Le proscrit
par
Eugénie FOA
C’était deux jours après les événements du 10 août 1792, dix heures du soir venaient de sonner, lorsque la porte d’une maison située rue de Varennes, à Paris, s’ouvrit lentement, et une jeune fille s’avança, inquiète et en hésitant, sur le seuil ; bien qu’âgée de douze ans au plus, son charmant petit visage semblait n’avoir jamais connu les joies de l’enfance ; aussi cette jeune enfant avait l’air sérieux d’une femme âgée.
Soudain, et comme elle fixait ses regards d’un côté de la rue, un homme accourait de l’autre. En voyant une porte ouverte et une personne à côté, il joignit les mains ; et, d’une voix dans laquelle la plus grande terreur était empreinte, il s’écria :
– Cachez-moi ! cachez-moi ! ou je suis perdu !
– Ô mon Dieu ! dit la jeune fille saisie ; puis, avec cet instinct qui révèle la femme supérieure, elle ajouta : – Chut ! suivez-moi. Et prenant cet homme par la main, elle rentra avec lui dans la maison et referma la porte : l’obscurité devint alors complète ; elle ne quitta pas la main de l’inconnu, et tous deux se mirent à suivre avec précaution un corridor qui conduisait à un escalier. Dans ce moment, un coup de marteau retentit à la porte de la rue.
– Qui frappe ? dit l’inconnu.
– Sans doute mon grand-père qui rentre, répondit la jeune fille.
L’inconnu s’arrêta.
– Mademoiselle, dit-il, car à votre son de voix et à la petitesse de la main que je tiens, je devine que vous êtes très-jeune ; avant d’aller plus loin, dites-moi, pouvez-vous me cacher sans dire à aucun des habitants de cette maison qu’un inconnu est ici ?
– Mon grand-père est très-bon, monsieur, et incapable...
– Un secret à trois n’en est plus un, interrompit vivement l’inconnu ; encore une fois, pouvez-vous me cacher et vous taire ?
– Je le peux, répondit la jeune fille sans hésiter ; suivez-moi.
Et toujours à tâtons, car aucune lumière n’était venue dissiper l’obscurité, la jeune enfant continuant à monter les degrés, conduisit son hôte dans une chambre qui terminait l’escalier, où elle le fit entrer.
– Vous êtes ici chez moi, monsieur, lui dit-elle, chez moi seule : c’est mon atelier de peinture. Ne remuez pas trop, car il est rempli de plâtres ; vous les casseriez, et le bruit pourrait attirer ma bonne qui couche à côté.
– Un moment encore avant de me quitter ! dit l’étranger, dont la voix faiblissait ; je n’ai rien pris d’aujourd’hui.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! cria la pauvre enfant.
– Ne pouvez-vous donc disposer d’un morceau de pain ? demanda l’inconnu.
– Si... oh ! si... Mais il faut attendre que tout le monde soit couché.
– J’attendrai ! dit l’inconnu d’une voix si épuisée que la pauvre enfant en tressaillit jusqu’au fond du cœur.
– Du courage ! du courage ! dit-elle en s’éloignant. Et refermant la porte de son atelier, elle dit encore à voix basse : – Surtout, ne remuez pas.
En descendant dans la salle basse, la jeune fille rencontra la vieille servante, qui, avec cette familiarité d’un serviteur qui a élevé ses maîtres, lui dit :
– D’où viens-tu donc, Mathilde ? le chevalier de Bussy, ton grand-père, et mademoiselle Dorothée, sa sœur, ont à moitié soupé ; cette dernière va te gronder, je t’en préviens.
– Ah ! grand-papa est rentré ; tant mieux ! dit Mathilde en s’élançant d’un bond dans une salle où un vieux monsieur soupait en compagnie d’une vieille demoiselle ; il y avait autant de bonté sur les traits du vieux monsieur que de sécheresse sur ceux de sa voisine : elle avait toute la raideur désagréable d’une vieille femme qui n’a jamais été ni épouse ni mère.
À l’aspect de sa nièce, mademoiselle Dorothée dit :
– Vous n’êtes jamais exacte aux heures du repas, mademoiselle.
– Je n’ai pas faim, ma tante, répondit Mathilde.
– Alors desservez, Lise ; car mon frère et moi nous avons fini.
– Cependant, dit Mathilde se reprenant, comme je peux avoir faim dans une heure d’ici, je demande à emporter mon souper dans ma chambre.
– Toujours des inventions nouvelles, dit la tante en haussant les épaules : on soupe à table ou pas du tout.
– Pourquoi refuser cette enfant, ma sœur ? dit le chevalier... Prends ton souper, ma fille ; ta tante le permet.
– Grand-papa gâteau ! dit la tante en posant sur une assiette une aile de poulet, un morceau de pain et une poire.
– Ah ! je veux aussi un verre d’eau et de vin.
– De vin ! vous n’en buvez jamais... répliqua la tante.
– Ma sœur !... dit le chevalier du ton de la prière.
– Merci, ma bonne petite tante, dit Mathilde, à qui sa tante avait versé un demi-verre de vin ; et, prenant son assiette d’une main, son verre de l’autre, elle allait étourdiment se retirer, lorsque sou grand-père la rappela.
– Un moment, petite, je ne t’ai pas vue d’aujourd’hui.
Mathilde reposa le tout sur la table, et s’assit.
– A-t-on des nouvelles de papa ? demanda-t-elle, forçant sa voix à paraître calme.
– Non ; mais dans ces affreux temps, pas de nouvelles, c’est bonnes nouvelles, répondit le chevalier. Je pense qu’ayant suivi mes instructions, il aura gagné la frontière et passé en pays étranger. Moi, j’ai suivi les siennes ; j’ai quitté mon hôtel de la rue de Tournon ; je suis venu ici dans cette petite maison que j’ai louée avec toi, ma sœur, et seulement une domestique ; la modestie de notre vie est bien combinée pour n’éveiller aucun soupçon... Et cependant, je ne sais pourquoi... j’ai peur... comme si j’étais à la veille d’un grand malheur... Ah ! ta pauvre mère, Mathilde, si elle n’était pas morte, elle mourrait, certes, de douleur, d’angoisses et de toutes les souffrances morales qui tuent les femmes nerveuses et délicates.
– Ma pauvre mère ! dit Mathilde oubliant un instant le proscrit caché dans son atelier. – Je la vois encore me prenant dans ses bras, me conduire devant ce portrait qui représente mon père dans son costume d’officier, me dire : – Prie Dieu pour ton père, ma fille, prie-le bien.
– Joli portrait ! dit mademoiselle Dorothée, tournant ses regards vers un cadre attaché à la boiserie du salon, et sur lequel Mathilde tenait les yeux fixés en parlant. – Il ne ressemble pas plus à votre père qu’à moi.
– Mais si, c’est bien mon fils ! répliqua M. de Bussy.
– Hélas ! dit Mathilde, je ne me rappelle pas assez mon père pour juger le différend. Il y a six ans que je ne l’ai vu ; j’en avais sept quand il partit.
– Oui ; et j’ai une peur affreuse, dit M. de Bussy, que ton père, qui est revenu en France je ne sais pourquoi, ne veuille pas la quitter sans passer par Paris, sans t’embrasser, toi surtout, Mathilde, qu’il a laissée si petite...
– Ce serait plus qu’une imprudence, ce serait une folie, repartit mademoiselle de Bussy ; car mon neveu, avec la loi qu’on vient de faire contre ceux qui donneraient asile à un proscrit, ne trouverait pas une porte qui voulût s’ouvrir pour lui.
– Quoi, ma tante ! s’écria Mathilde, vous pourriez supposer que sur la terre il se trouverait une personne assez barbare pour refuser un asile à un homme poursuivi qui vous dirait : – Cachez-moi !
– Je ne suis pas barbare, et je le ferais.
– Vous, ma tante ! dit Mathilde, se sentant toute froide.
– Oui, moi, répliqua mademoiselle de Bussy ; et je le répète, il n’y aurait aucune barbarie à cela ; car, pour sauver un inconnu, je ne livrerais pas la tête de mon frère, de votre grand-père...
– La tête de mon grand-père ! répéta Mathilde en pâlissant et toute tremblante.
– Certes, oui, puisque, si on trouvait caché un proscrit ici, votre père et moi... et pas vous... vous êtes trop jeune, nous serions arrêtés... Arrêté et guillotiné, c’est tout un...
À cet instant, mademoiselle de Bussy fut interrompue par des coups redoublés frappés à la porte de la rue ; et, un moment après, la servante entra, introduisant plusieurs personnes dans un costume assez négligé.
– Citoyen, dit l’un d’eux, un homme que l’on poursuivait est entré dans cette rue et n’en est pas sorti ; toutes les maisons ont été visitées, excepté la tienne : au nom de la loi, nous demandons à faire notre devoir.
– Personne n’est entré chez moi ce soir, dit M. de Bussy en se levant ; vous pouvez vous en assurer.
– Prends une lumière et guide-nous partout, répliqua l’homme qui avait parlé.
Aux premiers mots de cet homme, Mathilde s’était sentie mourir. Elle eut un moment la pensée de se jeter aux genoux de ces hommes, de tout avouer, et de demander la grâce de son grand-père et de sa tante pour prix de son aveu ; mais cette pensée la traversa seulement comme un éclair.
– Mon Dieu ! inspirez-moi, dit-elle ; et profitant du trouble où cette perquisition jetait les habitants de cette petite maison, elle s’échappa inaperçue, et arriva haletante dans l’escalier.
– Tout est perdu, monsieur, dit-elle en entrant et cherchant à tâtons l’inconnu qu’elle avait laissé sans lumière ; des hommes sont ici qui vous cherchent.
– N’y a-t-il aucun moyen de me cacher ? dit l’inconnu... Mon Dieu ! suis-je assez malheureux !
– On ne viendra peut-être pas jusqu’ici ! dit Mathilde.
– On monte, dit l’inconnu écoulant. Ah ! mademoiselle, pourquoi ne m’avez-vous pas repoussé !
– On approche, dit Mathilde, on approche... Que faire... que faire !... Ah ! une idée : chut ! Votre main... bien... Derrière ce rideau, avec moi... Ne bougez pas.
Dans ce moment on frappa à la porte.
– Ne répondez pas, dit l’inconnu à voix basse.
– Qui est là ? N’entrez pas, cria Mathilde le plus fort possible.
– Au nom de la loi, ouvrez, cria une voix rude.
– Impossible ! dit Mathilde ; j’allais me coucher, et je suis déshabillée.
– Passez une robe et ouvrez, répondit la même voix.
– Cela vous est facile à dire, répliqua Mathilde ; mais... je me suis déshabillée dans ma chambre... et je n’ai pas ma robe ici.
– Ouvrez, ou j’enfonce, cria l’homme.
– Je le veux bien, dit Mathilde, je vais ôter le verrou ; mais promettez-moi de n’entrer que lorsque je le dirai.
– Soit, dirent les hommes ; c’est juste.
Mathilde tira le verrou, et revint derrière le rideau où était caché l’inconnu.
– Entrez ! cria-t-elle. – Et priez Dieu, ajouta-t-elle tout bas à son compagnon d’infortune.
Au même instant l’atelier fut inondé de lumières, et le premier objet que les hommes aperçurent fut la charmante tête de Mathilde, sortant seule de l’ouverture d’un rideau de croisée, hermétiquement fermé sur tout le reste de sa personne.
– Cherchez maintenant, dit-elle, messieurs.
Le tour de l’atelier était vite fait ; un coup d’œil suffisait : un petit chevalet, un tabouret, quelques tableaux aux murs, des plâtres par terre et une table sans tapis...
– Mille pardons de vous avoir dérangée, mademoiselle, dirent les hommes en se retirant.
Après leur départ, le rideau s’ouvrant, le chevalier aperçut sa petite-fille tout habillée.
– Quelle charge ! dit-il avec étonnement.
Mais le rideau s’ouvrant tout à fait, un homme en sortit qui, courant au vieillard, cria : – Mon père ! et tomba dans ses bras.
– Mon fils, cria le vieillard, toi ici ! et sauvé par la présence d’esprit de ton enfant !
– De Mathilde ! dit Gustave, se retournant vers elle, qui, à genoux, le visage baigné de larmes et les mains levées vers le ciel, disait avec effusion :
– Oh ! merci, merci, mon Dieu ! j’ai sauvé mon père.
Une enfant aussi courageuse ne pouvait faire qu’une femme distinguée. Mathilde est aujourd’hui aussi heureuse mère qu’elle fut fille tendre et dévouée.
Eugénie FOA.
Recueilli dans Contes de ma mère, s. d.