Une âme

 

 

À M. ***

 

 

Un drame dans les cieux aux pieds de l’invisible ;

Profond comme la Grâce et comme elle terrible,

Qui m’a fait éprouver un frisson de ferveur,

Je le mets sous vos yeux, et ne fais que traduire

En des vers imparfaits, que le fond fait reluire,

Ce rêve d’un étrange et sublime rêveur.

 

Devant son créateur vient d’apparaître une âme ;

Elle va revêtir un corps mortel de femme,

Et des êtres divins dépouiller la splendeur ;

Déjà le noble esprit qui perd ses blanches ailes

À reçu les adieux des vierges immortelles,

Et dans son beau regard germe le premier pleur.

 

Auprès de la jeune âme en proie à l’agonie

Apparaissent soudain l’un et l’autre génie

Qui jusques à la mort accompagnent nos pas :

Invisibles esprits qui marchent dans notre ombre

Et dont la voix en nous, vibrant joyeuse ou sombre,

Toujours différemment nous conseille ici-bas.

 

Les séraphins jaloux, noyés dans la lumière

Qui même aux immortels fait baisser la paupière,

Vers le trône éternel s’avancent tous les deux ;

Et le démon du mal, d’un élan plus rapide,

L’œil farouche, implacable, ouvre une main avide

Sur la pauvre âme nue, et dit : « moi je la veux. »

 

« C’est un lot qui m’est dû, Seigneur, je la réclame :

Si vraiment elle doit animer une femme,

Elle sera ma proie. » – Et l’âme a tressailli

Devant lui, devant Dieu, devant son bon génie,

Et, ployant sous le faix d’une angoisse infinie,

Cherche à fuir ce regard d’où la haine a jailli.

 

Lui, la couvrant de l’aile, il poursuit de la sorte :

« Aux délices du ciel à jamais elle est morte ;

Toute femme de droit appartient aux enfers ;

Je saurai pour la perdre enfanter des merveilles,

Et les riches tissus aux splendeurs sans pareilles,

Et les joyaux jetant tous les feux des éclairs ;

 

» Pour éveiller son âme au goût des choses vaines,

Aux frivoles plaisirs, aux démences mondaines,

À l’envie, aux désirs, qui perdent sans retour,

J’emprunterai la voix qui trouble et qui caresse,

La voix des jeunes gens toujours enchanteresse,

        Tous les sourires de l’amour.

 

» J’aurai pour la flétrir, de l’or ; pour la séduire

Les spectacles, les bals, des fêtes le délire ;

Enfin, j’allumerai dans son cœur, vers le soir,

– Pour en faire jaillir l’injure et le blasphème,

À l’heure où sa beauté perdra son diadème,

        Un amour vil et sans espoir.

 

» Puis, les vices croîtront dans son sein adultère,

Et se succéderont tous ses jours de la terre

Comme l’eau des torrents infects que chacun fuit ;

Jusques au jour fatal où de tous délaissée,

Dans un bouge maudit, qu’une sombre pensée

        La mène au crime par ennui. »

 

Il dit. Mais le bon ange à la voix caressante,

Baise pour la calmer celte âme frémissante ;

Et puis s’agenouillant devant le roi des cieux :

« Mon Dieu, prends en pitié ta divine étincelle,

Pare d’un corps charmant l’âme innocente et belle,

        Mets l’azur du ciel dans ses yeux !

 

» Laisse-lui ce reflet de céleste origine ;

Comble-la de tes dons, enferme en sa poitrine

Le plus sensible cœur qui jamais ait battu ;

J’en formerai l’écho de toute plainte amère ;

Je ne l’éveillerai qu’au saint amour de mère,

        Qu’aux ivresses de la vertu.

 

» Aux terrestres assauts, pour calmer ses alarmes,

J’emprunterai la voix toujours pleine de charmes

        Ou d’une mère ou d’une sœur.

Je veux le rapporter, au jour de ta justice,

Débordant de parfums, ce cœur, comme un calice,

        Épanoui comme une fleur.

 

» Je bercerai le soir sa douce rêverie

Du souvenir du ciel, l’éternelle patrie,

        D’ineffables ravissements.

Et la nuit, aux rayons dos étoiles sereines,

J’évoquerai, Seigneur, pour l’oubli de ses peines,

        La voix des purs enchantements.

 

» Ainsi s’écouleront ses longs jours de la terre,

Et moi, de son exil compagnon volontaire,

        À l’heure sainte du retour

Je la ramènerai belle à travers l’espace,

Et pareille aux esprits éclairés de ta face,

        Qui ne pâlissent qu’à ton jour ! »

 

 

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Et le Seigneur a fait triompher le bon ange,

Et les violes du ciel ont sonné la louange,

Du ténébreux maudit redoutable tourment.

Et l’âme bienheureuse, à l’exil résignée,

Vers la terre descend, de l’ange accompagnée,

Où le démon vaincu les suit en blasphémant.

 

 

 

Jean GAIDAN,

Aubes d’avril et

soirs de novembre,

1870.

 

 

 

 

 

 

 

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