Le brigand Sepolini
par
Eugénie FOA
Le soleil, un de ces soleils du mois d’août en Italie, dardait d’aplomb sur une délicieuse habitation située à quelques milles de Venise ; le temps était lourd, la chaleur suffocante, et le calme plat de la nature, qui permettait à chaque bruit de se faire entendre distinctement, faisait présager un orage prochain. Midi venait de sonner à la petite église du village.
Dans ce moment, la porte de la délicieuse habitation s’ouvrit, et il en sortit une jeune fille tenant un enfant dans ses bras ; une vieille femme la suivait.
– J’en suis désolée, Marietta, disait la vieille femme du ton le plus indifférent, mais je ne puis absolument rien pour ta mère. C’est ma nièce, c’est vrai ; aussi je ne lui refuse ni ma bénédiction, ni mes prières ; mais quant aux cent écus qu’il lui faut pour empêcher ton père d’aller en prison, je ne les ai pas... de trop, s’entend.
– Mais songez-y, ma tante, reprit Marietta suppliante : si mon père va en prison, qui est-ce qui conduira sa gondole ? Et si la gondole ne fait rien, ma mère, moi et ce petit ange qui n’a pas un an, nous mourrons tous de faim.
– Cela me fera certes beaucoup de peine, dit la vieille dame du ton le plus indifférent ; mais s’il faut absolument cent écus à ton père, il lui est facile de se les procurer.
– Et comment ? demanda Marietta en essuyant ses larmes.
– Cent écus sont promis depuis huit jours à celui qui livrera mort ou vif le brigand Sepolini, dit la tante ; à celui même qui en donnera des nouvelles, qui mettra les sbires sur ses traces. Qu’il le cherche et qu’il le trouve ; ces hommes ne se méfient pas d’un gondolier.
– Merci, ma tante ; mon père ne fait pas le métier d’espion, dit Marietta en faisant un pas pour s’éloigner. Ainsi, vous me refusez ? ajouta-t-elle en s’arrêtant.
– Que Dieu te conduise, ma fille, dit la tante pour toute réponse, et ne t’arrête pas plus longtemps ici ; l’orage n’est pas loin, il pourrait te surprendre en route, et tu as encore deux bonnes lieues avant d’arriver à Venise ; Adieu, porte-toi bien.
Disant ces mots, la vieille signora rentra chez elle, et ferma sa porte sur la jeune fille et son frère.
– Oh ! oui, que Dieu me conduise et sauve mon père ! disait la jeune Vénitienne hâtant le pas, car elle entendait déjà dans le lointain quelques sourds roulements du tonnerre. Hélas ! je n’ai plus espoir qu’en lui.
El elle marchait vivement, tantôt regardant le doux fardeau dont elle s’était chargée, croyant, par la vue de cette innocente créature, attendrir sa tante, tantôt regardant autour d’elle la campagne déserte ou le ciel chargé de gros nuages noirs. Mais l’orage approchait à pas de géant ; les roulements devenaient plus forts, plus terribles ; Marietta sentit bientôt quelques larges gouttes de pluie tomber sur son front et l’inonder.
Si elle eût été seule, elle aurait continué sa route ; mais exposer son jeune frère à une averse ! Marietta chercha un refuge pour lui. Elle ne tarda pas à voir, non loin de sa route, l’entrée d’une de ces grottes naturelles formées de terre et de plusieurs troncs d’arbres rapprochés : la pluie tombait alors à torrents, Marietta n’hésita pas à se mettre à couvert sous cet abri. Là, posant son frère sur un tertre de gazon, elle attendit la fin de l’orage. Celui-ci ne dura pas longtemps ; après quelques roulements réitérés, il s’éloigna, la pluie cessa, et Marietta sortit de la grotte pour regarder l’état du chemin. À ce moment, un coup de feu se fit entendre, et peu après un homme chancelant, blessé, couvert de sang, armé d’un long couteau et d’une carabine, se précipita dans la grotte, et alla tomber non loin de l’entrée en criant : – Je suis mort ! Son couteau et son chapeau tombèrent d’un côté, sa carabine de l’autre.
Effrayée au dernier point, Marietta n’avait pu retenir un cri d’horreur ; mais, voyant l’immobilité du nouveau personnage et le sang qui coulait de son front, l’humanité prit le dessus sur la frayeur, elle s’approcha de lui.
C’était un jeune homme de vingt ans au plus ; une légère moustache blonde cachait à peine sa lèvre supérieure ; ses cheveux blonds mouillés et en désordre attestaient une course rapide et longue. Son costume n’avait rien de remarquable, c’était celui d’un paysan aisé ; son gilet et son pantalon de velours noir faisaient admirablement ressortir la blancheur mate de son teint ; une ceinture en laine rouge serrait sa taille. Le premier soin de Marietta fut d’appliquer son mouchoir sur la blessure pour en étancher le sang ; puis, posant la main sur le cœur de l’inconnu et le sentant battre, elle vit bien qu’il n’était pas mort ; effectivement il ne tarda pas à ouvrir les yeux.
– Enfin ! dit-elle.
– Chut ! dit l’étranger, sans regarder celle qui venait de le rappeler à la vie ; chut ! n’entendez-vous rien ?
– Rien, dit la jeune fille, que le vent qui souffle encore : l’orage a cessé, la pluie ne tombe plus, mais votre sang coule toujours, signor ; et si vous voulez prendre soin de mon frère, j’irai à quelque habitation voisine chercher du secours.
– Gardez-vous-en bien, signora, interrompit vivement l’inconnu.
– Vous vous sentez alors tout à fait bien ? Tant mieux, répliqua naïvement la jeune fille du gondolier ; dans ce cas je peux vous quitter et aller retrouver ma mère.
– Sa mère ! elle a une mère ! Qu’elle est heureuse ! dit l’inconnu aveu un tel accent de tristesse que Marietta s’arrêta...
– Heureuse ! non, dit Marietta, chez qui ce mot, en lui rappelant son chagrin, amena des larmes dans les yeux.
– Et quel chagrin pouvez-vous avoir, enfant ? demanda le blessé, remarquant pour la première fois l’extrême jeunesse du Marietta.
– Un chagrin mortel, signor, dit Marietta en fondant en larmes ; si je ne trouve pas cent écus d’ici à ce soir, mon père ira en prison.
– Cent écus ! répéta l’inconnu... Hélas ! si je les avais, je vous les donnerais, pauvre petite.
– Tous disent cela, et personne ne les a donc, car personne ne les donne, dit Marietta ; jusqu’à ma tante, la signora Pazzoa, qui demeure là-bas, sur la route de Venise, qui prétend, elle aussi, qu’elle ne les a pas ; et cependant, si elle voulait fouiller dans sa grande armoire en bois des îles, sous ses jupons en basin rayé, je suis bien sûre...
– Chut ! dit l’inconnu, sur les traits duquel une pâleur livide passa ; chut ! on vient...
– Ce sont deux hommes qui passent au loin, dit Marietta ; mais qu’avez-vous ? que craignez-vous ?
– Ce que je crains !... non, je ne puis plus vivre ainsi, dit l’étranger. Attaquer la nuit, trembler le jour, il vaut mieux en finir une fois pour toutes !
Et se tournant vers la petite Vénitienne, qui l’écoutait sans le comprendre :
– Il vous faut cent écus, n’est-ce pas ?
– Oui, dit la jeune fille, qui recula effrayée.
– On les a promis ce matin à qui livrerait le brigand Sepolini.
– Oui, dit encore Marietta en respirant à peine.
– Eh bien, je suis le brigand Sepolini ! Livrez-moi, et vous aurez les cent écus, s’écria le blessé.
Marietta se recula en mettant ses mains sur ses yeux.
– Qu’attendez-vous ? Livrez-moi donc, lui dit Sepolini.
– Ah ! signor brigand, dit Marietta si tremblante que ses jambes pouvaient à peine la soutenir, laissez-moi prendre mon frère, laissez-moi m’en aller.
– Blessé, mourant, si ce n’est vous, un autre me livrera et aura les cent écus, lui dit Sepolini de sa voix douce... Tenez, n’entendez-vous pas... on me cherche !...
– Cachez-vous, la grotte est profonde et noire ! dit Marietta excitée par l’effroi ; cachez-vous, et priez Dieu, signor, car Dieu seul peut vous sauver.
– Dieu ! dit le brigand en secouant la tête avec incrédulité.
– Oh ! vous me faites peur, vous ne croyez pas en Dieu, dit la jeune enfant, sublime de piété ; mais j’y crois, moi, j’y crois, et je vous sauverai. Cachez-vous, vous dis-je.
Disant ces mots, la jeune fille poussa le brigand au fond de la grotte, prit sur ses bras son frère, que ce colloque avait éveillé, et, s’asseyant avec lui à l’entrée de la grotte, d’une voix émue elle se mit à chanter :
Sainte Madone !
Ô ma patronne !
Du haut des cieux,
Au petit être
Qui vient de naître
Souris des yeux !
– Mais vos accents vont attirer les sbires de ce côté, lui dit le bandit d’une voix basse et émue.
– Ayez confiance en Dieu, signor, dit la petite, qui chanta plus fort :
Pour sa jeunesse.
De ta tendresse
Fais un berceau,
Et de ton aile
Divine et belle.
Un blanc rideau.
Marietta en était au dernier vers de son couplet, lorsque les sbires, attirés par son chant, s’approchèrent d’elle.
– La belle enfant, dit l’un d’eux, y a-t-il longtemps que tu es là ?
– Depuis environ deux heures, signor, un peu avant que l’orage éclatât, répondit Marietta en barrant de son corps l’entrée de la grotte.
– Alors tu dois avoir entendu un coup de feu, répliqua un second sbire.
– À moins que d’être sourde ; et certes je ne le suis pas, signor, répondit la petite chanteuse, affectant un air dégagé certes peu analogue avec les battements de son cœur ; j’ai entendu un coup de feu.
– Alors, tu dois aussi avoir vu passer par ici un jeune homme ? dit un troisième.
– À moins que d’être aveugle, et certes je ne le suis pas, signor, répliqua la jeune fille ; j’ai vu passer par ici un jeune homme.
– Il devait être blessé ? fit observer le premier qui avait parlé.
– Dame, signor, je ne l’affirmerais pas ; car il courait, il courait... il doit être loin, allez, à l’heure qu’il est.
– Et quelle route a-t-il prise ? dirent-ils tous à la fois.
– Celle de Venise, signori ; s’il court encore, il doit y être rendu à l’heure qu’il est.
– Merci, la belle enfant, dirent les hommes en s’éloignant. En route, ajoutèrent-ils en se parlant entre eux.
Marietta acheva sa chanson d’un ton plus assurée.
À la lumière,
Clos sa paupière
D’un doux sommeil ;
Et fais qu’il rie,
Vierge Marie,
À son réveil !
– Enfant, lui dit le bandit à genoux non loin d’elle, tu m’as sauvé, tu me fais croire en Dieu.
– Et vous avez raison d’y croire, signor, dit Marietta en se levant, car c’est lui qui vous a caché aux yeux de ceux qui vous cherchaient, c’est lui qui m’a donné de la force, du courage, de la voix ; car... tenez... votre danger est passé, mon courage aussi ; je ne me soutiens plus.
Effectivement, Marietta, pâle comme une morte, aurait laissé tomber son enfant à terre si le brigand ne l’eût soutenue. En rouvrant les yeux et voyant son frère sur les bras du bandit, la jeune fille ne put retenir un geste d’effroi.
– Rendez-moi mon frère ! cria-t-elle, rendez-moi mon frère !
– Je vous comprends, lui dit Sepolini humilié et baissant les yeux, je vous fais horreur.
– Non ! oh ! non, dit la jeune fille honteuse d’avoir été devinée ; mais... Et sans doute ce qu’elle allait ajouter était plus humiliant encore, car elle se tut, reprit son frère, et fit un pas avec lui hors de la grotte.
– Un moment, dit le brigand timide et craintif, avant de nous séparer, sans doute pour toujours, dites-moi, charmante enfant, le nom de celle qui la première a fait entrer dans mon cœur un sentiment divin et religieux.
– Marietta Goldoni, la fille du gondolier de la place Saint-Marc, répondit la Vénitienne.
– Ma sœur !... cria le jeune homme, agité d’un tremblement nerveux. Et soudain, mettant ses mains sur ses yeux, il s’enfuit en courant et sans tourner la tête une seule fois vers Marietta, qu’il laissa étonnée et stupéfaite à sa place.
⁂
Marietta était rentrée au logis dans un état impossible à dépeindre. Ce nom de sœur que lui avait donné le brigand Sepolini, ce qui s’était passé dans la caverne, tout cela avait fortement ému cette jeune enfant, dont jusqu’à ce jour aucun évènement n’avait troublé l’heureuse vie.
Pour une des lois de Venise que Goldoni avait enfreinte, il avait été condamné à une amende ; si à la chute du jour elle n’était pas acquittée, il verrait sa gondole saisie, et irait en prison : c’était une ruine totale pour toute sa famille.
Environ une heure après qu’elle fut rentrée, Marietta, à l’oreille de laquelle ce titre de sœur vibrait encore, ne put y tenir plus longtemps, et, choisissant un moment de silence causé par l’abattement de la douleur et l’impossibilité reconnue de faire face au malheur, le rompit tout à coup en disant :
– Vous avez en un fils avant moi ?
– Qui te l’a dit ? lui répliqua vivement son père.
– Ce matin... dit Marietta.
– Chez ta tante Trapani ? interrompit la femme du gondolier.
– Hélas ! ajouta Goldoni tristement, il aurait vingt-deux ans aujourd’hui.
– C’est donc vrai ! Et qu’est-il devenu ? demanda Marietta en hésitant, car elle sentait que c’était presque un mensonge que cette demande.
– Dieu seul le sait, petite, répondit Goldoni.
– Quoi ! vous n’avez jamais reçu de ses nouvelles ? vous ne savez s’il est mort ou en vie, honnête homme ou...
– Enfant ! comment veux-tu que je le sache ? dit Goldoni, à qui le souvenir de son fils ôta pour un instant le sentiment de sa position actuelle. Enfant, ton frère avait quinze mois quand il nous fut enlevé. Ce jour-là ne sortira jamais de ma mémoire. Je n’habitais pas encore Venise, j’étais à Rome chez les parents de ta mère. Il y avait fête au village, mais ta mère et moi ne prenions aucune part à la joie commune ; notre joie, à nous, c’était Fabiani, ton frère. Retirés derrière un quartier de roche, assis sur un tertre de gazon, le bruit de la fête, le son des instruments nous arrivaient lointains ; et, pendant que les autres s’amusaient, Teresa et moi nous essayions les premiers pas de notre enfant. Il était beau, beau comme l’enfant Jésus suspendu au cou de la Madone dans l’image qu’il y a au Vatican. Soudain un bruit singulier et terrible vint nous alarmer jusque dans notre retraite : un taureau furieux s’était échappé, parcourait les rangs des danseurs, et les dispersait avec des cris d’effroi. On connaissait ma force, mon audace, mon nom résonnait de tous côtés. Je me levai, je courus au secours de mes concitoyens et fus assez heureux pour m’emparer du taureau et le ramener soumis à son maître... J’étais presque porté en triomphe par ceux que je venais de sauver, lorsque je vis venir à moi ma femme. Elle était seule.
– Tu es blessé ? me dit-elle.
– Non. Et notre enfant ? dis-je aussitôt.
– Là-bas, où nous étions tout à l’heure, une bonne femme le garde.
Rassuré par la tranquillité de Teresa, nous restâmes encore un moment avec nos amis ; puis nous allâmes rejoindre notre fils. Je ne sais pourquoi, mais j’étais inquiet, je redoutais un malheur. Effectivement, notre enfant, la vieille femme, tout avait disparu !... Depuis, je n’ai plus revu Fabiani, je n’en ai jamais eu aucune nouvelle ; la vieille femme n’était pas du pays, personne ne la connaissait... Et si je ne parle jamais de cet enfant, c’est que la mère, qui se reproche son imprudence, croit voir un reproche dans ma bouche chaque fois que j’en parle...
– Oui, dit Teresa, et je me reproche ma coupable crédulité. Assise à l’endroit où m’avait laissée mon mari, je n’osais bouger, lorsqu’une vieille femme vint à moi.
– Votre mari est blessé, il vous demande, courez vite, me dit-elle. Attendez, ajouta-t-elle, cet enfant entraverait votre course ; confiez-le-moi, je vous attends ici avec lui.
Sans prendre même le temps d’embrasser mon fils, je le lui mis sur les bras, et je partis en courant. Maudit empressement ! maudite confiance !... Que de fois en pleurant j’ai prié Dieu de me rendre mon enfant, et j’ai demandé pardon à mon mari de l’avoir privé d’un soutien !
Un cri d’étonnement poussé par Marietta interrompit Teresa, et tous les membres de cette famille se levèrent surpris, à la vue d’une vieille femme qui entrait dans la maison.
– La tante Trapani ! dirent-ils tous.
– Oui, la tante Trapani elle-même, répondit d’un air de mauvaise humeur la nouvelle venue. Elle-même, répéta-telle en posant sur la table un sac qui rendit un son métallique, et qui vient vous porter les cent écus sollicités ce matin par Marietta... Oh ! pas de remerciement, c’est la force qui m’y a contrainte.
– La force ! s’écrièrent à la fois le gondolier, sa femme et sa fille.
– Quand je dis la force, je dis vrai. Je ne savais pas, mon neveu Goldoni, que vous aviez des intelligences avec le brigand Sepolini, dit la tante.
Marietta devint blanche comme une morte, tandis que son père, qui ne la regardait pas, répondit brusquement :
– Où prenez-vous, ma tante, ce que vous dites ?
– Écoutez, mon neveu, dit la tante en s’asseyant. C’était environ un quart d’heure après l’orage, tous mes gens étaient aux champs, j’étais seule au logis ; et c’est ordinairement le temps que je choisis pour compter mon linge, arranger mes armoires... Bref, me croyant seule, je n’avais pas même pris la précaution de mettre le verrou, et j’en étais à mes jupons de basin piqué, lorsqu’une petite toux me fit retourner la tête, et à deux pas de moi, derrière ma chaise, était un homme armé jusqu’aux dents et couvert de sang.
– Que voulez-vous ? lui criai-je en me levant.
– Je suis le brigand Sepolini, me dit ce monstre, et vous allez faire de point en point ce que je vais vous dicter ; autrement, cette nuit, vous serez étranglée dans votre lit... Puis ce brigand, qui certes doit être un suppôt de Satan, étendit sa main, une main effrayante, vers mon paquet de jupons piqués, et ajouta : – Prenez là, sous ces jupons, cent écus, et portez-les vous-même, entendez-vous ? vous-même, au gondolier Goldoni... Allons, dépêchez-vous, ajouta-t-il d’une voix terrible ; vous voyez bien que je vous attends... Obligée d’obéir, je fis ce qu’il me dit, je comptai les cent écus... Pendant cette opération il me dit encore : – Vous voyez, vous êtes seule au logis, je pourrais vous assassiner, vous voler et m’enfuir sans qu’on soupçonne seulement que c’est moi qui ai fait le coup ; mais je n’ai aucun meurtre sur la conscience, et je ne commencerai pas par vous. Quant à voler, c’est différent : ce sont les gens comme vous que je choisis de préférence. Je répare les injustices du sort, j’égalise les fortunes, je prends aux riches ce qu’ils ont de trop pour le donner à ceux qui n’en ont pas assez ; et je ne garde pour moi que ce qui m’est nécessaire... Allons, en route, reprit-il, voyant que j’avais fini.
– Et il vous a accompagnée jusqu’ici ? ne put s’empêcher de demander Marietta.
– Je ne saurais trop l’affirmer, petite, répondit la tante, je l’ai perdu de vue en route.
– Quoi qu’il en soit, ma tante, dit Goldoni redevenu joyeux, que ce soit de force ou de gré, je ne vous remercie pas moins du secours inespéré que vous me rendez là.
La conversation ne roula plus que sur le brigand Sepolini, dont la vieille femme fit le portrait le plus épouvantable, portrait que vous connaissez, mes jeunes lecteurs ; mais la peur décompose les objets et les grandit d’une façon gigantesque. À la chute du jour deux sbires se présentèrent au logis de Goldoni pour l’arrêter ; l’un d’eux portait en bandoulière une carabine que Marietta crut reconnaître, et tenait à la main un chapeau et un grand couteau qui ne lui laissèrent aucun doute sur leur propriétaire : c’était la carabine, le couteau et le chapeau de Sepolini.
– Qu’avez-vous là ? cria la jeune fille hors d’elle ; car bien que Sepolini fût un brigand, il n’en était pas moins un frère pour elle, de plus il venait de sauver son père.
– Ce sont les armes d’un brigand qui s’est fait justice lui-même, lui répondit cet homme. En venant ici, nous les avons trouvées au bord du canal, et au chapeau était attaché un billet contenant ces mots : – Sepolini est mort ! Le corps de Sepolini était à deux pas ; je vais porter cette nouvelle au gouverneur et demander la récompense promise.
Marietta ne put retenir un cri de douleur. Sepolini est mort ! dit-elle ; et éperdue, craignant que son secret ne lui échappe, elle sortit en courant.
– Où vas-tu donc, Marietta ? lui cria sa mère.
– Prier pour lui, répondit la pieuse enfant.
Et effectivement sa mère lui vit prendre le chemin d’une petite église dans laquelle elle entra.
– Sepolini est mort ! répétait-elle malgré elle en s’agenouillant devant l’autel de la Madone.
– Oui, mais Fabiani existe ! dit une voix derrière elle ; et Marietta, en se retournant, vit un jeune homme vêtu en gondolier agenouillé près d’elle ; elle n’eut pas de peine à reconnaître en lui le blessé de la grotte, il portait encore au front la trace d’un coup de feu.
– Mon frère ! lui dit-elle.
– Oui, ton frère, Marietta, reprit le jeune homme avec douceur, et que tout le monde ignore, mon père et ma mère surtout, que Sepolini et Fabiani ne sont qu’un. Il n’y a que deux jours que je connais le nom de mes parents, la vieille qui m’a enlevé, qui était affiliée à une bande de voleurs, et qui m’avait élevé en voleur, prétendait qu’ils n’existaient plus. Il y a deux jours seulement que, se sentant mourir, elle m’a avoué ma naissance. Je suis aussitôt parti pour venir trouver mon père ; c’est alors que ma tête a été mise à prix, et que ce matin, grâce à ton ingénieux courage, j’ai pu échapper à ceux qui me cherchaient. Tu sais ce qui s’est passé entre la tante Trapani et moi ; en la voyant prendre le chemin de Venise, j’ai eu peur d’être encore reconnu, et j’ai pris par une autre route ; mais ne connaissant pas le pays, je me suis retrouvé sur les bords du canal... Mais que faire ? où aller ?... Je pensais à toi, ma sœur, si bonne, si pieuse ; puis à Dieu que tu invoquais dans les chagrins ; et moi aussi j’invoquai Dieu, et pour la première fois de ma vie je me mis à le prier, à lui demander de me sauver. À mesure que je priais, je sentais le calme et la confiance entrer dans mon cœur... Dans ce moment un corps mort soulevé par les vagues passa devant moi, et presque aussitôt une idée me vint, que ton Dieu me suggérait sans doute, Marietta. J’ôtai ma veste, que je posai sur le bord du canal, ainsi que mes armes et mon chapeau, auquel j’attachai un billet avec ces mots : Sepolini est mort ! et je m’éloignai en toute hâte. J’achetai ces nouveaux habits, mais avant de me présenter chez mon père j’ai voulu encore prier Dieu de m’inspirer ce que j’avais à dire, et j’ai trouvé auprès de lui mon bon ange, ma bonne sœur. Dieu est avec moi !
– Excepté ton état de voleur, il faut dire tout le reste à mon père, dit Marietta prenant son frère par la main et l’entraînant vers la maison.
– Mon père ! cria-t-elle en entrant, réjouissez-vous. Fabiani est retrouvé.
– Où ? comment ?
Mais avant que Goldoni eût achevé le dernier mot, Fabiani était à ses pieds et peu après dans ses bras. La joie de cette heureuse famille était à son comble, et ils avaient oublié la vieille tante, lorsque celle-ci prit la parole pour complimenter aussi le nouvel enfant revenu.
– Comme les enfants bien nés portent au front un cachet de beauté que n’ont pas les autres ! dit-elle en regardant son petit-neveu. Quelle différence entre lui et ce vieux scélérat de Sepolini !
– Vieux ! ma tante, dit Marietta en souriant.
– Au moins cent ans, ma nièce, dit la tante ; j’ai encore devant les yeux son grand vieux visage tout ridé.
Sepolini est mort ! ne parlons plus de lui, dit Fabiani avec une expression de tristesse chagrine dans la voix et dans les yeux.
Eugénie FOA.
Recueilli dans Contes de ma mère, s. d.