Dante Alighieri

 

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RÉCITS

TIRÉS DE DANTE

 

RACONTÉS AUX ENFANTS PAR

B. GAGNOT

Professeur agrégée de l’Université

 

AVEC SIX PLANCHES EN COULEURS

PAR

R.-T. ROSE

 

 

 

NELSON, ÉDITEURS

25, RUE DENFERT-ROCHEREAU, PARIS

1937

 

 

 

 

 

 

 

 

Le curieux défilé des hypocrites.

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

DANS les temps lointains où vivait Dante, les gens qui écrivaient des livres les écrivaient en latin.

Dante même écrivit en cette langue les sept premiers chants de son poème ; mais, comme beaucoup d’autres grands poètes, il ne fut pas satisfait de ce premier essai. Il mit de côté les sept chants latins et semble les avoir oubliés, car, lorsqu’il fut banni de Florence, il ne les emporta pas avec lui.

Sa femme, cependant, retrouva les sept chants du poème ; elle les mit dans un sac avec ses bijoux, puis elle les oublia à son tour.

Cinq ans plus tard, un neveu de Dante retrouva par hasard ces vers et les envoya à son oncle qui était encore exilé.

Lorsque Dante reçut les sept chants écrits si longtemps auparavant, il pensa que le Ciel lui ordonnait d’achever le grand poème qu’il avait commencé. Il se remit donc au travail ; cette fois, il n’écrivit plus en latin, mais dans sa belle langue maternelle qui était, comme vous savez, l’italien.

Quand le poème fut achevé, Dante le nomma simplement La Comédie ; ce ne fut que bien des années après sa mort que le titre fut changé en celui de Divine Comédie.

Une comédie était un conte qui pouvait être le plus triste du monde, pourvu qu’il s’achevât dans la joie.

Dans la Divine Comédie que ce petit livre vous raconte, vous trouverez beaucoup de choses tristes, beaucoup de choses terribles, mais, pourtant, soyez certains qu’avant la fin du conte vous y trouverez du bonheur et de la joie.

 

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I

 

DANTE ET BÉATRICE

 

PLUS de six cents années se sont écoulées depuis que naquit à Florence un petit Italien appelé Durante Alighieri.

Sous ce ciel ensoleillé l’enfant grandit, aussi beau, aussi droit, aussi fort que les fleurs de sa ville natale.

Lorsqu’il n’était encore qu’un petit garçon, ses camarades, ainsi qu’il arrive souvent, lui donnèrent un nom d’amitié. Ils l’appelèrent Dante, changeant ainsi en un nom plus simple et plus court son nom de baptême de Durante. Le nom de Dante lui resta quand les jours d’école furent passés, et c’est encore Dante qu’on l’appelait quand il devint, longtemps après, le plus grand poète de l’Italie.

Le printemps était l’époque des réjouissances dans la Cité des Fleurs ; c’est ainsi que l’on désignait souvent Florence. Les petits enfants accueillaient cette saison avec leurs doux sourires, et les vieillards la saluaient en pleurant, évoquant leurs souvenirs.

Quand mai arrivait, que les vents froids ne venaient plus des montagnes, que les feuilles dansaient et que les fleurs embaumées s’épanouissaient au soleil, il y avait des fêtes joyeuses. Le premier mai était, dans la Cité des Fleurs, la fête des enfants. Lorsque Dante eut neuf ans, son père l’y mena. Parmi les enfants qui se trouvaient là, Dante vit une petite fille si blonde, si belle, qu’il se mit à l’aimer de tout son cœur dès qu’il l’aperçut.

Elle se nommait Béatrice, et n’avait qu’un an de moins que lui.

Le petit garçon observa Béatrice tandis qu’elle courait çà et là parmi les fleurs éclatantes, mais il ne lui dit pas un mot. Peut-être était-il intimidé.

Quoi qu’il en soit, ce ne fut que longtemps après qu’il entendit pour la première fois la voix de Béatrice ; et pourtant, jamais il n’oublia le jour où ses yeux s’étaient posés sur la petite fille et où l’amour était brusquement né dans son cœur. La couleur de sa robe, sa ceinture, les bijoux qui ornaient sa beauté, Dante pouvait encore les décrire bien des années plus tard.

Et c’est parce qu’il s’en souvenait si nettement que nous avons un portrait de la petite Florentine, vêtue d’un riche costume d’un rouge sombre. Nous pouvons voir sa ceinture maintenir à la taille les plis de sa petite robe, et son collier scintiller, tandis que d’un mouvement de tête elle rejette en arrière ses longs cheveux blonds.

Dante et Béatrice habitaient tous deux Florence, mais ils se voyaient rarement. Cependant l’amour de Dante était tel qu’il restait pendant des heures aux aguets dans les rues étroites de Florence, espérant qu’il pourrait entrevoir celle qu’il adorait.

Ce ne fut que neuf longues années après le jour où il l’avait vue pour la première fois, que Dante entendit la voix de Béatrice. Elle passait dans la rue entre deux dames, et, l’apercevant, elle le salua de quelques paroles aimables, puis poursuivit son chemin, le laissant fou de joie.

Quelques jours après Dante tomba malade, bien malade ; il souffrait beaucoup. Tandis qu’il était dans son lit, peut-être parce qu’il était très faible, une pensée terrible se glissa dans son esprit. « Béatrice, la noble Béatrice mourra », telle était la pensée qui le troublait dans sa fièvre et qui ne voulait pas le quitter. Dans son délire il criait : « Béatrice mourra un jour ; la noble Béatrice mourra. »

Quand il fut encore plus affaibli, Dante eut une étrange vision. Il vit des dames passer sur une route ; elles pleuraient et semblaient tout affligées ; puis le soleil s’assombrit, les étoiles pâlirent, les oiseaux qui volaient tombèrent morts sur le sol, et la terre fut ébranlée comme par une grande tempête.

Il sembla à Dante qu’un homme se tenait près de son lit et lui disait : « Ne sais-tu pas la nouvelle ? Ta dame, qui était si belle, est morte. » En entendant ces paroles, Dante se mit à pleurer et leva les yeux vers le ciel ; et voilà qu’il aperçut une multitude d’anges qui y remontaient, soutenant de leurs bras dressés un petit nuage d’une éclatante blancheur.

Dans son rêve, Dante comprit que ce nuage était l’âme de Béatrice ; et il entendit les anges qui tout en volant chantaient : « Hosanna, Hosanna ! »

Alors l’homme qui se tenait auprès de son lit lui dit : « Viens voir ta dame » ; et Dante vit le corps de Béatrice ; ses femmes lui couvraient la tête d’un long voile.

Or, ceux qui soignaient Dante virent des larmes couler de ses yeux et se demandèrent pourquoi il pleurait. Mais lui, sortant de son rêve, leur dit qu’il avait vu l’âme de sa dame qui s’envolait vers le ciel, semblable à un petit nuage blanc, et le corps de sa dame gisant mort sur la terre.

Ceux qui l’entouraient le calmèrent et lui dirent que ce n’était qu’un rêve. Dante, sachant qu’ils disaient vrai, reposa, et avant longtemps guérit et reprit des forces. Mais il n’oublia pas son rêve.

Il passait son temps dans sa chambre à écrire des chansons d’amour en l’honneur de sa dame, et à rêver à la vision qu’il avait eue. Un jour qu’il était ainsi occupé, il apprit que Béatrice était bien morte.

Dante fut accablé de tristesse. Florence, la ville populeuse, lui sembla vide, car sa dame était morte. Il passait de longues heures immobile, indifférent à tout ce qui arrivait dans sa ville bien-aimée : Béatrice l’avait quittée, et pour Dante rien n’y offrait plus d’intérêt.

Une nuit, tandis qu’il était plongé dans la tristesse, Dante eut un rêve merveilleux. Il revit la dame qu’il aimait. Elle était dans le Paradis, parmi les anges, plus belle et plus radieuse qu’auparavant.

Dante s’éveilla, guéri de sa tristesse. Il avait vu Béatrice ; il pensait qu’elle pouvait le voir et le secourir, bien qu’elle n’habitât plus la terre. Il savait que jamais il n’oublierait cette vision, mais il résolut cependant de la décrire dans un livre. Ce livre chanterait les louanges de sa dame qui vivait maintenant plus haut que les étoiles.

Et bien des années après, quand Dante eut étudié afin d’écrire d’une façon plus digne de celle qu’il aimait, il raconta son rêve dans un admirable poème. C’est ainsi qu’il donna au monde la Divine Comédie.

 

 

 

 

II

 

L’EXIL DE DANTE

 

MAIS un grand malheur arriva à Dante avant qu’il eût écrit son poème.

En ce temps-là, il n’y avait pas de roi d’Italie. Chaque ville italienne avait son gouvernement.

La ville de Florence était gouvernée par des magistrats choisis par le peuple, mais dont le pouvoir ne durait que deux mois. Comme vous pouvez bien penser, les citoyens de Florence se disputaient souvent pour prendre le pouvoir, et ils se partageaient fréquemment en deux grands partis.

La lutte était si âpre que celui des deux qui était le maître se vengeait de l’autre en l’exilant de la ville. Cet exil ruinait les citoyens et leur causait une grande douleur, car ils aimaient tendrement leur ville, et ils ne pouvaient pas la servir quand on les avait dépouillés de leurs biens et exilés loin d’elle.

Dante grandit au milieu de ces querelles ; elles lui causaient tant de peine qu’il essaya, quand il fut grand, de réconcilier ses concitoyens. Mais la haine était trop profonde : tous ses efforts pour la vaincre échouèrent.

Quand Dante avait environ trente-cinq ans, un Florentin, nommé Donati, invita Charles de Valois, frère du roi de France Philippe IV, à venir à Florence. Il espérait, avec l’aide du prince, s’emparer du pouvoir.

Charles vint, comme on l’y avait invité ; Donati et ses partisans se joignirent à lui et réussirent à vaincre leurs adversaires. Ils en condamnèrent beaucoup à l’exil ; parmi les Florentins bannis de leur patrie se trouvait Dante. Comme il chérissait sa ville natale, il fut rempli de douleur et d’indignation. Non seulement on le chassait de Florence, mais on l’avait condamné à être brûlé vif s’il y revenait.

Il partit donc, abandonnant sa femme et ses enfants. Trois ans environ après la mort de Béatrice il avait épousé une cousine de Donati, Gemma ; il savait que Donati ne ferait point de mal à sa parente.

Dante espérait toujours qu’on lui permettrait de revenir dans sa patrie, mais les années passaient et il errait toujours loin de Florence. Il supportait bien des privations : il n’avait pas d’argent, et les voyages étaient pénibles.

Ces privations paraissaient pourtant moins douloureuses au poète que la pauvreté. Il avait l’âme fière ; accepter l’aide des autres l’irritait et l’emplissait d’amertume.

Parfois il enseignait dans les universités tandis qu’il parcourait l’Italie ; parfois aussi, il travaillait pour le gouvernement de son pays ; souvent il était l’hôte de princes ou de seigneurs qui le traitaient fort bien. Mais Dante souffrait ; son orgueil lui disait qu’il n’était qu’un valet, soumis aux caprices et aux fantaisies de ces princes et de ces nobles.

Il passa quelque temps à Vérone, à la cour d’un jeune prince qui le considérait comme un ami très cher. L’orgueil de Dante se cabrait, cependant, tel un coursier rétif.

Écoutez-le. Un jour, à Vérone, l’exilé s’écrie tristement : « Qu’il est amer, le pain des autres ; qu’elles sont dures à gravir, les marches des autres. »

C’est pendant les années où il errait ainsi que Dante écrivit le poème qui relatait son rêve. Quand il l’eut achevé, il désira plus que jamais rentrer dans sa ville bien-aimée. Il y avait à Florence une église dédiée à saint Jean. C’est là que Dante fut baptisé, qu’on lui donna son prénom de Durante. Il aimait cette église qu’il appelle souvent « mon beau Saint-Jean » ; il souhaitait ardemment pouvoir y aller. Il méritait, comme poète, la couronne de laurier : il désirait la placer sur sa tête dans sa ville natale, dans l’enceinte sacrée qui était son église depuis qu’on l’avait porté, tout petit, à ses fonts baptismaux.

Écoutez ses paroles mélancoliques : « S’il arrivait jamais que le poème sacré auquel j’ai consacré ma main, et pour lequel je maigris depuis des années, puisse vaincre la cruauté qui me chasse du doux bercail où, étant agneau, j’ai reposé, je reviendrais, la voix soudain changée, recevoir sur mon front la couronne des poètes. »

Après quinze longues années d’exil, on offrit bien à Dante de rentrer à Florence. Mais les conditions qu’on mit à son retour étaient telles que son cœur orgueilleux ne put les accepter, même pour avoir la joie de parcourir une fois encore les rues de sa ville chérie.

Payer une amende, se reconnaître publiquement coupable, telles étaient les conditions offertes à Dante par ses ennemis. Il les repoussa avec mépris.

Mais la douleur de l’exil s’était profondément gravée sur son visage. Si vous regardez les portraits que l’on fit pendant les dernières années de son bannissement, vous verrez clairement sa douleur. On ne peut s’imaginer qu’un sourire entrouvre jamais ces lèvres fermées, que l’espérance brille jamais dans ces grands yeux pleins de tristesse. Ces dix-neuf années d’exil ont tué la joie dans la vie du poète.

Le dernier refuge de Dante fut à Ravenne ; il trouva dans cette ville un riche protecteur nommé Guido, qui lui aussi était poète. C’est à Ravenne que Dante mourut, en 1321, âgé de cinquante-six ans.

Alors, quand il n’était plus temps, Florence se repentit de sa dureté ; elle demanda que le corps du grand poète lui fût rendu et reposât dans sa ville natale. Mais elle pria en vain ; Dante est toujours loin de la belle Cité des Fleurs qu’il a tant aimée.

Dante est mort ! alors tout est fini !

Non. Si vous voulez écouter le rêve merveilleux dont l’exilé fit un grand poème, vous allez errer avec lui dans des lieux étranges. Tantôt vous vous trouverez dans un endroit obscur et triste que jamais le soleil n’éclaire ; tantôt sur une montagne escarpée dont la cime monte vers la lumière céleste. Si vous l’escaladez jusqu’au faîte vous vous trouverez avec Dante dans le Paradis.

Dante, en effet, a poursuivi son voyage jusqu’à ce que son rêve l’ait amené devant le trône de Dieu.

 

 

 

 

III

 

SONGE DE DANTE. – SON VOYAGE

 

LE pays des songes existe vraiment ; tous les petits garçons et toutes les petites filles le savent bien. Les grandes personnes y ont voyagé aussi et n’ont jamais douté de la réalité des choses qu’elles voyaient et qu’elles entendaient.

Dante rêvait souvent, et une fois une vision très belle vint à lui du fond des ténèbres. Je vais vous parler de quelques-uns des spectacles qu’il vit et de quelques-unes des voix qu’il entendit.

Dans son grand poème, Dante nous raconte qu’il se trouve transporté en songe dans une forêt obscure, effroyable, sans savoir comment il y était arrivé ; il savait seulement qu’il s’était égaré. Il ne pouvait découvrir de sentier pour sortir de cet épais fourré, et nulle lumière ne traversait le feuillage touffu. Le droit chemin, s’il existait, était perdu pour lui.

Ce n’est que bien des années après qu’il décrivit le bois dans lequel il avait erré, et pourtant il tremblait encore, plein d’une terreur presque égale à celle qu’il éprouvait alors.

« Ah ! qu’il est pénible, dit-il, de dépeindre cette forêt sauvage, si âpre, si épaisse ; rien que d’y penser fait renaître mon effroi et une amertume qui égale presque celle de la mort. »

Il allait çà et là, essayant de s’enfuir de ce bois affreux. Les branches égratignaient son visage et ses mains, et le faisaient trébucher ; les racines noueuses, saisissant son pied, le faisaient tomber tout de son long sur le sol ; il se relevait, le cœur battant, les jambes tremblantes, et les épines et les chardons le piquaient et le harcelaient. Il atteignit enfin la lisière du bois et se trouva au pied d’une montagne escarpée. Le soleil venait de se lever, et ses rayons, frappant les flancs de cette montagne, la baignaient d’une lumière éclatante.

Il avait donc passé toute la nuit dans ce lieu redoutable. Dante frémit en songeant à toutes ses terreurs. Mais le soleil brillait maintenant : sa lumière ramena l’espoir au cœur du voyageur.

Il s’arrêta un instant pour prendre quelque repos après avoir si rudement lutté contre les branches et les épines, puis il se mit à gravir la haute montagne.

Hélas ! il n’avait parcouru qu’une petite distance quand un nouvel obstacle se dressa devant lui. Un léopard était sur la route. Bien que surpris, Dante n’éprouva d’abord aucune crainte ; il observa même avec plaisir les mouvements souples et agiles de l’animal, et il admira son beau pelage tacheté. Bientôt, cependant, son plaisir se changea en ennui : le léopard lui barrait le chemin et semblait bien décidé à l’empêcher de passer.

Dante se retourna plusieurs fois, prêt à revenir sur ses pas ; mais le soleil était si éclatant, l’air si plein des chants et des parfums du printemps, que le poète reprit courage et, rempli d’espoir, se remit à monter.

Son ardeur fut de courte durée, et ce n’est pas surprenant : un lion plein de rage, rendu furieux par la faim, s’avançait vers lui la tête dressée.

Derrière le lion allait et venait une louve affamée, si maigre, qu’on la sentait prête à tout dévorer.

La belle matinée de printemps sembla perdre tout son éclat et pâlir comme frappée, elle aussi, de terreur à la vue des deux monstres.

Ces terribles animaux obligèrent le voyageur à reculer de plus en plus, et il revint à la lisière de la forêt ténébreuse. Il voyait le soleil se jouer sur les flancs de la montagne, mais nul rayon n’atteignait le lieu où se tenait Dante, désespéré, impuissant.

S’il ne pouvait gravir la montagne, comment rejoindrait-il les lieux baignés de lumière ? Il pensa, dans son rêve, que l’ombre devenait plus épaisse autour de lui, et que malgré lui il entrait de nouveau dans la forêt redoutable.

Mais alors, dans l’obscurité qui l’entourait, il aperçut une forme indécise qui s’avançait vers lui.

– Aie pitié de moi, lui cria-t-il. Aie pitié de moi, qui que tu sois, homme ou esprit !

Une voix sourde, étrange, qui paraissait avoir perdu l’habitude de parler, sortit de l’ombre. Elle disait : « Je suis Virgile. »

À ces mots, le cœur de Dante bondit de joie.

Virgile, le grand poète latin ! Sauf sa dame Béatrice, il n’y avait personne que Dante eût été plus heureux de voir. Il est vrai que Virgile était mort bien longtemps avant la naissance de Dante ; pourtant celui-ci l’aimait comme un ami très cher. Il avait lu et étudié toutes les œuvres de Virgile, et la sagesse du poète latin était entrée dans son âme. Il l’appelait souvent « maître », et éprouvait pour lui du respect et de l’amour.

Il ne sembla pas étrange au voyageur de retrouver le poète antique dans le pays des songes.

Il lui souhaita la bienvenue, tremblant de joie, puis il s’écria d’une voix suppliante :

– Sois mon guide ; emmène-moi loin de ces ténèbres ; délivre-moi des fauves qui me barrent le chemin de la montagne ensoleillée. Vois, ils sont là, furieux, aux aguets.

Et Dante lui montrait les terribles animaux.

Virgile venait justement à son aide. Béatrice, quittant sa demeure dans le Paradis, était allée trouver le poète et le prier de voler au secours de son ami.

Mais Virgile lui-même était impuissant contre la louve. Il répondit donc :

– Si tu veux échapper à cette forêt obscure, il te faut prendre un autre sentier. La bête que tu redoutes ne permet à personne de monter : elle met en pièces tous ceux qui osent la provoquer.

« Si tu te fies à moi, je te conduirai par une autre voie au sommet de la montagne.

« Tu traverseras le royaume des ombres ; tu verras la demeure ténébreuse de ceux qui ont fait le mal sur la terre et souffrent maintenant dans l’autre monde en punition de leurs péchés.

« Tu atteindras ensuite la montagne de Purification appelée Purgatoire. C’est là que se trouvent ceux qui, ayant péché, se repentent de leurs fautes et sont purifiés de tout ce qui les a souillés sur la terre.

« Si tu veux aller plus loin, un autre esprit sera ton guide. Béatrice, qui habite le séjour des justes et des saints, Béatrice elle-même, te conduira jusqu’au trône de Dieu. »

Dante écouta avec respect les paroles de son maître ; puis il s’écria :

– Poète, montre le chemin, je te suis.

Et, craignant de se trouver seul dans ces régions inconnues, il mettait ses pieds dans l’empreinte des pas de Virgile qui s’éloignait.

 

 

 

 

IV

 

LA PORTE DE L’ENFER

 

LORSQUE Dante partit à la suite de Virgile pour son étrange voyage, les ombres du soir s’étendaient autour d’eux. La journée était finie sur terre, et, las après un jour de labeur, les humains déposaient leur fardeau afin de goûter le repos jusqu’à l’aube. Dante, lui, ne devait pas se reposer.

Il était parti bravement, comme vous savez, et d’abord il suivit hardiment son guide ; mais bientôt son courage diminua. Il se demandait s’il était digne d’accomplir ce pèlerinage aux régions éternelles et de suivre un guide aussi sage que le poète latin. « Ah ! quelle imprudence, se disait-il, de m’être ainsi aventuré au milieu de périls inconnus ! quelle folie d’avoir seulement songé à tenter ce voyage ! »

Ces pensées l’agitaient et affaiblissaient sa résolution ; bientôt il cria à Virgile d’arrêter.

– Maître, dit-il, maître, je crains que ce voyage ne soit rien pour moi que folie. Tu es sage, tu peux comprendre mes doutes : dis-moi, que dois-je faire ?

– La crainte a envahi ton âme, lui répondit son guide ; la vile peur t’empêche de poursuivre ta route. Cependant, si tu écoutes mes paroles, il se peut que ta terreur se dissipe comme se dissipe la brume aux rayons du soleil.

Il n’était pas besoin de dire à Dante d’être attentif : dès que Virgile commença à parler, il comprit qu’il s’agissait de Béatrice, de sa dame bien-aimée.

– Avant de venir à ton secours, lui dit le poète latin, j’étais à la place qui m’est assignée dans le monde éternel. Soudain j’entendis une voix douce et mélodieuse qui m’appelait ; je me retournai et je vis à mes côtés une dame resplendissante de beauté. Ses yeux brillaient comme l’étoile du matin tandis qu’elle me suppliait de venir au secours de son ami. Il était, me dit-elle, dans un lieu désert, entouré de dangers ; elle craignait même d’être venue trop tard me demander mon aide.

« Hâte-toi de l’arracher à son sort, s’écria-t-elle ; tu me consoleras si tu le fais. C’est moi, Béatrice, qui te demande ton aide ; si tu me l’accordes, ton nom sera souvent sur mes lèvres tandis que je serai agenouillée aux pieds de mon Dieu. »

« Après avoir dit ces paroles, elle détourna la tête ; des larmes brillaient dans ses yeux. Je me suis empressé de venir à ton secours pour lui obéir. Le sentier dans lequel je te guide n’a point de bêtes féroces : pourquoi crains-tu donc de me suivre ? La bienheureuse Béatrice s’intéresse à ton sort ; cette nouvelle ne fait-elle pas renaître le courage en ton cœur ? »

Il avait raison. Dante oubliait soudain toutes ses terreurs. Puisque sa dame pensait à lui et l’arrachait au danger, son âme ne connaissait plus la peur.

D’une voix forte il s’écria :

– Celle qui m’a ainsi secouru fut pitoyable et tu fus courtois d’exaucer sa prière. Je n’écouterai plus les craintes vaines. Va, maître, je te suivrai d’un pas ferme.

Dante s’engagea courageusement à la suite de son maître dans un sentier boisé et obscur.

Ils cheminèrent quelque temps et arrivèrent devant une vaste porte au-dessus de laquelle était gravée une inscription. Le pèlerin s’arrêta pour la lire ; les derniers mots le firent frissonner : « Vous qui entrez ici, quittez toute espérance. »

Dante regarda timidement son guide le ferait-il pénétrer dans ce lieu redoutable ?

– C’est ici l’entrée de l’Inferno, dit Virgile.

Inferno est le mot italien pour enfer.

– Maître, dit Dante, les paroles gravées sur cette porte sont bien amères.

Virgile vit que l’effroi qui emplissait le cœur du poète pâlissait ses joues.

– Tu dois abandonner toute crainte, lui dit-il, l’encourageant du regard.

Il prit la main de Dante dans la sienne, et c’est ainsi que le Florentin pénétra dans l’Enfer.

Dès qu’il eut franchi le seuil, l’air lui sembla plein de cris et de gémissements si douloureux qu’il s’arrêta et se mit à pleurer de pitié. Autour de lui et de son guide, des ombres se pressaient, courant çà et là, se tordant les mains, se heurtant les unes les autres.

– Quel est donc ce peuple, ô maître ? demanda-t-il, tout éperdu.

– Ce sont, dit Virgile, les gens qui, lorsqu’ils habitaient la terre, ont été trop paresseux pour faire ou le bien ou le mal. Ils ont laissé, insouciants, passer les années, ne servant ni Dieu ni le diable, occupés d’eux seuls.

Et Dante, les observant maintenant avec plus de mépris que de pitié, en vit un grand nombre qui poursuivaient une bannière flottant dans l’air. Il comprit que c’était ainsi qu’ils avaient passé sur terre leur vie inutile, courant de-ci de-là.

Dans la foule des ombres, il en reconnut une. Cette ombre avait été jadis un simple prêtre, jusqu’au jour où on l’éleva à la dignité de pape. Mais le pape Célestin n’avait ni le courage d’accomplir les devoirs d’une charge si haute, ni celui d’en courir les dangers, et bientôt, nous dit Dante, « par lâcheté il se souilla par un grand refus ». Il abandonna le trône pontifical pour passer sa vie dans l’oisiveté.

Virgile ne voulut pas s’attarder à l’entrée de l’Enfer et conduisit rapidement son compagnon, à travers la foule des esprits, jusqu’à la rive d’un fleuve nommé l’Achéron.

Le long de ce fleuve se tenait une autre troupe d’ombres. Bientôt Dante vit venir une barque dans laquelle se trouvait un passeur. C’était un vieillard à cheveux blancs appelé Charon. Sa tâche n’était jamais finie ; il ramait sans cesse d’une rive à l’autre. À son approche les ombres se serrèrent plus étroitement les unes contre les autres ; lui, se raillait d’elles, et leur adressait des paroles cruelles. Il leur disait qu’il les mènerait vers un pays d’où jamais elles ne reviendraient ; que jamais plus elles ne verraient la lumière du soleil ; qu’elles habiteraient désormais dans les ténèbres, torturées par un froid aigu ou par une chaleur dévorante.

Les malheureux esprits entrèrent en gémissant dans la barque que Charon avait, tout en parlant, attachée au rivage.

 

 

Il ramait sans cesse d’une ville à l’autre.

 

 

Nul n’osa s’attarder : ils savaient que le terrible passeur faisait entrer à coups de rames ceux qui hésitaient.

Quand les yeux de Charon tombèrent sur Dante, dont l’âme habitait encore le corps terrestre, sa fureur fut extrême. Il lui ordonna d’une voix sévère de s’éloigner.

Comme Dante restait immobile, il lui cria encore de partir.

– Il faut que tu choisisses un autre chemin pour atteindre l’autre rive, lui dit-il. Seul un esquif plus rapide et plus léger peut te faire traverser le fleuve.

– Ne te fâche pas, Charon, lui dit Virgile, parlant pour la première fois depuis qu’ils étaient là ; le Ciel a ordonné que tu prennes ce pèlerin dans ta barque.

À ces mots, le passeur fit, de mauvaise grâce, place à ce nouveau voyageur ; puis, Dante et Virgile étant entrés dans le bateau, il se mit à ramer vers l’autre rive.

– Mon fils, dit Virgile, ne t’étonne pas des rudes paroles du batelier. Jamais auparavant une âme innocente n’a traversé ce fleuve ; c’est pourquoi Charon ne voulait pas te prendre.

À peine avait-il achevé, qu’un éclair illumina les régions ténébreuses et que le sol trembla violemment. Dante, plein d’horreur, se laissa tomber dans le fond de la barque comme endormi.

Un coup de tonnerre effroyable le tira de sa torpeur. Il n’était plus dans la barque de Charon, il se trouvait au bord d’un profond abîme.

Cette région qui borne l’Enfer se nomme les limbes, et Dante y contempla des spectacles et y entendit des voix étranges.

 

 

 

 

V

 

LA PRAIRIE VERDOYANTE

 

LE poète latin connaissait bien les limbes, car c’était là qu’il habitait.

L’Inferno était un abîme, un grand gouffre dont les parois se creusaient par endroits, formant des cercles. Dans chacun d’eux étaient punis certains péchés.

Les limbes constituaient le premier cercle. Ceux qui y habitaient n’enduraient pas de châtiments ; la plupart avaient vécu sur la terre avant la venue du Christ ; vous les avez souvent entendu appeler des païens. Parmi eux se trouvaient beaucoup de grands hommes dont vous connaissez le nom.

En regardant l’abîme infernal, Dante frémit, et se tournant vers Virgile, il lui demanda si aucun de ceux qui avaient pénétré dans les limbes en étaient jamais sortis.

– Une fois, répondit celui-ci, un être tout-puissant entra dans les limbes. Il portait une couronne en signe de victoire et il a emmené beaucoup de ceux qui étaient dans ce cercle. Adam, Ève, Abel, Noé, Moïse, Abraham, le roi David et bien d’autres que tu connais ont été emmenés par le Christ, car c’est lui qui était entré dans l’Enfer ; il les a conduits loin des ténèbres, dans la lumière céleste.

« Pénétrons maintenant dans ce cercle ténébreux, continua-t-il. Suis-moi de près, je marche le premier. »

Dante, regardant son maître, vit qu’il avait pâli.

– Si toi-même, ô maître, tu es plein d’effroi, comment oserai-je ? s’écria-t-il.

– Ce n’est pas l’effroi, mais la pitié qui fait pâlir ma joue, dit le poète, et il s’avança d’un pas rapide dans le premier des cercles infernaux.

L’oreille du pèlerin ne fut pas frappée d’un bruit de pleurs, mais l’air semblait frémir, chargé des soupirs des âmes.

Tandis qu’ils marchaient tous deux dans l’obscurité, Dante vit dans le lointain une flamme brillante qui illuminait une partie des régions ténébreuses.

– Quels sont donc les êtres privilégiés qui habitent dans cette contrée lumineuse ? se demandait-il.

Comme pour répondre à cette pensée, Virgile lui dit que c’était la résidence de ceux qui avaient acquis un grand renom sur la terre.

Tandis que son maître parlait, il vit quatre ombres qui venaient à eux d’un air noble et majestueux.

L’une d’elles salua de loin le guide de Dante par ces mots :

– Honneur au poète qui revient parmi nous.

Le cœur de Dante bondit de joie : il connut qu’il était en présence d’êtres qui avaient été grands sur la terre.

Virgile lui nomma alors ceux qui s’avançaient vers lui, et Dante courba la tête humblement : il se trouvait devant quatre des plus grands poètes du monde.

Celui qui avait parlé marchait le premier ; il tenait dans sa main droite une épée acérée. C’était Homère, le poète grec qui a conté la guerre de Troie dans un livre plein de merveilleuses aventures ; le roi des poètes, le divin Homère que vous voudrez sûrement connaître un jour.

Après lui venaient Horace, Ovide et Lucain, trois poètes latins. Ils s’entretinrent avec Virgile ; quand ils surent que son compagnon était, lui aussi, un poète, ils lui firent signe de se joindre à eux. Ils le saluèrent courtoisement et il conversa avec ces ombres fameuses. Être admis, même pour peu de temps, dans la société d’un tel groupe, être le sixième parmi ces grands esprits, comme il nous le dit, était une joie suffisante pour le consoler de toutes les terreurs qu’il avait éprouvées.

Tout en parlant, les six poètes se dirigeaient vers la région lumineuse. Nous nous demandons de quoi s’entretenaient ces étranges compagnons, mais Dante ne nous le révèle pas ; non qu’il ait oublié, mais il vaut mieux, dit-il, garder le silence. Peut-être pensait-il que ceux qui liraient son poème ne sauraient pas apprécier comme il convenait les nobles pensées de ces grands hommes.

Ils atteignirent le pied d’une forteresse qu’entouraient sept enceintes de tours et un clair cours d’eau.

Ils le traversèrent à pied sec, puis franchirent les sept grilles, et Dante vit une prairie verdoyante se dérouler devant lui. Jamais, même à Florence, il n’avait vu d’herbe aussi verte, de fleurs aussi belles, que celles qui croissaient dans cette prairie.

Beaucoup des grands hommes du monde y étaient assis. Tous portaient la marque de leur noblesse. Ils se mouvaient sans hâte, d’une allure majestueuse, et lorsqu’ils parlaient, ce qui était rare, leurs paroles venaient aux oreilles du pèlerin comme une suave mélodie.

S’il fallait que je vous dise le nom de tous les hommes et de toutes les femmes célèbres que Dante vit dans cette belle prairie, la liste serait longue.

Quelques-uns avaient gagné un grand renom sur le champ de bataille ; tels Hector et Énée, qui combattirent pendant la guerre de Troie. Il y avait aussi Brutus, le grand patriote romain, et Saladin, le sultan des Turcs, qui avait été de son vivant la terreur de tous les chrétiens.

En regardant Saladin, Dante se souvint de ce qu’on lui avait raconté : Avant de mourir le sultan avait ordonné à son peuple de l’enterrer sans honneur. En guise de drapeau, il fit porter devant lui sa chemise, placée à la pointe d’une lance. Un prêtre, simplement vêtu, précédait ce bizarre étendard et criait : « Saladin, le vainqueur de l’Orient, n’emporte rien avec lui de toute sa grandeur et de toutes ses richesses, rien que sa chemise. »

Mais il n’y avait pas seulement dans ce pré ceux qui avaient conquis la renommée à la pointe de leur épée.

Il s’en trouvait aussi pour lesquels la plume avait été un instrument plus précieux que l’épée la plus acérée.

Platon, Socrate, Aristote, grands philosophes grecs, les yeux graves, le front plein de majesté, jouissaient d’une société dont ils avaient été privés sur la terre.

Cornélie, la matrone romaine, était là aussi. Nous la connaissons surtout sous le nom de mère des Gracques à cause de son grand amour pour ses deux fils, Tibérius et Caïus Gracchus.

Lorsqu’ils n’étaient encore que des enfants, une dame vint un jour voir Cornélie.

Cette dame était fort riche, et très fière de ses bagues, de ses colliers et de ses autres bijoux. Elle les avait montrés à Cornélie ; elle demanda tout à coup à celle-ci de lui faire voir les siens.

Tibérius et Caïus venaient d’entrer dans la pièce. Cornélie les prit dans ses bras et, les montrant à sa riche amie, elle dit simplement : « Voici mes joyaux. »

Mais je ne peux pas m’attarder à vous raconter l’histoire des hommes et des femmes célèbres que Dante vit dans cette région des limbes.

Il ne lui fut pas permis de rester longtemps dans cette belle prairie, car il avait encore à faire un bien long voyage.

Homère, Horace, Ovide et Lucain rejoignirent les autres esprits, tandis que Virgile entraînait son compagnon loin de la lumière, vers les ténèbres, dans des lieux où l’air s’emplissait de nouveau de plaintes et de gémissements.

 

 

 

 

VI

 

L’AFFREUX MARÉCAGE

 

QUITTANT le premier cercle de l’Enfer, Virgile fit alors pénétrer Dante dans le second. Il était plus petit que les limbes, mais il contenait cependant plus de souffrances et de désespoir.

À l’entrée se tenait un monstre nommé Minos, moitié homme, moitié bête ; il avait un visage grimaçant, et une queue qui lui servait à frapper ses victimes.

Au fur et à mesure que les âmes se présentaient devant lui, Minos prononçait leur sentence. Étaient-elles condamnées au second cercle, il les cinglait de deux coups de queue ; si elles devaient aller dans le troisième, le quatrième, le cinquième ou le sixième cercle, elles recevaient trois, quatre, cinq ou six coups de cette terrible queue.

Or, comme il y avait neuf cercles dans l’Enfer, les malheureuses victimes recevaient jusqu’à neuf coups et savaient seulement par le dernier à quel cercle elles étaient condamnées.

Tandis que Dante contemplait Minos, le monstre interrompit à regret son office et lui cria de ne pas entrer dans le second cercle.

– Tu as tort de te fier à celui qui cherche à te conduire ici, dit-il ; ne te laisse pas tromper : la porte est large, mais il est difficile de pénétrer.

– Tu n’as pas le pouvoir de t’opposer au passage de ce pèlerin, répondit Virgile.

Sa voix calma Minos comme elle avait calmé Charon.

– Ne te tourmente pas, poursuivit-il ; c’est le Ciel qui a décrété que mon compagnon traverserait tes domaines, et, tu le sais, le Ciel peut ce qu’il veut.

Alors, avec une grimace plus horrible encore que les précédentes, Minos permit aux deux poètes d’entrer.

Un ouragan affreux faisait rage dans le second cercle. Un vent furieux entraînait les esprits, les roulait, les heurtait, les précipitait sur le sol, d’où montaient des gémissements semblables à ceux qui s’élèvent d’une mer démontée battue par la tempête.

Dans ce lieu, comme dans les limbes, se trouvaient beaucoup de gens célèbres dont Dante avait étudié l’histoire.

Cléopâtre, une grande reine d’Égypte, y était, ainsi qu’Hélène de Sparte, qui fut la cause de la guerre de Troie, et que Didon, reine de Carthage. C’est dans un poème écrit par Virgile lui-même que Dante avait appris l’histoire de cette reine. Il se rappela, à sa vue, combien elle avait aimé Énée ; son amour était si grand que, lorsque le héros partit pour conquérir la gloire, elle se fit élever un bûcher funéraire sur lequel elle se brûla.

Virgile montra à son compagnon ces esprits et bien d’autres encore ; il les lui nommait et lui racontait leur histoire ; mais à la longue, l’attention de Dante fut attirée par deux ombres qui se trouvaient dans la foule des esprits. Elles lui paraissaient si frêles, si aimantes ; il songea, en les voyant, à des colombes égarées loin de leur doux nid, et qui, à tire-d’aile, cherchent à regagner leur demeure chérie.

– Poète, s’écria-t-il, j’aimerais adresser la parole à ces deux ombres qui viennent à nous si rapides, emportées par le vent.

Virgile lui dit de les appeler quand elles se rapprocheraient.

– Ô malheureux esprits ! leur cria-t-il, venez ici nous parler si rien ne vous le défend.

Ce couple répondit à l’appel et s’arrêta. C’étaient des compatriotes de Dante, des Italiens nommés Paolo et Francesca. Il aurait bien pu les connaître, il était déjà grand quand on les avait mis à mort.

– Puisque tu as pitié de notre malheur, lui dirent-ils, nous prierions volontiers pour toi le Roi tout-puissant s’il n’était pas si irrité contre nous.

Et ils contèrent au poète leur triste histoire. Celui-ci pleurait en les écoutant, si ému de leurs souffrances, qu’avant la fin du récit il tomba évanoui sur le sol.

Quand il rouvrit les yeux, on n’apercevait plus les esprits chassés par la tempête, et il était avec son guide dans le troisième cercle, où étaient punis les gourmands. Leur châtiment était aussi horrible que l’avait été leur péché.

Ils étaient contraints de s’étendre dans une boue glacée, tandis que, sans trêve, la pluie, la grêle, la neige tombaient sur eux. Un monstre à trois têtes de chien, aux yeux flamboyants, Cerbère, les déchirait de ses griffes, les mordait, les assourdissait de ses terribles aboiements, et ces malheureux souhaitaient de ne plus rien sentir, de ne plus rien entendre.

Lorsque Cerbère vit les deux poètes, il ouvrit ses trois gueules toutes grandes, prêt à bondir sur eux. Virgile se baissa rapidement, ramassa des poignées de terre qu’il lança dans les gueules du monstre, qui fut apaisé et les laissa passer.

Tandis qu’ils avançaient, une des ombres se souleva de son lit de boue et, reconnaissant Dante, poussa un grand cri. C’était l’âme de Ciacco, dont le nom veut dire porc en italien ; on l’avait ainsi nommé à cause de sa gloutonnerie. Ciacco était Florentin, un citoyen bien indigne d’une ville aussi belle que Florence.

Malgré la répugnance que lui inspirait son défaut, Dante s’arrêta, et ils causèrent ensemble un instant. Mais Virgile appela son compagnon, et ils entrèrent dans le quatrième cercle.

À l’entrée se tenait Plutus, le dieu des richesses ; il murmurait d’une voix rauque des paroles insensées qui remplirent de terreur le cœur de Dante.

Virgile, se tournant vers le monstre, lui cria : « Tais-toi. » Plutus tomba sur le Sol et les laissa entrer sans leur faire de mal. Les yeux de Dante virent un spectacle extraordinaire, car dans ce lieu étaient punis à la fois ceux qui avaient trop aimé l’argent et ceux qui l’avaient dépensé sans compter.

Les avares et les prodigues étaient partagés en deux camps ; ils se lançaient sans cesse les uns aux autres de lourds blocs de pierre. s Pourquoi gaspiller ? » criaient ceux qui avaient amassé, et les autres répondaient : « Pourquoi garder toujours ? » Ils se moquaient ainsi de ce que les autres avaient fait sur la terre.

Mais le temps passait. Virgile entraîna Dante vers le cinquième cercle, dans lequel se trouvait un affreux marécage. Ses eaux fétides, lourdes de boue, se déversaient lentement dans un lac appelé le Styx.

On apercevait dans ce marais le corps d’innombrables esprits qui se frappaient les uns les autres avec fureur, le visage décomposé par la rage. Ces esprits s’étaient laissés vaincre, sur terre, par la colère et l’orgueil. Embourbés dans la fange de ce marais, ils criaient leur détresse.

– Nous avons été tristes, jadis, quand le soleil réjouissait l’air embaumé, parce que nos cœurs étaient pleins de fureur ; nous sommes plus tristes encore au fond de ces eaux sombres.

Les deux poètes suivirent le bord de ce lugubre marécage et arrivèrent au pied d’une tour qui se dressait sur la rive du Styx.

Lorsqu’ils y furent, des signaux lumineux partirent du sommet, et bientôt des signaux semblables, venus d’une tour située sur la rive opposée, y répondirent.

Les voyageurs virent alors une barque qui volait sur les eaux. Le batelier qui la conduisait semblait animé du désir de trouver quelque malheureux damné.

– Phlégias, Phlégias ! lui cria Virgile, tu n’auras pas la proie que tu espères. Fais-nous traverser le lac ; nous ne venons point demeurer dans ton sombre royaume.

Le passeur cacha de son mieux la rage que lui causait cette déception. Virgile entra d’abord et ordonna à Dante de se tenir à son côté. L’esquif ne parut sentir que le poids du vivant, mais bien qu’il s’enfonçât davantage dans l’eau, Phlégias le fit courir, rapide comme une flèche, vers l’autre rive du lac.

Ce lac était aussi dans le cinquième cercle et contenait également les âmes des orgueilleux et des querelleurs.

L’un des esprits sortit de l’eau au passage de la barque, et cria à Dante :

– Qui donc es-tu, toi qui viens ici encore revêtu de ton enveloppe mortelle ?

– Je ne fais que traverser cette région, répondit le poète, mais toi, tout souillé de boue, qui donc es-tu ?

– Tu le vois, répondit l’esprit, une ombre en pleurs.

Alors Dante le reconnut. C’était un Florentin, fameux pour son orgueil et ses emportements. Il parcourait les rues de Florence monté sur un cheval ferré d’argent ; et, comme les rues étaient étroites, il écrasait parfois contre les murailles les hommes, les femmes, les enfants qui avaient le malheur de se trouver sur son chemin. Le peuple le nommait Argenti, c’est-à-dire argent, à cause des fers de son cheval.

– Je te reconnais maintenant, s’écria le poète, d’une voix chargée de haine et de mépris.

Le ton avec lequel il parlait excita la fureur d’Argenti ; il tendit les mains vers la nacelle, espérant sans doute entraîner avec lui son concitoyen.

Mais Virgile le repoussa et le fit retomber dans l’eau. Se tournant alors vers son disciple, il le prit dans ses bras, le baisa, et le loua d’avoir montré à Argenti tout le mépris qu’il méritait.

– Je serais heureux, maître, répondit Dante, si je pouvais, avant d’atteindre l’autre rive, voir ce pécheur plongé plus profondément dans la fange.

Ces paroles nous glacent le cœur ; elles nous semblent cruelles, impitoyables, mais elles ne déplurent pas à Virgile.

Presque aussitôt, il se fit un grand tumulte dans les eaux, et tandis que la barque s’éloignait, les deux poètes entendirent crier : « Argenti, Argenti ! »

Ils regardèrent, et virent une troupe d’esprits furieux saisir l’orgueilleux Florentin et le tirer vers les profondeurs du lac.

 

 

 

 

VII

 

LES PORTES FERMÉES

 

CEPENDANT le bateau s’était approché de la cité de Dité, que les deux voyageurs devaient traverser pour arriver aux derniers cercles de l’Enfer.

Les lumières de la forteresse et du château, qui luisaient faiblement à travers les ténèbres, se mirent tout à coup à flamboyer comme si la ville entière était embrasée.

Phlégias dirigea son bateau vers les fossés qui l’entouraient, et Virgile et Dante se trouvèrent au pied des hautes murailles, aussi fortes que le fer, qui défendaient l’accès de Dité. Cette ville se trouvait dans le sixième cercle de l’Enfer.

Il semblait impossible de découvrir une ouverture par laquelle on pût pénétrer dans la cité, mais Phlégias, sans s’émouvoir, fit le tour de l’enceinte jusqu’à ce qu’il eût trouvé un endroit où faire débarquer ses passagers.

– Descendez, leur cria-t-il rudement, descendez, voici l’entrée.

Ils firent ce qu’il leur commandait ; mais les portes de la ville étaient fermées, et les deux pèlerins restèrent au pied de l’enceinte de fer, regardant la tour, rouge comme le feu.

Tandis qu’ils levaient les yeux vers le sommet, des milliers d’esprits irrités s’assemblèrent sur le bord des tourelles ; ils regardaient les deux inconnus et criaient d’une voix furieuse :

– Quel est donc ce vivant qui ose pénétrer dans l’empire des morts ?

Sachant que leur courroux était prêt à fondre sur Dante, Virgile demanda à leur parler seul un moment, et ils acceptèrent.

– Oui, viens seul, lui dirent-ils.

Puis, montrant son compagnon, ils s’écrièrent d’un ton haineux :

– Qu’il parte, celui qui a eu la témérité de pénétrer avant le temps dans ces régions. Qu’il essaye seul de retrouver l’entrée. Quant à toi, reste avec nous.

Vous pouvez vous imaginer quel fut le trouble de Dante quand il entendit ces mots. Même avec son guide, la route était pleine de dangers ; que deviendrait-il sans lui ?

– Ô maître cria-t-il, ne m’abandonne pas. Si nous ne pouvons poursuivre notre chemin, du moins revenons ensemble.

– Ne crains rien, lui répondit Virgile. Attends-moi ici, je ne te laisserai pas seul dans ce monde redoutable.

Il s’avança alors vers la ville. Les démons se précipitèrent vers les portes, les ouvrirent et vinrent à sa rencontre.

Dante ne pouvait pas entendre leurs voix, mais il vit les esprits, lorsque Virgile leur eut parlé un instant, se précipiter dans l’enceinte et refermer les portes devant le poète.

Celui-ci revint lentement, les yeux baissés, l’air inquiet. Dante le voyant ainsi troublé se sentit plein de crainte. Malgré tout Virgile lui parla avec calme. Il lui dit que les démons seraient sûrement vaincus, qu’un être tout-puissant venait déjà à son secours. Puis il attendit en silence, murmurant seulement :

– Nous vaincrons, il n’en saurait être autrement, mais combien l’aide promise tarde à venir à nous.

Dante leva alors les yeux vers le sommet de la tour ; mais il vit un spectacle encore plus terrible.

Parmi les flammes se dressaient trois femmes effroyables, les Furies. Un serpent à trois têtes s’enroulait autour de leur taille, et sur leur tête, en guise de cheveux, se tordaient des vipères.

Elles poussaient des cris si perçants, elles se meurtrissaient si cruellement, que Dante se serra tout apeuré contre son maître. Lorsqu’elles virent sa frayeur, les Furies se moquèrent de lui et crièrent :

– Hâte-toi, Méduse, hâte-toi ! Viens changer ce mortel en pierre.

Or Méduse, qu’invoquaient les Furies, était une femme douée de ce pouvoir redoutable : il suffisait de la regarder pour devenir une pierre.

Lorsque Virgile entendit cet appel, il comprit le danger que courait son compagnon. Il lui dit immédiatement de se retourner et de fermer les yeux, afin de ne pas voir la Gorgone – c’est ainsi qu’on nommait Méduse – et, pour plus de sûreté, il lui mit la main sur le visage.

Dans ce péril extrême, ils entendirent tout à coup un grand bruit. Les eaux du lac se dressaient en vagues furieuses qui se brisaient avec fracas sur le rivage, comme si elles eussent été chassées par un vent de tempête.

À ce bruit, Virgile retira sa main et ordonna à Dante de regarder le lac. Le poète sentit toutes ses craintes s’évanouir, et devint calme et joyeux comme un petit enfant : sur les eaux sombres, un esprit tout-puissant s’avançait, marchant sur les flots. De sa main gauche, il écartait la brume, mais sans ralentir le pas.

Lorsqu’il fut tout près, Dante put voir toute la majesté de son visage, plein d’un auguste courroux. Aussi tomba-t-il promptement à genoux comme le lui ordonnait Virgile, et courba-t-il la tête avec humilité.

Du haut de leurs tours, les démons avaient vu, eux aussi, approcher le céleste messager, et ils fuyaient éperdus.

L’envoyé de Dieu toucha d’une baguette les portes de la ville qui s’ouvrirent aussitôt, et, debout sur le seuil, il adressa des reproches aux esprits impurs ; puis il se retourna, le front lourd de soucis, et regagna l’autre rive, sans parler aux deux voyageurs.

Ceux-ci le virent s’éloigner, et, quand il eut disparu, ils pénétrèrent dans la ville.

Ils avaient atteint le sixième cercle où sont châtiés surtout les violents. Ils regardèrent autour d’eux ; il n’y avait dans la cité ni rues, ni maisons : c’était un désert couvert de tombeaux d’où s’échappaient des tourbillons de flammes.

Dans ces sépulcres de feu étaient tourmentés ceux qui avaient, sur terre, sacrifié leur âme à leur corps. Dante interrogeait son guide quand une forme sortit à demi d’une de ces tombes. Le poète reconnut Farinata, un noble seigneur de Florence, puni d’avoir trop aimé les plaisirs et de s’être laissé dominer par la violence. Pourtant, Farinata avait été un grand soldat et avait plus d’une fois, par sa valeur, délivré Florence d’un grand danger.

Lorsque son parti était au pouvoir, il arriva que certains chefs voulurent détruire la ville et tous ses beaux monuments. Parmi ceux qui l’aimaient, nul n’était assez brave pour parler en sa faveur.

Seul Farinata défendit que l’on exécutât cette cruelle sentence. Il déclara qu’il n’avait enduré tant de souffrances et combattu si longtemps que dans l’espoir de vivre paisiblement un jour dans sa chère patrie.

Comme c’était un grand général et un noble seigneur, on l’écouta, et Florence ne fut pas détruite.

C’est ce même Farinata avec lequel Dante s’entretint de la ville qu’ils aimaient tous les deux.

Ils furent interrompus par un autre esprit, père d’un des meilleurs amis de Dante. Il demanda au poète de lui donner des nouvelles de son fils, ce que celui-ci fit volontiers. Puis, son guide l’entraîna : ils étaient loin du terme du voyage. Ils sortirent du sixième cercle et pénétrèrent dans une profonde vallée.

 

 

 

 

VIII

 

LA FORÊT VIVANTE

 

ILS arrivèrent au bord d’un précipice. Un être affreux, à la fois homme et taureau, était couché là, et interdisait l’accès du septième cercle : c’était le Minotaure. Virgile l’irrita par des railleries et des paroles moqueuses, et le monstre, rendu impuissant par la colère, s’éloigna.

– Cours vite vers l’entrée, cria Virgile dès qu’il vit le passage libre.

Dante fit ce qu’il lui disait, et une terrible descente commença. Il fallait escalader d’énormes rochers, se glisser entre des tas de pierres qui s’écroulaient et roulaient avec fracas jusqu’au plus profond de l’abîme.

Ils atteignirent enfin, sains et saufs, le fond du précipice. Un fleuve rouge, un fleuve de sang, coulait devant eux, roulant dans ses flots tous ceux qui, sur terre, avaient commis un meurtre.

Pour les empêcher de s’enfuir, des milliers de Centaures, armés de flèches acérées, parcouraient les rives. Ces Centaures, dont on a souvent parlé dans les premiers siècles du monde, étaient d’extraordinaires créatures, moitié homme, moitié cheval.

Si l’un des damnés essayait de sortir, plus qu’il n’était permis, la tête ou les épaules hors de la rivière, une flèche le frappait aussitôt.

Lorsqu’ils aperçurent les deux voyageurs, trois Centaures coururent vers eux, prêts à tirer.

– Arrêtez, cria l’un d’eux, et dites-moi d’où vous venez. Si vous faites un pas, je tire.

Virgile leur répondit poliment. Il leur dit comment un esprit bienheureux avait remis Dante à ses soins, puis il leur demanda un guide, ce qui lui fut aussitôt accordé.

Le Centaure chargé de les conduire les mena le long de la rive, et Dante vit des esprits enfoncés dans le sang jusqu’au front.

Le Centaure s’arrêta et nomma aux poètes ces ombres jadis fameuses pour leurs crimes.

Plus loin, les flots, moins profonds, n’arrivaient qu’à la gorge des damnés ; ils diminuaient ainsi peu à peu de hauteur, et enfin les pèlerins atteignirent un gué où les eaux ne baignaient que les pieds des ombres. Ils le traversèrent, toujours conduits par leur guide, qui les quitta seulement lorsqu’ils furent sur l’autre rive, et revint sur ses pas.

La région n’était pas moins terrible à l’endroit où se trouvaient maintenant les deux poètes. Une forêt se dressait devant eux, telle que Dante n’en avait jamais vu sur terre.

Nul sentier n’indiquait qu’on y fût passé. Les feuilles étaient nombreuses sur les arbres, mais on ne voyait pas briller de verdure ; toutes étaient sombres, couleur de mort. Les branches, noueuses, portaient au lieu de fruits de longues épines empoisonnées. On n’y entendait pas le chant joyeux des oiseaux, mais la longue plainte lugubre des Harpies, perchées sur les rameaux tordus.

Les Harpies étaient des monstres qui avaient les ailes et les serres d’un oiseau, le corps d’une femme, et un visage humain pâle et décharné. Il n’est pas surprenant que Dante ait hésité un peu à pénétrer dans cette sombre forêt.

Lorsqu’il y fut entré, un nouveau bruit vint frapper ses oreilles ; l’air lui semblait chargé de sanglots et de soupirs humains. Il regarda autour de lui, derrière les arbres, entre les branches, mais il ne voyait personne.

Son maître lui dit :

– Cueille une de ces branches sombres, et tu comprendras alors ce qui te trouble et t’effraye.

Il étendit la main comme on le lui disait et cassa un rameau d’aubépine.

Aussitôt une chose étrange se produisit. L’aubépine se mit à parler d’une voix plaintive.

– Pourquoi me déchirer ? disait-elle en gémissant, tandis que son tronc laissait échapper quelques gouttes d’un sang noirâtre. Ton cœur ne connaît donc point la pitié ? Tous ces arbres qui t’entourent furent des hommes autrefois. Sois-nous compatissant.

La voix se tut, mais des larmes coulaient maintenant à la place où Dante avait coupé la branche.

Il rejeta avec horreur le rameau qu’il tenait à la main. Il comprenait cette fois.

Les arbres étaient des êtres humains qui, pour avoir détruit leur propre corps, subissaient cet affreux châtiment ; les sanglots et les soupirs que le poète avait entendus étaient ceux de ces infortunés.

Virgile, ému d’une souffrance dont il était la cause, demanda à connaître celui qui suppliait ainsi.

– Dis-nous ton nom, dit-il, et mon compagnon parlera de toi quand il sera revenu sur la terre. Il réparera ainsi le mal qu’il t’a fait sans le savoir.

– Je suis Piero delle Vigne, répondit l’arbre douloureusement.

Dante le connaissait bien. Sorti du peuple, il s’était élevé par son éloquence et son savoir jusqu’au rang de chancelier d’un grand empereur.

Ce monarque l’honorait et se fiait à lui, ce qui excita la jalousie des courtisans.

Ils écrivirent des lettres à un ennemi de l’empereur, et ils les signèrent du nom de Piero. Ensuite, ils les envoyèrent à l’empereur pour lui faire croire que son chancelier l’avait trahi.

Ce complot infâme réussit. Quand le maître de Piero reçut ces lettres, signées du nom de son favori, croyant que celui-ci était un traître, il ordonna de lui arracher les yeux.

Disgracié, réduit au désespoir, Piero, bien qu’innocent, ne se sentit pas le courage de vivre, et, lâchement, il se donna la mort. Tel était le crime qu’il expiait, changé en arbre dans cette lugubre forêt.

Dante parlait encore à Piero et songeait à sa triste histoire, quand un grand bruit vint l’interrompre.

Deux ombres s’enfuyaient, en proie à la plus vive terreur, abattant les buissons, brisant les branches, déchirant le feuillage dans leur course éperdue. Une meute de limiers furieux les poursuivaient à toute allure.

L’un des esprits heurta un arbre, si rudement qu’il tomba, meurtrissant le tronc dans sa chute, et arrachant des feuilles. Les chiens se jetèrent sur lui et le mirent en pièces, tandis que l’arbre blessé se plaignait amèrement.

– Ô Jacopo, Jacopo ! disait-il en pleurant, pourquoi es-tu venu à moi ? Par ta faute me voici saignant, tout mutilé.

Dante, plein de pitié pour cet infortuné, se baissa, ramassa les feuilles éparses, et les rendit au blessé.

Les deux poètes sortirent de la forêt ; ils se trouvèrent devant une vaste plaine aride qui faisait également partie du septième cercle. On y châtiait ceux qui avaient péché par violence contre Dieu. Les voyageurs ralentirent le pas. Ils voyaient sur cette lande des milliers d’esprits en pleurs. Les uns gisaient évanouis, d’autres étaient tout ramassés sur eux-mêmes, d’autres enfin couraient par la plaine.

Une pluie de feu tombait en larges flammes sur ces malheureux qui tentaient vainement d’arracher de leur corps le feu qui les brûlait.

Les deux poètes suivaient en silence la lisière du bois, quand l’un des esprits, reconnaissant Dante, saisit le bas de sa robe et s’écria :

– Grand Dieu ! est-ce toi ?

Celui-ci se baissa pour voir le visage de l’ombre qui le tenait, et reconnut, à sa grande surprise, son ancien maître et ami, Brunetto Latini. Il lui dit tristement :

– Êtes-vous donc ici ?

– Laisse-moi cheminer un peu près de toi, lui demanda son vieil ami.

Dante y consentit avec joie.

Ils longèrent ensemble la plaine couverte de flocons de feu, parlant du temps passé et de leurs travaux. Mais, malgré la joie de cette rencontre, le cœur de Dante était affligé à la pensée que son maître révéré avait fait le mal, et méritait un si grand châtiment.

Lorsqu’ils se séparèrent, Brunetto demanda à son ancien élève de prendre soin du Trésor, un poème qu’il avait écrit jadis. Dante le lui promit volontiers et lui dit adieu.

 

 

 

 

IX

 

LE MONSTRE GÉRYON

 

L’ENFER devenait de plus en plus terrible à mesure qu’on s’y enfonçait.

Dante, toujours conduit par Virgile, avait atteint le bord d’un gouffre redoutable ; un torrent y tombait avec un fracas assourdissant. Dans le fond se trouvait un lieu nommé le Malebolge, situé dans le huitième cercle. C’est en cet endroit qu’était châtiée la fourberie.

Virgile ordonna à son compagnon de détacher la ceinture qu’il portait autour de la taille et de la lui donner ; il la lança dans l’abîme et attendit. Une forme surgit bientôt des ténèbres ; elle semblait nager vers les deux voyageurs. C’était celle d’un être monstrueux. « Vraiment, nous dit Dante, le cœur le plus ferme pouvait bien frémir à sa vue. »

Cette créature effroyable était Géryon. Virgile fit signe au monstre d’approcher ; celui-ci obéit et posa sa tête et son corps sur le bord du précipice, tandis que sa queue se balançait dans le gouffre d’où il était sorti.

Virgile dit à Dante de s’éloigner un peu, pendant qu’il parlerait au monstre et lui demanderait de les conduire tous deux jusqu’au fond de l’abîme.

Il obtint ce qu’il désirait. Quand Dante revint, il le trouva déjà assis sur le dos de la formidable créature.

– Sois brave, cria Virgile à son compagnon, sois brave ; il nous faut descendre dans ce gouffre. Monte devant moi, pour que la queue de Géryon ne te blesse pas.

Il n’y avait pas de honte à trembler devant ce nouveau danger. Le plus brave pouvait hésiter en recevant l’ordre d’enfourcher une si redoutable monture. Dante frissonna comme s’il eût été en proie à la fièvre.

Rougissant cependant de paraître manquer de courage devant son maître, le poète domina sa peur et sauta sur les vastes épaules de Géryon.

 

 

Il commença à nager vers les profondeurs du gouffre.

 

 

Il aurait bien voulu crier à Virgile : « Tiens-moi solidement, je t’en prie », mais ses lèvres tremblantes refusaient d’articuler ces mots. Heureusement, les paroles étaient inutiles. Il ne fut pas plus tôt assis devant son guide que celui-ci l’entoura de ses bras avant d’ordonner au monstre de commencer sa périlleuse descente. Géryon s’éloigna lentement de la terre, puis se retourna de façon à amener sa tête à l’endroit où était auparavant sa queue, et commença à nager vers les profondeurs du gouffre, battant l’air de ses griffes puissantes.

Il descendit longtemps, longtemps, puis enfin déposa son fardeau sur un rocher, au fond du précipice.

Les deux poètes étaient plongés dans les ténèbres ; l’atmosphère était pleine de gémissements ; ils avaient atteint un des derniers cercles, le Malebolge.

Ce nom veut dire fosses maudites. Virgile et Dante suivaient un sentier rocailleux d’où ils voyaient beaucoup de trous affreux. Dans chaque fosse on torturait des milliers de malheureux damnés parce qu’ils avaient autrefois cherché à tromper. Dante pénétra même dans l’un de ces trous. Ce qu’il y vit était si terrible qu’il se mit à pleurer.

Pour l’arracher à son trouble, son maître le prit dans ses bras et l’emporta comme un enfant jusqu’au sommet d’un rocher qui formait une sorte de pont au-dessus des fosses du Malebolge.

De là, les voyageurs contemplèrent le trou dans lequel étaient châtiés ceux qui avaient, sur terre, volé l’argent de l’État ou celui de leurs amis.

Ils étaient plongés dans un fossé rempli de poix bouillante. Ils essayaient d’échapper à cette torture, mais sur les bords se tenaient des démons armés de fourches. Dès que l’un des damnés tentait de s’enfuir, les gardiens vigilants le repoussaient dans le trou.

Dante regardait ce spectacle, plein d’horreur. Un cri de Virgile l’arracha à ses méditations. Il se retourna et vit un démon portant par les pieds un voleur qu’il précipita dans le fossé. Il partit ensuite à la recherche d’une autre victime.

Le poète latin dit alors à Dante de se cacher derrière un rocher pendant qu’il irait seul, parler aux démons, ainsi qu’il avait fait aux portes de Dité.

Quand les mauvais esprits le virent s’avancer, ils bondirent vers lui, la fourche dressée, prêts à saisir une nouvelle proie.

Virgile les attendit de pied ferme, leur interdit de le toucher, puis demanda à parler à l’un d’eux.

Vaincus par le courage du poète, ils envoyèrent Malacoda l’écouter.

– Malacoda, lui dit Virgile, c’est le Ciel qui m’a ordonné de guider un mortel dans ces régions désolées. Laisse-nous passer.

Le démon lâcha son arme et se soumit au pouvoir de Virgile.

Se tournant vers les autres, il leur dit :

– Nous n’avons pas le droit de le toucher.

À ces mots, Virgile cria à son compagnon, toujours blotti derrière son rocher, de venir le rejoindre.

Dante s’avança rapidement vers son guide, mais les démons l’entourèrent ; il se demandait avec crainte si vraiment Malacoda était capable d’apaiser leur fureur.

Il rejoignit pourtant Virgile sans accident, mais il entendait les démons chuchoter entre eux :

– Faut-il lui faire sentir ma fourche ? disait l’un.

– Oui, oui, larde-le bien, disaient les autres.

Heureusement Malacoda les avait entendus ; il leur défendit de mettre leur projet à exécution. Il choisit ensuite dix d’entre eux qu’il envoya avec Virgile et Dante pour montrer le chemin aux poètes. Le Florentin avait peine à suivre ces étranges compagnons tant leurs façons l’emplissaient d’effroi ; tout en allant, ils frappaient de leurs fourches les malheureuses ombres qui se trouvaient sur leur passage.

L’une d’elles ayant échappé à ses bourreaux, et ceux-ci ne voyant pas d’autre proie, ils se tournèrent vers Dante d’un air menaçant. Ils approchaient de plus en plus, la fourche en arrêt. Leur échapper semblait impossible : un précipice abrupt s’ouvrait aux pieds du poète.

Mais Virgile avait vu le danger que courait son compagnon ; il vola à son secours.

« Soudain, dit Dante, parlant de l’amour et de la tendresse de son maître, soudain mon guide me saisit. Telle une mère s’éveille au bruit de l’incendie, environnée de flammes, prend son enfant et fuit, sans songer qu’elle est seulement vêtue d’une chemise. »

En effet, Virgile saisit son compagnon dans ses bras ; il descendit en courant les flancs escarpés du précipice, laissant les démons loin derrière lui.

Dans la fosse suivante, les voyageurs contemplèrent le curieux défilé des hypocrites, des « gens peints », comme Dante les appelle.

Ils étaient enveloppés dans de vastes manteaux et portaient de grands capuchons, semblables à ceux des moines, rabattus sur leurs yeux.

Le dessus de ces manteaux, recouvert d’or, était brillant, mais l’intérieur, fait en plomb, rendait leur poids écrasant. Les malheureux qui en étaient chargés avançaient d’un pas lent et pénible ; ils paraissaient prêts à s’évanouir et marchaient en pleurant.

Virgile et Dante cheminaient sans se hâter, car la route était rude ; les hypocrites s’imaginaient pourtant qu’ils allaient très vite.

Deux de ces esprits les supplièrent de s’arrêter afin qu’ils puissent les rejoindre ; les poètes firent ce qu’on leur demandait. Les esprits s’approchèrent et prièrent Dante de leur dire quel était celui qui avait pu, vivant, pénétrer dans le royaume des ombres.

Dante leur répondit qu’il était né et avait été élevé dans la belle ville de Florence ; qu’il était encore revêtu du corps qui avait été le sien depuis sa naissance, bien qu’il traversât le monde des esprits.

– Mais dites-moi qui vous êtes, ajouta-t-il.

Ces hommes avaient, sur terre, porté une robe blanche et un grand manteau noir ; sur leur manche était cousue une croix rouge avec deux étoiles. Dante les connaissait bien, car ils parcouraient souvent les rues étroites de Florence.

Ils devaient s’occuper des veuves et des orphelins qui n’avaient plus de protecteur pour défendre leur personne et leurs biens. Mais ils avaient revêtu la robe des Frères comme un déguisement, sous lequel ils avaient caché leur cupidité et leur égoïsme. Ils menaient une vie facile et s’enrichissaient avec l’or qui aurait dû être donné aux veuves et aux orphelins. C’est pourquoi ils étaient maintenant châtiés dans une des fosses du Malebolge.

Les poètes poursuivirent leur route à travers toutes les tortures et toutes les terreurs de ce cercle ; ils laissèrent enfin les fosses derrière eux et se préparèrent à descendre dans le dernier cercle de l’Enfer.

Tandis qu’ils cherchaient un chemin pour pénétrer dans le fond du gouffre infernal, ils entendirent un cor, dont le son était si prodigieux qu’il aurait pu couvrir le fracas du tonnerre.

Les yeux de Dante essayèrent de percer la brume et de voir celui qui sonnait de cet instrument ; il ne put rien distinguer que, à ce qu’il crut, les tours majestueuses d’une ville.

– Maître, cria-t-il, quel est donc ce pays ?

– Tu vois mal, dit Virgile. Ceux que tu prends pour des tours, à travers le brouillard, sont des géants.

En parlant ainsi, il lui prit la main pour le rassurer.

Lorsqu’ils furent près des géants, Virgile demanda à l’un d’eux de les faire parvenir dans le neuvième cercle.

Le géant se baissa ; il prit dans ses mains Virgile qui avait saisi Dante. Les deux poètes ne formaient ainsi qu’un unique fardeau, et le géant, étendant doucement les bras, les déposa sur un lac glacé. Ils avaient atteint le dernier, le plus profond des cercles de l’Enfer.

Je ne m’attarderai pas à vous décrire tous les affreux spectacles qu’ils y contemplèrent. Je vous dirai seulement que le poète vit, au milieu d’autres traîtres, le traître Judas qui trahit Jésus avec un baiser.

Puis le monarque de cet horrible royaume, Lucifer, s’avança lentement vers eux, précédé de bannières.

Leur voyage à travers les Enfers était achevé. Il ne leur restait plus maintenant qu’à trouver la voie qui les conduirait hors des terribles profondeurs dans lesquelles ils étaient descendus.

Virgile n’hésita pas. Il dit à Dante de se cramponner à lui, et hardiment il s’attacha à Lucifer, se servant de lui comme d’une échelle.

 

 

Les poètes avaient atteint le dernier cercle.

 

 

Il escalada le corps puissant, les membres énormes du roi des Enfers. Lorsqu’il posa le pied à terre, son compagnon et lui se trouvaient à l’entrée d’une grotte dans laquelle pénétrait le jour. Ils se hâtèrent d’en sortir. Le ciel bleu était sur leur tête, les étoiles scintillaient joyeusement. Ce fut un grand bonheur pour les deux pèlerins, épuisés par la vue des souffrances des damnés, de contempler le ciel pur et la lumière des étoiles.

 

 

 

 

X

 

LE MONT DU PURGATOIRE

 

VOUS savez que le vendredi saint tous les bons chrétiens sont remplis de tristesse en songeant aux souffrances de leur Seigneur. C’est le vendredi saint que Virgile et Dante avaient commencé leur voyage dans les Enfers.

Lorsque vient Pâques, tous les bons chrétiens se réjouissent, car leur Seigneur est ressuscité. C’est à l’aube du lundi de Pâques que les deux poètes sortirent du monde infernal.

Vous vous rappelez que, pour pénétrer dans les Enfers, ils avaient dû franchir une porte sur le fronton de laquelle étaient gravés ces mots affreux : « Vous qui entrez ici, quittez toute espérance. »

Dans le Purgatoire, dont Virgile devait faire traverser les sept cercles à Dante, l’espoir était partout. Ceux que l’on admettait sur le mont souffraient cependant pour se débarrasser des péchés qui s’étaient attachés à eux ; mais ils supportaient leurs tourments avec joie ; ils savaient qu’à la longue, quand leur esprit aurait abandonné tout ce qu’il contenait de laid et d’impur, ils pourraient atteindre le sommet de la montagne. De là au Paradis de Dieu, il n’y avait qu’un pas.

Le jour commençait à poindre. Debout sous un ciel sans nuages, Dante et Virgile voyaient s’étendre au loin une mer immense, aux flots calmes, soulevés seulement par les ondulations légères de petites vagues.

La lumière du soleil levant rougissait les eaux, et les deux voyageurs se sentaient tout joyeux.

Ils contemplèrent longtemps cette mer lointaine, puis Dante se retourna et s’aperçut que Virgile et lui n’étaient plus seuls. Près d’eux se tenait un vieillard au visage brillant comme le soleil ; ses longs cheveux blancs couvraient ses épaules, et une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine.

Ce vénérable vieillard était Caton, un grand écrivain latin. Il gardait l’entrée du Purgatoire.

– Qui êtes-vous ? cria-t-il aux deux pèlerins. Comment vous êtes-vous enfuis de cette prison ?

Il montrait la caverne par laquelle les poètes étaient sortis de l’Enfer.

Virgile dit à Dante de tomber à genoux devant le vieillard, tandis qu’il lui répondrait.

– Une dame est venue du ciel, dit-il, et m’a envoyé où je suis. Je t’en prie, permets-moi donc de conduire, à travers les sept cercles du mont que tu gardes, celui qu’elle m’a confié.

– Il suffit que tu présentes ta requête au nom d’un esprit bienheureux, répondit Caton. Va donc, mais entoure la taille de ton compagnon d’un des roseaux qui croissent au bord des flots ; lave aussi son visage pour effacer la trace des larmes et de la fumée, marques de son précédent voyage. Lorsque le soleil sera plus haut dans le ciel, tu verras le chemin le plus facile pour gravir la montagne.

Quand il eut fini de parler, Caton disparut. Virgile et Dante se dirigèrent vers une prairie dans laquelle l’herbe était encore tout humide de rosée.

Le maître se baissa, plongea les mains dans le gazon, et, avec la rosée du matin, il effaça les traces de larmes et de fumée sur le visage de son disciple.

Ils se remirent alors en marche dans la direction du rivage solitaire. Ils l’atteignirent enfin. Virgile se baissa une fois encore, arracha un roseau et en ceignit la taille de Dante. Un autre roseau poussa immédiatement à la place de celui qu’il avait enlevé.

Cette plante est l’emblème de l’humilité ; celle qui entourait le corps de Dante le revêtait donc de cette vertu si rare et si belle.

Les voyageurs s’attardaient au bord de l’eau, rêvant au voyage qu’ils allaient entreprendre. Dante vit soudain une lumière sur les flots. Elle venait à eux, plus rapide qu’un oiseau ; elle grandissait et brillait de plus en plus. Dante sentait croître son admiration et son étonnement. Il se tourna vers son maître ; Virgile regardait la mer sans prononcer une parole. Quand la lueur fut assez proche, Virgile reconnut les ailes blanches d’un ange.

– À genoux, à genoux, s’écria-t-il en se tournant vers Dante. Ploie le genou et joins les mains, car voici venir l’ange du Seigneur.

Cet ange était le pilote du ciel. Il se tenait debout sur la proue d’un bateau qu’il guidait sans rames, ayant pour toute voile ses ailes.

La barque s’approcha du rivage ; l’oiseau de Dieu devenait de plus en plus brillant, et Dante, aveuglé par l’éclat de ses ailes, courba le front jusqu’à terre.

La barque amenait plus de cent esprits ; ils chantaient le psaume commençant par ces mots : « Lorsque Israël sortit de l’Égypte, et la maison de Jacob du milieu d’un peuple barbare... » L’esquif atteignit la rive, l’ange bénit toutes les âmes en faisant sur chacune d’elles le signe de la croix ; puis les passagers débarquèrent, et il repartit aussi vite qu’il était venu ; ses ailes étincelantes pâlirent et disparurent à l’horizon.

Restés seuls, les esprits regardèrent autour d’eux effarés. Apercevant les deux poètes, ils leur demandèrent le chemin de la montagne de Purification.

 

 

L’oiseau de Dieu devenait de plus en plus brillant.

 

 

– Nous sommes aussi des étrangers arrivés depuis peu, leur répondit Virgile ; mais notre route fut âpre et rude : nulle ascension ne peut donc nous troubler.

Les ombres s’étaient approchées d’eux ; elles virent que Dante respirait et qu’il était encore revêtu d’un corps terrestre. Elles pâlirent de frayeur.

L’une d’elles, cependant, se jeta au cou du poète : elle venait de retrouver un ami sur ce rivage inconnu.

Dante, d’abord surpris, se rappela la voix, douée d’une merveilleuse douceur.

C’était celle de Casella, un musicien florentin. Il avait souvent mis en musique de beaux poèmes d’amour de Dante, et il les chantait d’une voix pure et mélodieuse, dont la beauté bannissait les soucis du cœur du poète.

Dante ne l’avait pas oublié.

– Si tu peux le faire, s’écria-t-il, chante comme tu le faisais jadis.

Immédiatement Casella se mit à chanter un des beaux poèmes de Dante. La voix s’élevait sur le rivage paisible et montait vers le ciel, toujours plus forte et plus joyeuse, comme celle de l’alouette à l’essor. En l’écoutant, Dante, Virgile et les esprits oubliaient tout ce qui n’était pas la musique de cette admirable voix.

Soudain les accents sévères du gardien de la montagne dominèrent le chant.

Caton était au milieu des esprits, les arrachait à leur ravissement, leur ordonnait de se hâter vers le mont et de commencer l’ascension qui devait les mener au Paradis. La voix de Casella se tut aussitôt, et, semblables à des colombes craintives qui, au moindre danger, abandonnent leur grain, les esprits se dirigèrent rapidement vers le pied de la montagne.

Virgile et Dante les suivirent, mais le maître allait la tête penchée, regrettant de s’être attardé sur la route.

Une chose étrange arriva. Dante regardant à ses pieds vit que le soleil ne projetait qu’une ombre sur le sol. Il tressaillit et regarda autour de lui avec inquiétude ; il se demandait si Virgile ne l’avait pas abandonné ; l’ombre de son maître aurait dû être auprès de la sienne.

Virgile était bien à ses côtés. Il le questionna pour savoir ce que cela signifiait.

Son guide lui répondit que les esprits n’avaient pas d’ombre comme un corps mortel et lui dit de n’éprouver nulle crainte.

Les poètes atteignirent enfin le pied du mont. Il se dressait si abrupt, si rocailleux, que les voyageurs se demandaient s’ils pourraient, sans ailes, parvenir au sommet.

Des esprits venaient à eux timidement, effrayés à la vue de l’ombre de Dante sur le sol. Ils s’enhardirent cependant, et ils montrèrent aux pèlerins un étroit passage qui devait leur permettre de commencer à gravir la montagne. Mais ce sentier était si escarpé qu’ils devaient, pour monter, s’aider de leurs mains et de leurs genoux, aussi bien que de leurs pieds.

Avant longtemps Dante se trouva loin derrière son guide.

– Si tu ne m’attends pas, je resterai tout seul, cria-t-il, haletant, à Virgile qui continuait sa pénible ascension.

– Mon fils, lui répondit son maître, ne vois-tu pas cette saillie qui contourne le flanc du coteau ? C’est là seulement que nous pourrons nous reposer.

Les paroles de Virgile stimulèrent Dante ; grâce à de nouveaux efforts, il rejoignit son guide et s’assit près de lui sur l’étroit chemin.

Mais en regardant les hauteurs qui se dressaient au-dessus de lui, il était plein de crainte. Pourrait-il jamais atteindre le sommet ?

Virgile vit son trouble ; il l’encouragea.

– Sur la montagne de Purification, lui dit-il, la partie la plus escarpée est à la base. Plus tu t’élèveras, plus le chemin te sera facile, et enfin, quand il te sera aussi aisé de monter qu’il l’est pour un navire de partir avec le flux, alors, sache-le, la fin de ton voyage sera proche.

Comme Virgile cessait de parler, une voix fit tressaillir les voyageurs. Elle disait :

– Mais tu seras peut-être bien obligé de te reposer avant que l’ascension soit devenue facile.

Les deux poètes se retournèrent et virent un énorme rocher à l’ombre duquel s’étaient arrêtés quelques esprits. Ils semblaient trop paresseux pour rester debout.

L’un d’eux s’était même déjà assis ; il entourait ses genoux de ses bras et y appuyait sa tête.

– Vois donc, maître, s’écria Dante ; celui-ci est plus paresseux que s’il avait la paresse pour sœur.

L’esprit entendit sans doute les paroles du poète ; il répondit languissamment, d’un ton railleur, sans toutefois lever la tête :

– Quel courage ! debout ! va jusqu’au sommet.

Riant à demi de cette mollesse, Dante se baissa pour voir le visage de l’esprit.

Celui qui l’avait ainsi raillé était Belacqua, un luthier, célèbre depuis longtemps dans Florence pour sa paresse et ses façons indolentes.

– Pourquoi es-tu assis en ce lieu, Belacqua ? demanda Dante au nonchalant Florentin. Es-tu aussi paresseux qu’autrefois, ou bien attends-tu un guide pour te montrer le chemin ?

– Je ne puis poursuivre ma route, lui répondit l’esprit. L’ange qui est assis à la porte ne veut pas me laisser passer. Il me faut rester ici pendant un nombre d’années égal à celui où je suis resté oisif sur la terre.

Dante n’eut pas le temps de répondre ; Virgile l’appelait, il fallait se hâter de parcourir la deuxième étape.

Tandis qu’il suivait son guide, il rencontra souvent des groupes d’esprits ; tous s’arrêtaient pour regarder son ombre et se parler tout bas.

Il aurait bien voulu savoir ce qu’ils disaient ; ils parlaient évidemment de lui. Aussi marchait-il de plus en plus lentement ; mais Virgile se retourna et gourmanda son compagnon.

– Pourquoi écouter les babillages de la foule ? lui dit-il, marche vite derrière moi et ne t’inquiète pas de leurs vaines paroles.

Dante hâta le pas en silence et rougit, honteux d’avoir mérité les reproches de son maître bien-aimé.

Les deux poètes n’étaient pas encore entrés dans le royaume qu’ils devaient traverser. Ni eux, ni les esprits qu’ils rencontraient n’avaient encore atteint la porte qui ouvrait l’entrée des sept cercles du Purgatoire.

Ils poursuivaient leur pénible voyage, cherchant cette porte, lorsqu’ils aperçurent un esprit solitaire qui les observait gravement. Virgile s’approcha de lui et lui demanda où se trouvait l’entrée.

Au lieu de répondre à la question de Virgile, l’esprit s’enquit de son nom et de son pays.

Dès que le poète lui eut répondu, l’esprit courut à lui, tomba à ses pieds et embrassa ses genoux en criant :

– Je suis Sordello, ton concitoyen.

Sordello avait vécu peu d’années avant la naissance de Virgile ; c’était aussi un poète, ce qui fait qu’il accueillait le grand poète avec joie et respect.

La nuit commençait à tomber. Sordello dit à Virgile que nul ne gravissait la montagne dans les ténèbres de crainte de perdre son chemin. Il offrit donc de guider les deux pèlerins vers un lieu où ils pourraient se reposer jusqu’au matin.

Virgile et Dante acceptèrent avec joie ; ils suivirent Sordello qui les conduisit dans une belle vallée. L’herbe était verte ; les fleurs, plus brillantes que l’or et l’argent, exhalaient un parfum plus suave que celui des fleurs terrestres. Une foule d’esprits, assis parmi les fleurs, chantaient les louanges de Marie, mère de Dieu.

Il y avait parmi ces esprits des rois et des seigneurs que Sordello montra à ses compagnons. L’une de ces ombres se leva et étendit les bras comme pour supplier les autres de l’écouter. Puis elle joignit les mains, et, tournée vers l’orient, elle commença à chanter un cantique ; des voix innombrables s’unirent bientôt à la sienne.

Quand l’hymne fut achevé, les esprits levèrent les yeux, et leurs visages pâlirent d’effroi. Dante leva aussi les yeux et il contempla un merveilleux spectacle.

Deux anges parurent dans le ciel, armés d’une épée flamboyante. Leurs robes et leurs ailes étaient du même vert que les jeunes feuilles au printemps.

Ils descendirent lentement ; l’un se posa sur une petite colline derrière les esprits, l’autre sur un tertre qui se trouvait de l’autre côté de la vallée. Ils semblaient être venus pour la préserver de tout mal.

Les cheveux d’or des messagers célestes brillaient d’un tel éclat que Dante dut baisser les paupières devant leur splendeur.

– Les anges viennent défendre la vallée contre un serpent qui s’approche, dit Sordello.

Dante se pressa contre son maître, craignant déjà d’être entraîné loin de lui par les anneaux du reptile.

– Voyez notre ennemi, cria Sordello en leur montrant la partie inférieure de la vallée qu’aucun ange ne gardait.

Dante, fasciné, suivait des yeux les mouvements de l’animal qui rampait parmi les fleurs odoriférantes.

Il était si absorbé qu’il n’entendit pas le bruit des ailes dans l’air paisible ; mais avant que Dante se fût rendu compte de la vigilance des anges qui montaient la garde, le serpent, lui, avait compris que ses projets malfaisants étaient déjoués ; il avait entendu le battement rapide des ailes, et il s’enfuyait.

Les anges reprirent alors leur vol vers les collines qui dominaient cette riante vallée.

Dante était épuisé de fatigue ; il s’étendit parmi les fleurs et s’endormit profondément.

Tandis qu’il reposait, une noble dame, nommée Lucie, descendit dans la vallée et dit à Virgile :

– Laisse-moi porter ce dormeur en un lieu où la montée lui sera douce.

Elle prit Dante dans ses bras et l’emporta, aussi aisément que s’il eût été un petit enfant, jusqu’à la porte même du Purgatoire. Virgile la suivait.

Quand le poète s’éveilla, tout dispos après un long sommeil, la vallée et ses fleurs éclatantes avaient disparu. Il était seul avec son maître devant l’entrée qu’ils avaient cherchée, sur le mont du Purgatoire.

 

 

« Puisse-t-elle te protéger dans ton ascension », répondit l’ange.

 

 

 

 

XI

 

LA PORTE DU PURGATOIRE

 

ON arrivait par trois marches à la porte du Purgatoire. Au sommet était assis un ange ; il regardait approcher les poètes, et il leur demanda pourquoi ils n’étaient pas conduits par un messager céleste.

– La bienheureuse Lucie nous a dit de venir vers cette porte, répondit Virgile.

– Puisse-t-elle te protéger dans ton ascension, répondit l’ange gracieusement, satisfait de savoir qui les avait amenés.

La première marche était en marbre blanc, poli et brillant, dans lequel Dante pouvait se voir comme dans un miroir. La seconde, en grossière pierre violette, était fendue en long et en travers ; la troisième était faite d’une pierre rouge qui semblait, à la lumière, lancer des éclairs et des flammes.

L’ange était assis sur un rocher placé au-dessus, les pieds sur la pierre flamboyante. Sa robe était terne, grise comme la cendre ; il tenait à la main un glaive émoussé.

Virgile, le visage souriant, fit monter à son compagnon les trois étranges degrés et lui ordonna de demander humblement à l’ange d’ouvrir la porte.

Dante se jeta aux genoux du gardien, se frappa trois fois la poitrine, le pria d’avoir pitié de lui, et d’ouvrir la porte afin qu’il pût entrer.

L’ange se pencha vers le suppliant. Avec son épée, il inscrivit sept fois sur son front la lettre P. Cette lettre est la première du mot peccate qui, en italien, veut dire péché.

– N’oublie pas, dit-il ensuite, de faire effacer ces marques quand tu seras entré.

Puis il tira des plis de sa robe grise deux clés, une en or, une en argent, avec lesquelles il ouvrit la porte.

– Entre, s’écria-t-il, mais aie bien soin de ne pas regarder en arrière, car tu serais chassé de ce lieu.

La porte tourna sur ses gonds avec un bruit de tonnerre, et Dante et son guide franchirent le seuil du Purgatoire.

Elle se referma, sans que Dante, qui n’avait pas oublié les paroles de l’ange, ait retourné la tête. Le grincement des gonds cessa de se faire entendre ; il sembla alors aux deux voyageurs que l’air qui les entourait frémissait, tout vibrant d’un chant d’allégresse. Bientôt ils entendirent distinctement ces mots du Te Deum : « Nous vous louons, ô Dieu ! » puis le son s’évanouit, et partout régna le silence.

Quand on n’entendit plus le cantique d’actions de grâces, Virgile conduisit son compagnon vers un étroit passage qu’ils escaladèrent. Ils arrivèrent alors sur un vaste plateau situé au flanc de la montagne : c’était le premier des sept cercles du Purgatoire.

La plaine était entourée d’une muraille de marbre, d’un blanc pur, dans lequel étaient sculptées de merveilleuses statues. Dante les regardait avec admiration ; ces statues paraissaient vivantes, et il prêtait l’oreille pour entendre leur voix.

Mais la seule voix qu’il entendit fut celle de Virgile, qui lui disait de regarder les ombres qui avançaient lentement vers eux. Le poète vit venir des êtres qui allaient, courbés vers la terre, ayant à peine l’apparence d’humains. C’étaient bien des hommes, néanmoins ; mais leurs épaules ployaient sous le faix d’énormes pierres ; leur visage touchait presque le sol.

Ils expiaient de cette façon dans le Purgatoire l’orgueil qui avait été sur terre leur plus grand péché. Ils apprenaient maintenant à devenir humbles, et tout en marchant ils récitaient le Pater.

Quand ils eurent rejoint les deux pèlerins, Virgile leur demanda le chemin pour gagner le deuxième cercle ; il ajouta que son compagnon, encore revêtu de son corps terrestre, trouvait la montée rude.

Un des esprits dit alors aux deux poètes de le suivre. Il promit de leur montrer un sentier qu’un vivant pourrait aisément gravir.

Toutes ces ombres auraient désiré contempler le visage de celui qui était venu à elles avec son corps mortel, et qui, avant longtemps, redescendrait sur terre ; mais le fardeau qui pesait sur leurs épaules ne leur permettait pas de lever la tête.

L’une d’elles cependant, nommée Omberto, se mit à parler. Dante se baissa et put saisir ses paroles. Omberto disait que son orgueil avait été si grand que tout le monde le haïssait ; à la fin, ses compatriotes, exaspérés de sa hauteur, l’avaient mis à mort.

Dante s’était tellement penché qu’un autre esprit réussit, en se retournant, à apercevoir son visage.

Il le reconnut sur-le-champ, et l’appela par son nom. Le poète, ravi, s’écria :

– Tu es Oderigi.

C’était un grand artiste qu’il avait connu, et dont il admirait les œuvres.

Dante se mit à les louer ; l’artiste avait été, jadis, trop fier et trop vain de son habileté : il ne voulut pas écouter ces paroles flatteuses. Il demanda au Florentin de louer plutôt ceux dont l’œuvre était supérieure à la sienne.

– Pourtant, ajouta-t-il avec franchise, quand je vivais, je ne leur ai pas rendu cet hommage ; l’ambition de mon cœur était de me mettre au-dessus d’eux tous. Mais ici je me lave de la tache de l’orgueil.

Virgile entraîna son compagnon loin d’Oderigi, et lui conseilla de regarder les peintures qui se trouvaient à ses pieds.

Un jour, peut-être, quand vous serez grands, vous lirez le rêve de Dante et vous saurez quels tableaux il contempla sur les dalles, dans le premier cercle du Purgatoire.

 

 

 

 

XII

 

LA MONTAGNE QUI TREMBLE

 

TANDIS que Dante, penché, examinait ces peintures, voici que s’approcha des voyageurs un ange vêtu d’une robe blanche comme la neige, le visage resplendissant comme l’étoile du matin.

Il s’arrêta auprès d’eux, ouvrit les bras, déploya ses ailes et leur dit :

– Venez, l’escalier est près d’ici ; maintenant l’ascension est facile.

Il les mena au pied d’un escalier fort raide et, se retournant à demi, effleura de son aile le front de Dante. Tandis que les poètes gravissaient les marches du deuxième cercle, ils entendirent une voix, plus suave qu’aucune voix terrestre, qui chantait : « Bienheureux les pauvres d’esprit. »

– Maître, dit Dante, a-t-on ôté un fardeau qui pesait sur mes épaules ? Je ne trouve plus pénible de monter ces marches, et pourtant l’escalier paraissait raide à ma vue.

– Quand toutes les marques qui couvrent ton front auront été enlevées comme la première, lui répondit Virgile, tes pieds ne connaîtront plus la lassitude, et monter sera pour toi une joie.

Tout effaré, Dante passa la main sur son front et s’aperçut qu’il ne restait plus que six des sept lettres écrites par l’ange. L’orgueil, l’un des sept péchés capitaux, avait été effacé avant qu’il pénétrât dans le deuxième cercle.

Le poète ferma les yeux ; il se rappelait avec reconnaissance la douceur avec laquelle les ailes de l’ange avaient effleuré son front.

Ils se trouvaient maintenant dans le cercle où l’on débarrasse de l’envie ceux qui ont été envieux sur terre.

Ils parcoururent un kilomètre complètement seuls ; ils n’apercevaient pas d’esprits, ils entendaient seulement des voix qui célébraient l’amour et la bonté. Virgile conseilla bientôt à Dante de regarder plus attentivement devant lui, et celui-ci vit un spectacle navrant. Appuyés sur un sombre rocher, vêtus de robes également sombres, faites de toile grossière, des esprits se pressaient les uns contre les autres et tournaient vers le pèlerin leur visage douloureux. Leurs paupières étaient closes, cousues avec du fil de fer.

Dante n’osait pas regarder ces malheureux privés de la vue. Il demanda à son maître s’il pouvait le faire sans cruauté.

Virgile lui dit :

– Tu peux les regarder et leur parler, mais ne t’attarde pas.

Les aveugles écoutèrent avidement la voix de Dante. Quelques-uns lui demandèrent de venir près d’eux, et lui racontèrent leur existence, empoisonnée par l’envie.

L’un de ces esprits se nommait Guido ; Florence était sa patrie ; il s’entretint d’elle un instant avec le poète. Le souvenir des temps heureux où il y’ habitait lui fut trop amer ; il se mit à pleurer, et supplia Dante de s’éloigner.

– Mieux vaut pour moi pleurer que parler, dit-il, tant mon cœur est déchiré au souvenir des jours passés.

Dante comprit la cause de ses larmes et partit doucement ; le bruit de ses pas indiqua seul aux esprits qu’il les avait quittés.

La nuit était venue. Une créature céleste, plus resplendissante que les rayons du soleil couchant, apparut aux yeux des voyageurs fatigués, et dissipa les ténèbres.

Elle brillait d’une lumière si éblouissante que Dante dut se cacher les yeux.

– C’est un ange qui vient nous montrer la route, s’écria joyeusement Virgile.

– Le sentier que tu vas prendre est moins escarpé que tous ceux que tu as parcourus jusqu’ici, dit le guide céleste.

Dante sentit une fois encore la caresse des ailes qui effleuraient son visage ; il ne restait plus que cinq lettres sur son front. Un chœur invisible chantait : « Bienheureux les miséricordieux. »

Les voyageurs entrèrent alors dans le troisième cercle. C’était une région sombre et brumeuse ; son atmosphère empestée emplissait la bouche d’amertume ; un brouillard dense et brûlant piquait les yeux et obligeait à les tenir fermer.

Dante ne pouvait rien voir ; il avançait en trébuchant. Son maître vint à lui, l’appela son cher fils, et lui dit de s’appuyer sur son épaule afin de marcher sans danger.

On entendait des voix qui chantaient, suppliant l’Agneau de Dieu de leur accorder la paix. C’était celles de gens qui s’étaient laissé aller à la colère ; ils devaient, dans le troisième cercle, se purifier de leur péché.

Dante et Virgile poursuivaient leur pénible chemin ; ils entendirent la voix des chanteurs, assourdie par l’atmosphère pesante, mourir dans l’éloignement. Ils distinguèrent enfin une faible lueur à l’horizon.

Un éclair la transforma soudain en une lumière plus éclatante que toutes celles qu’ils avaient vues jusqu’alors. Une fois encore un ange venait à leur secours.

Tandis qu’il les faisait entrer dans le quatrième cercle, un chœur chantait doucement : « Bienheureux les pacifiques. » Au même moment une aile passa sur le front de Dante. Il savait maintenant ce que cela signifiait, et portant la main à son visage, il sentit qu’une troisième lettre avait été enlevée.

Le soir tombait. Les voyageurs étaient las ; ils s’assirent pour se reposer jusqu’à l’aube.

Le cercle dans lequel ils se trouvaient était celui des paresseux, des nonchalants. Ils y apprenaient à devenir actifs et travailleurs.

Aussi Dante, qui s’était endormi, fut-il réveillé par une foule d’esprits qui accouraient en hâte.

– Oh ! ne t’attarde pas en chemin, criaient-ils. Ne perds pas de temps faute d’éprouver assez d’amour.

Ils s’éloignaient en courant. Virgile les pria de leur montrer le sentier qui menait au cinquième cercle.

– Suis-nous, suis-nous, nous ne pouvons nous arrêter à te parler, répondirent les esprits, désireux de réparer le vide et l’oisiveté de leur vie.

Pendant qu’ils passaient, les poètes pouvaient saisir de temps en temps quelques bribes de leur conversation. Ils s’encourageaient à se hâter d’avancer ; ils se donnaient des conseils, afin que nul ne fût tenté de flâner, comme ils l’avaient tous fait sur terre.

Le bruit de leurs pas finit par engourdir Dante qui se rendormit. Quand il s’éveilla le soleil était déjà haut dans le ciel. Il entendit la voix de Virgile qui le grondait de s’attarder ainsi ; trois fois il avait en vain tenté de l’éveiller.

– Lève-toi maintenant, lui dit son maître ; il faut que nous cherchions l’escalier par lequel on monte au cinquième cercle.

Dante se leva en entendant les paroles de son guide, et il partit la tête baissée, plongé dans ses pensées. Une voix, plus mélodieuse qu’une voix humaine, l’arracha à sa rêverie ; elle disait : « Viens, entre ici. » Les marches qu’ils cherchaient étaient devant eux. Ils se mirent à, monter ; au même moment un ange battit des ailes, et Dante sut que la quatrième lettre avait disparu de son front.

« Bienheureux ceux qui pleurent, chantait un ange. Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »

C’est ainsi que Virgile et Dante entrèrent dans le cinquième cercle. Ce cercle contenait les esprits de ceux qui, sur terre, avaient trop aimé l’argent. Ils étaient couchés sur le sol, ils pleuraient et criaient : « Nos âmes s’attachent à la poussière. »

Tout en marchant, Dante parlait à quelques-unes de ces ombres désolées.

Tout à coup, la terreur et la surprise le rendirent muet. Il se tourna vers son maître : la montagne s’était mise à trembler, les esprits de tous les cercles criaient d’une seule voix : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! »

Les poètes s’arrêtèrent en entendant ce cri, comme s’étaient arrêtés jadis les bergers de Bethléem.

« Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! » Lorsque le son s’évanouit, la montagne cessa de trembler ; tout redevint comme auparavant. Seulement les voyageurs cheminaient pensifs et pleins de crainte. Dante aurait bien voulu savoir pourquoi le mont avait tremblé, et pourquoi les esprits avaient poussé ce cri de louange. Son désir ne tarda pas à être exaucé ; bientôt un esprit les salua :

– Dieu vous donne la paix, mes frères, dit-il.

Virgile lui répondit par des paroles pleines de courtoisie, puis il lui demanda pourquoi le mont avait tremblé, et pourquoi les esprits avaient chanté si joyeusement les louanges de Dieu.

– Ce royaume ne connaît pas les tempêtes, répondit l’esprit, pas plus que les averses de grêle ou de neige, ou les gelées cruelles. Le vent le plus violent ne saurait ébranler la montagne ; mais il suffit qu’une âme soit purifiée, qu’elle sache qu’elle est libre de franchir le seuil du Paradis, pour que le mont tout entier tremble, tandis que tous les esprits se réjouissent. C’est pour moi que les esprits chantaient l’hymne que vous avez entendu, pour moi, qui, après plus de cinq cents ans, ai enfin expié mes péchés.

– Qui donc es-tu ? demanda Virgile à l’esprit bienheureux.

– Sur terre, j’étais un poète latin. Mon nom était et est encore Stace, répondit l’esprit.

Stace avait vécu sous le règne de l’empereur Titus, cent ans après Virgile. Il avait écrit des poèmes si harmonieux qu’on l’avait fait venir à Rome, dans la capitale de l’empire, et qu’on l’y avait couronné de myrte. C’était, dans ce temps-là, le plus grand honneur que l’on pût accorder aux poètes.

Il raconta aux voyageurs son existence sur terre. Il leur dit qu’il était devenu poète en lisant les œuvres de Virgile ; qu’il avait toujours considéré le grand poète comme son maître. Il ne savait pas que l’un de ses auditeurs était Virgile : il ne pouvait pas le reconnaître, il ne l’avait jamais vu.

– Pour avoir eu la grande joie de vivre en même temps que lui, dit Stace, j’aurais, sans me plaindre, enduré une autre année de souffrances au Purgatoire.

Dante écoutait avec bonheur les louanges de son maître chéri ; il brûlait d’envie de dire à Stace que c’était Virgile qui se tenait à ses côtés. Au moment où il allait parler Virgile lui lança un coup d’œil qui semblait lui dire : « Tais-toi. »

Le regard du Florentin croisa celui de son maître ; il sourit pour lui montrer qu’il avait compris.

Mais Stace avait vu, lui aussi, le sourire de Dante, et se tournant vers lui, il lui en demanda la raison.

Dante soupira, bien embarrassé. Que faire ? L’un lui ordonnait de se taire et l’autre de parler.

Son guide, l’entendant soupirer, lui dit doucement :

– Parle donc, et dis à Stace ce que tu désires qu’il sache.

– Ô antique esprit ! s’écria Dante avec animation, vois celui dont tu nous entretenais. Celui-ci, qui est mon maître et mon guide, est ce Virgile que tu as tant désiré connaître.

Plein d’une surprise mêlée de respect et de crainte, Stace se baissa et embrassa les pieds de celui qu’il avait également toujours nommé son maître.

 

 

 

 

XIII

 

LE FEU PURIFICATEUR

 

LES trois voyageurs, Virgile, Dante et Stace, se dirigèrent alors vers le sixième cercle.

Au pied de l’escalier par lequel on y montait se tenait un ange qui enleva encore une lettre du front de Dante. Les esprits qui se trouvaient dans le cercle que quittaient les poètes se mirent alors à chanter : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. »

Dans le sixième cercle, on punissait les gourmands, c’est-à-dire ceux qui, sur terre, avaient aimé beaucoup trop manger et boire.

Les voyageurs ne tardèrent pas à apercevoir un arbre magnifique, planté au milieu du chemin. Des fruits mûrs et parfumés pendaient aux branches supérieures, tandis que les branches inférieures étaient stériles. Un ruisseau aux eaux claires tombait d’un rocher sur la cime de l’arbre ; ses eaux rendaient les branches du haut fraîches et fécondes.

Les voyageurs s’arrêtèrent pour examiner cet arbre et virent bientôt approcher des esprits. Il n’était permis à ceux-ci ni de goûter les fruits de l’arbre, ni de boire l’eau du ruisseau. Ils avaient tellement souffert de la faim et de la soif qu’ils étaient d’une maigreur effroyable.

Mais ils se repentaient de leur péché et ne demandaient qu’à souffrir pour être purifiés. Ils parlaient seulement pour crier avec ardeur : Ô Seigneur I ouvrez nos lèvres, et notre bouche chantera vos louanges. »

Les pèlerins reprirent leur course. Plus loin ils virent un autre arbre, également chargé de fruits, sous lequel se tenaient des milliers d’esprits, les mains tendues vers ces fruits qu’il leur était impossible d’atteindre.

Les poètes ralentissaient le pas, mais une voix sévère, venue ils ne savaient d’où, leur ordonna de marcher.

Ils obéirent, et continuèrent leur chemin sans parler, attristés par la vue de cette multitude affamée.

Une autre voix les arracha soudain à leurs méditations. « Pourquoi donc voyagez-vous seuls, muets et affligés ? » disait-elle.

Dante se prit à trembler, tel un animal craintif qui redoute le moindre bruit. Il osa enfin lever les yeux, et vit un ange qui brillait comme une fournaise ardente.

– Si vous voulez monter, tournez ici, dit-il.

Dante sentit alors passer sur lui un vent frais et embaumé comme le souffle du printemps ; il sentit aussi sur son front la caresse de l’aile qui effaçait une lettre : il ne restait plus qu’une des sept lettres inscrites à l’entrée. Un ange chantait : « Bienheureux ceux qui ont appris à se maîtriser. »

Les poètes entrèrent alors dans le septième cercle. Malgré tous les périls qu’il avait traversés, Dante crut n’avoir jamais vu de chemin aussi dangereux que celui qui s’étendait devant lui. D’un côté s’ouvrait un précipice béant, de l’autre brûlait un feu, comme celui d’une forge rougie à blanc.

Tous les esprits devaient traverser ce brasier avant de pouvoir entrer dans le Paradis. De même que l’or est débarrassé par le feu de toutes ses impuretés, de même les esprits étaient purifiés par les flammes du mal qui s’attachait encore à eux.

Lorsque Dante regardait vers le précipice, il se sentait pris de vertige. Se retournait-il vivement de l’autre côté, il lui semblait qu’il allait tomber dans les flammes. Aussi Virgile lui adressait-il de temps en temps des paroles d’encouragement ou des conseils de prudence.

Dante aperçut parmi les flammes deux poètes qu’il avait connus sur terre.

Il salua avec bonheur l’un deux, nommé Guinicelli, qui avait été pour lui comme un père. Il éprouvait pour celui-ci autant d’amour et de respect que Stace en éprouvait pour Virgile ; une de ses plus grandes joies avait été de lire « ses doux poèmes d’amour ».

– Pourquoi me saluer si affectueusement ? demanda l’esprit étonné.

– Je t’aime pour les chants merveilleux que tu as écrits, répliqua Dante. Tant que durera la beauté de notre langue, je chérirai jusqu’à l’encre avec laquelle tu as écrit tes vers.

– Frère, répondit Guinicelli, il y a ici un homme dont les poèmes sont supérieurs à tous les autres, et il lui montra un esprit qui était près de lui dans les flammes.

– Je suis Arnault, dit l’ami de Guinicelli. Je chante en traversant les flammes de ce gué, mais mes chants sont pleins de douleur maintenant à cause de la folie de ma vie. Cependant, même d’ici, je vois s’approcher le jour que j’espère.

Avant de disparaître, Guinicelli et Arnault supplièrent Dante de dire une prière pour eux quand il serait arrivé devant le Christ.

Le soleil était à son déclin ; un ange du Seigneur apparut aux poètes, nimbé par les traits de feu de l’astre. Il se tenait auprès des flammes ; la joie rayonnait sur son visage ; il chantait d’une voix incomparablement belle : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur. » Et de son aile il effaça la dernière lettre sur le front de Dante.

– N’allez pas plus avant, dit-il aux voyageurs ; n’allez pas plus avant sans traverser le feu purificateur. Lorsque vous y serez entrés, écoutez d’où viennent les chants.

À ces paroles de l’ange, Dante s’arrêta comme frappé de mort ; puis il joignit les mains, fit en avant un pas qui l’amena au bord du brasier. Arrivé là, le courage lui manqua : il n’osait pas entrer dans les flammes.

– Mon fils, lui dit Virgile, tu souffriras peut-être, mais la mort ne s’approchera pas de toi. Il ne périra même pas un cheveu de ta tête. Si tu doutes de mes paroles, étends le bas de ta robe et tiens-la sur les flammes ; tu verras qu’elle ne se consume pas. Oh ! mets de côté toute crainte, entre hardiment dans le feu purificateur.

Malgré tout ce que Virgile lui disait, Dante restait au bord. Il n’osait pas entrer dans les flammes.

Son guide l’encouragea de nouveau :

– Mon fils, commença-t-il, seul ce mur de feu te sépare de ta dame Béatrice...

Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Le nom de Béatrice avait suffi.

Dante levait vers Virgile des yeux confiants. Le maître, lui souriant comme à un petit enfant, secoua doucement la tête et dit :

– Combien de temps allons-nous attendre ?

Suivis de Stace ils entrèrent tous deux dans les flammes ; tout en les traversant, Virgile parlait de Béatrice afin d’affermir le cœur de Dante.

Une voix chantait sur l’autre bord : » Venez, venez, les bien-aimés de mon père ! » Guidés par elle, les poètes franchirent le feu purificateur et se trouvèrent au pied d’un escalier qui s’élevait jusqu’au sommet du mont.

Ils se hâtèrent de s’y engager, mais l’obscurité vint avant qu’ils eussent gravi beaucoup de marches.

Brisés par ces épreuves, entourés de ténèbres, ils résolurent de s’arrêter ; ils s’étendirent chacun sur une marche pour prendre du repos.

Le ciel pur était au-dessus d’eux ; les étoiles y scintillaient avec un éclat inusité. Dante s’endormit en contemplant leur splendeur, et ses rêves furent charmants.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, Virgile le salua joyeusement, et lui dit que ce jour-là même, il verrait la dame qu’il aimait.

Ils montèrent les marches si aisément qu’il semblait à Dante qu’il avait des ailes. Quand ils furent au sommet du mont, Virgile annonça à son disciple qu’il cesserait dorénavant d’être son guide, bien qu’il dût demeurer quelque temps encore auprès de lui.

– Que ce soit désormais ta volonté qui te conduise, dit-il. Jusqu’à ce que Béatrice vienne à toi, les yeux brillants d’allégresse, décide toi-même si tu veux rester assis ou te promener dans ce pays où brille le soleil et où s’épanouissent les fleurs.

Ils entrèrent dans un bois qui longeait le Paradis. Virgile, maintenant, suivait Dante.

Le soleil se jouait parmi les rameaux verdoyants ; une brise douce et embaumée balançait la cime des grands arbres ; les oiseaux voletaient de branche en branche, chantant leurs plus suaves chansons. Les poètes parcoururent la forêt joyeuse ; ils arrivèrent enfin au bord d’un petit cours d’eau et s’étendirent sur la rive pour se reposer.

Dante laissait ses yeux errer sur l’autre rive couverte de fleurs et d’arbrisseaux.

Parmi ces fleurs marchait une dame, admirablement belle. Elle allait de-ci, de-là, cueillant des fleurs sur son chemin ; elle chantait.

Ne croyez pas que ce soit Béatrice : elle n’est pas loin, mais ce n’est pas elle encore.

– Dame si belle, s’écria Dante, viens, je te prie, près de la rive, afin que je saisisse les paroles de ton chant.

La dame, qui s’appelait Mathilde, entendit l’appel du poète ; elle vint sur le bord de la rivière ; ses yeux étincelaient, ses bras étaient chargés des fleurs qu’elle avait cueillies. Dante entendit qu’elle disait : « Ô Seigneur ! vos œuvres m’emplissent de joie ; je triompherai dans l’œuvre de vos bras. »

Dante aurait bien voulu la rejoindre, mais il ne pouvait pas franchir le cours d’eau, si étroit qu’il fût. Il fallait auparavant qu’un esprit bienheureux l’ait plongé dans les flots de cette rivière que l’on nommait Léthé, ou fleuve d’oubli.

Quiconque s’y baignait perdait le souvenir de tout ce qu’il avait fait précédemment ; s’il se baignait ensuite dans la rivière Eunée, qui coulait non loin de là, il se rappelait toutes ses bonnes actions.

Avant de pouvoir entrer dans le Paradis, Dante devait être plongé successivement dans les eaux du Léthé et dans celles de l’Eunée : ce temps n’était pas encore venu.

Il s’entretint avec Mathilde, et ils se promenèrent, chacun sur une rive. Mathilde s’arrêta tout à coup et lui dit :

– Mon frère, vois et écoute.

La forêt s’illumina soudain, et dans l’air vibrèrent des accents mélodieux.

Sept chandeliers d’or, dont les bougies brillaient plus que ne fait la lune dans un ciel sans nuages, se dressaient au milieu d’une grande lueur.

Dans l’atmosphère tiède et embaumée résonnaient ces mots : « Hosanna, Hosanna ! »

Émerveillé et surpris, Dante se tourna vers Virgile ; son compagnon était aussi étonné que lui.

Mathilde leur dit de regarder au delà des chandeliers d’or. Ils firent ce qu’elle leur disait : ils distinguèrent une foule de bienheureux, vêtus de blanc, et au milieu d’eux, un char triomphal.

La procession s’avançait lentement ; elle finit par s’arrêter auprès de Mathilde. Des nuages d’or s’étendaient sur le sol à l’endroit où étaient passés les anges à robe blanche.

Ils chantaient tous : « Viens, viens du Liban, ô ma sœur ! »

Puis, comme s’ils apercevaient celle qu’ils appelaient, ils poussèrent un cri joyeux : « Bénie soit celle qui vient, bénie soit-elle ! » Tout en chantant ils répandaient sur leur tête, sur le char triomphal et tout à l’entour, des lys du Paradis, qui jamais ne se flétrissent.

Une sainte se dressa lentement parmi ces fleurs. Elle portait un voile d’une blancheur de neige ; un rameau d’olivier couronnait sa tête. Son manteau était vert, et on voyait briller en dessous une robe couleur de flamme.

Dante était devant sa dame Béatrice.

Un enfant effrayé et surpris se tourne vers sa mère ; de même Dante se tourna vers son guide bien-aimé : Virgile n’était plus à ses côtés. En dépit de la grande joie qu’il éprouvait, le poète ne put s’empêcher de pleurer : il avait perdu son maître et son père.

– Dante, lui dit Béatrice, ne pleure pas parce que Virgile t’a quitté. Tu auras bientôt l’occasion de verser des larmes plus amères.

Elle rappela alors au poète que, depuis sa mort, il n’avait pas toujours eu une conduite irréprochable, que sa vie n’avait pas été absolument pure.

Dante savait que ces paroles étaient justes et qu’il méritait cette sévérité. Il se mit à pleurer de honte et de chagrin. Son cœur se déchirait à la pensée qu’il était indigne de rester auprès de celle qu’il aimait. Dans sa douleur, il sentit ses forces l’abandonner, et il tomba inanimé aux pieds de Béatrice.

Lorsqu’il reprit ses sens, Mathilde l’attirait à elle à travers les eaux du Léthé, tandis que le chœur des anges chantait : « Lavez-moi et je deviendrai plus blanc que la neige. » Quand il fut sur l’autre rive, tout souvenir de ses actions passées s’était effacé de son esprit.

Il se retrouva en présence de sa dame. Elle avait enlevé son voile, et Dante put contempler ses yeux purs et y voir briller l’amour et la pitié. Elle lui sourit et il se sentit joyeux.

Mathilde, sur l’ordre de Béatrice, le mena alors au fleuve Eunée. Lorsqu’il eut été plongé dans ses eaux, la honte l’abandonna, car il ne se rappelait plus que ses bonnes actions.

Ayant été ainsi purifié par l’eau et par le feu, il était prêt à entrer dans le ciel. Il suivit Béatrice dans le Paradis : ils ne s’arrêtèrent qu’au pied du trône de Dieu.

Je ne peux pas vous raconter dans ce petit livre tout ce que Dante vit et entendit dans le Séjour des Bienheureux. Vous lirez plus tard, dans son grand poème, quelle splendeur et quelles merveilles il y contempla en rêve.

D’ailleurs, même à lui, les mots ont manqué quand il a tenté de décrire sa vision du Paradis.

Sentant son pouvoir lui échapper, il invoqua le Seigneur tout-puissant, dans la présence duquel il avait été ; il lui demanda que son poème pût être utile à ceux qui, plus tard, le liraient.

Voici ses paroles :

« Ô Lumière Suprême, accorde à mon esprit de se souvenir des mystères et des merveilles que j’ai contemplés. Donne à mes lèvres la puissance d’évoquer quelque rayon fugitif, quelque étincelle de ta splendeur, afin qu’ils demeurent et qu’ils illuminent l’avenir. »

Lorsque vous lirez la Divine Comédie, vous verrez que Dieu a entendu la prière du poète et qu’il l’a exaucée.

 

 

 

B. GAGNOT, Récits tirés de Dante,

racontés aux enfants par B. Gagnot,

Professeur agrégée de l’Université,

avec six planches en couleurs

par R.-T. Rose. Nelson, 1937.

 

 

 

 

 

 

 

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