Le cheval de la nuit

 

                            BALLADE

 

 

                                   I

 

      Le jour se mourait sur les cimes,

      Et l’ombre creusait des abîmes

      À leurs flancs de brumes voilés ;

      L’astre des nuits par intervalles

      Secouait des clartés fatales

      Sur les carrefours isolés.

      

      Le vent du midi, chaude haleine,

      En passant ébranlait à peine

      Le sombre feuillage des ifs,

      Et tout-puissants dans les ténèbres

      Se levaient les esprits funèbres

      Qu’un rayon du jour tient captifs.

      

      C’était l’heure grise où l’on doute

      Et de soi-même et de sa route ;

      C’était l’heure où le feu follet,

      Fuyant l’ombre des cimetières,

      Sur les pâles fleurs des clairières

      Danse un lugubre menuet ;

      

      Où, de visions occupée,

      La vue est sans cesse frappée

      D’un grand fantôme qui nous suit ;

      Où notre oreille croit entendre

      Comme une plainte, une voix tendre,

      Qui nous appelle et qui nous fuit.

      

      Lors, à cette heure de mensonge

      Où le chemin toujours s’allonge

      Par les prestiges du malin,

      Des étudiants, troupe folle,

      Prenaient le chemin de l’école,

      Pour se rendre au hameau voisin.

      

      Ils s’égaraient dans la campagne.

      Chacun au bras une compagne,

      Espiègle et facile beauté,

      Et, dans leur ivresse coupable,

      Se riaient des pièges du diable,

      De l’heure et de l’obscurité.

      

      Soudain, dans l’ombre redoutable,

      Auprès d’eux surgit, formidable,

      Un monstre aux yeux remplis d’éclairs

      Il est muet, velu, terrible ;

      Sa gueule s’ouvre immense, horrible

      Comme une porte des enfers !

      

      Cette apparition soudaine

      Laisse sans voix et sans haleine

      Les plus hardis et les plus fous ;

      Le fantôme noir se balance,

      Souffle bruyamment et s’élance ;

      Et les voilà tous à genoux.

      

      Mais le rire que la peur glace

      Vient de nouveau remplir l’espace,

      Et réveiller l’écho du val ;

      Ce front cornu, ces étincelles,

      Ce monstre aux ardentes prunelles,

      Cette chimère est un cheval.

      

      « Sois le bienvenu dans la fête »,

      Dit l’un deux ; et l’animal prête

      À toute main son poil luisant,

      Son col superbe, et caracole

      En invitant la troupe folle

      À monter sur son dos puissant.

      

      Un couple s’élance, et bien vite

      Un autre impatient l’imite ;

      Un autre, puis un autre encor ;

      Ils montent, jouets du vertige,

      Sans voir que le cheval prodige

      S’allonge et bondit sans effort.

      

      Les voilà sur la croupe immonde,

      Et dans leur démence profonde

      Folles filles, joyeux garçons,

      Liés par leurs bras, douce chaîne,

      Jettent, emportés par la plaine,

      Et les rires et les chansons.

 

      La nuit se faisait sur les cimes.

      Et l’ombre creusait des abîmes

      À leurs flancs de brumes voilés ;

      L’astre des nuits par intervalles

      Secouait des clartés filiales

      Sur les carrefours isolés.

 

 

                                   II

 

          La troupe rieuse,

          La clameur joyeuse,

          S’effaçait là-bas ;

          Et, dans la distance,

          Troublait le silence

          Par de longs éclats.

    

           « Ô Jésus ! Marie !

          Entends comme il crie,

          L’esprit de la nuit ;

          Au plus fort de l’ombre,

          Par le sentier sombre,

          Voyez, comme il fuit !

    

          Oui, Marthe, il entraîne

          À la mort certaine

          De hideux bandits,

          Les filles de joie

          Dont il fait sa proie,

          Et les fils maudits.

    

          Voisine, je tremble ;

          Prions bien ensemble

          La Vierge et les saints,

          Pour qu’ils nous regardent,

          Et surtout nous gardent

          Des mauvais desseins !

 

 

Dans le nuage noir la lune se dérobe.

Ils allèrent ainsi toute la nuit, et l’aube

Les retrouva liés sur le coursier fatal,

Mais flétris et penchés sur la fauve crinière,

Sans regards et sans voix, prêts pour le cimetière,

          Ou pour l’antre infernal.

 

On vit, l’aube entrouvrant tous les voiles funèbres,

L’esprit précipiter ses bonds dans les ténèbres,

Et s’arrêter au bord d’un lac aux flots bourbeux.

Là, relevant sa croupe et ses pieds de satyre,

Le démon exclama son effroyable rire

          Et s’ensevelit avec eux !

 

Depuis, on n’a revu ni les joyeuses filles,

Folâtrant et chantant derrière les charmilles,

Ni les étudiants, jeunes et beaux garçons ;

Mais on entend parfois, aux sentiers du village,

Le soir, comme des voix dans le bruit de l’orage,

          Et de folles chansons ;

 

Des baisers effrénés et des clameurs obscènes,

Qui vont effaroucher les oiseaux dans les chênes,

Qui troublent la vallée et les échos du mont.

Puis un grand cri de mort sur le village passe

Que vient clore, effrayant, et remplissant l’espace,

          L’éclat de rire du démon.

 

Les villageois tremblants, accroupis aux veillées,

Filles parlant d’amour, vieilles ensommeillées,

À ces funèbres cris se dressent à la fois ;

Et retombant soudain à genoux sur la pierre,

À tous les saints du ciel adressent leur prière

          Avec de grands signes de croix.

 

 

 

Jean GAIDAN,

Aubes d’avril et

soirs de novembre,

1870.

 

 

 

 

 

 

 

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