Les cloches

 

          (CONTE POUR NOEL)

 

                                   Au comte Aug. de Blangy.

 

 

                           I

 

C’était dans un bourg de Bohême,

Au temps sinistre, au siècle noir

Où les races au désespoir

Se livraient le combat suprême.

Partout, dans les champs dévastés,

Fumaient les débris des cités,

Partout ricanait le blasphème,

Et l’on n’eût pu voir, en tout lieu,

Que des murs, renversés par Dieu,

Où pleurait la misère blême.

 

Des torches passaient dans la nuit :

C’était quelque nouvelle horde.

En demandant miséricorde,

Les plus courageux avaient fui.

Les autres, femmes amaigries,

Vieillards tremblants aux chairs flétries,

Infirmes, moribonds, blessés,

Petits enfants à la mamelle,

Restaient, muets et pêle-mêle,

Près des églises entassés.

 

Oh ! la morne et tragique église

Que celle de ce bourg en feu !

Des blessés râlaient au milieu ;

Le sang tachait la pierre grise.

Dans le silence des grabats,

Nul ne parlait, même tout bas,

Mais des plaintes déchiraient l’ombre. ,

Et, tous les prêtres étant morts,

L’autel, comme un vivant remords,

Demeurait là, lugubre et sombre.

 

Et les cloches ? Plus de sonneur !

Pour suivre au combat Monseigneur,

Il était mort loin de ses proches,

Mort loin de tout secours humain,

Et, depuis lors, aucune main

N’avait plus éveillé les cloches.

 

Au haut de la tour de grani

Où l’oiseau ne fait plus son nid,

Solennelles et résignées,

Les cloches dorment lourdement,

Et livrent leur bronze, en dormant.

Aux fils épais des araignées.

 

L’une annonçait, au temps jadis,

La volupté des épousailles ;

Puis sont venus les jours maudits

Et les sanglantes fiançailles.

La plus frêle versait dans l’air

Le cristal de son rire clair

En fêtant les joyeux baptêmes :

Pour les petits plus de baisers ;

Comment seraient-ils baptisés ?

Leur tendant des seins épuisés,

Les mères ont faim elles-mêmes.

 

La plus lourde cloche des trois,

Qui faisait trembler les murs froids

Dès que résonnait son cantique,

Était plus grave et plus mystique.

Quand cette cloche se mouvait,

C’est que la mort s’était penchée

Sur les angoisses d’un chevet ;

C’est que, de la chair desséchée,

L’âme, brusquement arrachée,

Les ailes grandes, se levait !

Mais, à présent, c’est le silence,

Et, lorsqu’une âme au ciel s’élance,

La cloche n’accompagne plus,

D’un murmure sublime et tendre,

L’âme qui la voudrait entendre,

L’âme qui cherche les élus...

Entre les humides poutrelles

Où pèse le silence lourd,

Mornes, n’osant se plaindre entr’elles,

Les cloches dorment sur le bourg.

 

 

                           II

 

Noël approche. Voici l’heure

Où, dans les blonds pays joyeux,

Partout, sous la clarté des cieux,

De joie et d’amour l’homme pleure.

Ici, pour célébrer Noël,

Passa Procope le Cruel ;

On a mis en croix des victimes,

Étranglé, mutilé, pendu,

– Et Dieu l’a peut-être entendu,

Mais Dieu ne punit plus les crimes !

 

Autour de l’église sans voix,

Partout, maudissant les épées.

Les aïeules se sont groupées

Comme des fuyards dans les bois.

Les enfants imitent les vieilles ;

Chacun se blottit et se tait ;

C’est Noël, la nuit des merveilles :

Ah ! si du moins, à leurs oreilles,

Un dernier carillon tintait !

 

Ô miracle ! sous les poutrelles,

Dans le mystère du clocher,

Les trois cloches surnaturelles

Ont eu l’air de se rapprocher.

La cloche qui, naguère encore,

Saluait les jeunes époux,

A dit aux autres : « Dormez-vous ? »

La petite cloche sonore

A répondu : « Je ne dors pas.

« Jésus est né : dans les combats,

« Dans les deuils, c’est lui qu’on implore... »

Et la plus lourde, celle-ci

Qui berçait le dernier souci

Et le premier essor des âmes,

S’est soulevée, a frissonné,

À regardé la plaine en flammes

Puis elle a dit : « Jésus est né ! »

Et, d’elle-même, elle a sonné.

 

Et les deux autres, ses amies,

Lasses de rester endormies

À cause du sonneur parti,

Les deux autres se sont levées

En frôlant les noires travées

Où leurs deux voix ont retenti.

La cloche des baptêmes roses

Se rappelle beaucoup de choses

Et les dit en mots de cristal ;

Celle des tendres épousailles

À des caresses de métal,

Et la cloche des funérailles

Demande à Dieu la fin du mal.

 

Et soudain, de toutes les flèches,

À tous les coins de l’horizon,

S’épand et coule, en ondes fraîches,

La miraculeuse oraison.

Dans les fossés des chairs pourrissent ;

Les corps des pendus se meurtrissent

En heurtant les clous des gibets :

Parmi les ténèbres profondes,

Ce qui descend, en fraîches ondes,

C’est de l’amour et de la paix.

 

Et voilà comment, dans la plaine

Où crépitaient les bourgs fumants,

Malgré ces épouvantements

Dont la nuit tragique était pleine,

Malgré l’aboi des loups hurleurs,

Tandis que les vieilles, ravies,

Donnaient le reste de leurs vies

À calmer les petits en pleurs,

Tandis que, dans le creux des haies,

Les mutilés, tout noirs de plaies,

N’avaient pas fini de râler,

On put ouïr, la nuit entière,

Les cloches chanter leur prière

Sans qu’un sonneur les fît parler !

 

 

Charles FUSTER.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1896.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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