les poignards sont aiguisés, le jour est fixé, les loups ont découvert la retraite de l’agneau pour les chiens fidèles, c’est l’heure de mordre une dernière fois. Berthor nous appelle ; nous allons, mais nous reviendrons.

Le vieux Blasius secoua la tête et pensa tout haut :

– Qui donc serait assez fou pour croire cela ?

– Il nous faut quatre jours, continua sans s’émouvoir le cadet de Berthor, quatre jours pour venger ma sœur et délivrer son fils. Le soir du quatrième jour, mes frères, je m’y engage pour eux sous serment, seront rentrés dans leurs cachots et sous serment je m’engage à prendre contre toi ma revanche à cette table, le soir du quatrième jour.

Blasius hésitait encore. D’un mouvement plus rapide que la foudre, Otto le saisit au corps et le terrassa.

– Je n’ai pas le temps de vaincre tes scrupules, reprit-il. Je t’emprunte ma liberté de force, et rien ne me contraint plus à te promettre de revenir ; mais comme dans quatre jours nous serons vaincus sans ressource ou définitivement vainqueurs, nos existences ne vaudront plus les quelques années que Dieu te garde. Notre œuvre sera terminée, notre tâche accomplie ; nous donnerons nos têtes à l’échafaud, qui est une des marches par où l’humanité monte à sa destinée. Blasius, ne parle pas ; garde ton secret qui est ta vie, Blasius. Sur la mémoire des trois chevaliers croisés qui moururent aux côtés de saint Louis, tu nous verras ici le quatrième jour ; Blasius, je te le jure !

Au lointain, l’appel mystérieux se fit une seconde fois. C’était de chacun que Blasius répondait sur sa tête. Il avait déjà deux fois mérité la mort, puisque deux prisonniers étaient hors de son pouvoir. Il était joueur ; il risqua son va-tout, et ce fut avec la propre houppelande du vieux geôlier que le comte Otto franchit les portes de la prison de Francfort.

 

 

 

V

 

COLÈRE DE LIONCEAU

 

Au fin fond de la forêt de Thuringe, dans une contrée sauvage où les chasseurs eux-mêmes ne pénètrent qu’à de rares intervalles, il est un petit vallon riant et charmant, où la Spiel roule son courant argenté. Cela ne ressemble pas, Lily, à tes vallons civilisés de Créteil. Au bout du sentier qui va vers la rivière en descendant de ta maison si riante, figure-toi, cependant, un bois sauvage dont la lisière festonne une prairie émaillée de fleurs. Entre le bois et la prairie, chante un ruisseau qu’on passe en sautant de pierre en pierre sur de vieux quartiers de granit ; figure-toi maintenant une gracieuse chaumière, jetée au revers du coteau, sous une roche antique, dans une fente de laquelle deux glands égarés ont produit deux chênes bossus, mais vivaces, chevelus et sinistres comme tous les bossus. Figure-toi cela, petite Lily, et tu verras la pauvre demeure où Margarèthe était morte, belle et douce plus qu’une sainte, la maison où Gertraud avait élevé le fils du diable.

Elle avait une fille, Gertraud, une blonde enfant de quinze ans, Lisela, qui appelait le jeune comte Franz son frère. Le comte Franz avait dix-huit ans.

Le comte Franz se croyait le fils de Gertraud, car la meilleure manière de sauvegarder l’héritier d’une race vaincue, c’est de lui cacher à lui-même la hauteur de ses destinées jusqu’à l’heure où sa main, affermie par l’âge viril, peut saisir la poignée du glaive.

Le comte Franz était beau comme l’amour : il avait les traits de sa mère, la plus belle des femmes. Il était si bon qu’on ne pouvait le connaître sans l’aimer. Les gens de la forêt, qui ne savaient point pourtant son illustre origine, lui reprochaient seulement d’être doux comme une fille et d’avoir les timidités de l’autre sexe. Cela va mal à un jeune garçon fils de pauvre, qui doit braconner la nuit dans les halliers et jouer de la hache, le jour, au sommet des grands chênes.

Mais Franz était ainsi : la vue d’un étranger le faisait rougir et trembler.

Il vint un jour des étrangers dans la vallée, de nobles seigneurs avec leur suite nombreuse, et leurs équipages de chasse. C’étaient les maîtres du beau château de Berthor : le baron Reynier, le margrave Albert et le chevalier Noir. Comme ils étaient là, et qu’il y avait peu d’habitations aux alentours, ils entrèrent dans la maison de Gertraud, afin d’y prendre quelques rafraîchissements. Gertraud était veuve. Elle faisait tout dans la maison, jalouse qu’elle était à l’excès de la naissante beauté de Lisela. Aujourd’hui cependant, au grand étonnement de Franz, elle laissa à sa fille le soin de recevoir les seigneurs étrangers et s’éloigna si précipitamment que sa retraite ressemblait à une fuite. C’était la première fois que ses enfants la voyaient se cacher, mais c’est qu’aussi c’était la première fois que venaient dans le pays ces gens qui l’avaient jadis connue au château de Berthor.

Franz n’était pas hardi quand il avait l’aile de sa mère, mais loin de sa mère, Franz était un pauvre enfant si craintif et si aisé à décontenancer qu’on l’eût pris parfois pour un innocent. La vue de ces inconnus le laissa stupéfait. Pendant que Lisela les servait, il restait comme un saint de bois dans un coin de la chambre et n’osait pas seulement lever les yeux.

Mais il arriva que l’un des seigneurs, le chevalier Noir, voulut prendre en badinant la taille de Lisela. Elle fut effrayée et poussa un cri. Franz leva les yeux. Il vit que le chevalier Noir, loin de s’excuser, aggravait son insulte et enlevait Lisela dans ses bras. Il joignit les mains pour supplier, mais l’éclair de ses yeux démentait déjà l’humilité de son geste. Le vrai fils de Satan n’aurait pu rassembler plus de feux dans sa prunelle.

– Lâchez cette jeune fille, mon seigneur ! ordonna-t-il en marchant à son insu et malgré lui vers le chevalier Noir.

Celui-ci le regarda et se mit à rire : les autres en firent autant de bon cœur.

Ils se demandaient les uns aux autres :

– Que veut ce petit rustre ?

– Lâchez cette jeune fille ! répéta cependant le fils du diable qui était tout près du chevalier Noir.

Lisela disait en se débattant :

– Prends garde, Franz ! ce sont des puissants barons !

Franz n’écoutait pas. Il n’entendait que les rires qui piquaient ses oreilles comme les mille aiguillons d’un essaim de mouches.

Il secoua ses blonds cheveux qui étaient une crinière de lion.

– Lâchez cette jeune fille ! prononça-t-il d’une voix éclatante comme un son de cor.

Et les rires se turent subitement, parce que sa main, plus lourde qu’un plomb, était tombée en plein sur la face de l’insulteur de femmes.

Le chevalier Noir dégaina. Franz, semblable à un fou et comme si une nouvelle âme fût entrée tout à coup dans son corps, arracha l’épée du margrave Albert et fondit sur son ennemi, qui recula stupéfait.

Ce fut alors que les maîtres du château de Berthor le regardèrent.

En vain l’aiglon essayerait de se cacher sous le plumage d’un oiseau vulgaire : il a son bec, tranchant comme un glaive, il a son œil qui regarde fixement le soleil.

Le nom de Berthor vint à toutes les lèvres. Chacun avait reconnu le fier profil des comtes, adouci par je ne sais quel charme qui était l’héritage de Margarèthe.

Les seigneurs jetèrent quelques pièces d’or sur la table et entraînèrent le chevalier Noir dont la prunelle saignait. Dès qu’ils furent partis, Gertraud parut, tout effrayée. Elle s’informa. La petite Lisela lui dit :

– Il y a eu un soufflet de donné.

Franz ajouta, rouge de colère encore, et déjà d’orgueil :

– Mère, ce n’est pas moi qui l’ai reçu.

Le soir même, Gertraud envoya un message à Francfort, qui informait les trois prisonniers de ce qui s’était passé. « Le lionceau s’est trahi, disait-elle ; les chasseurs reviendront. »

 

 

 

VI

 

L’ÉCHELLE HUMAINE

 

C’était au milieu de la nuit. Le vent d’orage soufflait, arrachant de longues plaintes aux cimes balancées des sapins. Les nuages noirs, frangés de gris, couraient en tumulte et passaient sur la lune. Trois hommes, dont les longs manteaux flottaient au vent de la tempête, couraient plus vite que les nuages.

Trois hommes, grands comme des héros, montés sur des chevaux ardents et robustes.

Quand la lune donnait, on pouvait voir que les plis de leurs manteaux déroulaient des reflets écarlates.

Ils arrivèrent dans un obscur vallon au fond duquel chantait un courant d’eau invisible. Le pas de leurs chevaux s’étouffa sur l’herbe d’une prairie et les blanches murailles d’une maisonnette apparurent au moment où la lune glissait entre deux nuages.

Ils mirent pied à terre. La porte de la maison était grande ouverte et ce fut avec un serrement de cœur qu’ils en franchirent le seuil. Gertraud était étendue sur le sol, au milieu de la première chambre, avec un coup d’épée sanglant dans la poitrine. Elle avait lutté, la digne et vaillante créature : on le voyait bien à ses vêtements en lambeaux.

Auprès d’elle, Lisela s’agenouillait en larmes.

– Où est Franz ? demanda Otto en entrant.

Frédéric et Goëtz répétèrent d’une seule voix :

– Où est Franz ?

La main faible de Gertraud montra le dehors et Lisela dit :

– Ils sont revenus !

– Ils l’ont enlevé ! s’écria Otto. À cheval, mes frères ! à cheval !

Gertraud les retint du geste et fit effort pour murmurer :

– Il y a eu, ce printemps, un éboulement dans les montagnes.

Elle n’en put dire davantage, mais Lisela comprit le langage de ses yeux, qui était un ordre.

– Vous abandonner ainsi, mère ! murmura-t-elle.

– Que je les sache dans la bonne route, répliqua Gertraud, et je ne sentirai plus mon mal.

Elle se souvenait bien qu’elle aussi, dix-huit ans auparavant, elle avait couru la nuit par les chemins pour aller chercher les trois frères de Margarèthe, ces braves cœurs que jamais on n’appelait en vain.

 

 

Les trois frères étaient en selle. Lisela monta derrière Otto et la course recommença. C’était la petite Lisela qui indiquait la route. Aucun des trois cadets de Berthor ne connaissait les sentiers où galopaient leurs chevaux. Parfois on côtoyait des abîmes nés d’hier, parfois des rampes colossales d’où pendaient encore les arbres couronnés de leurs feuillages verts. La montagne avait tressailli ce printemps : ces ruines de la nature étaient toutes neuves.

Après une heure de marche, on sortit de la forêt pour gravir un coteau, au sommet duquel une masse sombre coupait carrément le ciel. C’était le grand château de Berthor, vieux géant qui avait vu les soldats de Charlemagne. Les trois frères et Lisela pénétrèrent dans le parc en escaladant la clôture ; ils connaissaient cette voie, pratiquée déjà la nuit où le fils du diable était né. Mais le parc n’était pas le château. Depuis que les assassins étaient les maîtres, ils avaient remis en état les remparts et creusé de nouvelles douves. Le chevalier Noir disait souvent que le château de Berthor pourrait, au besoin, se défendre contre la Diète et contre l’empereur, si l’empereur et la Diète avaient la fantaisie de rétablir dans ses domaines le fils du diable, ce prétendu héritier des comtes. Le margrave Albert et le baron Reynier affirmaient du haut de leur orgueil que la place était désormais imprenable.

Mais ceux qui venaient cette nuit avaient à leur écusson trois glaives unis contre une seule épée, et à l’entour, la fière devise de Berthor criait pour eux : QU’IMPORTE !

Qu’importe la douve profonde et qu’importe la haute muraille ? La vaillance a des ailes.

Les trois frères, accompagnés de la petite Lisela, qui n’avait point voulu les quitter, firent le tour des murailles, cherchant un point qu’il fût possible d’escalader. Aux lueurs de la lune, ils pouvaient distinguer la sombre silhouette des sentinelles, qui étaient au nombre de quatre et postées sur les quatre maîtresses tours ; ils pouvaient aussi entendre leurs voix qui allaient se répondant à des intervalles réguliers. C’était le chevalier Noir qui commandait la garnison du château ; il punissait de mort toute sentinelle endormie à son poste, et chacun savait bien que, plus d’une fois, dans des rondes nocturnes, il avait exécuté lui-même le rigoureux arrêt. Il y avait du sang au poignard de ce farouche soldat encore plus qu’à son épée.

Quand ils eurent fait le tour, les cadets s’arrêtèrent devant le rempart du sud, dont les assises pénétraient dans le roc vif. La petite Lisela était bien découragée en regardant cette sombre masse de pierre qui semblait inaccessible.

– À l’heure où nous sommes, murmurait-elle, mon pauvre Franz est peut-être en danger de mort !

Puis elle ajoutait, les larmes aux yeux :

– Si nous avions seulement une échelle !

– Nous aurons une échelle, répondit Otto. Franchissons d’abord la douve.

La douve fut franchie à la nage et Lisela passa comme les autres. Otto avait dit :

– De notre échelle, fillette, tu seras le dernier et le meilleur échelon.

Le roc montait à moitié hauteur des remparts. Jusqu’à l’endroit où le mur commençait, l’ascension était malaisée, mais non pas impossible ; les trois frères l’exécutèrent sans bruit, traînant la jeune fille après eux. Ils se trouvèrent bientôt réunis sur la marge étroite, au lieu où la première pierre de taille s’enclavait dans le roc. Le mur à pic s’élevait encore à plus de vingt pieds au-dessus de leur tête.

Ils étaient robustes tous les trois, mais Goëtz avait la carrure et la vigueur d’un taureau. Otto, dont chacun suivait la volonté, le plaça debout contre le mur et ordonna à Frédéric de grimper sur ses épaules. L’entreprise était déjà difficile, car les talons de Goëtz dépassaient le rebord du précipice qui s’ouvrait au-dessous d’eux ; mais bien plus difficile encore était la tâche d’Otto lui-même, chargé de grimper le long du corps de ses deux frères et d’atteindre les épaules de Frédéric afin de s’y tenir debout.

Il le fit pourtant, et quand il l’eut fait, l’échelle humaine avait trois échelons. Otto leva ses bras. Il s’en fallait encore de plusieurs pieds pour qu’il pût atteindre les créneaux.

– Au dernier échelon ! ordonna-t-il tout bas à Lisela.

Lisela était une fille de la forêt. Elle avait appris dans la montagne à regarder le vide au-dessous d’elle et le vertige n’avait pas de prise sur son cerveau. Lisela savait gravir les pentes les plus escarpées et marcher librement sur la lèvre des précipices. Elle obéit sans hésiter à l’ordre d’Otto ; elle s’accrocha aux vêtements de Goëtz et monta d’épaules en épaules, légère comme l’écureuil qui décrit sa légère spirale autour du trône écailleux des grands pins.

Sous ce triple poids, Goëtz resta ferme comme le roc où s’appuyaient ses pieds.

Mais au moment où Lisela, parvenue à son but, laissait échapper une exclamation de triomphe, Otto lui imposa brusquement silence. Les sentinelles venaient d’échanger leur périodique mémento. Un pas sourd et mesuré sonnait sur les dalles de la plateforme. C’était une ronde de nuit qui passait.

L’échelle humaine resta immobile et muette.

– Johann, dit le chef de la patrouille, qui était le chevalier Noir en personne, la vigie de la tour de l’ouest a signalé des pas de chevaux dans la campagne. Que la garnison fasse son devoir cette nuit ; la nuit prochaine, tout le monde aura du bon temps, car le destin de cet imposteur, qu’on nomme le fils du diable, sera réglé avant le jour.

Tu aurais senti, Lily, à ces paroles, tous les degrés de l’escalier vivant qui tressaillaient et tremblaient.

– Double garde à toutes les poternes et à toutes les portes, ajouta le chevalier Noir. Passez la nuit à boire plutôt que de dormir : le vin ne vous manquera pas. Demain, votre besogne sera finie et désormais vous dormirez dans votre lit comme des seigneurs.

Le bruit des pas allait s’éloignant. La ronde avait tourné l’angle de la prochaine courtine.

– Accrochez-vous aux créneaux ! commanda Otto à Lisela.

La jeune fille leva les bras, mais ce fut en vain.

– Je ne peux pas ! répondit-elle.

– Combien s’en manque-t-il ?

– Un pied.

– Dresse-toi, Goëtz ! dresse-toi, Frédéric !

L’échelle humaine s’allongea de six pouces.

– Et maintenant ? demanda Otto à Lisela.

– Je ne peux pas encore.

Otto détacha ses mains du mur où il se tenait collé.

Lisela le sentit osciller sous elle, mais elle n’eut pas peur.

– Tiens ferme, Frédéric ! Goëtz, tiens ferme ! ordonna Otto. Et priez Dieu que le pied ne vous manque pas !

Il prit sur ses épaules les brodequins mignons de Lisela, puis déployant la vigueur de ses muscles il la haussa des deux mains à la force des bras.

– J’ai le créneau ! dit l’enfant, je le tiens !

– Montez !

Lisela monta et fut en un clin d’œil sur le rempart désert.

– Jetez-moi votre écharpe ! ordonna encore Otto.

À l’écharpe, il attacha le bout d’une corde roulée autour de sa ceinture. Lisela, qui n’avait pas lâché son écharpe, attira la corde et la fixa solidement au lourd affût d’un fauconneau. C’était deux fois plus qu’il n’en fallait. Une minute après, les trois frères, agenouillés sur la dalle humide et la tête découverte, rendaient grâce à Dieu.

On pouvait doubler la garde des poternes et verser du vin aux mercenaires. Les vengeurs étaient dans le château de Berthor.

 

 

 

VII

 

LE TOMBEAU DES TROIS CHEVALIERS

 

Une fois dans le château, les trois frères étaient chez eux : ils savaient comment se conduire, et aucun des nombreux méandres de la vaste forteresse ne leur était inconnu. Ils furent pourtant plus d’une heure avant de trouver ce qu’ils cherchaient, et ce fut la petite Lisela qui découvrit la trace de Franz, son frère bien-aimé. Dans l’escalier privé qui menait aux anciens appartements de Margarèthe, Lisela sentit entre son pied et la dalle un objet rond comme un grain de maïs, puis un autre, puis un autre encore. Elle se baissa ; il faisait en ce lieu une nuit profonde ; au tact, Lisela reconnut les perles du collier d’acier taillé qui attachait la croix bénie au cou de son frère. Elle dit :

– Nous sommes sur la route par où Franz a passé.

La route conduisait en haut, à l’ancienne chambre de la comtesse, où les trois cadets de Berthor avaient protégé jadis le berceau du fils du diable ; en bas, elle conduisait à l’église souterraine servant de sépulture aux comtes. Otto, qui déjà montait, changea de direction et descendit les degrés menant aux caveaux. Là, une lampe funèbre, suspendue à la voûte, brûlait nuit et jour, éclairant de ses lueurs vacillantes les arceaux gothiques et la longue perspective des tombes.

Au centre du souterrain, et juste sous la lampe, il y avait une dalle de marbre noir, portant un anneau de fer et sur laquelle étaient gravées des lettres romanes, à demi effacées par le temps. On disait que cette dalle recouvrait un trou sans fond, où les comtes précipitaient jadis les condamnés de leur justice et bien souvent aussi leurs ennemis innocents. Cela s’appelait les oubliettes de Berthor ; jamais on ne soulevait la dalle parce que, selon la tradition du pays, la dalle soulevée eût donné issue à des cris effroyables, qui étaient les plaintes des victimes mortes sans confession.

À partir de la pierre centrale jusqu’aux premières tombes, il y avait une place assez large qui était vide, puis les sépulcres s’alignaient par rangs de dates : les plus anciens s’approchant davantage de la lumière, les plus nouveaux se perdant au loin parmi l’ombre.

La place était octogone et les tombes formaient huit rues.

La rue qui allait vers l’occident commençait par le miraculeux tombeau des trois chevaliers croisés, morts aux côtés de saint Louis dans les champs de Mansourah, et finissait par le mausolée du dernier comte Berthor, assassiné par ceux qui étaient maintenant les maîtres du château.

En entrant dans la chapelle funéraire, Lisela dit :

– Je sens aux battements de mon cœur que Franz, mon frère chéri, est ici.

Un gémissement inarticulé lui répondit. Elle s’élança et poussa un cri qui appela ses trois compagnons. Franz, garrotté et bâillonné, était couché sur la terre humide, au pied du tombeau des trois chevaliers, que la tradition nommait les trois Hommes Rouges.

Pendant cela, les meurtriers du dernier comte, fatigués de leur expédition nocturne, car c’étaient eux qui avaient enlevé le fils du diable à la maisonnette de Gertraud, faisaient orgie encore une fois dans la grande salle du château. Le vin coulait joyeusement pour fêter, comme ils disaient, la fin de l’histoire. Après le dessert, en effet, on devait descendre au fond des caveaux et soulever la pierre de l’oubliette pour y précipiter l’imposteur ; on savait où étaient les trois cadets de Berthor ; les verrous de la prison de Francfort étaient solides : personne ne devait, cette fois, se mettre entre le glaive du chevalier Noir et sa victime.

En admettant même, par impossible, qu’un défenseur surgît, on n’avait rien à craindre. Cinquante mercenaires, sans foi ni loi, formaient la garnison du château : malheur à l’imprudent qui voudrait troubler l’exécution de l’arrêt !

Une heure avant le lever du jour, on cessa de boire, la garnison fut appelée et les six meurtriers du vieux comte descendirent en force dans le souterrain.

Ils étaient plus de cinquante hommes d’armes contre un pauvre enfant enchaîné et garrotté.

Et cependant, comme ils arrivaient au bas des degrés, le froid de ces voûtes les saisit, et ils firent avancer les torches, parce qu’ils avaient peur de l’obscurité.

Parmi les soldats, il y en avait qui disaient tout bas :

– Cinquante épées ne sont rien si les trois Hommes Rouges sortent de leurs cercueils !

Le chevalier Noir marchait le premier. Comme il arrivait au centre des caveaux, vers cette place octogone dont le milieu était occupé par la dalle de marbre, l’éclat rougeâtre des torches vint à frapper le mausolée des trois croisés. Leurs statues n’étaient point couchées, selon la mode commune, sur leur tombeau ; on les avait représentés comme ils étaient morts : debout et le glaive à la main. Le reflet des torches sembla teindre en rouge ces trois chevaliers de pierre et tirer de leurs épées des étincelles qui sortent seulement de l’acier.

Le juif Moïse, l’ancien procureur Zacharie et le docteur sorcier José Mira eurent tous les trois la chair de poule et se cachèrent de leur mieux derrière le margrave et le baron Reynier, qui ne purent s’empêcher de ralentir le pas. Le chevalier Noir seul continua sa route.

Il saisit l’anneau de fer scellé dans la dalle et souleva d’un seul effort l’énorme pierre.

– Haut les torches ! ordonna-t-il.

Les soldats obéirent : on ne vit qu’un trou béant, au fond duquel l’eau d’un torrent souterrain mugissait.

– Voici la place faite, dit le chevalier Noir.

– Pourquoi ? demanda près de lui une voix dont l’accent sépulcral fit tressaillir.

Il se retourna. Un vieillard au visage hâve, entouré de grands cheveux blancs épars, était auprès de lui. Chacun avait déjà reconnu le vieux chapelain de Berthor, que les assassins avaient laissé vivre parce qu’il était fou, et qui passait dans le pays pour avoir le don de prophétie.

Les héritiers de Berthor n’avaient pas peur de celui-là.

– D’où sors-tu, misérable insensé ? lui demanda le margrave.

– Qu’importe ? répondit le chapelain.

Et le long des voûtes mystérieuses, un vague écho, qui semblait fait de plusieurs voix, répéta la devise des comtes : Qu’importe ? Ce fut une chose étrange, Lily. Ceux qui racontent cette légende, dans la forêt de Thuringe, disent que le bruit se promena d’arceaux en arceaux pendant cinq minutes tout entières, et que chaque tombe murmura tour à tour la fière question du premier Berthor :

– Qu’importe ? qu’importe ? qu’importe ?

– Prêtre ! s’écria le chevalier Noir en écumant de rage, est-ce ainsi que tu réponds à ton seigneur ?

Il leva son épée, qui retomba lourdement sur le crâne du vieillard ; mais il n’y eut point de choc. L’épée ne rencontra rien, traversa le corps du haut en bas, comme si c’eût été un brouillard, et vint rebondir contre la dalle qui rendit une gerbe de feu.

Le chapelain eut un sourire terrible.

– Devines-tu maintenant d’où je viens ? prononça-t-il avec une effrayante ironie.

Puis, se faisant grave tout à coup, il ajouta :

– Je viens du lieu où jamais tu n’iras. Hier au soir, j’ai rendu mon âme au Seigneur, et ma dépouille mortelle, qui n’a pas encore de sépulture, est couchée sur le lit de cendre de mon ermitage. Repentez-vous, l’heure est sonnée ; repentez-vous, la place est faite ; repentez-vous, la place est assez large pour tous les meurtriers du comte Berthor !

Il leva sa main étendue vers la voûte. Un nuage blanc passait dans la nuit. C’était comme une âme qui volait. Plus d’un reconnut dans cette vision le pâle et doux visage de Margarèthe.

Puis tout disparut, la vision et le prêtre.

Les mercenaires avaient froid jusque dans la moelle de leurs os.

– Éloignons-nous, balbutia le juif Moïse au travers de ses dents qui claquaient.

– Mort de mes os ! s’écria le chevalier Noir, le premier qui parle de fuir, je le tue ! Honte sur vous si vous avez frayeur de ces jongleries ! Le diable défend son fils, ne fallait-il pas s’attendre à cela ? Mais le diable ne peut rien contre moi, qui suis aussi noir que lui. Le fils du diable est là, sur le tombeau des trois Hommes Rouges ; nous l’avons condamné à mort, que l’arrêt soit exécuté ! Hommes d’armes, à votre devoir et haut les torches !

– Haut les torches ! répéta une voix tonnante qui fit résonner les voûtes. Hommes d’armes, à votre devoir !

En même temps, les statues des trois chevaliers croisés s’animèrent, agitant les plis de leurs longs manteaux d’écarlate.

Et au milieu d’eux parut le fils de Margarèthe, tout semblable à la douce vision qui venait de traverser la nuit des souterrains. Il n’était ni bâillonné, ni garrotté ; ses cheveux blonds tombaient en riches anneaux sur ses épaules et une épée nue brillait dans sa main.

– Chargez ! vociféra le chevalier Noir ; nous les aurons tous du même coup ! les loups et le louveteau ! Chargez, soldats, chargez !

D’un revers d’épée, Otto le rejeta à dix pas. Puis il dit, au lieu de frapper les mercenaires qui, de tous côtés, le menaçaient déjà :

– Arrêtez ! au nom du saint Vehmé !

C’était le nom bien connu, le nom redouté dans l’Allemagne entière, que les membres des tribunaux secrets donnaient à leur mystique puissance.

– Y a-t-il ici des frères de la Corde et du Poignard ? demanda-t-il.

– Oui, maître, répondirent plusieurs voix.

D’autres ajoutèrent :

– Montrez le signe.

Otto entrouvrit les plis rouges de son manteau. Sur son justaucorps de velours noir, un rouleau de corde et un poignard étaient brodés en fils d’argent.

L’association des francs-juges était un arbre immense, dont la cime ombrageait les trônes, et dont les racines se perdaient dans les plus bas niveaux de la foule. Il y avait des affiliés partout : dans le conseil des princes, dans les chapitres des cathédrales, dans les chaumières de village, dans les cavernes de bandits.

Vingt épées se rangèrent autour d’Otto : c’étaient les meilleures.

Et quand Otto déplia un parchemin, revêtu du sceau du saint Vehmé, une corde enroulée autour d’un poignard, tout le monde se découvrit, excepté les assassins.

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, lut-il à haute voix, le franc tribunal de la forêt de Thuringe a déclaré le margrave Albert Schwartz, le baron Reynier de Berg, Hans Arnim, dit le chevalier Noir, Moïse Geld, Zacharie Mesmer et le docteur José Mira, coupables d’avoir mis à mort par trahison le dernier comte de Berthor, et, pour ce, les condamne tous les six à périr par la corde et le poignard.

– Viens donc exécuter l’arrêt de ton franc tribunal ! s’écria le chevalier Noir, en comptant ses défenseurs. Nous sommes encore deux contre un. Amis ! Tous au fils du diable ! Celui qui le couchera par terre aura son pesant d’or !

Dix glaives brillèrent autour de la poitrine de Franz ; mais son épée décrivit un cercle d’étincelles, tandis qu’il criait, ivre des joies de la première bataille :

– Qu’importe !

Ce fut lui qui terrassa le chevalier Noir. Le combat ne dura pas longtemps. Otto, Frédéric et Goëtz valaient chacun dix hommes. Au bout de quelques minutes, la dalle qui masquait le centre des sépultures retombait sur les cadavres des six assassins, et Franz, proclamé comte Berthor, s’asseyait en maître sur le trône de son père.

 

 

 

VIII

 

L’ÉCHAFAUD

 

Il y avait maintenant quatre jours qu’Otto, Frédéric et Goëtz, fidèles à la parole donnée, s’étaient remis entre les mains de maître Blasius, geôlier de la prison de Francfort. Maître Blasius, émerveillé, portait aux nues la loyauté des trois frères ; mais il avait fait placer des barreaux neufs à leurs croisées et redoublait de surveillance. Il répondait d’eux sur sa tête, et tenait à sa tête singulièrement, quoiqu’elle eût désormais plus de rides que de cheveux.

Le soir du cinquième jour, ce qui en faisait huit depuis l’évasion des trois cadets de Berthor, maître Blasius dit à Otto après la partie de piquet achevée :

– Comte, je n’ai pas voulu vous parler de cela en arrivant parce que vous auriez eu des distractions au jeu ; mais nous avons fait notre dernier cent de piquet. L’échafaud est commandé pour demain matin.

– À la volonté de Dieu, mon vieil ami, répondit Otto.

Et ils se séparèrent.

Maître Blasius, admirant de tout son cœur cette tranquillité, passa néanmoins la nuit à faire des rondes. Chaque fois qu’il mettait l’oreille à la serrure de l’un des trois frères, il entendait ronfler.

– Voilà des coupables qui dorment bien, pensa-t-il, et je souhaite un semblable sommeil à tous les innocents de la ville libre de Francfort.

On fut obligé de les éveiller pour les préparatifs de l’exécution. Ils n’avaient seulement pas entendu le bruit des maillets, pendant qu’on dressait l’échafaud.

Lily, tu n’auras jamais de ces honteuses fantaisies, mais il est certain que beaucoup de gens, des hommes et des femmes, des messieurs et des dames retiennent leur place autour de l’échafaud. Je pose en fait qu’il y a du scélérat dans tout homme, de la coquine dans toute femme qui recherche un pareil spectacle. Mais qu’y faire ? Ces perversités sont vieilles comme le monde.

L’échafaud était dressé en face du Römer, et la foule se pressait si compacte autour de ce lugubre théâtre, qu’une aiguille ne fût pas tombée à terre. La garde bourgeoise était rangée, en armes, autour de l’appareil du supplice, et le corps des musiciens de la municipalité jouait un menuet en attendant le lever du rideau.

Le rideau se leva. Les trois frères, enveloppés dans leurs manteaux rouges, parurent sur l’estrade où l’exécuteur les attendait avec sa hache, emmanchée de long : un beau bourreau et une belle hache.

Mais, je te l’ai dit, ce grand arbre, l’association des francs-juges, dont les racines descendaient si bas, avait des branches hautes qui passaient par-dessus la tête couronnée de l’empereur d’Allemagne. Au moment où les trois frères montaient sur la plate-forme, un grand bruit de fanfares se fit entendre à l’autre bout de la place, où un corps de chevaliers pénétrait avec fracas.

À la tête des chevaliers marchait un beau jeune homme, dont le casque portait le cimier des comtes et dont l’écu resplendissant jetait au destin cette question ou ce défi : Qu’importe ?

Celui-là était le comte Franz Berthor, et bien osé qui l’eût appelé alors le fils du diable ! Il tenait à la main la grâce de ses oncles, signée par Sa Majesté l’Empereur.

Les amateurs de têtes coupées furent désappointés. Qu’importe ? dirais-je aussi. Une autre fois mieux. Dans la ville libre, l’échafaud ne manquait pas d’ouvrage.

Les trompettes se turent. Franz lut à haute voix la volonté de l’Empereur, et profita de l’occasion pour inviter tous ceux qui étaient présents à ses noces. Cela remit en gaîté la foule. Elle porta en triomphe les trois Hommes Rouges, y compris leurs têtes, qu’elle avait espéré voir dans les paniers. Elle n’est pas méchante, au fond, la foule, quand on lui jette un os à ronger.

Te souviens-tu, Lily, des noces du vieux comte Berthor avec la blonde Margarèthe ? Celles de Franz furent dix fois plus magnifiques encore. Sa fiancée n’était pas de race noble ; mais il avait de la richesse et de la noblesse pour deux, et Lisela fut la plus belle comtesse qu’on vit jamais entre le Rhin et l’Elbe. À ceux qui lui reprochèrent de s’être mésallié en épousant la fille de sa bienfaitrice, le fils du diable montra sa devise : Qu’importe ? Et les mécontents furent chargés de l’aller dire à Rome.

 

 

Paul FÉVAL, Le fils du diable.

 

 

 

 

 

 

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