Le réveillon de Jehan Le Sellier

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jehan Le Sellier, peintre de son état, a reçu des moines d’un couvent de la capitale la commande d’un grand tableau représentant La Tentation de saint Antoine. Et nous verrons comment il conçut cette œuvre dont le prix devait lui permettre de si bien réveillonner.

En ces beaux temps du moyen âge, les artistes peintres faisaient partie de la corporation des selliers, ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient à pot commun avec les faiseurs de selles pour chevaux et mulets, mais qu’ils étaient enregistrés sous la même rubrique que les fabricants de sièges de bois, huches, bahuts, armoires et coffres de voitures ; car ces meubles étaient parfois ornés de peintures sur or fin, qu’on y avait étendu sur même couche de plâtre. De ce fait, nos artistes étaient souvent eux-mêmes nommés des « selliers ». Quant aux gentils enlumineurs, qui faisaient si jolies images ès livres d’heures et oraisons, sur vélins ou parchemins, on les mettait sous la même cotte que les taverniers, marchands de vin et de cervoise.

Or, voici que, certain jour de novembre, un de ces bons artistes de la brosse et du pinceau déambulait, rêveur, en les rues tortueuses de la capitale, nez au vent, bec en l’air, musant et bayant aux enseignes : il cherchait inspiration pour un tableau que les bons moines du couvent des Antonins lui avaient demandé en l’honneur de leur saint patron. Il allait ainsi, de-ci, de-là, perdu en sa rêverie, car il voulait un tableau neuf, original, et dont on entendrait rumeur jusqu’en la cour du roi, quand, tout à coup, on le vit culbuté en un tas d’ordures, à l’huis d’un estaminet : deux gros gorets, qui se poursuivaient l’un l’autre, l’avaient jeté parmi les épluchures de raves et de navets, les paquets de vieille graisse et des couennes de rebut. Et les deux grosses bêtes, sans plus de façon, de leurs groins roses et ronflants, farfouillaient dans le tas, cherchant pitance, confondant la panse de notre jeune artiste avec les ordures au milieu desquelles elles se délectaient.

Car il faut se remémorer qu’en ces temps reculés du moyen âge, le couvent des Antonins jouissait du singulier et exclusif privilège de laisser vaguer ses animaux dans les rues de Paris, où ceux-ci s’engraissaient à bon compte des abondants détritus que taverniers, gargotiers, bouchers, charcutiers, sans oublier les ménagères, entassaient au-devant de leur logis. Les Antonins avaient, en effet, l’utile spécialité de guérir en leur hôpital toutes maladies de peau, et le plus efficace de leurs onguents était principalement fait de graisse de porc, d’où cette faveur leur avait été accordée par la bonne grâce de M. le Prévôt des Marchands, avec, du reste, l’approbation des bonnes gens de Paris.

 

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*     *

 

Notre jeune peintre-sellier s’était prestement relevé : il se frottait les côtes, contemplant avec mélancolie son pourpoint sali par les ordures, déchiré par les pourceaux, et maugréait contre ces sales bêtes que, par véritable abus, on laissait ainsi courir, désordonnément dans la ville, quand, subitement, l’expression de son visage se mua de tristesse en gaîté ; il se frappa le front :

– Oh ! s’écria-t-il, j’ai trouvé ? j’ai trouvé !

Mais qu’avait donc trouvé Jehan « le pauvre sellier », pour lui donner le nom dont chacun le désignait ? – car notre jeune gars voyait plus souvent saucisses aux fenêtres que sur table, et, aux mois d’hiver, se réchauffait les doigts en y soufflant de son haleine, plutôt qu’en les écarquillant aux flammes brillantes d’un foyer.

Jehan, le pauvre sellier, avait trouvé le sujet du tableau que venaient de lui commander les Antonins, ou plutôt la manière neuve et  originale dont il désirait le présenter, car, pour le sujet lui-même, il n’y avait pas à y revenir : c’était la tentation du bon saint Antoine que le diable, au désert, veut empêcher de prier.

La Tentation de saint Antoine ! Certes, elle avait été peinte et repeinte plus de cent et cent fois ! Elle en était devenue banale, mais lui, le pauvre sellier, allait renouveler, rajeunir le vieux thème, et quel succès il en attendait !

Aussi bien en avait-on assez vu de ces « saint Antoine » dans le désert, auxquels le diable tire la barbe ou qu’il fait tomber à la renverse en s’accrochant à sa capuce, ou bien entouré de petites dames qui lui font risette, câlinette, toujours pour l’empêcher de prier ! Et puis, pourquoi ce saint Antoine, vieux, chenu, à la barbe fleurie, et dans sa longue, ennuyeuse robe de bure noire ? Lui, Jehan, le pauvre sellier, allait camper en son image un beau saint Antoine jeune et gaillard, et soumis à une tentation autrement efficace à le distraire de ses oraisons que les lutineries de diablotins espiègles ou les minauderies de quelques jeunes écervelées !

« Pourquoi, se disait très logiquement notre peintre, montre-t-on toujours saint Antoine flanqué d’un cochonnet ? Pourquoi sa porcherie court-elle ainsi par les rues de Paris, culbutant les honnêtes gens – l’ami Jehan se frottait encore les côtes – bousculant les éventaires ? Ce saint devait être un porcher menant ses bêtes à la pâture.

« Et c’est ainsi que je le présenterai, se disait Jehan, et je placerai la scène en Périgord, où nos sympathiques dévorants seront occupés, autour de leur maître, à chercher ces belles truffes noires et parfumées, leur aliment favori. Et au parfum de ces belles truffes, de quelle tentation le saint porcher ne sera-t-il pas tourmenté ? Il rêve de beaux festins, de plats succulents, de vin morillon et d’hypocras, de graisse grésillante coulant de la lèchefrite, de paons farcis, de galimafrées, de boudin frit dans du sirop de groseille. Et de quel bon cœur, autour de lui, truies et porcelets se vautrent en leur festin aux truffes embaumées, tandis que lui, le pauvre saint Antoine, n’a pour tout régal qu’un morceau de pain bis, accompagné de carottes et de maigres navets, arrosés de l’eau clairette prise à la borne-fontaine. Allez donc prier de bon cœur dans ces conditions-là ! »

Et l’artiste de se hâter vers son logis tant il était pressé d’entamer l’exécution du chef-d’œuvre à lui inspiré par le saint lui-même, dont il allait illustrer les vertus, quand il lui avait envoyé une paire de ses animaux dans les jambes, exploit où notre artiste n’était plus éloigné de voir un miracle nouveau à l’actif du bienheureux.

Et Jehan, le pauvre sellier, travailla sans relâche. Il allait par les rues de Paris, un rolet de parchemin entre les doigts, où il notait, pris sur le vif, les traits, la physionomie, l’allure des compagnons à quatre pattes de saint Antoine qui vaguaient par les rues, les places et les carrefours, en quête de leur pitance quotidienne.

Le tableau devait être livré la veille de Noël, car les Antonins désiraient le mettre en place d’honneur en leur église conventuelle pour la fête de la Nativité.

Et huit jours avant la date fixée, l’œuvre était terminée. Encore huit jours ! Dans une semaine, ce sera la gloire, l’honneur et l’argent. Car le jour même de la livraison, les Antonins doivent verser le prix convenu : quarante livres parisis, de la monnaie d’or au coin du roi. Ah ! messeigneurs, quel réveillon ! à l’auberge du Gros Figuier, ou bien à celle du Cheval Blanc, à moins que l’on ne se décide pour le Barillet, rue de la Tabletterie.

Notre pauvre sellier ne put dormir dans la nuit du 23 au 24 décembre. Enfin, le moment venu, il prit son tableau, l’enveloppa avec soin d’un grand drap noir et, le posant de champ sur son épaule, vint sonner à la porte des Antonins. Le frère portier vint lui ouvrir, le mena au parloir, d’où il ne tarda pas à être conduit, portant toujours son précieux fardeau, posé de champ sur son épaule, dans la chambre de monseigneur l’abbé. Celui-ci, prévenu, avait réuni les dignitaires de la communauté. Ils sont là, graves, recueillis, imposants, formant demi-cercle. Le pauvre sellier dresse son tableau sur le plancher, le dévoile et d’un ton triomphant :

– Voilà !

Les Pères Antonins s’approchent, reculent, se mettent la main au-dessus des yeux, en manière d’abat-jour :

– Qu’est-ce, cela ?

– Mais, dit le pauvre sellier, c’est la Tentation de saint Antoine !

Et comme il entamait une explication :

– Mon fils, interrompit le Père supérieur, sur un ton, d’ailleurs, de grande bienveillance, ce n’est pas là une Tentation de saint Antoine ; ce que vous avez peint, c’est l’Enfant prodigue. Remettez-vous à l’œuvre et apportez-nous une Tentation pour l’an prochain.

Prières, larmes, explications, protestations, rien n’y fit : il fallut recouvrir à nouveau l’œuvre précieuse de son voile noir, la replacer de champ sur l’épaule, et reprendre le chemin du logis. Le cœur en crevait de tristesse au pauvre sellier. Il pensait surtout à ce beau réveillon qu’il avait entrevu en ses rêves d’artiste, et qui s’en allait, à présent, pas même en fumée. Sous ces tristes pensées, Jehan arriva au lieu même où les deux gorets l’avaient si vivement précipité sur un tas d’ordures. Ici, le pauvre sellier ne put plus se contenir : il éclata en sanglots, et s’assit au ras de la banquette, nous dirions « du trottoir », son cher tableau posé auprès de lui. Il tenait sa figure, mouillée de larmes, entre ses mains. Quand il la releva, ouvrant les yeux, il vit devant lui un gros bourgeois, tout rondelet et cossu, qui le contemplait avec intérêt :

– Dites donc, jeune homme : le voile de votre tableau s’est quelque peu soulevé ; elle est de vous, cette peinture ?

– Oui-da ! mon bon monsieur, elle est de moi, une merveille ; mais ils n’en veulent pas. Ils disent que ce n’est pas une Tentation de saint Antoine, que c’est un Enfant prodigue...

– Voyons voire.

On « vit voir ».

– Mais ce n’est pas mal du tout, cette machine-là... Combien en voulez-vous ?

– Les Pères Antonins devaient m’en donner quarante parisis.

– Va pour quarante parisis... Allons, hope ! debout, prenez votre tableau et suivez-moi.

Or il faut savoir que le gros bourgeois était M. l’argentier du puissant duc de Bourgogne. Il aimait la peinture, ou, plutôt, il avait un fils qui en raffolait ; par surcroît, ce fils ne faisait rien qui vaille, courant tavernes et tripots, plus assidu au brelan, au glic, aux quilles et aux dés qu’aux livres et escriptures en honneur à l’université. Son père s’en désespérait.

Et voici le plan subtil conçu par M. l’argentier du duc de Bourgogne. Son fils aimait les arts, fidèle aux offices, mais pour y contempler statues et peinture à la clarté des luminaires, et y entendre le jeu des luths et du psaltérion. Aidé du pauvre sellier, le voici qui accroche le tableau refusé par les Antonins dans la chambre de son garçon, au-dessus de la pierre à évier où, tous les matins, celui-ci faisait sa toilette. Puis il y fixa, au bas de la bordure, un feuillet de parchemin, où il écrivit les vers du poète, sous le titre : l’Enfant prodigue.

 

            Hé ! Dieu, si j’eusse estudié

            Au temps de ma jeunesse folle,

            Et à bonnes mœurs dédié,

            J’eusse maison et couche molle ;

            Mais quoi ! je fuyoye l’escole

            Comme fait le mauvais enfant ;

            En escripvant ceste parole

            À peu que le cœur ne me fend.

 

Quoi de plus ? Le jeune Henry-Roland de Colin-Villars – ainsi se nommait père et fils – rentrant chez lui, fut, en son premier mouvement, dans le désir de jeter l’Enfant prodigue par la fenêtre ; mais, à y mieux regarder, il vit la qualité de la peinture, l’expression tragique qui marquait le visage du pauvre porcher, la bonhomie avenante des porcelets dont il était entouré, et le clair horizon où les collines éloignées baignaient en une chaude lumière d’automne. Le tableau demeura en place. Tous les matins, devant la pierre à évier, tout en se peignant le poil et se récurant le museau, Henry-Roland de Colin-Villars contemplait l’image de l’Enfant prodigue, et lisait parfois les vers qui y étaient fixés. Il ne tarda même pas à les savoir par cœur. S’étonnera-t-on que bouchons et tavernes en furent peu à peu de plus en plus délaissés pour la butte Sainte-Geneviève et la rue au Fouarre où dissertaient écolâtres et scoliastes. Le père suivait avec ravissement la conversion tant désirée, et qu’il avait escomptée, mais sans trop grande confiance.

 

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*     *

 

L’année passa. Le 24 décembre revint. M. l’argentier du duc de Bourgogne se souvint du pauvre sellier et de l’humble logis de la rue de l’Arbre-Sec, où il savait qu’il travaillait si durement de son beau métier. Il en prit le chemin. La porte s’ouvrit sur un visage rayonnant. Le pauvre sellier avait refait une nouvelle Tentation qui, cette fois, avait été agréée et avec éloges. Quarante parisis d’or tintaient en ses houseaux.

– Heureux de te revoir, mon brave, dit l’argentier en lui secouant les deux mains. Ton saint Antoine et ses compagnons s’entendent en miracle. Il serait long de te conter ; mais voilà quatre-vingts parisis en sus de ceux que je t’ai versés.

Notre pauvre sellier demeura si ébahi qu’il ne recouvra l’usage de la parole que lorsque les pas de M. l’argentier retentissaient déjà dans l’escalier, mais quatre-vingts parisis d’or brillaient sur le coin du bahut.

Quatre-vingts plus quarante : cent vingt parisis d’or. La veille encore, le pauvre sellier n’aurait pu imaginer que la France entière contînt pareille fortune. Et comme on allait réveillonner !...

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO,

Récits pour le temps de Noël, 1934.

 

 

 

 

 

 

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