La Croix-Miracle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL fils

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous n’étions plus qu’à quelques milles de Frohsdorf, résidence de M. le comte de Chambord et but de notre excursion. Nous avions passé à travers ce troupeau de grandes collines qu’on appelle les Alpes noriques, et le Schneeberg, monstrueux pain de sucre, enfonçait devant nous sa pointe blanchâtre dans le bleu profond du ciel d’août.

Nous marchions avec lenteur dans un de ces vastes wagons de la Compagnie impériale-royale, maintenant réformés, mais qui roulaient encore dans tout le Tyrol en 1856, semblables à des chambres d’auberge ambulantes. Rien n’y manquait, pas même les mauvaises estampes, ni les miroirs accrochés en biseau.

Il y avait là une douzaine de voyageurs, des femmes, des enfants, un militaire prussien, un monsieur maigre de très haute taille, et un diplomate belge, chargé d’affaires du charbon de Charleroi.

Le prêtre était avec une dame et deux jeunes garçons, probablement ses élèves. Il dit, en montrant un fort beau château assis sur la croupe de la montagne :

– Voilà Sebenstein.

– À qui ? demanda la dame.

– Au prince de Liechtenstein, répondit le prêtre.

Le diplomate charbonnier haussa les épaules, et le Prussien dit avec l’accent particulièrement fatigant de la Silésie :

– C’est donc le marquis de Carabas, que cet animal-là.

De fait, nous avions déjà vu Buch, Froshnit et Wartenstein, qui ressuscitait de ses ruines : trois résidences appartenant également à celui que le galant Prussien nommait « cet animal-là ».

– Il fait beaucoup de bien, dit le prêtre, en s’adressant à la dame.

– Du bien ! du bien ! gronda le commis ambassadeur du charbon ; quand on a pour soi tout seul la portion de plusieurs milliers d’hommes, on ne peut pas tout manger, que diable !

Et le Prussien ajouta :

– Ce coquin-là a des châteaux en Prusse comme en Autriche et partout. C’est la honte de l’Allemagne que ces fortunes absurdes, élevées comme des tours en plein milieu de la misère publique.

– La Prusse est pauvre, c’est vrai, fit observer doucement le prêtre, mais non point l’Autriche.

Le uhlan lui jeta un regard de loup. Sadowa couvait dès ce temps-là.

La voie qui tournait nous amena en vue d’une montagne escarpée et les jeunes garçons demandèrent :

– Est-ce enfin le Semmering ?

– Oui, répondit le prêtre, voici la merveille de notre Tyrol !

Pourquoi merveille ? Nous regardâmes, et nous vîmes une ligne régulièrement tournante, qui s’enroulait autour de la montagne comme un serpent sur un caducée. C’était le fameux « railway qui grimpe ».

Et il grimpe si bien, en effet, qu’une pierre tombant d’une de ses stations rebondit sur le toit de l’autre, après avoir franchi un millier de mètres en ligne verticale.

Cela fait quelque peu honte à notre illustre montée parisienne du Pecq à Saint-Germain.

Le prêtre nous dit que ce prodigieux travail qui élève les wagons à une demi-lieue au-dessus du niveau de la mer, en traversant tant de viaducs et en fouillant tant de tunnels, n’avait coûté que 15 millions de florins.

– À peine une année de revenus de cet ogre de prince de Liechtenstein ! fit observer le Belge.

Justement un des jeunes garçons s’écriait :

– Ah ! le beau château blanc ! Voyez !

Et le prêtre répondait :

– C’est Klamm, que M. le prince de Liechtenstein vient de faire rebâtir.

Le train ralentissait sa marche, parce qu’on arrivait à une station, et le monsieur de haute taille dont nous n’avons eu jusqu’ici rien à dire parce qu’il n’avait pas encore prononcé une parole, faisait ses préparatifs pour descendre. Mais il se trouva que la vue de ce château de Klamm, tout neuf et tout magnifique, avait mis le comble à l’exaspération du commis-voyageur des charbonnages et de son ami le uhlan. Du même cœur et à l’unisson, tous deux se répandirent en véritables invectives contre le pauvre millionnaire absent. On n’entendait que ce nom : Liechtenstein, Liechtenstein, accolé aux épithètes les plus furibondes. À voir la colère de nos deux compagnons, on aurait cru que cet animal-là, ce coquin-là, ce vampire-là avait volé tous ses millions dans leurs poches.

Quand le train s’arrêta, le monsieur de haute taille, qui les avait écoutés paisiblement, leur dit en ouvrant la portière.

– Mes amis, je suis le prince de Liechtenstein, et je vous salue.

Ce fut un curieux coup de théâtre. Le Prussien s’aplatit tout net, comme une crêpe, et le commis-voyageur devint plus rouge qu’un coquelicot. Nous sûmes plus tard que cet animal-là était colonel « propriétaire » du régiment de notre uhlan et qu’il possédait trente-quatre parts sur cinquante du charbonnage qui payait des appointements fixes à notre commis-voyageur.

Vous pensez bien que le colonel ne se vengea point, ni l’actionnaire non plus.

Ce prince de Liechtenstein, que je devais retrouver à quelques jours de là, était vraiment, il faut l’avouer, un mortel pourvu de toutes choses un peu trop abondamment. Il avait cinq pieds onze pouces sans semelles, trente cinq millions de revenus, quarante et un châteaux, quatre régiments, vingt-huit hôtels ou palais dans les diverses capitales allemandes et italiennes, treize musées, dix-sept bibliothèques, ouvertes au public, neuf pinacothèques, cinq glyptothèques, cent trois collections, ou galeries ou « cabinets », et neuf filles à marier, presque de sa taille.

J’espère que ces demoiselles sont pourvues depuis le temps. Elles n’étaient pas sans dot.

Nous montions, cependant, la rampe tournante du Semmering. Je ne saurais dire lequel du uhlan ou de l’ambassadeur en poussier de houille faisait le mieux le mort. Quand nous sortîmes du premier tunnel, tout le monde, excepté eux, poussa un cri d’admiration à la vue du merveilleux paysage qui se déroulait sous nos regards. Les petites Alpes nous entouraient comme une cohue de montagnes, entre lesquelles les vallées verdissaient, marquées chacune par quelque mince ruban d’argent dont les méandres luisaient au soleil.

– Ici ! dit le prêtre continuant une conversation commencée : la voilà !

– Et c’est le Wunder-Kreuz ? demanda l’aîné des jeunes garçons.

Le précepteur désignait du doigt une roche en forme de table qui surplombait l’abîme à gauche de notre route au plus haut sommet du Silberberg, juste au-dessus du ruisseau de Kaunitz, arrondissant son cours au pied de la petite église. Sur la roche était une croix que la distance faisait paraître comme un jouet d’enfant. Le prêtre répondit, traduisant en français le nom allemand Wunder-Kreutz.

– Oui, c’est la Croix-Miracle.

– Père, dit la dame, je vous prie, racontez-nous l’histoire.

Chacun se mit à écouter, excepté toujours le charbonnage belge et la cavalerie prussienne. Il n’y eut pas jusqu’à une chère belle petite fille, dormant dans le giron de sa mère, qui n’ouvrit tout à coup ses grands yeux bleus à l’annonce de « l’histoire ».

Ce précepteur autrichien avait le bon sourire qu’il faut pour accompagner les naïfs récits.

– À vos ordres, dit-il ; ce ne sera pas long.

Et il commença du ton que l’on prend pour débiter les légendes consacrées :

En ce temps-là, il y avait encore des chamois dans la montagne, et les chemins de fer n’étaient pas inventés. Les princes de Liechtenstein avaient un grand château sur la Schwattza, qui défendait le village et l’église. Il fut brûlé dans je ne sais plus quelle guerre.

Voilà donc qu’une fois Guntz, le chasseur, vint dans la cabane d’une vieille femme qui demeurait au pied du Silberberg avec une fillette qu’elle avait et qui se nommait Efflam.

Guntz était bien pauvre. Il ne pouvait plus courir le chamois à cause de la fièvre d’automne, qui faisait trembler ses jarrets.

Comme il avait faim, il demanda du pain, et la vieille lui répondit :

– Garçon, je n’ai plus que la part d’Efflam, ma fillette, qui va revenir des champs, où elle garde les brebis d’autrui.

Sur la porte ouverte une douce voix s’éleva qui dit :

– Mère, me voici revenue.

Et la fillette Efflam entra, vêtue bien pauvrement, mais couronnée de sa chevelure d’or, plus riche que le diadème des reines.

Elle traversa la chambre pour prendre son pain, et, l’ayant rompu, elle en présenta la moitié au chasseur en disant :

– C’est de bon cœur.

Guntz, avant d’accepter le pain, effleura de ses lèvres la main qui le lui tendait. Et, malade qu’il était, il gravit la montagne en disant à Dieu :

– Seigneur, faites-moi gagner de quoi payer ce pain du bon cœur.

Pour la première fois depuis bien longtemps, sa chasse fut heureuse ; il apporta un chamois sur ses épaules, le vendit et en mit le prix dans un bouquet d’herbe de baume qu’il offrit à la vieille femme en disant :

– Mère, je n’ose parler à l’enfant Efflam, qui a sur le front l’auréole des saintes ; mais Dieu m’inspire la pensée de vous la demander pour femme, et ainsi vous aurez un fils.

Ils furent mariés, Efflam et Guntz, à l’église de Kaunitz, par le bon curé qui les avait vus naître lui comme elle, et les voilà heureux.

Ils s’aimaient de toute la pureté de leurs âmes.

Guntz avait recouvré sa force. Lui tout seul, il nourrissait avec le produit de sa chasse sa vieille mère, sa jeune femme et le bon curé de Kaunitz, qui n’avait plus rien pour vivre depuis que la guerre avait incendié le château des princes et ruiné les maisons des laboureurs.

Que la pitié de Dieu vous préserve de la guerre !

Cependant les gens s’en allaient du pays l’un après l’autre. On ne voyait plus de troupeaux dans la prairie où les soldats faisaient de grands feux avec les arbres coupés. Bientôt les soldats s’en allèrent aussi, parce qu’ils avaient mis la terre à nu comme un passage de sauterelles.

Et la vieille mère d’Efflam mourut à force de pleurer.

Alors Guntz dit :

– Allons au loin chercher des champs qui n’auront point été dévorés par la guerre.

Efflam voulait bien ; mais le curé refusa, disant :

– Quand mes enfants reviendront, il faut qu’ils retrouvent leur père.

Et Efflam dit à Guntz :

– Ne le quittons pas ; que ferait-il tout seul ?

Le dimanche, depuis qu’on avait mis la vieille mère dans son cercueil, ils n’étaient plus que trois dans la petite église, qui semblait grande : le prêtre pour dire la messe, Guntz et son Efflam pour l’entendre.

À la sainte communion, Efflam et Guntz venaient s’agenouiller ensemble, et quand ils avaient regagné leur place, leur père leur faisait un sermon plein de larmes, que leurs larmes écoutaient.

Un dimanche, Guntz vint à la messe tout seul, et tout seul s’agenouilla devant la table sainte. La maladie lente avait pris Efflam, qui n’avait plus la force d’aller.

Et le dimanche suivant personne ne vint. Le curé dit sa messe comme à l’ordinaire pour la double rangée des bancs vides qui le regardaient sans yeux et dont le silence lui parlait. Avec le vin et l’eau mêlés dans le calice il buvait ses pleurs ; mais il disait :

– Seigneur mon Dieu, que votre volonté soit bénie !

Après la messe, au lieu de prononcer son prône, il prit le saint ciboire dans le tabernacle et l’emporta hors de l’église jusqu’à la cabane de Guntz, où Efflam se mourait, belle et douce, et de ses deux petites mains pâles serrait le crucifix contre sa poitrine.

Le curé savait bien pourquoi personne n’avait assisté à sa messe ; mais il pensait trouver Guntz agenouillé auprès d’Efflam. Efflam était seule ; où donc était Guntz ?

Ce fut Efflam qui le dit, en s’efforçant de sourire :

– Père, au sommet du Silberberg, Guntz a trouvé une chevrette de chamois qui a son petit. J’ai eu envie de son lait, et Guntz est parti avant le jour pour la traire.

C’était vrai, et à l’heure où le bon Dieu venait chercher Efflam dans la cabane, Guntz poursuivait la chevrette, sur la plus haute cime du mont.

– N’aie crainte, disait-il à la chevrette, sans savoir peut-être qu’il parlait, je n’en veux ni à ta vie ni à celle de ton petit. Plus jamais je ne tuerai, moi que la mort menace dans la plus douce moitié de mon cœur. Donne-moi seulement une goutte de ton lait pour celle qui était toute ma joie ici-bas.

Et il ajoutait, les yeux au ciel :

– Ô Dieu Jésus ! ô Vierge Mère ! ne me laissez pas, je vous en prie, dans la maison où elle ne sera plus. Faites que nous nous en allions ensemble, l’hostie sur les lèvres, pour nous retrouver dans le bonheur qui jamais ne finit.

On ne peut regarder à la fois la terre et le ciel. Guntz courait sur la plate-forme où se trouve maintenant une croix de granit noir. Il y avait de la neige fondue qui s’y était durcie à la gelée du matin. Au moment où Guntz allait atteindre à la chevrette, elle fit un bond, et le pied de Guntz glissa.

Guntz, emporté par son élan, tomba en dehors de la table et s’y accrocha des deux mains, suspendu au-dessus du vide.

Placé comme il l’était, il pouvait voir, rien qu’en abaissant son regard, la flèche de la petite église et la croisée ouverte de sa cabane.

– Jésus ! pensa-t-il vous m’avez entendu, je vais m’en aller le premier, merci ; mais l’hostie, mon Dieu, le pain de mon voyage, qui me l’apportera jusqu’ici ?...

En bas, le curé avait tout préparé pour la dernière communion d’Efflam, malgré l’absence de Guntz, car le saint corps de Jésus ne saurait être retenu sans nécessité hors de son tabernacle.

Quand les oraisons furent achevées, Efflam, avec le sourire d’un ange, entrouvrit la pâleur de ses lèvres et reçut le divin viatique ; mais à ce moment même elle leva les yeux vers le sommet du Silberberg, où la pensée de Guntz attirait malgré elle son regard. Elle poussa un grand cri.

La montagne d’argent resplendissait aux rayons du soleil levant, et sur la radieuse blancheur de ce fond une silhouette noire se détachait : car, si Guntz voyait la cabane, la cabane aussi le voyait.

Efflam se dressa sur son lit dans un suprême effort et leva vers Dieu ses mains déjà glacées.

– Sauveur ! ô Sauveur ! dit-elle, il va mourir sans vous ! Je vous ai en moi et il ne vous a pas en lui ! Sauveur, divin Sauveur, allez à lui, comme vous êtes venu à moi !

Le bon curé s’élança sur ces mots, car il avait enfin regardé en l’air et mesuré le danger où était Guntz.

Il n’aurait certes pas eu le temps ni la vingtième partie du temps qu’il fallait pour gravir la montagne ; c’était à un instinct irréfléchi qu’il cédait en courant vers la porte ; mais, dans le mouvement qu’il fit, une hostie s’échappa du saint ciboire. Efflam vit cela.

– Gloire au Père ! gloire au Fils ! gloire au Saint-Esprit ! dit-elle avec une fervente allégresse.

Au contraire, le bon curé était consterné ; il cherchait l’hostie à terre et n’avait garde de l’y trouver. L’hostie ne descendait pas, elle montait : Dieu allait où le cœur d’Efflam l’envoyait, où le cœur de Guntz l’appelait.

L’hostie s’envolait, soulevée par un vent mystérieux ; elle plana dans l’air, divin flocon d’amour qui voltigeait vers le ciel.

– Nous te louons, ô Dieu ! dit le curé en suivant enfin du regard la spirale tracée par la blanche étoile : Te Deum laudamus !

– Seigneur, nous te confessons ! murmura la petite Efflam, en retombant sur sa couche, morte de joie.

Et là-haut, tout là-haut, Guntz s’écria, en ouvrant sa bouche au pain des anges :

– L’univers entier te vénère, ô Père de l’Éternité.

Ses deux mains se détendirent, et quand le curé put monter, il le trouva couché au pied de la plate-forme comme quelqu’un qui se serait doucement endormi sur l’herbe.

Le curé l’emporta dans ses bras et ne creusa qu’une fosse pour ses deux enfants bien-aimés. Ce fut lui qui, de ses propres mains, érigea la croix de granit noir qu’on appelle encore dans la montagne tyrolienne la Wunder-Kreuz, ce qui signifie LA CROIX DU MIRACLE.

Le précepteur se tut. Charleroi et Bertin dormaient. Les autres retenaient leur souffle. Dans le silence, nous entendîmes la petite fille qui disait :

– Mère, l’hostie avait donc des ailes ?

Et la mère, dans un baiser, répondit tout bas :

– Peut-être que l’ange invisible la portait...

À Frohsdorf, le lendemain, nous retrouvâmes M. le prince de Liechtenstein, et nous pûmes voir combien un prince allemand, mesurant cinq pieds onze pouces de haut et pesant 35 millions de rentes, est mince chose auprès d’un roi de France dans la gloire du malheur.

 

 

Paul FÉVAL fils, La Croix-Miracle, 1878.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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