Terreurs nocturnes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL était huit heures du soir, à peu près, quand Roland Montford et son camarade quittèrent l’auberge du faubourg de Redon. Le premier pas qu’ils firent les mit dans la campagne, car après le petit enclos du cabaret, il n’y avait plus rien.

La gourde de Mathurin avait été remplie jusqu’au goulot, selon son désir, et la gourde était grande. Il y avait de quoi prendre du cœur.

Les deux sergents montèrent la rampe en silence, baissant la tête pour éviter le vent chargé de poussière et marchant à grandes enjambées. À mesure qu’ils avançaient, le chemin, taillé dans l’ardoise, tournait et s’enfonçait entre deux murailles à pic. Mathurin regardait souvent en arrière ; tant qu’il vit briller au bas de la montée les quelques lumières éparses qui indiquaient l’emplacement de la ville, ce fut bien ; mais quand le mur d’ardoise se dressa au-devant de lui pour éteindre la dernière lueur, Mathurin tira un gros soupir du fond de sa poitrine.

Ils étaient, Roland et lui, dans une sorte de tunnel dont le ciel bas et noir formait la voûte. Le vent d’orage s’engouffrait là-dedans avec une violence furieuse. Puis, quand le vent se taisait par hasard, c’était tout à coup un silence morne au milieu duquel les pas de nos deux voyageurs retentissaient étrangement.

– Il y a dix ans que je n’ai passé ici, dit Mathurin d’une voix mal assurée, en avons-nous pour longtemps à rester entre ces roches ?

– Un demi-quart d’heure, répondit Roland.

– Ma foi de Dieu ! gronda Mathurin qui enviait le calme de son compagnon, j’ai franchi, en ma vie, des défilés pleins de neige, où les camarades tombaient gelés tout le long du chemin ; je ne sais pas pourquoi je n’avais pas froid, comme ici, jusque dans la moelle de mes os.

Il faisait chaud pourtant, et le pauvre sergent Mathurin avait de la sueur aux tempes.

Au sommet de l’une des rampes, une voix triste s’éleva qui chantait le hoolo des pâtours. Une autre voix répondit sur la rampe opposée, et ce fut, durant quelques secondes, comme un échange de sons plaintifs et prolongés. Puis les clochettes des chèvres tintèrent et le vent apporta le beuglement des bœufs ramenés à l’étable.

Mathurin se redressa tout brave ; ces bruits mélancoliques et connus lui parlaient au moins du monde vivant. Le pâtour aux pieds nus, et la bergerette, qui parlaient d’amour d’une roche à l’autre, les troupeaux mugissants, les clochettes aiguës, tout cela, c’était la bonne voix du pays, et Mathurin l’aimait bien, son pauvre pays de Bretagne. À cette heure, s’il eût été, les pieds au feu de quelque ferme amie, entouré des gars et des fillettes, des métayers et des bonnes femmes, à la veillée du bourg d’Orlan, il n’y aurait pas eu, dans tout l’univers, d’homme plus heureux que Mathurin le sergent.

Mais elles sont si longues, ces lieues bretonnes, et la Grand-Lande cache tant de spectres derrière ses rochers blancs entourés de bruyères !

Roland Montfort avait eu raison de le dire : Mathurin avait oublié à l’armée les traditions superstitieuses du pays. Le feu du bivouac est souverain pour guérir ces vagues terreurs. Pas une seule fois peut-être, depuis qu’il avait endossé l’uniforme, Mathurin n’avait songé à ces rondes fantastiques que les kourils mènent autour des croix de granit, – aux miaulements lugubres des Chats Courtauds, tenant leurs conseils sur les hauts échalliers, – aux grosses bêtes, ce gigantesque attelage de Satan, qui ont pour cornes des chênes séculaires et qui broutent le bois des futaies, comme les brebis paissent l’herbe de la prairie, – aux Corniquets, ces madrés lutins qui sautent sur la nuque du voyageur et l’abandonnent, étranglé dans les fondrières, – aux Laveuses de Nuit, ces grandes filles pâles qui ont des yeux sans regard et qui forcent le passant à tordre à rebours le linge humide des suaires.

Mais ces souvenirs-là dorment et ne meurent pas ; le paysan breton peut faire le tour du monde et retrouver intactes ses impressions d’enfance en remettant le pied sur la terre de Bretagne. Il y a là dans l’air quelque chose qui ne peut être défini : la solitude des nuits se peuple, le silence parle, le vide prend un corps ; chaque roche semble une forme accroupie, chaque arbre étend de longs bras menaçants et décharnés ; des plaintes passent dans la brume où l’on sent flotter les voiles que le vent secoue derrière les Belles-de-Nuit, ces vierges mortes avant l’heure de l’amour.

Dans les nuages, vous voyez des montagnes qui déchirent leurs flancs, des forêts immenses bordant la sombre profondeur des grands lacs, des tours de cathédrales et la colossale figure couchée qui passe toujours en regardant la terre.

Puis, au loin, sur le chemin parcouru, vous entendez crier l’essieu du Char noir. Personne ne l’a vu jamais, ce char, mais chacun a pu ouïr cent fois en sa vie le grincement de ses roues. Carriguel an ancou, dit la vieille langue galloise : la brouette de la mort !

Puis les branches du taillis s’agitent ; un son de cor se prolonge sous le couvert ; un chevreuil bondit et coupe le sentier, ses yeux sont deux charbons, ses os percent son cuir. Derrière le chevreuil un squelette de cheval passe, rapide comme l’éclair ; sur cette monture bizarre il y a un chevalier de grande taille, portant une armure d’acier complète, sauf le casque, qui manque. Et à quoi bon le casque ? Sur les épaules du cavalier il n’y a point de tête.

C’est le chasseur décédé qui court la forêt depuis la tombée de la nuit jusqu’à l’aube.

Et là-bas, ces petites flammes pâles qui voltigent sur le cressonnet des douves : âmes en peine cherchant les prières perdues, comme le mendiant qui attend les miettes de la table opulente. Et plus loin, au tournant de la rivière, cette forme balancée, blanche comme une statue d’albâtre, qui grandit quand vous vous éloignez jusqu’à toucher du front les étoiles...

Il y avait déjà du temps qu’on n’entendait plus ni le pâtour ni sa bergerette, ni les grelots des chèvres, ni les mugissements des troupeaux.

– Mathurin, dit tout bas Roland au sergent qui tressaillit à sa voix, pourquoi m’as-tu parlé de Geneviève, veuve et libre ?

– Pourquoi ? répéta Mathurin ; plus tard... pas ici ! j’étouffe entre ces murailles sombres.

Afin de se remettre un peu, il ôta pour la première fois le bouchon de sa gourde et but une gorgée. Roland continuait de marcher.

– En veux-tu ? demanda Mathurin par-derrière.

Roland ne répondait point ; il avait la tête basse, et ses pensées l’absorbaient.

– Veuve et libre ! se disait-il. Que Dieu nous protège ! Cet homme est fou. Comment Filhol pourrait-il être mort, puisque je ne l’ai jamais revu ni dans la veille, ni dans le rêve ?

Mathurin se hâtait pour le rejoindre ; la nuit du chemin creux s’éclairait peu à peu, parce que les rampes s’abaissaient en même temps que le ciel devenait moins sombre. La route tourna brusquement, et ce fut comme un coup de théâtre. L’horizon s’ouvrit à perte de vue au-devant de nos deux voyageurs ; la muraille continuait sur la droite ; à gauche, c’était le vide, car le chemin, qui jusqu’alors avait percé la montagne, se collait maintenant à son flanc.

Pour un instant, le vent avait eu raison des nuages, tout épais et lourds qu’ils étaient ; il y avait de grands déchirements qui laissaient voir çà et là l’azur étoilé du ciel ; le croissant de la lune se montrait par intervalle, pour se noyer bientôt sous les vapeurs amoncelées, puis reparaître victorieux et rayonner pendant une seconde au milieu des nuages turbulents.

Par le beau soleil c’est un grand et riche paysage qui se présente aux yeux du voyageur arrivé aux revers de la montée de Saint-Pern. Sous ses pieds la carrière d’ardoise descend à une profondeur immense, fouillée selon le caprice de ses veines ; gardant ici de petits mamelons tapissés d’herbe et de fleurs pour se plonger un peu plus loin dans des abîmes que l’œil ne peut sonder.

À cent pas du pied de la montagne, la rivière d’Ise, affluent de la Vilaine, égare les gracieux replis de son cours et vient baigner les pieds de la chapelle qui sert de paroisse à la ville des carriers. Au-delà de I’Ise, la prairie peuplée de troupeaux monte en pente douce jusqu’aux guérets du bourg de Bains où le paysage se relève pour atteindre, à travers les plantations de pins, les défrichements et les futaies, les hauteurs arides de la Grand-Lande.

Tout est plein de mouvement et de vie dans cette fourmilière de travailleurs.

Mais la nuit, cela change. On se couche de bonne heure aux carrières de Saint-Pern, pour se lever de grand matin. Le silence remplace les mille bruits du travail, les feux sont éteints, les cahutes disparaissent dans l’ombre et l’exploitation tout entière ressemble à un trou noir qui n’a point de fond.

Roland s’arrêta ; Mathurin avait comme un vertige en voyant le vide qui bordait la route étroite.

– Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil, pensait tout haut Roland, je croyais pourtant que j’allais être bien heureux en respirant le premier air qui vient du pays. Voici l’Ise où je me suis baigné tant de fois ; j’ai conduit le troupeau du manoir Jusque dans ces prairies. Regarde, Mathurin, maintenant que la lune éclaire : voici la futaie de Grandpré, voici le Moulin-Neuf, en avant du bourg de Bains, et il me semble que je distingue les deux ailes du beau château de Mœil.

– Tu vois tout cela, toi, dit Mathurin qui s’était reculé jusqu’à la rampe opposée, tu es bien heureux ! moi, je ne vois que ce diable de précipice où tu vas tomber, tête première, si tu restes comme cela sur le bord. Je vois l’ombre des nuages courir dans la campagne, et tout là-bas, le dos de la Grand-Lande qui semble éclairé par je ne sais quelle lueur diabolique.

Il disait vrai, le croissant venait de se cacher pour nos deux voyageurs, mais il blanchissait vivement l’horizon, et derrière les premiers plans du tableau assombri, la Grand-Lande ressortait au loin, tranchant sur le noir de l’horizon.

– Cela n’est pas naturel, reprit Roland Montfort en parlant de ses propres impressions.

– Non, non, s’écria Mathurin, ce n’est pas naturel ! et il faut aller ailleurs que sur la Grand-Lande, à cette heure de nuit où nous la traverserons pour nos péchés, si l’on veut voir des choses naturelles. Il serait encore temps de retourner à Redon, ami Roland, qu’en dis-tu ?

Roland remit son bâton sur son épaule et reprit sa marche ; Mathurin le suivit à contrecœur.

Ils descendirent le chemin en silence.

– Est-ce que les lois du mariage sont changées aussi en Bretagne ? demanda Roland tout à coup.

– Pourquoi cela ? fit Mathurin.

– Je crois qu’ils appellent cela le divorce, reprit Roland Montfort. Il faut donc que le divorce soit établi chez nous, puisque tu me parles de Geneviève, veuve et libre ?

– Quant à ça, dit Mathurin entre haut et bas, je n’y entends goutte. Mais hâtons le pas, si tu veux, ami Roland. « Orage qui traîne devient tempête », et le mieux pour nous est de gagner vitement le haut pays.

Le jeune sergent ne bougea pas. C’était toujours la même idée qui le tenait depuis le commencement du voyage.

– Alors, dit-il en tâchant de bien voir la physionomie de son compagnon, tu as ouï dire que Filhol de Treguern est mort ?

– Un peu plus tard, répliqua Mathurin qui était sur les épines, il faut bien finir par là, mon ami Roland.

Malgré l’obscurité, on pouvait deviner sur le visage de ce dernier une agitation extraordinaire.

– Ils ont menti, ceux qui t’ont dit cela, ajouta-t-il en reprenant sa marche : quand Filhol de Treguern mourra, c’est moi qui le saurai le premier.

Mathurin n’avait garde de discuter ; il avait embrassé déjà trois ou quatre fois sa gourde, mais le cœur ne lui revenait point.

C’était, pour l’heure, un triste compagnon que ce Roland Montfort. Impossible de lui arracher une parole raisonnable ! Mathurin l’entendait murmurer entre ses dents :

– Et si Dieu n’avait pas voulu ? Si les trépassés ne pouvaient pas accomplir les promesses faites durent la vie ?

La route montait. Sur la gauche on apercevait, quand une éclaircie se faisait, les hautes cheminées du château du Mœil. En avant une grande masse sombre coupait le chemin, c’était la futaie du Grandpré.

Encore quelques pas, et les vieux chênes arrondissaient en voûte leurs cimes énormes. Une fois engagés sous la futaie, nos deux soldats ne virent plus littéralement ni ciel ni terre. La respiration de Mathurin s’embarrassait dans sa gorge : il avait peine à suivre le pas égal et toujours tranquille de son compagnon. Le vent ne lui soufflait plus au visage comme naguère, tout au plus s’engouffrait-il parfois sous la futaie, frappant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, de capricieuses et courtes rafales. Mais la tempête pesait sur le faîte des chênes, et les gros troncs se balançaient en gémissant.

Mathurin était plus mort que vif. Il voyait un spectre dans chacun des arbres qui bordaient la route.

– En voici un ! dit tout à coup Roland Montfort qui s’arrêta court et sembla prêter l’oreille.

– Un quoi ? balbutia Mathurin au comble de l’épouvante.

– Écoute !

On entendait distinctement, mais sans pouvoir préciser la direction, le bruit d’un cheval galopant sous la futaie.

– Le Chasseur trépassé... commença Mathurin.

– Ils étaient deux à l’auberge, interrompit Roland ; celui-ci arrivera le premier.

– Pas de beaucoup ! se reprit-il en présentant son oreille à une autre aire de vent, car j’entends un second cheval.

– Et en voici un troisième arrêté au beau milieu de la route ! s’écria Mathurin qui étendit ses mains en avant comme pour repousser une vision. Seigneur Dieu ! quelle nuit !

Il y avait, en effet, un cavalier immobile au centre d’une clairière formant carrefour qui s’ouvrait à quarante ou cinquante pas. Rien n’interceptait à cet endroit les rayons de la lune, tamisés par les nuages plus légers. Comparativement à la nuit profonde qui environnait nos voyageurs depuis quelques minutes, le cavalier semblait entouré d’une auréole de lumière. Il avait la tête nue ; on distinguait déjà son visage maigre et pâle sous les mèches flottantes de ses cheveux grisonnants. Il était de haute taille et les plis d’un manteau de longueur inusitée tombaient de ses épaules jusqu’aux jambes de son cheval.

On le vit faire un geste de la main, et sa voix s’éleva pendant que le vent faisait silence.

– Holà ! cria-t-il, si vous êtes des chrétiens, répondez-moi : avez-vous vu deux cavaliers traverser la futaie en se dirigeant vers le bourg d’Orlan ?

– Le commandeur Malo ! murmura Roland Montfort. Quand il vient au pays, c’est qu’un malheur est prêt de frapper à la porte de Treguern !

– Nous avons entendu le galop de deux chevaux, reprit-il tout haut ; nous n’avons rien vu.

Le cavalier tourna la tête de sa monture vers la Grand-Lande.

– Écoutez ! s’écria Roland, ils sont bien près désormais et ils vont vous rejoindre ; si vous avez besoin de secours, parlez, Malo de Treguern.

Les éperons du cavalier touchèrent le flanc de sa monture qui bondit et disparut sous le couvert. On put entendre néanmoins sa réponse. Il avait dit :

– Je vais où Dieu me mène et je n’ai besoin de personne !

Avant que Roland et Mathurin eussent franchi les quelques pas qui les séparaient de la clairière, la poudre de la route s’éleva en tourbillon sous les pas des deux chevaux qui se croisèrent comme des flèches pour se perdre presque aussitôt après dans l’ombre.

Un instant encore on entendit le double galop sous les voûtes de la futaie. Puis tout se tut, excepté l’orage qui enflait sa voix menaçante.

 

 

 

Paul FÉVAL, Les Revenants.

 

Recueilli dans : French Gothic,

anthologie présentée par Alain Pozzuoli,

Paris, Les Belles Lettres, 2004.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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