Blumenstein

 

OU

 

LA FÉE DES FLEURS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne FRANCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DES FORÊTS ET DES MONTS, la nature dans toute sa rusticité primitive et sauvage, des épines et des cailloux, des arbres géants s’élançant, verdoyants et superbes – océan de verdure –, des rocs – géants aussi –, noirs écueils dans le vert océan…

Tel était le spectacle qui, durant tout un jour, avait frappé les yeux de la jeune veuve du défunt seigneur Wilhelm de Wasserfall, héritier unique des domaines de Wasserfall, Preny, Blumenstein, et de bien d’autres encore, fils rebelle du vieux comte Ulrich de Wasserfall-Blumenstein.

Oubliant ou dédaignant l’autorité paternelle, conquis par les grands yeux bleus et la chevelure d’or de la fille d’un pauvre gentilhomme du Sundgau, Wilhelm avait épousé cette douce enfant qui ne lui apportait en dot que sa fraîche et saine beauté ; implacable, ne se souvenant plus qu’il avait aimé jadis, le vieux burgrave avait à jamais banni son dernier fils de sa demeure ; retiré dans son castel à demi ruiné de Blumenstein, antique berceau de sa famille qu’il s’obstinait à réédifier, il vivait farouche et seul.

Mais, lorsqu’un messager était venu lui apprendre que Wilhelm était mort, laissant un fils, l’orgueil de son nom, un vague remords – car l’héritier de ses riches domaines était mort d’épuisement, acharné à la terre comme un manant pour nourrir sa femme – avaient vaincu son courroux, et dame Barbe, l’imposante duègne qui, depuis des années, régnait à Blumenstein, avait été députée pour aller chercher Mme Hedwige et le petit Adelph.

Et la triste veuve considérait, de ses yeux rougis par les larmes, ces éternelles forêts qu’indéfiniment traversait en cahotant le lourd coche de voyage, cherchant une éclaircie pour reposer son regard, et n’apercevant, lorsque s’écartaient les arbres, qu’un panorama de rochers gigantesques.

« Blumenstein ! Madame, prononça tout à coup la silencieuse Barbe ; vous plairait-il d’éveiller le jeune seigneur pour qu’il aperçoive le castel où sont nés ses ancêtres ? Monseigneur est plus fier de son vieux nom de Blumenstein que de tous ses autres noms et titres. »

Une autre, moins navrée, eût souri… Le jeune seigneur avait un an à peine ; mais cette tirade, débitée par la duègne comme une leçon apprise, révélait la première volonté du maître ; et craintive, sérieuse, docile, Hedwige réveilla l’enfant, l’éleva dans ses bras, lui montra, sur sa montagne de rocs grisâtres, le fier château qu’illuminait un beau rayon de soleil.

Adelph rit gentiment, agita ses menottes, essaya de répéter le nom de Blumenstein ; aussitôt, la figure revêche de Barbe s’humanisa ; elle marmotta quelques mots sur la précocité du fils de son maître, et la jeune mère qu’épouvantaient ce maître redouté, l’austère castel, l’avenir voilé d’ombre, osa espérer, un instant, que, là-haut, grâce à son enfant, la vie lui serait clémente.

Mais lorsque, à un dernier détour, près d’arriver, elle revit le château, un frisson la secoua ; le soleil n’éclairait point la façade aperçue, un abîme sans fond bordait la route, un vent froid soufflait dans les sapins et leur arrachait de lugubres plaintes… Adelph se plaignait tout bas, car il avait froid et faim…

Ce fut sous une impression d’effroi, de désolation plus grande qu’elle ne l’avait jamais éprouvée, et serrant fébrilement contre elle son unique trésor, comme si elle eut craint qu’on ne voulût le lui prendre, que la veuve de Wilhelm de Wasserfall arriva à Blumenstein.

 

 

*

*    *

 

Après qu’Adelph réchauffé, rassasié, se fut endormi sous les couvertures du gothique berceau où son père avait dormi avant lui, dans la chambre immense aux meubles gigantesques – la chambre d’honneur où étaient nés tous les Wasserfall, affirma Barbe, avec une accentuation presque insultante pour celle dont cette chambre d’honneur n’avait pas vu se détacher les fleurs d’épousée, ni ouï les plaintes de la première maternité –, Hedwige, se sentant écrasée et glacée sous ces voûtes, voulut profiter des dernières lueurs du jour pour visiter sa nouvelle demeure.

Elle songeait à solliciter la faveur d’affronter la présence du maître de céans… ; il lui tardait d’en avoir fini avec la première et redoutée entrevue… Mais, sur son seuil, elle trouva le vieil Hermann, un contemporain du maître, porteur de ses ordres.

« Monseigneur est souffrant, prononça-t-il. Il ne recevra que demain son petit-fils… et la mère de son petit-fils. »

Elle pâlit, douloureusement frappée… Ce vieillard, qu’elle voulait essayer d’aimer, le père de son bien-aimé Wilhelm, lui faisait durement sentir, dès la première heure, qu’elle n’était pas sa fille, qu’elle n’était rien dans ce château, rien que la mère de l’héritier de Blumenstein.

Pensive, oppressée, elle alla, au hasard, visitant le vieux burg, éveillant, de son pas léger, l’écho des salles immenses, des longues galeries, réveillant les orfraies lugubres qui nichaient dans les ruines, ne trouvant nulle part, ni au-dedans, ni au-dehors, un recoin doux à l’œil, plaisant à habiter, une de ces échappées de paysage qui font pleurer et rêver.

Soudain, une exclamation de surprise lui échappa…

Sur un pan de rocher formant terrasse, à hauteur du deuxième étage, s’étendait un multicolore tapis de fleurs dont les parfums embaumaient l’air.

« Blumenstein… rocher des fleurs », murmura la jeune femme, l’âme rassérénée, tout en se penchant pour cueillir l’une de ces fleurs écloses, par miracle, sur le roc.

« N’y touchez pas…, ce sont mes fleurs », fit soudain à  côté d’elle une voix étrange, quelque chose comme la vibration d’un pur cristal brisé.

Un dernier rayon crépusculaire permit à la jeune femme d’apercevoir distinctement, debout sur un fragment de rocher, une créature de petite taille, vêtue d’une robe blanche, portant, sur un frêle corps contrefait, une tête d’ange aux longs cheveux mystérieuse blonds, aux yeux de pur azur.

« Pardon, balbutia Hedwige, un peu effrayée, à la vue de cet être bizarre qu’elle n’avait pas entendu approcher. Qui êtes-vous ?

– Ils vous diront, lui fut-il répondu, que je suis un elfe, un démon familier, le sylphe de la montagne chargé de soigner les fleurs de Blumenstein.

– Et vous, enfant, interrogea la veuve d’une voix douce, que direz-vous de vous-même ?

– Rien… Je n’en puis, je n’en veux rien dire… Qu’importe !… Est-ce que j’existe, moi ?… Mais vous, je vous connais… Vous êtes la belle Hedwige, la mère de l’héritier de Blumenstein. »

Il y eut un silence ; puis, le démon familier, éclatant d’un vrai petit rire de démon, moqueur et irritant, reprit :

« Voulez-vous, belle châtelaine, que je vous conte la légende de la châtelaine de Blumenstein ? »

Hedwige, la gorge serrée, fit « oui » d’un signe de tête ; et, s’asseyant sur un banc de pierre, étrangement troublée, se demandant si elle était en proie à une hallucination, écouta la légende.

Et l’enfant parla longtemps, décrivant Blumenstein dans sa splendeur des siècles passés, comptant les larmes de la belle jeune épousée qu’amenait le dur et brutal seigneur, montrant l’ennui pesant comme un manteau de plomb sur la triste étrangère, la terrasse de rochers, revêtue de terre végétale lentement apportée et produisant des fleurs qui charmaient les heures et chassaient l’ennui ; le mari, tonnant contre ces distractions de manant, ordonnant, en place, de prendre fuseau et quenouille et de filer dans la grande salle, au milieu des suivantes, selon les antiques traditions des châtelaines ; l’épouse terrifiée se soumettant.

Puis, les sylphes de la montagne, ces poétiques esprits, cultivant, arrosant pendant la nuit ces fleurs aux fraîches couleurs, dont la vue les charmait, dont le parfum les enivrait ; le maître, croyant à une audacieuse désobéissance, et irrité, furieux, frappant d’un coup mortel la pauvre femme, protestant en vain de son innocence ; les serviteurs éplorés ensevelissant la morte en ce lieu qu’elle aimait, et s’apercevant bientôt, étonnés du prodige, que sur cette tombe les fleurs croissaient, belles et nombreuses, sans être cultivées…

Épouvanté aussi, le seigneur de Blumenstein arrachait lui-même, chaque jour, dans sa fureur vaine, ces pauvres belles fleurs, reproche éternel de sa cruauté, et, les retrouvant intactes chaque matin, avait des accès de colère folle ; l’un de ces accès le tua, sur le rocher même ; on l’ensevelit à la place où il était tombé ; on crut devoir planter quelques fleurs sur son tombeau.

Alors on vit, chose étrange et terrifiante, que tandis que les fleurs croissaient toutes seules sur la tombe de la châtelaine, celles que plantaient les serviteurs sur la tombe du maître étaient arrachées chaque nuit.

« Les esprits de l’air, les elfes, amoureux des fleurs, soignaient celles de la châtelaine et saccageaient celles du brutal mari, conclut avec une parfaite assurance l’enfant, toujours debout sur son rocher, fixant Hedwige de ses beaux yeux d’azur traversés d’inquiétants éclairs. Je suis la reine des elfes, la fée des fleurs, moi, malheur à qui cueille mes fleurs ou les foule aux pieds… Je n’aime que mes fleurs, mes rochers, ma solitude… Je hais l’humanité et tous les Blumenstein… »

Il y eut un silence, et puis la petite voix au timbre brisé reprit :

« Vous les haïrez aussi, vous, quand vous aurez versé assez de larmes… Ici, l’on ne peut que pleurer et maudire.

– Dieu défend la haine, Dieu défend de maudire », fit doucement, mais fermement Mme Hedwige.

Un éclat de rire aigu, railleur, décelant l’individualité, lui répondit seul ; presque aussitôt, légère et fugitive comme ces sylphes aériens dont elle se prétendait issue, la fantastique créature disparut dans un fouillis de roches.

Vigilante, dame Barbe veillait auprès d’Adelph ; la jeune femme l’interrogea.

Le vieille hésita… pas trop longtemps… Elle était femme, et conter la séduisait.

Sous ses réticences, sous ses protestations de respect pour le maître infaillible et juste, Hedwige devina tout ce qu’elle ne disait pas.

Une douzaine d’années auparavant, Ulrich de Wasserfall,  beau cavalier encore et veuf depuis longtemps, s’était épris d’une simple et sage créature, aux doux visage de vierge, fille d’un bûcheron de la forêt de Wasserfall ; ce qui n’était d’abord qu’un simple caprice devint peu à peu une passion… La pauvre bûcheronne fut conduite devant un prêtre et reçut l’anneau d’or de son seigneur… mais là se bornèrent ses privilèges. Elle fut épouse, elle ne fut pas reconnue dame de Wasserfall ; le mariage fut tenu secret ; l’acte le constatant, détruit.

Bientôt délaissée, reléguée à Blumenstein, la malheureuse femme mourut de chagrin, désespérée de laisser seule au monde sa fille Odile, cette enfant étrange, au cerveau halluciné, à qui la nature avait donné un corps contrefait et l’idéal visage de sa mère.

« Elle vit dans les rochers, dans les ruines, expliqua Barbe, en terminant son récit. Elle mange si peu, qu’à peine s’aperçoit-on qu’elle a passé dans les offices pour y renouveler ses provisions ; elle ne parle qu’à moi, et uniquement pour me réclamer une robe blanche, quand la sienne est salie ; elle ne porte que cela. Pour la satisfaire, on a enterré sa mère dans le rocher des fleurs, et elle veille jalousement sur les fleurs qui croissent en cet endroit ; Monseigneur ne la voit jamais ; la vue de ce rejeton dégénéré de la vieille race lui est odieuse. »

Dame Barbe offrit solennellement ses vœux de nuit paisible, parut vouloir se retirer, mais s’arrêtant sur le seuil, elle dit, sombre et comme hésitante :

« Que Madame prenne garde à Odile ; elle a proféré des menaces contre l’héritier de Blumenstein ; au-dessous des rochers est l’abîme… »

Dans ses rêves, Hedwige aperçut des fantômes, des châtelaines imposantes et belles, étouffées sous des avalanches de fleurs ; des démons au visage d’ange emportant son enfant… sur tout cela, une figure austère, celle de l’aïeul, planait, énigmatique et menaçante.

 

 

*

*    *

 

La pauvre femme crut que se poursuivaient les songes terrifiants de sa nuit de cauchemars, lorsqu’au matin, pendant qu’elle promenait Adelph réveillé dès l’aube, des plaintes, des supplications, des gémissements l’attirèrent dans l’une des cours intérieures.

Là, elle vit un grand vieillard, les sourcils froncés, l’air féroce, repoussant durement de la main deux femmes qui sanglotaient à ses pieds.

Ces choses se passaient vers l’année 1648, à l’époque où, par un libre vœu des peuples et des rois, l’Alsace se donnait joyeusement à la France ; quelques grands seigneurs alsaciens, obstinés à l’ancien état de choses, ou y ayant de secrets motifs d’intérêt, protestaient pourtant encore ; le châtelain de Blumenstein était de ce nombre ; de là, sa colère contre le malheureux dont la mère et la fiancée en pleurs le suppliaient, coupable simplement d’aimer les Français, et d’avoir crié et fait crier à quelques enthousiastes comme lui : « Vive la France ! »

Deux mots d’Hermann apprirent à la jeune châtelaine de quoi il s’agissait.

Aussitôt, sans timidité, sans frayeur, se précipitant vers le redoutable maître qu’elle ne craignait plus en cette seconde, bien convaincue qu’il allait céder de suite et gracier au nom du doux intercesseur qu’elle lui présentait :

« Monseigneur, accentua-t-elle, j’ai la joie de vous présenter votre petit-fils ; à cause de lui, daignez faire grâce… Que la vie de cet homme soit le don de joyeuse bienvenue… »

Elle s’arrêta, terrifiée ; il la foudroyait du regard… Sur-le-champ, elle comprit qu’elle s’était aliénée le maître et qu’elle avait compromis la cause si généreusement plaidée.

« L’homme à la potence, sur l’heure, ordonna l’inexorable vieillard aux soldats qui lui avaient amené le coupable pour le juger. Ces femmes hors du château, Hermann… par la force si elles résistent… Vous voudrez bien attendre, Madame, acheva-t-il en se tournant vers la jeune femme, pour paraître devant moi et me présenter mon petit-fils, que je vous aie fait appeler… On a omis de vous apprendre, je le vois, que les Blumenstein ne reviennent jamais sur leurs décisions et exigent de leurs enfants et inférieurs la plus respectueuse soumission… Si ces principes ne sont pas inculqués à temps à votre fils, prenez garde que je ne me charge seul de son éducation. »

Il la tenait, apeurée, fascinée, sous le regard de son œil d’aigle, brillant et dur. Avec sa haute taille, son corps maigre et nerveux drapé dans une longue robe rouge, ses grands traits anguleux, son front plissé, ses sourcils broussailleux rejoints, il évoquait l’image de l’un de ces légendaires burgraves des bords du Rhin, qu’Hedwige ne connaissait que par les enluminures et les récits des vieux livres ; il lui fit peur, dans sa majesté implacable et, d’instinct, en s’éloignant la tête basse, humiliée et navrée, elle serrait son fils sur sa poitrine.

« Cruel, cruel toujours ! » gronda au-dessus d’elle une voix frémissante.

Tout en haut de la tour du Nord – une ruine déchiquetée et branlante, à l’escalier presque écroulé –, Odile, belle, mauvaise, haineuse, se tenait, écoutant et regardant.

Soudain elle s’interrompit elle-même dans un rire ironique, insultant.

Elle riait de l’affront subi par cette nouvelle venue, cette intruse, la mère de l’héritier jalousé ; elle en jouissait… C’était sa revanche, à elle, la repoussée.

Ce rire de démon acheva de gonfler le cœur de la pauvre Hedwige ; elle rentra chez elle et s’y enferma pour pleurer.

 

 

*

*    *

 

Ce n’étaient point ses dernières larmes… Elle devait en pleurer bien d’autres, de plus en plus amères, jusqu’au jour néfaste qu’instinctivement elle sentait s’approcher. Pourquoi son beau-père, lors de leurs rares entrevues, lui eût-il répété qu’Adelph aurait besoin d’une direction mâle et forte, que les femmes amollissent leurs fils sous leurs vaines tendresses, que Wilhelm avait trop longtemps vécu auprès de sa mère ; pourquoi eût-il dit et redit tout cela, le silencieux glacial Ulrich ; pourquoi dame Barbe et Hermann eussent-ils parlé dans ce sens ; pourquoi Odile, cruelle et douce, eût-elle narré les vieilles légendes où les dieux, les esprits de l’air, la dame noire, enlèvent les fils à leur mère, si le farouche aïeul n’eût pas projeté d’avoir son petit-fils à lui seul, et si tous n’eussent pas été convaincus que ce rapt aurait lieu ; quant à la malheureuse Hedwige, elle irait, sans doute, achever sa vie dans un cloître ou dans quelque lointain château.

 

Un soir, la veuve de Wilhelm, plus navrée, plus oppressée,  plus avertie du malheur que de coutume, venait lentement, tenant son fils par la main, au rendez-vous quotidien implicitement convenu avec Odile, sur la terrasse des fleurs ; la sauvage créature, qui ne s’entretenait avec personne, passant comme un feu follet dans les couloirs du château puis se dissimulant pendant des semaines dans les ruines ou les rochers, paraissait prendre plaisir à s’entretenir avec la jeune étrangère, à lui narrer les antiques légendes que jadis lui contait sa mère, à l’écouter lorsque celle-ci, d’une voix attendrie, lui parlait de Dieu, d’amitié, de joies sereines et douces, de vie sans haines et sans plaintes…, caressant même, à la dérobée, Adelph qui, charmeur et confiant, lui tendait ses petits bras, pendant que Barbe, surveillant de loin l’héritier, grommelait des mots signifiant fascination et piège diabolique.

Ce soir-là, on entendait sur la terrasse une voix rauque, des cris de douleur : Odile, affolée, se lamentait et proférait des menaces.

Le seigneur de Blumenstein avait décidé de construire en cet endroit une tourelle d’où l’on pût observer au loin le pays d’alentour, et deux hommes, sous la direction d’Hermann, préparant la place pour les ouvriers attendus, arrachaient brutalement les fleurs, les pauvres fleurs aimées.

« La châtelaine ! hoqueta l’enfant en bondissant auprès d’Hedwige. Vous vous souvenez ? Le seigneur cruel…, la châtelaine morte…, les elfes plantant des fleurs sur sa tombe…, le méchant seigneur privé de fleurs, lui !… Elle dort ici, la vraie châtelaine de Blumenstein, ma mère, l’épouse légitime du vieil Ulrich… et on lui enlève ses fleurs, et l’on va troubler la paix de sa tombe… Mais les elfes replanteront les fleurs, et le vieux seigneur sera châtié… Oh ! si bien châtié », accentua-t-elle, en riant d’un épouvantable rire qui tordait tout son frêle corps.

Puis elle ajouta, subitement calmée, se redressant, du ton lentement solennel d’un magistrat rendant une sentence :

« Sur sa tombe, il n’aura pas de fleurs. »

Au bout de quelques instants, elle demanda, de sa voix de cristal brisé :

« Voulez-vous ouïr, ce soir, la légende de la déesse Berthe, s’envolant dans les nues ou rasant la terre avec son cortège de tout petits enfants ?… Cette légende-là a été faite pour que les mères ne pleurent pas lorsqu’elles perdent leurs enfants.

– Odile, vous êtes lugubre, lui reprocha la jeune mère, en appelant auprès d’elle Adelph qui commençait à trottiner. Laissons vos sinistres contes… N’aimeriez-vous pas mieux entendre parler d’Odile, votre patronne, l’enfant née aveugle, proscrite par un père cruel qu’irritait son infirmité, recouvrant miraculeusement la vue, et conquérant ce père, et transformant ce dur maître en un chrétien charitable et doux… Enfant aveuglée et tourmentée, laissez-vous apaiser, éclairer…

– Je connais tout cela… Vous m’avez dit et redit cette histoire… Mais vous y perdriez vos peines, madame Hedwige ; quand je vous aurai vue souffrir la torture sans maudire et crier vengeance, alors je vous écouterai ; jusque-là… »

Elle fit un geste de colère dans la direction des hommes qui s’éloignaient, la nuit étant venue ; elle alla, effroyablement hardie, se pencher sur l’abîme, puis revint lentement, sans bruit, avec ses allures d’esprit inquiet et chercheur ; et allongée sur un pan de rocher creusé en forme de berceau, l’air rêveur :

« Elle passe et repasse sans cesse, la bonne déesse Berthe, la gardienne fidèle des tout petits arrachés au sein maternel : avec elle, ils sont heureux, ils oublient les chaudes étreintes de jadis ; pourquoi ne suis-je pas allée avec la déesse Berthe, moi ?

– Un seul écho humain les trouble, un seul acte d’ici-bas les arrête dans leur joyeuse course vagabonde… les larmes de leur mère !… Madame Hedwige, les mères ne doivent pas pleurer, mais se réjouir, quand l’enfant s’envole ; l’une de ces mères inconsidérées, pleurant l’ange disparu, a vu, une nuit, une troupe d’enfants suivant gaiement les pas de la bonne déesse, un seul était en retard et gémissait : c’était le sien… Il s’épuisait en vain pour escalader une barrière que, lestement, d’un bond, les autres avaient franchie ; la pauvre femme courut à lui et vit ce qui retardait sa marche : une lourde cruche, toute pleine d’eau, pleine à déborder, l’eau inondant sa petite robe et ses pieds : « Mère, dit-il plaintivement, pourquoi pleurez-vous ? Vos larmes emplissent ma cruche qui m’écrase et retarde ma marche, pendant que les autres avancent, légers et joyeux. Il ne faut plus jamais pleurer… » Et, depuis cette heure, la pauvre mère ne pleura plus. »

Hedwige, serrant convulsivement dans ses mains la petite main de son fils, assoupi auprès d’elle, ne s’apercevait pas qu’Odile s’enfuyait, légère comme un elfe, que la nuit était devenue noire, qu’il faisait froid, tant la lourdeur d’une poignante prescience l’écrasait ; il fallut la voix rude d’Hermann, attentif à son rôle de gardien vigilant, l’avertissant qu’il fermait les portes, pour qu’elle s’éveillât de cette douloureuse prostration et allât retrouver sa couche peuplée de cauchemars et de sinistres rêves.

 

 

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*    *

 

Le lendemain matin, Hermann, terrifié, trouva toutes les fleurs de la terrasse replantées. Pas un instant il n’admit, dans ce fait, l’opération d’une main humaine ; seuls les elfes auraient pu ; mais alors, si les elfes entraient en lutte avec le maître, le malheur allait se déchaîner sur Blumenstein ; et, profondément troublé, défendant aux travailleurs de commencer leur besogne, il osa pénétrer dans la chambre de son seigneur, qui n’avait point appelé encore.

Quelqu’un l’y avait devancé et y parlait d’une voix haute, menaçante, entrecoupée par les sanglots, sans peur ni respect. C’était Hedwige, folle de douleur, ne tremblant plus devant le sévère burgrave ; la lionne, à qui l’on a pris ses petits, tremble-t-elle ?

« Mon fils n’était plus auprès de moi quand je me suis réveillée, Monseigneur… Et comme j’ai peur, ici, je ferme ma porte… et ma porte n’était pas forcée… et vous seul, vos serviteurs me l’ont appris, connaissez les couloirs cachés, les secrètes entrées… Monseigneur, c’est indigne, vous m’avez pris mon fils ; je vous somme de me le rendre ou de me tuer… Vous saviez pourtant bien que je lui apprendrais à respecter le père de son père et à lui obéir… Rendez-le-moi… je veux mon fils… il est à moi… J’irai me jeter, s’il le faut, aux pieds du roi de France…

– Mais cette femme est folle… folle ! répétait le vieillard plus tourmenté, certes, que courroucé. Hermann, hâtez-vous, apportez-moi mon petit-fils. »

Mais quand Hermann reparut, blanc comme un cadavre, annonçant que nul n’avait vu l’enfant, que l’enfant n’était certainement plus au château, alors le farouche burgrave, écrasé, dompté, se laissa tomber, tout d’une pièce, sur son grand fauteuil, et là, l’œil hagard, se demandant s’il avait toujours été juste, si ce n’était point le châtiment, appela Dieu à son aide.

Et la mère, qui avait cru simplement à un acte d’autorité de l’aïeul, qui avait, en ce cas, la consolation de savoir son fils vivant, bien soigné, comprit, en voyant cet homme implacable, plus atteint, plus désespéré qu’elle encore, qu’il était innocent du rapt, et glissa sans connaissance sur les dalles.

Lorsqu’elle revint à elle, après tout un jour et toute une nuit de délire, ce fut pour apprendre qu’Adelph n’avait pas été retrouvé ; que nul indice, sauf un fragment de sa petite robe, accroché à une pointe de rocher surplombant le gouffre, ne pouvait faire préjuger de son sort ; qu’enfin, le maître, broyé par ce coup suprême, se mourait.

Elle se traîna vers lui ; il fallait bien qu’il fût condamné, en effet, car il lui parla avec résignation, admettant la mort de l’enfant sans pensées de vengeance, engageant sa belle-fille à se réfugier dans un cloître où son cousin et héritier, le sire de Falkenstein, paierait sa dot ; faisant des allusions pleines de remords à ses rigueurs envers Wilhelm, à l’homme pendu sans jugement, et, enfin, à la mère d’Odile…

Odile !… Ce nom fut un éclair dans la nuit où allaient sombrer la raison et la vie d’Hedwige. Mais c’était elle, cette créature insensée et haineuse, folle de vengeance, rassasiée de mépris, en proie au vertige, maudissant à la fois et son père et le Ciel !

La veuve alla sur la terrasse ; elle était déserte ; les fleurs, arrosées doucement par une légère pluie, se redressaient, belles et parfumées encore.

« Odile ! appela-t-elle, Odile ! viens, ne crains rien ! »

Odile ne répondit pas : obstinée, la mère demeura là jusqu’à la nuit, ne sentant ni la faim, ni le froid, ni la fièvre, et appelant toujours Odile.

Soudainement, à la façon d’une apparition, Odile se trouva là.

« Tu m’appelles ? interrogea-t-elle, familière et hautaine, le sourire mauvais.

– Oui… Adelph m’a été enlevé… Où est-il ?

– Et c’est à moi que tu le demandes ?

– C’est à toi… Où l’as-tu caché ?… Est-il vivant ou mort ?…

– Et si je te disais qu’il est mort, que ferais-tu ? »

La jeune mère réprima un cri de douloureuse colère et fermement répondit :

« Je t’en demanderais la preuve… je te réclamerais son cadavre pour le baiser et l’ensevelir, puis, j’irais pleurer dans un cloître.

– Et tu ne me dénoncerais pas à mon père, à ce terrible maître qui serait si heureux d’avoir le droit de me broyer contre les rochers ?

– Non, je ne te dénoncerais pas.

– Tu en es sûre ?

– Je crois en être sûre. »

Odile la fixa…, son regard s’adoucit, ses yeux se mouillèrent. Tout à coup, se raidissant, elle lança son bizarre et sinistre rire :

« Je ne te crois pas… C’est un piège… une mère ne peut pas pardonner ainsi… tu crierais vengeance et l’on me torturerait… Ne pleure donc pas, acheva-t-elle en ricanant, tu sais bien qu’il ne faut pas pleurer, que l’enfant mort souffre, si la mère pleure.

– Odile ! cria la mère tenaillée, aie pitié !… la vérité !…

– Et si je te dis qu’il est vivant, mais mort pour toi ?…

– Alors je trouverai des accents pour te supplier, je m’agenouillerai à tes pieds… tiens, vois, j’y suis, je t’implore ; Odile, tu as eu un moment de folie, n’est-ce pas ?… tu as voulu te venger de ton père ?… tu n’as pas pensé que tu allais m’atteindre, moi qui t’aime !… Mais la pitié t’a touchée, je le vois ; rends-moi mon fils, et je serai ta mère, ta sœur, ton amie, et ton père ignorera toujours !… Odile, souvent je te l’ai dit : tu es aveugle, ouvre les yeux… Dieu est bon, miséricordieux…, il pardonne…, il ordonne le pardon…, il maudit celui qui se venge… Odile !… »

Épuisée, elle s’affaissa, les mains jointes, son regard seul suppliant encore.

Odile pleurait et vivement se pencha vers elle, murmurant des mots d’apaisement, de promesse.

Tout à coup, la voix tonnante du vieil Hermann retentit.

« Saisissez cette maudite, criait-il à quelques serviteurs accourant, empressés et furieux… Elle a caché le petit seigneur… La torture la fera parler. »

D’un bond, Odile fut hors de leur portée dans un recoin inaccessible pour tout autre que pour elle ; debout sur l’anfractuosité d’un roc à peine visible, éclairée par un pâle rayon de lune, avec sa robe blanche, ses traits d’une idéale pureté, ses yeux brillants de colère, son corps frêle et difforme, on eût dit l’une de ces malignes fées qui hantent les lieux déserts, jetant un sort fatal à l’imprudent qui les brave.

Épouvantés, les hommes, s’arrêtant, firent le signe de la croix.

« Ce n’est pas un être humain, murmuraient-ils ; c’est un elfe, une dame blanche.

– Vous ne m’aurez pas vivante, leur jeta la voix étrange, aux vibrations de cristal. Si l’on me poursuit… pour lui et moi… de l’abîme… »

Et elle montrait le profond abîme se creusant, lugubre, au-dessous d’elle.

« Votre zèle insensé peut me coûter mon fils, prononça la veuve avec une autorité, un geste de reine. Pendant la maladie de votre maître, c’est moi, la mère de l’héritier dont la mort n’est pas prouvée, qui commande à Blumenstein. Hors d’ici… Je vous défends de chercher à poursuivre, même de vos menaces, Mlle de Wasserfall. »

Odile vit le geste… Odile entendit les paroles… C’était la première fois que ce nom était donné à l’infirme, à la dédaignée, à la paria…

 

 

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Le vieux seigneur agonisait, Hedwige passait ses jours à le veiller et ses nuits à prier et à pleurer sur la terrasse de fleurs ; le sire de Falkenstein, l’héritier éventuel, était arrivé, Odile n’avait pas reparu.

S’était-elle précipitée dans l’abîme, emportant avec elle Adelph, ou bien tous deux étaient-ils morts de faim dans quelque creux de rocher ?

Le dernier espoir de la pauvre mère, fondé sur la générosité qu’elle croyait avoir pressentie tout au fond du cœur d’Odile, s’était évanoui ; elle avait cru que cette âme ulcérée, ce cerveau enfiévré par la haine, se guériraient devant la tendresse, devant le sublime pardon… Elle s’était trompée ; tout était fini.

Et à demi folle, tout en sanglotant, elle se remémorait la légende de la déesse Berthe : l’enfant souffre des pleurs de sa mère… et dans ses hallucinations de désespérée, l’estomac vide se refusant à toute nourriture, il lui semblait apercevoir, se traînant à travers les entassements de noirs rochers, un petit enfant dont ses pleurs mouillaient la mince robe et alourdissaient la marche.

Elle pleurait et s’égarait ainsi, un soir, six jours après la  disparition d’Adelph, quand le sire de Falkenstein parut auprès d’elle.

Il la pria de revenir auprès du moribond, dont on attendait le dernier soupir d’un instant à l’autre ; sa volonté suprême était qu’aussitôt sa mort la veuve de son fils fût escortée au monastère Sainte-Odile. Il laissait son héritier libre de prendre envers Odile telles mesures qu’il jugerait justes ; lui, Falkenstein, outré du crime odieux, convaincu que l’enfant n’existait plus, voulait un châtiment exemplaire : une mine allait être creusée, et si la coupable, sommée de se rendre, ne se rendait pas à merci, son asile sauterait.

« Je ne le permettrai pas, prononça la jeune femme, retrouvant toute son énergie. Je lui ai promis grâce et merci.

– Mais elle est coupable de la mort de votre enfant !

– C’est pour cela que j’ai le droit, moi, de la gracier et que j’en use… qu’elle vive pour se repentir… Je le veux. »

Respectueux, il s’inclina devant cette créature sublime.

Elle resta là, après son départ, prostrée, anéantie, n’espérant plus rien, et attendant encore.

Soudain, dans le grand silence, un faible appel, un doux cri d’enfant appelant sa mère la galvanisèrent… Était-elle morte ? S’envolait-elle, appelée par son fils, dans une autre vie meilleure ?

Oui, sans doute, puisqu’elle voyait s’avancer vers elle, glissant le long des rochers, un être beau comme un habitant du ciel, à l’angélique sourire, à la longue robe flottante, et que cet être tenait dans ses bras son enfant, son cher trésor perdu.

Elle ferma les yeux et se crut un moment emportée dans l’espace ; le doux appel se renouvela, tout près ; et, d’instinct, ses bras frémissants se refermèrent sur un petit corps bien vivant.

« Pardon, murmurait à ses genoux une voix brisée par les sanglots. Je suis une misérable ; votre sublime générosité m’a vaincue… Je vous rends Adelph ; il n’a pas souffert ; j’ai entraîné dans mon domaine de rochers une chèvre dont le lait l’a nourri… Je l’ai bien soigné ; je l’aimais… Adieu… vous n’aurez pas à me défendre…, ma mort expiera. »

Avant elle, Hedwige fut au bord du gouffre.

« On expie en vivant, non en se tuant… Et puis, je t’ai pardonné ; Adelph sera à toi aussi, il t’aimera ; tu dois vivre… Viens… »

Subjuguée, Odile se laissa entraîner.

 

 

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Dans sa chambre immense et sombre, ferme encore, malgré l’agonie, en son grand fauteuil séculaire, le dur seigneur de Blumenstein se mourait désespéré : sa famille éteinte ! un étranger lui fermant les yeux et héritant de ses biens !

Hedwige parut, précédant Odile qui tenait Adelph dans ses bras.

« Bénissez vos enfants, mon père, prononça la veuve de Wilhelm. Bénissez à la fois le fils qui fera glorieusement revivre votre nom, et la fille repentante qui déplore de ne pas avoir su se faire aimer. »

Odile pleurait… Adelph souriait ; le vieillard, élevant lentement les mains, les posa doucement sur ces deux têtes. Puis comme si le fil ténu qui le rattachait encore à la vie se fût brisé dans cette joie suprême de voir l’héritier vivant, l’enfant indomptée et inquiétante pleurant à ses genoux, il se rejeta en arrière et mourut sans un soupir, raide, fier, imposant encore…

La fée des rochers est morte jeune, vénérée comme méritait de l’être la douce sœur de charité des pauvres de Blumenstein, regrettée par la dame châtelaine de Blumenstein et par son fils, le beau et vaillant Adelph de Wasserfall, intrépide comme ses ancêtres, généreux comme sa mère.

 

Le dernier mot d’Odile a été celui-ci :

« Qu’on m’enterre dans le rocher des fleurs. »

 

 

 

Jeanne FRANCE,

Contes d’Alsace,

Ardant, 1892.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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