Une enfant d’Alsace

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne FRANCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma fille Louise-Marie-Charlotte G...

 

 

On parlait de guerre, le 29 juillet 1870, dans la grande cuisine sombre de la famille Hamfel.

Et de quoi, en vérité, aurait-on pu parler, en Alsace, dans ce petit recoin situé à quelques kilomètres à peine du Rhin, cette frontière mouvante que dans quelques jours l’ennemi allait franchir, à la veille de la guerre terrible, de l’envahissement, des luttes sanglantes et désespérées, des hontes et des héroïsmes...

Il y avait des siècles que les Hamfel s’étaient fixés nu hameau de Laxbourg ; avec l’héritage du premier aïeul que leurs traditions nommassent (un vaillant soldat qui avait servi sous Condé et combattu à Rocroy et à Nordlinghen) s’étaient transmis également la vaillance et l’amour de la patrie. Aussi parlait-on de combats, de dévouement absolu, de luttes à outrance, et oubliait-on les dangers que l’on courait, en songeant à ceux qu’allait courir la France.

Le grand-père, un vieux médaillé de Sainte-Hélène, l’un des héros de l’affreuse épopée Russe, racontait les grandes guerres du premier empire, les fières entrées dans les capitales ennemies, la revanche terrible, la double invasion, les Alsaciens pillés et ruinés.

Le fils, un homme d’une quarantaine d’années, ayant fait quelques campagnes en Algérie, rappelait les souvenirs de cette brillante époque, l’Arabe fuyant devant nous, revenant cauteleusement pour nous surprendre en traître, massacrant ses prisonniers, toujours vaincu et toujours insoumis.

La poitrine haletante, 1’œil brillant, le jeune Franz, un beau gars de dix-huit ans, le seul fils qui fut demeuré aux Hamfel, écoutait, ému et enthousiaste, enviant son père et son aïeul, rêvant de combats acharnés et de brillantes victoires, où lui aussi aurait un rôle, si obscur fût-il.

Les femmes, elles-mêmes, tout en frissonnant de terreur, au pressentiment des dangers prochains, ne pouvaient s’empêcher d’applaudir aux vaillantes paroles du vieux père et de son fils Christian ; elles aussi aimaient la France et tremblaient de la voir vaincue.

Et quand nous disons les femmes, qu’on ne s’imagine point que nous parlons uniquement de la vieille mère, de sa fille Gretchen, une veuve rentrée depuis bien des années sous le toit paternel, et de sa bru, la femme de Christian ; il y avait là trois petits cœurs qui comprenaient et battaient aussi.

Marien, une grande fillette d’une douzaine d’années, jetait parfois son mot interrogateur, ou bien criait bravo lorsqu’il était question des Arabes en déroute, et des Russes refoulés au-delà de la Bérézina ; la petite Lotchen, à demi-assoupie sur les genoux de sa tante, se réveillait parfois pour balbutier quelques enfantines malédictions ; quant à Lüdwigine, la jolie blondine aux yeux noirs résolus et brillants, elle ne disait rien, mais écoutait avec avidité, l’air sombre, la poitrine oppressée, ses petits poings se crispant, des éclairs étranges traversant son regard.

– À quoi songes-tu ? – lui demanda Franz dont elle était la favorite, en prenant sa menotte dans ses larges mains. – Je croyais que tu t’endormais.

– M’endormir ! – fit-elle indignée – lorsqu’on raconte de si belles choses !

Puis, tout bas, comme si elle avait honte de ce qu’elle allait dire :

– Je ne veux pas que tu partes pour la guerre.... Ces méchants hommes te tueraient.

– Et la patrie à défendre, mignonne – dit le jeune homme d’une voix vibrante. – Il faut tuer les Prussiens, vois-tu, autrement ils prendraient l’Alsace pour eux, et nous ne serions plus Français.

– Plus Français ! – exclama-t-elle. – Oh ! alors, il faut les tuer tous, bien vite...

La grand-mère fit la remarque que ces enfants devraient être couchées ; déjà Lotchen dormait...

– Mais je ne dors pas, moi – supplia Lüdwigine – papa, raconte encore....

– Je ne dors pas, non plus – rectifia Lotchen – j’entends tout.... Il y a des vilains soldats qui vont venir prendre mon petit agneau et mes jolies poules, et je les tuerai tous,... là.....

On rit de la menace de l’enfant ; Lüdwigine seule ne rit pas ; sa petite sœur avait bien raison.... Si on les tuait tous à mesure qu’ils arriveraient, ils ne pourraient pas prendre le village, qui pour elle représentait toute l’Alsace, et personne n’empêcherait les habitants de Laxbourg de rester Français.

Sa petite imagination de huit ans ne pouvait concevoir les armées immenses, les millions d’hommes se ruant les uns sur les autres, s’étendant sur le pays envahi, comme les sauterelles dans les plaines d’Algérie ; pour elle, ces terribles Prussiens se résumaient en quelques hommes, de même qu’un petit détachement, sous la conduite d’un caporal, qui était venu dernièrement quérir à Laxbourg des charrettes de foin, représentait tous les soldats Français.

Une profonde impression lui demeura des récits contés ce soir-là, dans l’ombre, d’une voix menaçante ou triste ; toute la nuit elle en rêva, toute la matinée du jour suivant elle y songea, se demandant pourquoi, suivant l’avis de Lotchen, on ne les tuait pas tous à leur arrivée, ces féroces ennemis qui voulaient s’emparer de l’Alsace.

Dans la journée, de mauvaises nouvelles commencèrent à circuler ; on disait que tous les défilés de la Forêt-Noire étaient occupés solidement par les Prussiens, que la ligne du Rhin était admirablement gardée par eux, que déjà ils poussaient, avec une hardiesse inouïe, des reconnaissances jusque sur notre territoire ; on devinait qu’ils étaient prêts, que toutes leurs mesures étaient prises depuis longtemps, que l’offensive nous était interdite.

– Si les affaires vont mal – dit le vieux père Hamtel – Christian et Franz s’engageront ; c’est leur devoir. Je resterai ici avec Gretchen, pour protéger la maison et nos récoltes. Toi, la vieille mère, tu partiras avec ta bru et les petites ; vos parents des Vosges vous recevront bien, n’est-ce pas, ma fille ? Vous devriez envoyer avertir votre mère de se tenir prête à partir avec vous ; elle est encore plus exposée que nous, car elle est plus près du Rhin et habite une maison isolée.

Les décisions du vieillard étaient sans appel ; personne ne fit une objection. Pour commencer, on décida que Franz et son père conduiraient jusqu’à Belfort la majeure partie de leur provision de blé ; l’argent est plus facile à cacher que du grain ; les deux mères et Gretchen allaient s’occuper d’emballer le linge et les effets nécessaires en cas de départ ; les fillettes iraient prévenir l’autre Mère-grand de se préparer et coucheraient chez elle, l’après-midi étant déjà très avancée.

Au dernier moment, la tante demanda à garder Marien, qui était adroite et active comme une petite femme, et servirait de commissionnaire entre le grenier et les chambres du bas ; Lüdwigine et sa jeune sœur avaient souvent fait cette course toutes deux seules, et ne couraient aucun danger.

Marien resta donc, et les deux fillettes partirent d’un pas léger, la lettre pour l’aïeule bien enveloppée au fond d’un panier, quelques gâteaux par-dessus pour faire goûter à la vieille mère les produits de tante Gretchen.

– Sœur – disait la petite Lotchen à Lüdwigine toujours absorbée – raconte-moi une histoire.

La fillette finit par céder et entama distraitement le dramatique conte du Petit Chaperon-Rouge.

Elle fut interrompue au beau milieu du dialogue de l’enfant et du loup par l’amical bonjour d’un vieux mendiant.

– Bonjour, père Hans – fit gentiment Lüdwigine : Voulez-vous un morceau de gâteau pour votre souper ?

– Merci, ma belle mignonne ; j’ai soupé et je regagne mon gîte. Si vous voulez, nous ferons route ensemble.

– Je veux bien ; vous logez donc toujours au vieux moulin ? Papa disait hier que c’était imprudent, que les planches ne tenaient plus, ni au moulin, ni au barrage, et qu’un beau matin tout partira dans la rivière et vous avec.

Le vieux se mit à rire.

– Si c’est dans ma destinée de mourir comme çà... Moi, voyez-vous, je crois que nous avons chacun notre genre de mort écrit là-haut et qu’on ne peut pas s’y soustraire. D’ailleurs, le moulin est encore solide, surtout la chambre du bas, où je couche ; ah ! si le barrage fléchissait, je ne répondrais plus de rien ; mais il tiendra bien encore jusqu’aux grandes pluies de l’automne.

L’avenir du vieux moulin intéressait très peu Lüdwigine ; sans transition, elle passa au sujet qui la préoccupait si fort : l’ennemi et la destruction de l’ennemi...

– Ah ! les bandits ! gronda Hans en tendant le poing du côté du fleuve ; ils vont tout mettre à feu et à sang encore une fois ; j’étais bien jeune en 1815, mais je me souviens d’eux comme s’ils fussent venus hier. Quel plaisir j’aurais à en découdre quelques-uns avant qu’on ne portât en terre ma vieille carcasse !...

Le moulin abandonné ne tarda pas à montrer à l’horizon sa silhouette de ruine. Hans prit un sentier à droite, les fillettes traversèrent un petit pont et suivirent un chemin qui les rapprochait du fleuve.

Lotchen fatiguée demanda à s’asseoir, puis à goûter, puis la suite de l’histoire ; sa sœur s’exécuta complaisamment, et narra le conte jusqu’au bout.

– Nous sommes comme le petit Chaperon Rouge – disait Lotchen – nous allons porter du gâteau à la mère-grand, nous aussi. Pourvu que le méchant loup ne vienne pas, dis, Lüdwigine.

Lüdwigine, les yeux fixes, regardait, du haut du petit monticule où elles s’étaient assises, le fleuve superbe à demi voilé par la brume, et un point sombre sur le fleuve, une sorte de radeau, grossissant de minute en minute.

– Si c’étaient eux ? – pensa-t-elle, – toute à cette tenace idée qui la hantait sans trêve.

– Allons-nous en, sœur – insistait Lotchen ; – j’ai peur, le loup va venir.

Il arrivait, en effet, le loup cruel, qui pendant des mois devait tenir la pauvre France meurtrie sous sa griffe sanglante ; ce radeau, qu’un vague instinct faisait redouter à Lüdwigine, portait une petite troupe d’éclaireurs Prussiens envoyée en reconnaissance.

– Prends le panier – fit tout à coup la sœur aînée – dis à grand-mère qu’il y a une lettre dedans ; dis-lui aussi que je suis retournée coucher à la maison. Va vite, je reste là pour que le loup ne te mange pas... je le chasserai... va.

L’enfant effrayée obéit ; Lüdwigine la suivit du regard ; puis, quand elle eut disparu, se rapprocha de la berge.

La nuit tombait, nul bruit ne se faisait entendre ; il fallait que cette enfant eût une âme bien courageuse pour ne pas se sentir saisie par l’effroi.

Tout d’abord elle ne vit rien ; peu à peu, sa vue s’accoutuma à l’obscurité ; d’ailleurs, le bateau et ceux qui le montaient devenaient plus distincts de minute en minute ; elle finit par apercevoir très distinctement une vingtaine d’hommes avec de longues capotes et de grandes casquettes plates, cherchant à aborder non loin de l’endroit où elle se trouvait.

– Je vais me cacher, pensa-t-elle, et je regarderai où ils vont. Puis, je courrai à Laxbourg, je dirai à papa qu’ils sont là, il le dira à tout le monde, et on viendra les prendre. Comme cela, ils ne pourront pas tuer Franz et être les maîtres chez nous.

Elle se blottit dans une touffe d’arbustes ; malheureusement pour elle, l’idée ne lui vint pas que son grand nœud Alsacien pouvait flotter au-dessus de sa tête et la trahir ; les Prussiens avaient à peine débarqués, que l’un deux apercevait ce ruban qu’agitait le vent du soir, fouillait le massif, et amenait brutalement à son chef notre pauvre petite héroïne.

À toutes les questions qui lui furent faites, tant en Allemand qu’en Français, elle ne répondit rien ; ils ne se firent pas faute de la menacer, pourtant. À la fin, ils conclurent qu’elle était sourde ou idiote, et se contentèrent de l’emmener avec eux, afin qu’elle n’allât pas révéler leur présence.

Ils avaient choisi le vieux moulin pour le centre de leurs opérations ; l’un deux avait autrefois été garçon meunier en cet endroit, et connaissait bien le pays ; ils montèrent dans la chambre haute, après un examen sommaire des pièces du bas, et le sous-officier qui les commandait leur donna ses instructions.

– Rendez-vous général à deux heures du matin, ici – conclut-il ; – on partira à trois heures ; gare aux retardataires. Allez.

Il resta seul avec deux hommes ; un troisième s’assit au bas de l’escalier pour faire le guet ; les autres partirent afin de remplir leur mission ; ils devaient à la fois s’assurer qu’aucun corps d’armée n’était proche, et noter les chemins ou sentiers qui pourraient manquer à leurs cartes. Lüdwigine écoutait, et retenait tout ce qui se disait sans en avoir l’air.

– Si tu bouges, gare à toi – lui dit le jeune chef, – je t’embroche comme un oiseau.

Elle regarda bravement la lame qu’il faisait miroiter à ses yeux, puis, s’allongeant sur le plancher, feignit de s’endormir.

Le sous-officier et ses hommes ne tardèrent pas à en faire autant, après avoir eu soin d’éteindre la lanterne qui les éclairait ; leurs ronflements seuls troublèrent le silence pendant près d’une heure.

Alors, Lüdwigine se souleva bien doucement, défit ses gros souliers, et souple comme une chatte se dirigea, non vers l’escalier, où la sentinelle devait veiller, mais vers un recoin où commençait l’échelle descendant dans les parties basses du moulin ; l’héroïque enfant avait conçu un plan, et elle se mettait vaillamment en devoir de l’exécuter, sans penser seulement au danger qu’elle courait si on la surprenait.

Il manquait des bâtons à l’échelle ; prudente, elle tâtait du pied, suspendue par les mains aux échelons supérieurs ; elle arriva au bas saine et sauve, n’ayant produit aucun bruit. Lentement, avec des précautions infinies, elle s’avança vers le recoin où elle se souvenait d’avoir vu le grabat de Hans ; elle le trouva enfin, mais il était vide.

C’était la ruine de tout son plan ; à elle seule, elle ne pourrait jamais...

– Hans – répétait-elle, s’obstinant – Hans, où êtes-vous donc ? C’est moi, la petite Lüdwigine...

Une voix qui semblait sortir de terre lui répondit :

– Chut... Je suis là... que me veux-tu ?... Que se passe-t-il ?

Il l’attira dans un petit caveau, s’y enferma et écouta son fiévreux récit.

– Ah ! ce sont des Prussiens ! – fit-il – je croyais que c’étaient des gendarmes en tournée, et craignant d’être arrêté comme vagabond, je me suis caché là... Tu voudrais leur jouer un tour ?... Ça me va.... Tu as une bonne idée, ma petite ; tâchons de leur faire du mal, à ces gredins.

Ils se concertèrent longtemps, parlant tout bas, ne bougeant pas... le vieux faisant quelques objections d’homme pratique ; l’enfant les détruisant, une à une, avec la logique irraisonnée de ceux qui n’ayant pas vécu croient tout facile.

La porte étant gardée, ils sortirent par le soupirail et se laissèrent glisser jusque dans le cours d’eau qui autrefois faisait marcher le moulin ; l’année ayant été sèche, et le barrage tenant bon encore, on n’avait guère de l’eau que jusqu’à mi-jambe ; péniblement, se heurtant aux pierres, se déchirant aux épines qui bordaient le ruisseau, ils arrivèrent au grossier barrage qui empêchait les eaux de la petite rivière d’arriver dans le canal du moulin.

Hans allait se mettre à l’ouvrage ; la petite l’arrêta, lui expliquant qu’il fallait attendre que tous fussent là-bas, et qu’alors le bruit de leur conversation couvrirait le bruit qu’il allait faire ; à présent, dans le silence, la sentinelle entendrait, certainement.

– Mâtin – fit le vieux avec admiration – tu penses à tout, Lüdwigine. Et si on s’aperçoit que tu t’es sauvée, qu’on te cherche, qu’on te passe le grand sabre au travers du corps ?...

– Cachez-vous – répondit vivement la vaillante fillette, – ils ne vous chercheront pas, vous, et vous leur ferez du mal tout de même.

– Alors, tu n’as pas peur ? Brave petite, va... Mais, dis-moi donc... Comment cette idée t’est-elle venue ?

– Elle m’est venue toute seule.... Je priais le Bon Dieu, et je lui disais d’envoyer un grand orage, que le ruisseau devint bien gros et emportât le moulin quand ils seraient tous dedans ; alors j’ai pensé au barrage, et puis à vous, parce que moi, je suis trop petite.

Tout en causant, Hans s’occupait tout doucement à fermer la vanne par laquelle les eaux s’écoulaient dans leur lit naturel. Cette besogne faite, il ne lui restait plus qu’à détruire le grossier barrage, jeté en travers du petit canal, pour empêcher les eaux d’y pénétrer.

Des ombres commençaient à s’approcher du moulin, et y pénétraient après s’être fait reconnaître ; le vieux, dont les yeux voyaient dans l’obscurité, en compta quinze et jugea qu’il était temps d’agir.

Bien souvent, flânant par là, au moment des sécheresses, il avait remarqué l’agencement des planches formant le barrage, engagées entre des pieux fichés en terre, et protégées par des fascines, le tout à demi pourri... Il enleva une première planche, puis une seconde, une troisième ; les fascines tenaient bon encore ; soudain, une latte plus engagée que les autres ayant déterminé une secousse, la masse toute entière s’ébranla sous la violente poussée des eaux accumulées ; le vieux eut à peine le temps de s’accrocher à une branche pour ne pas être entraîné ; en une seconde le ruisseau fut plein à déborder.

Puis, toute cette eau se rua sur le moulin en ruine ; les fascines et les planches firent office de bélier ; il résista un moment, mais ce moment ne fut pas assez long pour que les sinistres étrangers, plongés dans leurs travaux d’espionnage, eussent le temps de voir le péril et de s’en garer ; l’eau pénétra par toutes les brèches... Un horrible craquement se fit entendre, des cris de détresse s’y mêlèrent... Tout s’écroula, fut entraîné, s’abîma, disparut...

Le vieux Hans riait... ; à côté de lui, la petite héroïne pleurait, épouvantée de son œuvre ; l’idée lui était venue, tout à coup, que ce chef Prussien, quoi qu’il eût l’air très dur, ressemblait à Franz, et que peut-être il avait dans son pays une petite sœur, qui aurait bien du chagrin de ne plus le revoir.

Imprudemment, sans songer à rien, les deux destructeurs s’avançaient pour jouir de leur ouvrage ; la sentinelle, qui avait eu le temps de sauter sur le chemin, les vit, et devinant les auteurs de la catastrophe voulut les saisir ; Hans prit la petite dans ses bras et s’enfuit ; le Prussien allait les atteindre lorsque les appels de plusieurs de ses camarades, qui sachant nager et n’étant pas blessés avaient réussi à se sauver, lui firent rebrousser chemin ; à tout hasard, il déchargea dans la direction des fuyards ses deux coups de fusil.

Hans tomba, atteint mortellement d’une balle au milieu du dos ; dans sa chute il entraîna Lüdwigine, dont la tête frappa une pierre et qui perdit connaissance.

Des faucheurs, en venant à leur travail, les relevèrent ; le vieux vivait encore et put raconter cette modeste épopée ; les ruines du moulin, quelques vêtements flottant çà et là, leur prouvaient qu’il ne rêvait pas ; quant aux cadavres, ils avaient dû être entraînés par le courant vers le Rhin ; bien entendu, les survivants s’étaient hâtés de fuir.

Lüdwigine fut rapportée chez elle, pendant que Hans agonisait paisiblement sur le théâtre même de son unique exploit, consolé de mourir, puisqu’il avait pu faire du mal auparavant aux envahisseurs de l’Alsace, et convaincu, dans son fatalisme, que c’était écrit là-haut.

L’enfant ne reconnaissait personne ; elle se croyait sans cesse entourée d’ennemis qu’elle ne pouvait détruire tous, et, dans ses rares moments de lucidité, demandait avec anxiété « s’ils étaient bien tous tués, s’ils n’allaient pas venir s’emparer de la France ».

Et cela dura des mois, et ses naïves questions déchiraient le cœur de ceux qui l’entouraient...

Car son père et son frère étaient partis, car l’ennemi était en France, car nous étions vaincus, car l’Alsace était condamnée.

Pauvre petite héroïne, ignorante de toutes choses, même de son héroïsme, et croyant les avoir tous tués !

 

 

 

Jeanne FRANCE,

Les Femmes françaises pendant la guerre (1870),

Limoges, Librairie du XXe siècle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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