La morgue

 

 

 

Dans cet hôpital, elle est « la » lépreuse. Bien sûr, il y a autour d’elle d’autres malades atteints d’affections beaucoup plus contagieuses, beaucoup plus répugnantes. Mais elle est « la » lépreuse. Elle a un doux visage, elle est silencieuse : une ombre pâle. Elle attend un bébé. Un petit enfant qui n’aura pas la lèpre en naissant et qui a bien le droit de vivre tout de même.

Mais tout cela ne compte pas, tout cela n’existe pas : elle est « la » lépreuse. Alors, les autres malades, un soir, l’ont chassée. Elles l’eussent tuée dans leur terreur, dans leur colère.

Qu’en faire ? Personne n’en veut. Elle est là, plus triste encore et résignée, avec son enfant qui vit en elle...

Il fallait trouver une solution.

Où l’a-t-on mise enfin ? Non, vous ne devinerez pas. On ne peut pas deviner une chose pareille...

 

… À la morgue.

Oui, chez les morts. Déjà...

Non. Pas dans le cercueil de service qui attend, tout ouvert, sa proie. On est humain tout de même, voyons.

Alors, on lui a apporté une paillasse.

Un lit, c’était trop. Et puis « après » c’est plus difficile à désinfecter.

On l’a installée près du petit corbillard à bras. Et on a verrouillé la porte bien soigneusement. Chacun à sa place, pas vrai ?

À la morgue, il y a une fenêtre haut placée. Pour aérer : on comprend cela... Mais il n’y a pas de barreaux à cette fenêtre : d’habitude les morts ne se sauvent pas. On n’avait pas encore songé à ce genre de cadavre.

Alors, la lépreuse a grimpé sur le catafalque, elle a enfoncé la fenêtre et elle s’est enfuie.

 

… Et je prie Dieu de tout mon cœur pour qu’on ne puisse jamais la rattraper !

 

 

Raoul FOLLEREAU, Cinquante ans chez les lépreux,

Flammarion, 1978.

 

 

 

 

 

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