Le jour des morts dans une campagne

 

 

Novembre avait compté sa première journée.....

L’aurore paraissait ; la cloche balancée,

Mêlant un son lugubre aux sifflements du nord,

Annonçait dans les airs la fête de la mort.

Vieillards, femmes, enfants accouraient vers le temple.

Là préside un mortel dont la voix et l’exemple

Maintiennent dans la paix ses heureuses tribus :

Un prêtre, ami des lois et zélé sans abus,

Qui, peu jaloux d’un nom, d’une orgueilleuse mitre,

Aimé de son troupeau, ne veut point d’autre titre ;

Et, des Apôtres saints, fidèle imitateur,

À mérité comme eux le doux nom de pasteur.

Jamais, dans ses discours, une fausse sagesse

Des fêtes du hameau n’attrista l’allégresse.

Il est pauvre, et nourrit le pauvre consolé ;

Près du lit des vieillards quelquefois appelé,

Il accourt, et sa voix, pour calmer leur souffrance,

Fait descendre auprès d’eux la paisible espérance.

« Mon frère, de la mort ne craignez point les coups ;

« Vous remontez vers Dieu, Dieu s’avance vers vous. »

Le mourant se console, et sans terreur expire.

     Lorsque de ses travaux l’homme des champs respire,

Qu’il laisse avec le bœuf reposer le sillon,

Le pontife sans art, rustique Fénelon,

Nous lit du Dieu qu’il sert la touchante parole.

Il ne réveille point ces combats de l’école,

Ces tristes questions qu’agitèrent en vain

Saint Thomas, et Prosper, et Pélage, et Calvin.

     Toutefois, en ce jour de grâce et de vengeance

À ses enfants chéris que charmait sa présence,

Il rappelle l’objet qui les rassemblait tous ;

Et, loin d’armer contre eux le céleste courroux,

Il sut par l’espérance adoucir la tristesse.

« Hier, dit-il, nos chants, nos hymnes d’allégresse,

« Célébraient à l’envi ces morts victorieux

« Dont le zèle enflammé sut conquérir les cieux.

« Pour les mânes plaintifs à la douleur en proie,

« Nous pleurons aujourd’hui : notre deuil est leur joie.

« La puissante prière a droit de soulager

« Tous ceux qu’éprouve encore un tourment passager ;

« Allons donc visiter leur funèbre demeure :

« L’homme, hélas ! s’en approche, y descend à toute heure.

« Consolons-nous pourtant : un céleste rayon

« Percera des tombeaux la sombre région.

« Oui, tous ses habitants, sous leur forme première,

« S’éveilleront, surpris de revoir la lumière ;

« Et moi, puissé-je alors vers un monde nouveau

« En triomphe à mon Dieu ramener mon troupeau ! »

      Il dit, et prépara l’auguste sacrifice.

Tantôt ses bras tendus montraient le ciel propice ;

Tantôt il adorait humblement incliné.

Ô moment solennel ! Ce peuple prosterné,

Ce temple dont la mousse a couvert les portiques,

Ses vieux murs, son jour sombre et ses vitraux gothiques ;

Cette lampe d’airain qui dans l’antiquité,

Symbole du soleil et de l’éternité,

Luit devant le Très-Haut, jour et nuit suspendue ;

La majesté d’un Dieu parmi nous descendue,

Les pleurs, les vœux, l’encens qui monte vers l’autel,

Et de jeunes beautés qui, sous l’œil maternel,

Adoucissent encor par leur voix innocente

De la religion la pompe attendrissante ;

Cet orgue qui se tait, ce silence pieux,

L’invisible union de la terre et des cieux :

Tout enflamme, agrandit, émeut l’homme sensible.

Il croit avoir franchi ce monde inaccessible

Où, sur des harpes d’or, l’immortel séraphin

Aux pieds de Jéhovah chante l’hymne sans fin.

C’est alors que sans peine un Dieu se fait entendre ;

Il se cache au savant, se révèle au cœur tendre :

Il doit moins se prouver qu’il ne doit se sentir.

     Mais du temple à grands flots se hâtait de sortir

La foule, qui déjà, par groupes séparée,

Vers le séjour des morts s’avançait éplorée.

L’étendard de la croix marchant devant nos pas ;

Nos chants majestueux, consacrés au trépas,

Se mêlaient à ce bruit précurseur des tempêtes ;

Des nuages obscurs s’étendaient sur nos têtes,

Et nos fronts attristés, nos funèbres concerts

Se conformaient au deuil et des champs et des airs.

Cependant du trépas on atteignait l’asile ;

L’if, et le buis lugubre, et le lierre stérile,

Et la ronce, à l’entour croissent de toutes parts :

On y voit s’élever quelques filleuls épars ;

Le vent court en sifflant sur leur cime flétrie.

Non loin s’égare un fleuve ; et mon âme attendrie

Voit dans le double aspect des tombes et des flots

L’éternel mouvement et l’éternel repos.

Avec quel saint transport tout ce peuple champêtre,

Honorant ses aïeux, aimait à reconnaître

La pierre ou le gazon qui cachait leurs débris !

Il nomme, il croit revoir tous ceux qu’il a chéris :

Leurs noms ne chargent point des marbres fastueux.

Un pâtre, un laboureur, un fermier vertueux,

Sous ces pierres sans art tranquillement sommeille :

Elles couvrent peut-être un Turenne, un Corneille.

     Combien auprès des morts j’oubliais les chimères !

Ils réveillaient en moi des pensers plus austères.

Quel spectacle ! D’abord un sourd gémissement

Sur le fatal enclos erra confusément.

Bientôt les vœux, les cris, les sanglots retentissent ;

Tous les yeux sont en pleurs, toutes les voix gémissent.

Seulement j’aperçois une jeune beauté

Dont la douleur se tait et veut fuir la clarté :

Ses larmes cependant coulent en dépit d’elle ;

Son œil est égaré, son pied tremble et chancelle.

Hélas ! elle a perdu l’amant qu’elle adorait,

Que son cœur pour époux se choisit en secret ;

Son cœur promet encor de n’être point parjure.

Une veuve, non loin de ce tronc sans verdure,

Regrettait un époux, tandis qu’à ses côtés

Un enfant qui n’a vu qu’à peine trois étés,

Ignorant son malheur, pleurait aussi comme elle.

Là, d’un fils qui mourut en suçant la mamelle

Une mère au destin reprochait le trépas ;

Et sur la pierre étroite elle attachait ses bras.

Ici des laboureurs au front chargé de rides,

Tremblants, agenouillés sur des feuilles arides,

Venaient encor prier, s’attendrir dans ces lieux

Où les redemandait la voix de leurs aïeux.

Quelques vieillards surtout d’une voix languissante

Embrassaient tour à tour une tombe récente :

C’était celle d’Hombert, d’un mortel respecté,

Qui depuis neuf soleils en ces lieux fut porté.

Il a vécu cent ans, il fut cent ans utile.

Des fermes d’alentour le sol rendu fertile,

Les arbres qu’il planta, les heureux qu’il a faits,

À ses derniers neveux compteront ses bienfaits.

Tu méritais, sans doute, ô vieillard généreux,

Les honneurs de ce jour, nos regrets et nos vœux.

Aussi le prêtre saint, guidant la pompe auguste,

S’arrêta tout à coup près des cendres du juste :

Là retentit le chant qui délivre les Morts.

C’en est fait, et trois fois dans ses pieux transports

Le peuple a parcouru l’enceinte sépulcrale ;

L’homme sacré trois fois y jeta l’eau lustrale ;

Et l’écho de la tombe aux mânes satisfaits

Répéta sourdement : QU’ILS REPOSENT EN PAIX !

 

 

 

FONTANES, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

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