Albertus ou l’âme et le péché

 

LÉGENDE THÉOLOGIQUE

 

 

                                   I

 

Sur le bord d’un canal profond dont les eaux vertes

Dorment, de nénuphars et de bateaux couvertes,

Avec ses toits aigus, ses immenses greniers,

Ses tours au front d’ardoise où nichent les cigognes,

Ses cabarets bruyants qui regorgent d’ivrognes,

Est un vieux bourg flamand tel que les peint Teniers.

– Vous reconnaissez-vous ? – Tenez, voilà le saule,

De ses cheveux blafards inondant son épaule

Comme une fille au bain ; l’église et son clocher,

L’étang où des canards se pavane l’escadre ;

Il ne manque vraiment au tableau que le cadre

            Avec le clou pour l’accrocher.

 

                                   II

 

Confort et farniente ! Toute une poésie

De calme et de bien-être, à donner fantaisie

De s’en aller là-bas être flamand ; d’avoir

La pipe culottée et la cruche à fleurs peintes,

Le vidrecome large à tenir quatre pintes,

Comme en ont les buveurs de Brauwer, et le soir

Près du poêle qui siffle et qui détonne, au centre

D’un brouillard de tabac, les deux mains sur le ventre,

Suivre une idée en l’air, dormir ou digérer,

Chanter un vieux refrain, porter quelque rasade,

Au fond d’un de ces chauds intérieurs, qu’Ostade

            D’un jour si doux sait éclairer !

 

                                   III

 

À vous faire oublier, à vous, peintre et poète,

Ce pays enchanté dont la mignon de Goethe,

Frileuse, se souvient, et parle à son Wilhelm ;

Ce pays du soleil où les citrons mûrissent,

Où de nouveaux jasmins toujours s’épanouissent :

Naples pour Amsterdam, le Lorrain pour Berghem ;

À vous faire donner pour ces murs verts de mousses

Où Rembrandt, au milieu de ces ténèbres rousses,

Fait luire quelque Faust en son costume ancien,

Les beaux palais de marbre aux blanches colonnades,

Les femmes au teint brun, les molles sérénades,

            Et tout l’azur vénitien !

 

                                   IV

 

Dans ce bourg autrefois vivait, dit la chronique,

Une méchante femme ayant nom Véronique ;

Chacun la redoutait, et répétait tout bas

Qu’on avait entendu des murmures étranges

Autour de sa demeure, et que de mauvais anges

Venaient pendant la nuit y prendre leurs ébats.

C’étaient des bruits sans nom inconnus à l’oreille,

Comme la voix d’un mort qu’en sa tombe réveille

Une évocation ; de sourds vagissements

Sortant de dessous terre, et des rumeurs lointaines,

Des chants, des cris, des pleurs, des cliquetis de chaînes,

           D’épouvantables hurlements.

 

                                   V

 

Même dame Gertrude avait, un jour d’orage,

Vu de ses propres yeux, du milieu d’un nuage,

À cheval sur la foudre un démon noir sortir,

Traverser le ciel rouge, et dans la cheminée,

De bleuâtres vapeurs soudain environnée,

La tête la première en hurlant s’engloutir.

La grange du fermier Justus Van Eyck s’embrase

Sans qu’on puisse l’éteindre, et par sa chute écrase,

Avalanche de feu, quatre des travailleurs.

Des gens dignes de foi jurent que Véronique

Se trouvait là, riant d’un rire sardonique,

            Et grommelant des mots railleurs !

 

                                   VI

 

La femme du brasseur Cornelis met au monde,

Avant terme, un enfant couvert d’un poil immonde,

Et si laid que son père eût voulu le voir mort.

On dit que Véronique avait, sur l’accouchée

Depuis ce temps malade, et dans son lit couchée,

Par un mystère noir jeté ce mauvais sort.

Au reste, tous ces bruits, son air sauvage et louche

Les justifiait bien. – œil vert, profonde bouche,

Dents noires, front coupé de rides, doigts noueux,

Dos voûté, pied tortu sous une jambe torse,

Voix rauque, âme plus laide encor que son écorce,

            Le Diable n’est pas plus hideux.

 

                                   VII

 

Cette vieille sorcière habitait une hutte,

Accroupie au penchant d’un maigre tertre, en butte

L’été comme l’hiver au choc des quatre vents ;

Le chardon aux longs dards, l’ortie et le lierre

S’étendent à l’entour en nappe irrégulière ;

L’herbe y pend à foison ses panaches mouvants,

Par les fentes du toit, par les brèches des voûtes

Sans obstacle passant, la pluie à larges gouttes

Inonde les planchers moisis et vermoulus.

À peine si l’on voit dans toute la croisée

Une vitre sur trois qui ne soit pas brisée,

            Et la porte ne ferme plus.

 

                                   VIII

 

La limace baveuse argente la muraille

Dont la pierre se gerce et dont l’enduit s’éraille ;

Les lézards verts et gris se logent dans les trous,

Et l’on entend le soir sur une note haute

Coasser tout auprès la grenouille qui saute,

Et râler aigrement les crapauds à l’œil roux.

Aussi, pendant les soirs d’hiver, la nuit venue,

Surtout quand du croissant une ouateuse nue

Emmaillote la corne en un flot de vapeur,

Personne, – non pas même Eisenbach le ministre, –

N’ose passer devant ce repaire sinistre

            Sans trembler et blêmir de peur.

 

                                   IX

 

De ces dehors riants l’intérieur est digne :

Un pandémonium ! Où sur la même ligne,

Se heurtent mille objets fantasquement mêlés.

Maigres chauves-souris aux diaphanes ailes,

Se cramponnant au mur de leurs quatre ongles frêles,

Bouteilles sans goulot, plats de terre fêlés,

Crocodiles, serpents empaillés, plantes rares,

Alambics contournés en spirales bizarres,

Vieux manuscrits ouverts sur un fauteuil bancal,

Foetus mal conservés saisissant d’une lieue

L’odorat, et collant leur face jaune et bleue

            Contre le verre du bocal !

 

                                   X

 

Véritable sabbat de couleurs et de formes,

Où la cruche hydropique, avec ses flancs énormes,

Semble un hippopotame, et la fiole au grand cou,

L’ibis égyptien au bord du sarcophage

De quelque pharaon ou d’un ancien roi mage ;

Ivresse d’opium et vision de fou,

Où les récipients, matras, siphons et pompes,

Allongés en phallus ou tortillés en trompes,

Prennent l’air d’éléphants et de rhinocéros,

Où les monstres tracés autour du zodiaque,

Portant écrit au front leur nom en syriaque,

            Dansent entre eux des boléros !

 

                                   XI

 

Poudreux entassement de machines baroques

Dont l’œil ne peut saisir les contours équivoques,

Et de bouquins, sans titre en langage chrétien !

Tohu-bohu ! Chaos où tout fait la grimace,

Se déforme, se tord, et prend une autre face ;

Glace vue à l’envers où l’on ne connaît rien,

Car tout est transposé. Le rouge y devient fauve,

Le blanc noir, le noir bleu ; jamais sous une alcôve

Smarra n’a dessiné de fantômes plus laids.

C’est la réalité des contes fantastiques,

C’est le type vivant des songes drolatiques ;

            C’est Hoffmann, et c’est Rabelais !

 

                                   XII

 

Pour rendre le tableau complet, au bord des planches

Quelques têtes de morts vous apparaissent blanches,

Avec leurs crânes nus, avec leurs grandes dents,

Et leurs nez faits en trèfle et leurs orbites vides

Qui semblent vous couver de leurs regards avides.

Un squelette debout et les deux bras pendants,

Au gré du jour qui passe au treillis de ses côtes,

Que du sépulcre à peine ont désertés les hôtes,

Jette son ombre au mur en linéaments droits.

En entrant là, Satan, bien qu’il soit hérétique,

D’épouvante glacé, comme un bon catholique

            Ferait le signe de la croix.

 

                                   XIII

 

Et pourtant cet enfer est un ciel pour l’artiste.

Teniers à cette source a pris son alchimiste,

Callot bien des motifs de sa tentation ;

Goethe a tiré de là la scène tout entière

Où Méphistophélès mène chez la sorcière

Faust, qui veut rajeunir, boire la potion.

L’illustre baronnet sir Walter Scott lui-même

(Jedediah Cleishbotham) y puisa plus d’un thème.

Ce type qu’il répète infatigablement,

Meg, de Guy Mannering, ressemble à s’y méprendre

À notre Véronique. – Il n’a fait que la prendre

            Et déguiser le vêtement.

 

                                   XIV

 

Le plaid bariolé de tartan et la toque

Dissimulent la jupe et le béguin à coque.

L’Écosse a remplacé la Flandre ; – voilà tout.

Ensuite il m’a volé, l’infâme plagiaire,

Cette description (voyez son antiquaire),

Le chat noir, – Marius sur ces restes debout ! –

Et mille autres détails. Je le jurerais presque,

Celui que fit l’hymen du sublime au grotesque,

Créa Bug, Han, Cromwell, Notre-Dame, Hernani,

Dans cette hutte même a ciselé ces masques

Que l’on croirait, à voir leurs galbes si fantasques,

            De Benvenuto Cellini.

 

                                   XV

 

Le matou dont il est parlé dans l’autre strophe

Était le bisaïeul de Murr, ce philosophe,

Dont l’histoire enlacée à celle de Kreissler

M’a fait plus d’une fois oublier que la bûche

Prenait en s’éteignant sa robe de peluche,

Et que minuit sonnait et que c’était l’hiver.

Mon pauvre Childebrand à l’amitié si franche,

Le meilleur cœur de chat et l’âme la plus blanche

Qui se puissent trouver sous des poils aussi noirs,

Cet ami dont la mort m’a causé tant de peine,

Que depuis ce temps-là j’ai pris la vie en haine,

            Était aussi l’un de ses hoirs.

 

                                   XVI

 

Ce digne chat était du reste l’être unique

Admis dans ce repaire, et pour qui Véronique

Eût de l’affection. – peut-être bien aussi

Était-il seul au monde à l’aimer. – Vieille, laide

Et pauvre, qui l’eût fait ? C’est un mal sans remède ;

Ceux qu’on hait sont méchants, et l’on s’excuse ainsi.

– Il fait nuit, tout se tait ; une lumière rouge,

Intermittente, oscille aux vitrages du bouge ;

Notre matou, couché sur le fauteuil boiteux,

Regarde d’un air grave et plein d’intelligence

La vieille qui s’agite et qui fait diligence

            Pour quelque mystère honteux ;

 

                                   XVII

 

Ou bien, frottant sa patte à sa moustache raide,

Lustre son poil soyeux comme l’hermine, à l’aide

De sa langue âpre et dure, et frileux, pour dormir

Entre les deux chenets, près des tisons, en boule,

La tête sous la queue artistement se roule.

La bise cependant continue à gémir,

L’orfraie aux sifflements rauques de la tempête

Mêle ses cris ; le toit craque, la bûche pète,

La flamme tourbillonne, et dans un grand chaudron,

Sous des flocons d’écume, une eau puante et noire

Danse en accompagnant de son bruit la bouilloire

            Et le matou qui fait ron ron.

 

                                   XVIII

 

Minuit est le moment voulu pour l’œuvre inique ;

Minuit sonne. – Aussitôt l’infâme Véronique

Trace de sa baguette un rond sur le plancher,

Et se place au milieu. – Des milliers de fantômes

Hors du cercle magique, ainsi que des atomes

Qu’un rayon de soleil dans l’ombre vient chercher,

Tremblent, points lumineux sur la tenture noire.

La vieille cependant murmure son grimoire,

Pousse des cris aigus, dit des mots dont le son,

Pareil au bruit que font les marteaux d’une forge,

Vous écorche l’oreille et vous prend à la gorge

            Comme une mauvaise boisson.

 

                                   XIX

 

Mais ce n’est pas là tout. – Pour finir le mystère,

Elle jette un par un ses vêtements à terre

Et se met toute nue. – Oh ! c’était effrayant ! –

Le squelette blanchi dont la bise se joue,

Et qui depuis six mois fait aux corbeaux la moue

Du haut d’une potence, est un objet riant,

Près de cette carcasse aux mamelles arides,

Au ventre jaune et plat, coupé de larges rides,

Aux bras rouges pareils à des bras de homard.

Horror ! Horror ! Horror ! comme dirait Shakespeare,

– Une chose sans nom, – impossible à décrire,

            Un idéal de cauchemar !

 

                                   XX

 

Dans le creux de sa main elle prend cette eau brune

Et s’en frotte trois fois la gorge. – Non, aucune

Langue humaine ne peut conter exactement

Ce qui se fit alors ! – Cette mamelle flasque,

Qui s’en allait au vent comme s’en va la basque

D’un vieil habit râpé, miraculeusement

Se gonfle et s’arrondit. – Le nuage de hâle

Se dissipe : on dirait une boule d’opale

Coupée en deux, à voir sa forme et sa blancheur.

Le sang en fils d’azur y court, la vie y brille

De manière à pouvoir, même avec une fille

            De quinze ans, lutter de fraîcheur.

 

                                   XXI

 

Elle se frotte l’œil et puis toute la face ;

La rose y reparaît, le moindre pli s’efface,

Comme les plis de l’eau quand le vent est tombé ;

L’émail luit dans sa bouche, une vive étincelle,

Un diamant de feu nage dans sa prunelle ;

Ses cheveux sont de jais, son corps n’est plus courbé.

Elle est belle à présent, mais belle à faire envie.

Plus d’un beau cavalier exposerait sa vie

Seulement pour toucher sa main du bout du doigt,

Et l’on ne songe pas, en voyant cette tête

Si charmante, ce corps, cette taille parfaite,

            À quels moyens elle les doit.

 

                                   XXII

 

Une perle d’amour ! De longs yeux en amande

Parfois d’une douceur tout à fait allemande,

Parfois illuminés d’un éclair espagnol ;

Deux beaux miroirs de jais, à vous donner l’envie

De vous y regarder pendant toute la vie.

Un son de voix plus doux qu’un chant de rossignol ;

Sontag et Malibran, dont chaque note vibre,

Et dans le cœur se noue à quelque intime fibre ;

La malice de Puck, la grâce d’Ariel,

Une bouche mutine où la petite moue

D’Esmeralda se mêle au sourire et se joue ;

            – Un miracle, un rêve du ciel ! –

 

                                   XXIII

 

Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle,

– Très belle ! – C’est-à-dire elle paraissait telle,

Et c’est la même chose. – Il suffit que les yeux

Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime.

Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même

Que s’il était prouvé par l’algèbre. – Être heureux,

Qu’est-ce ? Sinon le croire et caresser son rêve,

Priant Dieu qu’ici-bas jamais il ne s’achève ;

Car la foi seule peut nous faire voir le ciel

Dans l’exil de la vie, et ce désert du monde

Où la félicité sur le néant se fonde,

            Et le malheur sur le réel.

 

                                   XXIV

 

La flamme qui dormait s’éveille. – Véronique

Sort du cercle, revêt une blanche tunique,

Une robe de pourpre. Au lieu du béguin noir

Qu’elle portait avant, sur sa tête elle place

Un chaperon d’hermine, et, prenant une glace,

S’y mire plusieurs fois et sourit de se voir.

La lune en ce moment, par une déchirure

De nuage, dardait sa clarté faible et pure.

La porte était ouverte, en sorte qu’on pouvait

Du dehors distinguer le dedans, et sans doute

Si quelqu’un à cette heure eût passé sur la route,

            Il aurait pensé qu’il rêvait.

 

                                   XXV

 

Véronique, du bout de sa baguette touche

Le matou qui lui lance un regard faux et louche,

Et se roule à ses pieds en faisant le gros dos ;

Tourne trois fois en rond, fait des signes mystiques,

Et prononce tout bas des mots cabalistiques :

– Spectacle à vous figer la moelle dans les os ! –

À la place du chat paraît un beau jeune homme,

Nez aquilin, front haut, moustache noire, comme

La jeune fille en voit dans ses songes d’amour.

Avec son manteau rouge et son pourpoint de soie,

Sa dague de Tolède au pommeau qui chatoie,

            Vraiment il était fait au tour !

 

                                   XXVI

 

« C’est bien », dit Véronique, en tendant sa main blanche

Au jeune cavalier qui, le poing sur la hanche,

En silence attendait : « Don Juan, conduisez-moi. »

Juan s’inclina : « Madame, où faut-il qu’on vous mène ? »

La dame se pencha sur son oreille : à peine

Deux syllabes, – Don Juan comprit. « Holà donc ! Toi,

Leporello, dit-il d’une voix haute et claire,

Madame veut sortir, prends une torche, éclaire

Madame. » À l’instant même, une cire à la main,

Leporello paraît amenant la voiture ;

Ils y montent. Le fouet claque, le cocher jure,

            Et les voilà sur le chemin.

 

                                   XXVII

 

Mais quel chemin encor ? – C’est un profond mystère.

Il faisait nuit ; d’ailleurs, dans ce lieu solitaire

Qui diable eût pu les voir ? Personne ; tout dormait ;

La lune avait bandé ses yeux bleus d’un nuage

De peur d’être indiscrète. – Au terme du voyage,

Sans que nul se doutât de ce qu’elle enfermait,

La voiture parvint. Pas un seul grain de boue

À ses larges panneaux armoriés. La roue,

Comme si les cailloux eussent été doublés

De soie et de velours, roulait muette et sourde

À travers champs, toujours tout droit, et si peu lourde

            Qu’elle ne couchait pas les blés !

 

                                   XXVIII

 

Pour le présent, la scène est transportée à Leyde.

Ce singe enjuponné, cette sorcière laide

À faire à Belzébuth tourner les deux talons ;

Jeune et belle à présent, vivante poésie,

Trésor de grâces, fait sécher de jalousie

Sous leurs vertugadins chamarrés de galons,

Leurs bonnets à carcasse élevés de six toises,

Les beautés à la mode et les Vénus bourgeoises

De l’endroit. – Le salon de Dame Barbara

Von Altenhorff, celui de la comtesse anglaise

Cecilia Wilmot est vide : on est à l’aise

            Chez la landgrave de Gotha !

 

                                   XXIX

 

Jeunes et vieux, robins en perruque poudrée,

Fats portant autour d’eux une atmosphère ambrée ;

Militaires en beaux uniformes, traînant

Sur le parquet sonore une épée incongrue ;

Peintres, musiciens, – tout le monde se rue

Chez l’étrangère, et bien qu’il soit peu convenant,

Au dire d’une vieille et méchante bégueule,

D’accaparer ainsi les hommes pour soi seule,

Surtout lorsque l’on n’a qu’un minois chiffonné

Et la beauté du Diable – on s’y portait – unique

Entretien de la ville, était sur Véronique :

            Jamais nom ne fut plus prôné !

 

                                   XXX

 

C’était un engouement, un délire, une rage,

Des battements de mains, des bravos, un tapage,

Quand elle paraissait, à ne s’entendre pas.

Jamais dilettanti n’ont du fond de leurs loges

Sur la prima dona fait pleuvoir plus d’éloges,

De bouquets et de vers, certes, qu’à chaque pas

La belle Véronique – aux bals, dans les théâtres,

Partout – n’en recevait des mein hers idolâtres.

Les poètes faisaient des sonnets sur ses yeux

Et l’appelaient soleil ou lune en acrostiches ;

Les peintres barbouillaient son image, et les riches

            Se ruinaient à qui mieux mieux.

 

                                   XXXI

 

Elle donnait le ton, et, reine de la mode,

Elle était adorée ainsi qu’une pagode ;

Personne n’eût osé la contredire en rien :

La forme des chapeaux, et la coupe des manches,

Lequel fait mieux, des fleurs ou bien des plumes blanches ?

Quelle parure sied ? – Quelle couleur va bien ?

S’il faut mettre du rouge ou non (question grave !)

Elle décidait tout. – La femme du margrave

Tielemanus Van Horn, la fille du vieux duc,

Avaient beau protester par leur mise hérétique,

À peine voyait-on dans leur salon gothique

            Un laid sigisbeo caduc.

 

                                   XXXII

 

Young fût devenu gai, le pleureur Héraclite,

S’essuyant l’œil, eût ri plus fort que Démocrite

Au spectacle plaisant des efforts que faisaient

Les dames de l’endroit, Iris courtes et grasses,

Pour s’habiller comme elle et copier ses grâces ;

Des ingénuités dont les moindres pesaient

Trois ou quatre quintaux ; des faces rubicondes

Avec des fleurs, des nœuds de rubans, et des blondes,

Des montagnes de chair à la Rubens, au lieu

De bons velours d’Utrecht, de brocards à ramages,

Portant de fins tissus, des gazes, des nuages !

            Quel travestissement, bon Dieu !

 

                                   XXXIII

 

Notre héroïne au reste était toujours charmante,

Parée ou non, – avec son voile, avec sa mante,

En bonnet, en chapeau, – de toutes les façons !

Tout sur elle vivait. – Les plis semblaient comprendre

Quand il fallait flotter et quand il fallait pendre ;

La soie intelligente arrêtait ses frissons,

Ou les continuait gazouillant ses louanges ;

Une brise à propos faisait onder ses franges,

Ses plumes palpitaient ainsi que des oiseaux

Qui vont prendre l’essor et qui battent des ailes ;

Une invisible main soutenait ses dentelles

            Et se jouait dans leurs réseaux.

 

                                   XXXIV

 

La moindre chose, un rien, elle était bien coiffée ;

Chaque bout de ruban, chaque fleur était fée ;

Tout ce qui la touchait devenait précieux ;

Tout était de bon goût, et (qualité bien rare)

Quel que fût son habit, galant, riche ou bizarre,

On n’apercevait qu’elle, – elle seule, – ses yeux

Faisaient des diamants pâlir les étincelles.

Les perles de ses dents paraissaient les plus belles,

La blancheur de sa peau ternissait le satin.

Disinvolture, esprit lutin, grâce câline, –

Tour à tour Camargo, Manon Lescaut, Philine,

            Une ravissante catin !

 

                                   XXXV

 

Le conseiller aulique Hans et Meister Philippe

Pour elle avaient laissé le genièvre et la pipe ;

C’était vraiment plaisir de voir ces bons flamands,

Types complets, – gros, courts, la face réjouie,

Négligeant leur tulipe enfin épanouie,

Transformés en dandys, et faire les charmants

Auprès de la diva. – Les femmes et les mères

Ne lui ménageaient pas les critiques amères,

Mais elle allait toujours son train, sans en perdre un,

Et, s’inquiétant peu de ce vain caquetage,

Accueillait tout le monde et recevait l’hommage

            Et les rixdales de chacun.

 

                                   XXXVI

 

Deux mois sont écoulés. – Capricieuse reine,

Ce jour-là Véronique avait une migraine,

Ou prétendait l’avoir, et ne recevait pas.

Les courtisans faisaient en grand nombre antichambre.

Dans un riche boudoir où des pastilles d’ambre

Jettent un doux parfum, où tous les bruits de pas

Sur de beaux tapis turcs, comme sur l’herbe, meurent,

Où le timbre qui chante et les bûches qui pleurent

Troublent seuls le silence avec leurs grêles voix.

Notre belle, – en peignoir du matin, pâle et blanche

Comme une perle, – au bord d’un guéridon se penche

            Froissant un papier sous ses doigts.

 

                                   XXXVII

 

Elle boude ! – Mon Dieu, qu’une femme qui boude

A de grâces ! La main sous le menton, le coude,

Tel qu’un arceau de jaspe, appuyé mollement

Sur un genou, le corps qui s’affaisse et se ploie,

Ainsi qu’un bouton d’or qu’une goutte d’eau noie ;

Les cheveux débouclés qui cachent par moment

Ou laissent voir, selon que le zéphyr s’en joue,

Ou que les doigts mutins les peignent, une joue

Transparente et nacrée, un front veiné d’azur,

Comme dans les jardins font les branches des arbres,

De leurs réseaux voilant ou découvrant les marbres

            Debout sous leur ombrage obscur.

 

                                   XXXVIII

 

Qui cause ce chagrin ? En se levant, s’est-elle

Dans sa glace trouvée ou vieillie ou moins belle ?

A-t-elle découvert dans ses boucles de jais

Un pâle fil d’argent ? À ses dents une tache ?

Les deux bouts du ruban, sous la main qui l’attache

Seraient-ils donc trop courts pour son corps plus épais ?

Cette robe attendue et sur laquelle on compte

Pour enlever à miss Wilmot le cœur du comte,

S’est-elle déchirée ou fripée en chemin ?

Son épagneul est-il malade ? – Quelque fièvre,

Après trois nuits de bal, a-t-elle de sa lèvre

            Décoloré le pur carmin ?

 

                                   XXXIX

 

Son œil est-il moins vif, son col moins blanc ? L’ovale

De son visage grec moins pur ? – Quelque rivale,

Avec plus de jeunesse ou plus de diamants,

A-t-elle au dernier raoût fait tourner plus de têtes ?

Non. – Elle est bien toujours la déesse des fêtes ;

Tout ploie à ses genoux. – Hier, l’un de ses amants

Pris d’un beau désespoir, la voyant infidèle,

S’est jeté dans le Rhin ; et ce matin, pour elle,

Ludwig De Siegendorff en duel s’est battu ;

Son adversaire est mort, – lui blessé. – Voilà certes

Un beau succès ! – Tout Leyde est en l’air et disserte.

            Pourquoi donc ce front abattu ?

 

                                   XL

 

Pourquoi donc ces sourcils qui tremblent et se plissent ?

Ces longs cils noirs baissés où quelques larmes glissent,

Qui palpitent jetant sur le satin des chairs

Une auréole brune, une ombre veloutée,

Comme Lawrence en peint ? – Cette gorge agitée

Dans sa prison de crêpe et sous les réseaux clairs

Ondant comme la neige au vent d’une tempête ?

Quelle pensée étrange à cette folle tête

Donne un air si rêveur ? – Est-ce le souvenir

De son premier amour et de ses jours d’enfance ?

Regret d’avoir perdu cette belle innocence ?

            Est-ce la peur de l’avenir ?

 

                                   XLI

 

Ce n’est pas cela, non. – Elle est trop corrompue

Pour ne pas oublier, et la chaîne est rompue

Qui liait son présent à son passé. – D’ailleurs,

Je ne crois pas qu’elle ait dans un pli de son âme

Un de ces souvenirs qui, dans tout cœur de femme,

Si dépravé qu’il soit, restent des jours meilleurs,

Et se gardent sans tache au fond de sa mémoire,

Comme fait une perle au creux d’une onde noire.

Ce n’est qu’une coquette, elle n’a pas aimé :

Le bal, un souper fin, quelque soirée à rendre,

Le plaisir l’étourdit, et l’empêche d’entendre

            La voix de son cœur comprimé.

 

                                   XLII

 

Voici le fait : – La veille on jouait au théâtre

Le Don Juan de Mozart. Avec sa cour folâtre

De jeunes merveilleux, papillons de boudoir,

Dont quelque Staub De Leyde a découpé les ailes,

Véronique était là, le pôle des prunelles,

Coquetant dans sa loge et radieuse à voir.

Les femmes sous leur fard pâlissaient de colère,

Et se mordaient la lèvre. – Elle, sûre de plaire,

Comme le paon sa queue, ouvrait son éventail,

Parlait, riait tout haut, laissait choir sa lorgnette,

Ôtait son gant, faisait sentir sa cassolette,

            Ou chatoyer son riche émail.

 

                                   XLIII

 

Les acteurs avaient beau s’évertuer en scène,

Filer les plus beaux sons, ils y perdaient leur peine.

En vain Leporello pas à pas suivait Juan ;

En vain le commandeur faisait tonner ses bottes,

Zerline gazouillait jouant avec les notes,

Dona Anna pleurait. – Ils auraient bien un an

Continué ce jeu sans que l’on y prît garde :

Le parterre est distrait, l’on cause, l’on regarde,

Mais d’un autre côté. – Sous les binocles d’or

Braqués au même point le désir étincelle ;

Véronique sourit ; le bonheur d’être belle

            La fait dix fois plus belle encor.

 

                                   XLIV

 

Seul un homme debout auprès d’une colonne,

Sans que ce grand fracas le dérange ou l’étonne,

À la scène oubliée attachant son regard,

Dans une extase sainte enivre ses oreilles.

De ces accords profonds, de ces hautes merveilles

Qui font luire ton nom entre tous, – Ô Mozart ! –

Ton génie avait pris le sien, et de ses ailes

Le poussait par delà les sphères éternelles.

L’heure, le lieu, le monde, il ne savait plus rien,

Il s’était fait musique, et son cœur en mesure

Palpitait et chantait avec une voix pure,

            Et lui seul te comprenait bien.

 

                                   XLV

 

Tout au plus dans l’entracte avait-il sur la belle

Jeté l’œil, froidement, et sans que sa prunelle

S’allumât, comme si le regard contre un mur

Eût été se briser. – Pourtant, comme une balle,

Cette œillade d’un bout à l’autre de la salle,

Au cœur de Véronique arrivant d’un vol sûr,

Y fit sans le vouloir une blessure grave,

Une blessure à mort. – Ainsi l’on voit un brave

Être tué sans gloire à l’angle d’un buisson

Par le coup de fusil tiré sur quelque lièvre,

Par la tuile qui tombe, ou mourir de la fièvre

            En revenant dans sa maison.

 

                                   XLVI

 

Celle qui, jusqu’alors comme la salamandre,

Froide au milieu des feux, daignait à peine rendre

Pour une passion un caprice en retour,

Et se faisait un jeu (c’est le plaisir des femmes)

De torturer les cœurs et de damner les âmes,

Celle qui sans pitié se jouait d’un amour,

Comme un enfant cruel de son hochet qu’il casse

Et rejette bien loin aussitôt qu’il le lasse,

Souffre aujourd’hui les maux qu’elle causait hier :

Elle faisait aimer, et maintenant elle aime !

L’oiseleur à la fin s’est englué lui-même ;

            Il est vaincu ce cœur si fier !

 

                                   XLVII

 

C’est le train de la vie et de la destinée ;

Quand au timbre fatal l’heure est enfin sonnée,

Nul ne peut retarder sa défaite d’un jour.

Quelle vertu qu’on ait, ou qu’on fuie ou qu’on reste,

Tout cède à ce pouvoir infernal ou céleste :

On ne saurait tromper ni son sort ni l’amour.

Amour, joie et fléau du monde, douce peine,

Misère qu’on regrette et de charmes si pleine ;

Rire qui touche aux pleurs, souci pâle et charmant,

Mal que l’on veut avoir ; paradis, enfer, songe

Commencé dans le ciel, que sur terre on prolonge,

            Mystérieux enchantement !

 

                                   XLVIII

 

Poignante volupté, plaisir qui fait peut-être

L’homme l’égal de Dieu ! Qui ne veut vous connaître

S’il ne vous a connu, moments délicieux,

Et si longs et si courts qui valent une vie,

Et que voudrait payer l’ange qui les envie

De son éternité de bonheur dans les cieux !

Mer de félicité, ravissement, extase,

Dont ne saurait donner l’idée aucune phrase

Soit en vers soit en prose ! Heures du rendez-vous,

Belles nuits sans sommeils, râles, sanglots d’ivresse,

Soupirs, mots inconnus qu’étouffe une caresse,

            Baisers enragés, désirs fous !

 

                                   XLIX

 

Amour ! Le seul péché qui vaille qu’on se damne,

En vain dans ses sermons le prêtre te condamne ;

En vain dans son fauteuil, besicles sur le nez,

La maman te dépeint comme un monstre à sa fille,

En vain Orgon jaloux ferme sa porte, et grille

Ses fenêtres. En vain dans leurs livres mort-nés,

Contre toi longuement les moralistes crient,

En vain de ton pouvoir les coquettes se rient ;

La novice à ton nom fait un signe de croix ;

Jeune ou vieux, laid ou beau, teint vermeil ou teint blême,

Anglais, français, païen ou chrétien, – chacun aime

            Au moins dans sa vie une fois.

 

                                   L

 

Moi, ce fut l’an passé que cette frénésie

Me vint d’être amoureux. – Adieu, la poésie !

Je n’avais pas assez de temps pour l’employer

À compasser des mots : adorer mon idole,

La parer, admirer sa chevelure folle,

Mer d’ébène où ma main aimait à se noyer ;

L’entendre respirer, la voir vivre, sourire

Quand elle souriait, m’enivrer d’elle, lire

Ses désirs dans ses yeux ; sur son front endormi

Guetter ses rêves ; boire à sa bouche de rose

Son souffle en un baiser, – je ne fis autre chose

            Pendant quatre mois et demi.

 

                                   LI

 

Sans cela l’univers aurait eu mon poème

En mil huit cent vingt-neuf, et beaucoup plus tôt même ;

Mais, comme je l’ai dit, je n’avais pas le temps

D’enfiler dans un vers des mots, comme des perles

Dans un cordon. – J’allais ouïr siffler les merles

Avec elle aux grands bois ; l’on était au printemps.

Elle, comme un enfant, courait dans la rosée

Après les papillons, et la jambe arrosée

D’une pluie argentée, allait chantant toujours ;

Chaque fleur sous ses pas inclinait son ombrelle.

Moi, je la regardais ; la nature était belle,

            Et riait comme nos amours.

 

                                   LII

 

Mai dans le gazon vert faisait rougir la fraise :

Dès qu’elle en trouvait une, heureuse et sautant d’aise,

Elle accourait bien vite et voulait partager ;

Moi, je ne voulais pas ; c’était une bataille !

D’un bras j’emprisonnais ses deux bras et sa taille,

Et de mon autre main je la faisais manger.

Elle me résistait d’abord, mais, bientôt lasse

D’une lutte inégale, elle demandait grâce,

Promettant de payer en baisers sa rançon.

Alors, comme un oiseau dont on ouvre la cage,

Elle prenait son vol et fuyait, la sauvage,

            Se cacher derrière un buisson.

 

 

                                   LIII

 

Et puis je l’entendais rire sous la feuillée

De me tromper ainsi. – Quelque abeille éveillée

Sortant d’une clochette, un lézard, un faucheux,

Arpentant son col blanc avec ses pattes grêles,

Une chenille prise aux plis de ses dentelles,

La ramenait bientôt poussant des cris affreux.

Elle cachait son front contre moi, toute blanche ;

Tressaillant quand le vent remuait une branche,

Ses beaux seins effarés, au tic tac de son cœur

Tremblaient et palpitaient comme deux tourterelles

Surprises dans le nid, qui font un grand bruit d’ailes

            Entre les doigts de l’oiseleur.

 

                                   LIV

 

Tout en la rassurant, d’une main aguerrie

Je saisissais le monstre, et de sa peur guérie

Elle recommençait à rire, et s’asseyait

Sur un de mes genoux se moquant d’elle-même,

Et m’embrassait disant : « Mon dieu, comme je l’aime ! »

Puis le baiser rendu, rêveuse, elle appuyait

Sa tête à mon épaule, et fermait sa paupière

Comme pour s’endormir. – Un long jet de lumière,

Traversant les rameaux, dorait son front charmant ;

Le rossignol chantait et perlait ses roulades,

Un vent tout parfumé, sous les vertes arcades

            Soupirait langoureusement.

 

                                   LV

 

Nous ne nous disions rien, et nous avions l’air triste,

Et pourtant, ô mon Dieu ! si le bonheur existe

Quelque part ici-bas, nous étions bien heureux.

Qu’eût servi de parler ? – Sur nos lèvres pressées

Nous arrêtions les mots, nous savions les pensées ;

Nous n’avions qu’un esprit, qu’une seule âme à deux.

Comme emparadisés dans les bras l’un de l’autre,

Nous ne concevions pas d’autre ciel que le nôtre.

Nos artères, nos cœurs vibraient à l’unisson ;

Dans les ravissements d’une extase profonde,

Nous avions oublié l’existence du monde,

            Nos yeux étaient notre horizon.

 

                                   LVI

 

Tout ce bonheur n’est plus. Qui l’aurait dit ? Nous sommes

Comme des étrangers l’un pour l’autre ; les hommes

Sont ainsi : leur toujours ne passe pas six mois.

L’amour s’en est allé, Dieu sait où. – Ma princesse,

Comme un beau papillon qui s’enfuit et ne laisse

Qu’une poussière rouge et bleue au bout des doigts.

Pour ne plus revenir a déployé son aile,

Ne laissant dans mon cœur, plus que le sien fidèle,

Que doutes du présent et souvenirs amers.

Que voulez-vous ? – La vie est une chose étrange ;

En ce temps-là j’aimais, et maintenant j’arrange

            Mes beaux amours en méchants vers.

 

                                   LVII

 

Bénévole lecteur, c’est toute mon histoire

Fidèlement contée, autant que ma mémoire,

Registre mal en ordre, a pu me rappeler

Ces riens qui furent tout, dont l’amour se compose

Et dont on rit ensuite. – Excusez cette pause :

La bulle que j’avais pris plaisir à souffler,

Et qui flottait en l’air des feux du prisme teinte,

En une goutte d’eau tout à coup s’est éteinte ;

Elle s’était crevée au coin d’un toit pointu.

En heurtant le réel, ma riante chimère

S’est brisée, et je n’aime à présent que ma mère ;

            Tout autre amour en moi s’est tu.

 

                                   LVIII

 

Excepté cependant le tien, ô poésie,

Qui parles toujours haut dans une âme choisie !

Poésie, ô bel ange à l’auréole d’or,

Qui, passant d’un soleil ou d’un monde dans l’autre

Sans crainte de salir tes pieds blancs sur le nôtre,

Dans notre nuit suspends un moment ton essor,

Nous dis des mots tout bas, et du bout de ton aile

Sèches nos pleurs amers ; et toi, sa sœur jumelle,

Peinture, la rivale et l’égale de Dieu,

Déception sublime, admirable imposture,

Qui redonnes la vie et doubles la nature,

            Je ne vous ai pas dit adieu !

 

                                   LIX

 

Revenons au sujet. – Le jeune enthousiaste

Était beau cavalier, et certe une plus chaste

Que Véronique eût pu s’enamourer de lui.

Avant d’aller plus loin, il serait bon peut-être

D’esquisser son portrait. – Le dehors fait connaître

Le dedans. – Un soleil étranger avait lui

Sur sa tête et doré d’une couche de hâle

Sa peau d’italien naturellement pâle.

Ses cheveux, sous ses doigts, en désordre jetés,

Tombaient autour d’un front que Gall avec extase

Aurait palpé six mois, et qu’il eût pris pour base

            D’une douzaine de traités.

 

                                   LX

 

Un front impérial d’artiste et de poète,

Occupant à lui seul la moitié de la tête,

Large et plein, se courbant sous l’inspiration,

Qui cache en chaque ride avant l’âge creusée

Un espoir surhumain, une grande pensée,

Et porte écrits ces mots : Force et conviction.

Le reste du visage à ce front grandiose

Répondait. – Cependant il avait quelque chose

Qui déplaisait à voir, et, quoique sans défaut,

On l’aurait souhaité différent. – L’ironie,

Le sarcasme y brillait plutôt que le génie ;

            Le bas semblait railler le haut.

 

                                   LXI

 

Cet ensemble faisait l’effet le plus étrange ;

C’était comme un démon se tordant sous un ange,

Un enfer sous un ciel. – Quoiqu’il eût de beaux yeux,

De longs sourcils d’ébène effilés vers la tempe,

Se glissant sur la peau comme un serpent qui rampe,

Une frange de cils palpitants et soyeux,

Son regard de lion et la fauve étincelle

Qui jaillissait parfois du fond de sa prunelle

Vous faisaient frissonner et pâlir malgré vous.

Les plus hardis auraient abaissé la paupière

Devant cet œil méduse à vous changer en pierre,

            Qu’il s’efforçait de rendre doux.

 

                                   LXII

 

Sur sa lèvre sévère à chaque coin ombrée

D’une fine moustache élégamment cirée

Un sourire moqueur quelquefois se posait ;

Mais son expression la plus habituelle

Était un grand dédain. – Vainement notre belle,

L’ayant revu depuis dans le monde, faisait

Tout ce qu’une coquette en pareil cas peut faire

Pour en grossir sa cour. – Chose extraordinaire !

Rien ne put entamer ce cœur de diamant.

Coups d’œil sous l’éventail, soupirs, minauderies,

Aveux à mots couverts, vives agaceries,

            – Elle échoua totalement !

 

                                   LXIII

 

Ce n’était pas un homme à se laisser surprendre

Aux lacs que Véronique essayait de lui tendre.

Le grand aigle à la glu, qui retient le moineau,

Laisse à peine une plume. Une mouche étourdie

À la toile en un coin par l’araignée ourdie

Se prend l’aile, la guêpe emporte le réseau.

Gulliver d’un seul coup rompt les chaînes de soie

Des lilliputiens. Une si belle proie

Valait bien cependant qu’on y prît peine. Aussi,

Excepté de lui dire en propres mots : je t’aime,

Elle essaya de tout. – Mais lui, toujours le même,

            N’en prit aucunement souci.

 

                                   LXIV

 

C’était là le motif qui faisait que sa porte

Était fermée à tous. En effet, eh ! qu’importe

À son cœur occupé cette cour qui la suit ?

Ces beaux fils, ces dandys qui l’enchantaient naguères

Lui semblent maintenant ou guindés ou vulgaires ;

Leurs madrigaux musqués la fatiguent ; le bruit

Et le jour lui font mal ; tout l’excède et l’ennuie.

Sur sa petite main son front penche et s’appuie,

Son bras potelé pend au bord de son fauteuil,

La pauvre enfant ! Voyez, sa joue est toute pâle.

Le dépit a changé ses roses en opale,

            Une larme luit à son œil.

 

                                   LXV

 

Le papier que la belle, avec un air d’angoisse,

Dans sa petite main aux ongles roses froisse,

Indubitablement est un billet d’amour,

Un vélin azuré qui par toute la chambre

Jette une fashionable et suave odeur d’ambre.

– Je m’y connais. – Pourtant l’écriture et le tour

Ont quelque chose en soi qui trahissent la femme.

Est-ce un billet surpris de rivale, ou la dame

Pour son compte écrit-elle à quelque jeune beau ?

Le fait paraît prouvé par cette tache noire

Au bout de ce doigt blanc, et par cette écritoire

            Et cette plume de corbeau.

 

                                   LXVI

 

Tout à coup, relevant comme un oiseau sa tête

Et poussant en arrière une boucle défaite,

Elle quitta sa pose indolente, et se prit,

Avant de demander la bougie et d’y mettre

La cire et le cachet, à relire sa lettre

Tout bas, comme ayant peur que l’écho la comprît.

« Je ne l’enverrai pas, elle est trop mal écrite,

Dit-elle déchirant la feuille ; elle mérite,

Comme celle d’hier, d’être jetée au feu. »

Il faisait un grand froid, la flamme était ardente ;

Le papier se tordit comme un damné du Dante

            En dardant un jet de gaz bleu,

 

                                   LXVII

 

Et disparut. – Pendant que brûle cette feuille,

L’enfant en prend une autre, un instant se recueille

Et commence. – Sa main rapide en son essor,

Comme un cheval de course à New-Market, à peine

Effleure le papier. – La page est toute pleine

Que l’encre aux premiers mots n’est pas figée encor :

« Don Juan ! » Le chapeau bas, Don Juan devant la dame

Est debout. – Véronique agitée, une flamme

Aux prunelles : « Portez le billet que voici

Au signor Albertus. – Le peintre qui demeure

Hôtel du Singe-Vert ? – Lui-même, et dans une heure

            Au plus tard, Juan, soyez ici. »

 

                                   LXVIII

 

Albertus, je n’ai pas besoin de vous le dire,

Est le fin cortejo que je viens de décrire

Quelques stances plus haut. – C’était un homme d’art,

Aimant tout à la fois d’un amour fanatique

La peinture et les vers autant que la musique.

Il n’eût pas su lequel, de Dante ou de Mozart,

Dieu lui laissant le choix, il eût souhaité d’être.

Mais moi qui le connais comme lui, mieux peut-être,

Je crois en vérité qu’il eût dit : – Raphaël !

Car, entre ces trois sœurs égales en mérite,

Dans le fond la peinture était sa favorite

            Et son talent le plus réel.

 

                                   LXIX

 

Il voyait l’univers comme un tripot infâme ;

Pour son opinion sur l’homme et sur la femme,

C’était celle d’Hamlet : il n’aurait pas donné

Quatre maravédis des deux. – La créature

Le réjouissait peu, si ce n’est en peinture.

S’étant toujours enquis, depuis qu’il était né,

Du pourquoi, du comment, il était pessimiste

Comme l’est un vieillard, partant plus souvent triste

Qu’autre chose, et l’amour n’était qu’un nom pour lui.

Quoique bien jeune encor, depuis longues années

Il n’y pouvait plus croire ; aussi dans ses journées,

            Sonnaient bien des heures d’ennui.

 

                                   LXX

 

Il prenait cependant son mal en patience.

C’est un très grand fléau qu’une grande science ;

Elle change un bambin en Géronte ; elle fait

Que, dès les premiers pas dans la vie, on ne trouve,

Novice, rien de neuf dans ce que l’on éprouve.

Lorsque la cause vient, d’avance on sait l’effet ;

L’existence vous pèse et tout vous paraît fade.

Le piment est sans goût pour un palais malade.

Un odorat blasé sent à peine l’éther :

L’amour n’est plus qu’un spasme, et la gloire un mot vide,

Comme un citron pressé le cœur devient aride.

            Don Juan arrive après Werther.

 

                                   LXXI

 

Notre héros avait, comme Ève sa grand-mère,

Poussé par le serpent, mordu la pomme amère,

Il voulait être Dieu. – Quand il se vit tout nu,

Et possédant à fond la science de l’homme,

Il désira mourir. – Il n’osa pas ; mais, comme

On s’ennuie à marcher dans un sentier connu,

Il tenta de s’ouvrir une nouvelle route.

Le monde qu’il rêvait, le trouva-t-il ? – J’en doute.

En cherchant il avait usé les passions,

Levé le coin du voile et regardé derrière.

À vingt ans l’on pouvait le clouer dans sa bière,

            Cadavre sans illusions.

 

                                   LXXII

 

Malheur, malheur à qui dans cette mer profonde

Du cœur de l’homme jette imprudemment la sonde !

Car le plomb bien souvent, au lieu de sable d’or,

De coquilles de nacre aux beaux reflets de moire,

N’apporte sur le pont que boue infecte et noire.

« Oh ! si je pouvais vivre une autre vie encor !

Certes, je n’irais pas fouiller dans chaque chose

Comme j’ai fait. Qu’importe après tout que la cause

Soit triste, si l’effet qu’elle produit est doux ?

Jouissons, faisons-nous un bonheur de surface ;

Un beau masque vaut mieux qu’une vilaine face.

            Pourquoi l’arracher, pauvres fous ? »

 

                                   LXXIII

 

Si de sa destinée il eût été l’arbitre,

Il eût, vous croyez bien, sauté plus d’un chapitre

Du roman de la vie, et passé tout d’abord

À la conclusion de cette sotte histoire.

Incertain s’il devait nier, douter ou croire,

Ou demander le mot de l’énigme à la mort,

Comme un duvet au vent, avec indifférence

Il laissait au hasard aller son existence.

Les choses d’ici-bas l’inquiétaient fort peu,

Et celles de là-haut encor moins. – Pour son âme,

Je vous dirai, dussé-je encourir votre blâme,

            Qu’il n’y croyait pas plus qu’en Dieu.

 

                                   LXXIV

 

Il était ainsi fait. – Singulière nature !

Son âme, qu’il niait, cependant était pure ;

Il voulait le néant et n’aurait rien gagné

À la suppression de l’enfer. – Homme étrange !

Il avait les vertus dont il riait, et l’ange

Qui là-haut sur son livre écrivait indigné

Une grosse hérésie, un sophisme damnable,

Venant à l’action, le trouvait moins coupable,

Et pesant dans sa main le bien avec le mal,

Pour cette fois encor retenait l’anathème.

Une larme tombée à l’endroit du blasphème

            L’effaçait du feuillet fatal.

 

                                   LXXV

 

La décoration change. – Pour le quart d’heure

Nous sommes à l’Hôtel du Singe-Vert, demeure

Du signor Albertus, et dans son atelier.

Savez-vous ce que c’est que l’atelier d’un peintre,

Lecteur bourgeois ? – Un jour discret tombant du cintre

Y donne à chaque chose un aspect singulier.

C’est comme ces tableaux de Rembrandt, où la toile

Laisse à travers le noir luire une blanche étoile.

Au milieu de la salle, auprès du chevalet,

Sous le rayon brillant où vient valser l’atome,

Se dresse un mannequin qu’on croirait un fantôme ;

            Tout est clair-obscur et reflet.

 

                                   LXXVI

 

L’ombre dans chaque coin s’entasse plus profonde

Que sous les vieux arceaux d’une nef. – C’est un monde,

Un univers à part qui ne ressemble en rien

À notre monde à nous ; un monde fantastique,

Où tout parle aux regards, où tout est poétique,

Où l’art moderne brille à côté de l’ancien ;

Le beau de chaque époque et de chaque contrée,

Feuille d’échantillon, du livre déchirée ;

Armes, meubles, dessins, plâtres, marbres, tableaux,

Giotto, Cimabue, Ghirlandaio, que sais-je ?

Reynolds près de Hemskerk, Watteau près de Corrège,

            Pérugin entre deux Van Loos.

 

                                   LXXVII

 

Laques, pots du Japon, magots et porcelaines,

Pagodes toutes d’or et de clochettes pleines,

Beaux éventails de Chine, à décrire trop longs,

Cuchillos, kriss malais à lames ondulées,

Kandjars, yatagans aux gaines ciselées,

Arquebuses à mèche, espingoles, tromblons,

Heaumes et corselets, masses d’armes, rondaches,

Faussés, criblés à jour, rouillés, rongés de taches,

Mille objets bons à rien, admirables à voir ;

Caftans orientaux, pourpoints du Moyen Âge,

Rebecs, psaltérions, instruments hors d’usage,

            Un antre, un musée, un boudoir !

 

                                   LXXVIII

 

Autour du mur beaucoup de toiles accrochées,

Blanches pour la plupart, les autres ébauchées,

Un chaos de couleurs ne vivant qu’à demi.

La Lénore à cheval, Macbeth et les sorcières,

Les infants de Lara, Marguerite en prières,

Des portraits esquissés, des études parmi

Lesquelles, dans son cadre, une de jeune fille,

Claire sur un fond brun, se détache et scintille,

Belle à ne savoir pas de quel nom l’appeler,

Péri, fée ou sylphide, être charmant et frêle,

Ange du ciel à qui l’on aurait coupé l’aile

            Pour l’empêcher de s’envoler.

 

                                   LXXIX

 

On aurait dit, à voir cette tête inclinée,

Et son expression pensive et résignée,

Une mater dei d’après Masaccio.

Ce n’était qu’un portrait d’une maîtresse ancienne.

La plus et mieux aimée, une vénitienne,

Qu’en sa gondole un soir, sur le Canaleio,

Un bravo poignarda. – Le mari de la belle

Avait monté ce coup, la sachant infidèle.

– C’est un roman entier que cette histoire-là. –

Albertus vint au corps, leva l’étoffe noire,

Ébaucha ce portrait qu’il finit de mémoire,

            Et puis jamais n’en reparla.

 

                                   LXXX

 

Seulement quand ses yeux rencontraient cette toile,

Qu’aux regards étrangers cachait un épais voile,

Une larme furtive essuyée aussitôt

S’y formait ; un soupir du fond de sa poitrine

S’exhalait sourdement et gonflait sa narine.

Il fronçait les sourcils, mais il ne disait mot.

À Venise, un Anglais osa faire des offres :

Pour avoir ce chef-d’œuvre il eût vidé ses coffres ;

Mais c’était profaner – il santo ritratto, –

Et comme obstinément il grossissait la somme,

Albertus furieux voulut noyer son homme

            En bas du pont de Rialto.

 

                                   LXXXI

 

Albertus travaillait. – C’était un paysage.

Salvator eût signé cette selve selvagge.

Au premier plan des rocs, au second les donjons

D’un château dentelant de ses flèches aiguës

Un ciel ensanglanté, semé d’îles de nues.

Les grands chênes pliaient comme de faibles joncs,

Les feuilles tournoyaient en l’air ; l’herbe flétrie,

Comme les flots hurlants d’une mer en furie,

Ondait sous la rafale, et de nombreux éclairs

De reflets rougeoyants incendiaient les cimes

Des pins échevelés, penchés sur les abîmes

            Comme sur le puits des enfers.

 

                                   LXXXII

 

On entra. – C’était Juan. – Une lumière bleue

Éclaira l’atelier, et quoiqu’il n’eût ni queue,

Ni cornes, ni pied-bot, quoiqu’il ne sentît pas

Le soufre ou le bitume, à son regard oblique,

À sa lèvre que crispe un rire sardonique,

À son geste anguleux, à sa voix, à son pas,

Tout homme un peu prudent aurait couru bien vite

À sa Bible et vous l’eût aspergé d’eau bénite.

Albertus n’en fit rien : il ne le voyait point ;

Son âme avec ses yeux était à sa peinture.

« Signor, c’est un billet », dit le diable Mercure

            En le tirant par son pourpoint.

 

                                   LXXXIII

 

Notre artiste l’ouvrit ; cherchant la signature

Et ne la trouvant pas : « Infâme créature ! »

Dit-il entre ses dents. « Irez-vous ? – Oui, j’irai.

– Quand ? reprit Juan d’un ton doucereux. – Tout à l’heure.

– Vive Dieu ! C’est parler. La signora demeure

À quatre pas d’ici ; je vous y conduirai.

– C’est bien, dit Albertus », décrochant son épée,

Un André Ferrara, fine lame, trempée

Du sang de maints vaillants. – « Je suis à vous… Pietro ! »

Une tête hâlée apparut à la porte

Et dit : « Che vuoi, signor ? – Vite ! que l’on m’apporte

            Ma cape avec mon sombrero. »

 

                                   LXXXIV

 

Le temps de compter trois il revient. – La toilette

Du jeune cavalier en un instant fut faite,

Et, le valet ayant approché le miroir,

Il sourit, et parut fort content de lui-même,

Mais tout à coup son teint, de pâle devint blême ;

Il avait (le vit-il ou bien crut-il le voir ?),

Il avait vu bouger dans son cadre la tête

De la Vénitienne, et sa bouche muette

Remuer et s’ouvrir comme voulant parler.

« Eh bien ! Signor, fit Juan. – Povera, dit l’artiste

Caressant le portrait d’un regard doux et triste,

            Il est trop tard pour reculer. »

 

                                   LXXXV

 

Ils sortirent tous deux. – La ville était déserte.

À peine çà et là quelque croisée ouverte,

La pluie à fils pressés hachait le ciel obscur ;

Un vent de nord faisait, ainsi que des mouettes

Par un gros temps, crier toutes les girouettes.

Un ivrogne attardé passait battant le mur,

Une fille de joie attendait sur la borne.

Albertus suivait Juan silencieux et morne ;

Certes, il n’avait ni l’air ni le pas d’un galant.

Un larron qu’un prévôt conduit à la potence,

Un écolier qui va subir sa pénitence,

            Ne marchent pas d’un pied plus lent.

 

                                   LXXXVI

 

Il eût pu retourner chez lui, mais l’aventure

Était réellement bizarre et de nature

À piquer jusqu’au vif la curiosité ;

Aussi notre héros voulut-il la poursuivre.

L’on arrive. – Don Juan prend le marteau de cuivre

D’une poterne et frappe avec autorité.

Des yeux noirs, des fronts blancs, sous les vitres flamboient,

La maison s’illumine, et des lueurs tournoient

Aux flancs sombres des murs. – De palier en palier

La lumière descend, la porte en bronze s’ouvre,

L’intérieur splendide et vaste se découvre

            À l’œil du jeune cavalier.

 

                                   LXXXVII

 

Un petit négrillon qui tenait une torche

De cire parfumée, attendait sous le porche.

Sa livrée écarlate, avec des galons d’or,

Était riche et galante. « Allons, dit Juan, beau page,

Conduisez ce seigneur par le secret passage. »

Albertus le suivit. – Au bout d’un corridor

Une courtine rouge à demi relevée

Se referme sur lui. – Flairant son arrivée,

Deux grands lévriers blancs, couchés sur le tapis,

Hument l’air autour d’eux, lèvent leur longue tête,

Poussent entre leurs dents une plainte inquiète,

            Et puis retombent assoupis.

 

                                   LXXXVIII

 

D’honneur, vous eussiez dit un boudoir de duchesse,

Tout s’y trouvait : confort, élégance et richesse.

Sur un beau guéridon de bois de citronnier

Brillait, comme une étoile, une lampe d’albâtre

Qui jetait par la chambre un jour doux et bleuâtre.

Des perles, de la soie, un coffre à clous d’acier,

De blondes sépias, de fraîches aquarelles,

Des albums, des écrans aux découpures frêles,

La dernière revue et le nouveau roman,

Un masque noir brisé, – mille riens fashionables,

Pêle-mêle jetés, jonchaient fauteuils et tables.

            C’était un désordre charmant !

 

                                   LXXXIX

 

Notre innamorata, couchée autant qu’assise

Sur un moelleux divan, jeta, comme surprise,

Un petit cri d’enfant, quand Albertus entra ;

Puis, prenant d’un coup d’œil les conseils de la glace,

Refit bouffer sa manche et remit à leur place

Quelques rubans mutins. – Jamais la signora

N’avait été mieux mise ; elle était adorable,

En état d’amener une recrue au Diable,

Autant que femme au monde, et même plus. – Ses yeux

Noirs et brillants avaient, sous leurs longues paupières,

Tant de morbidezza, son geste et ses manières

            Un abandon si gracieux !

 

                                   XC

 

Albertus un instant crut voir sa Vénitienne :

La coiffure bizarre ornée à l’italienne

De grosses boules d’or et de sequins percés,

Le collier de corail, la croix et l’amulette,

Les touffes de rubans et toute la toilette ;

La peau couleur d’orange, aux tons chauds et foncés,

L’expression rêveuse et l’attitude molle,

Le regard tout pareil et la même parole :

Elle lui ressemblait à faire illusion.

Connaissant Albertus et son humeur fantasque,

La sorcière avait cru devoir prendre ce masque

            Pour contenter sa passion.

 

                                   XCI

 

Véronique sonna. – La portière dorée

S’entrouvrit. – Revêtu d’une riche livrée,

Un petit page entra qui portait des plateaux,

Un vrai page flamand, tête blonde et rosée,

Comme celle qu’on voit au terburg du musée.

Il posa sur la table et flacons et gâteaux,

Plaça l’argenterie, et la vaisselle plate,

Versa de haut le vin dans les verres à patte,

Salua nos galants et puis s’éloigna d’eux.

C’était un vin du Rhin dont la robe vermeille

Jaunissait de vieillesse, un vin mis en bouteille

            Au moins depuis un siècle ou deux !

 

                                   XCII

 

Il luisait comme l’or au fond du vidrecome ;

Un seul verre eût suffi pour étourdir un homme :

Albertus au second s’acheva de griser.

À son œil fasciné chaque objet était double,

Tout flottait sans contour dans une vapeur trouble ;

Le plancher ondulait, les murs semblaient valser.

La belle avait jeté toute honte en arrière,

Et, donnant à ses feux une libre carrière,

De ses bras convulsifs lui faisait un collier,

Se collait à son corps avec délire et fièvre,

Le prenait par la tête et jusque sur sa lèvre

            Tâchait de le faire plier.

 

                                   XCIII

 

Albertus n’était pas de glace ni de pierre.

Quand même il l’eût été, sous la noire paupière

De la dame brillait un soleil dont le feu

Eût animé la pierre et fait fondre la glace.

Un ange, un saint du ciel, pour être à cette place,

Eussent vendu leur stalle au paradis de Dieu.

« Oh ! dit-il, mon cœur brûle à cette étrange flamme

Qui dans ton œil rayonne, et je vendrais mon âme

Pour t’avoir à moi seul tout entière et toujours.

Un seul mot de ta bouche, à la vie éternelle

Me ferait renoncer. L’éternité vaut-elle

            Une minute de tes jours ? »

 

                                   XCIV

 

« Est-ce bien vrai cela ? reprit la Véronique,

Le sourire à la bouche et d’un air ironique,

Et répéteriez-vous ce que vous avez dit ?

– Que pour vous posséder je donnerais mon âme

Au Diable, si le Diable en voulait, oui, Madame,

Je l’ai dit. – Eh bien ! donc, à jamais sois maudit,

Cria l’ange gardien d’Albertus. Je te laisse,

Car tu n’es plus à Dieu. » Le peintre en son ivresse

N’entendit pas la voix, et l’ange remonta.

Un nuage de soufre emplit la chambre, un rire

De Méphistophélès, que l’on ne peut décrire,

            Tout à coup dans l’air éclata.

 

                                   XCV

 

Comme ceux d’une orfraie ou d’un hibou dans l’ombre,

Les yeux de Véronique un instant d’un feu sombre

Brillèrent. Cependant Albertus n’en vit rien,

Certes, s’il l’avait vu, quel que fût son courage,

À leur expression égarée et sauvage,

Il se serait signé de peur, car c’était bien

Un regard exprimant un mal irrémédiable,

Un regard de damné demandant l’heure au Diable.

On y lisait : « Toujours, jamais, éternité. »

C’était vraiment horrible. Une prunelle d’homme,

À de pareils éclairs, mourrait et fondrait comme

            Fond le bitume au feu jeté.

 

                                   XCVI

 

Et ses lèvres tremblaient. On eût dit qu’un blasphème

Allait s’en échapper, quand tout à coup : « Je t’aime !

Dit-elle bondissant comme un tigre en fureur.

Mais sais-tu ce que c’est que l’amour d’une femme ?

En demandant le mien, as-tu sondé ton âme ?

As-tu bien calculé les forces de ton cœur ?

Que te sens-tu dans toi de puissant et de large

À porter sans plier une pareille charge ?

Toujours ! songes-y bien, d’un éternel amour

Il n’est dans l’univers qu’un seul être capable,

Et cet être, c’est Dieu, car il est immuable ;

            L’homme d’un jour n’aime qu’un jour. »

 

                                   XCVII

 

Dans le fond du boudoir un rayon de la lampe

Qui, sur les murs dorés, vague et bleuâtre rampe

Derrière les rideaux, tirés discrètement,

Fait deviner un lit. – Albertus, sans mot dire

(C’était bien répondu), de ce côté l’attire,

Sur le bord de ce lit la pousse doucement...

C’est ici que s’arrête en son style pudique,

Tout rouge d’embarras, le narrateur classique :

– Que ne fait-on pas dire à cet honnête point ?

Jamais comme immoral Basile ne le biffe,

Et dans un roman chaste il est l’hiéroglyphe

            De ce qui ne l’est guère ou point.

 

                                   XCVIII

 

Moi qui ne suis pas prude, et qui n’ai pas de gaze

Ni de feuille de vigne à coller à ma phrase,

Je ne passerai rien. – Les dames qui liront

Cette histoire morale auront de l’indulgence

Pour quelques chauds détails. – Les plus sages, je pense,

Les verront sans rougir, et les autres crieront.

D’ailleurs, et j’en préviens les mères de famille,

Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles

Dont on coupe le pain en tartines. – Mes vers

Sont des vers de jeune homme et non un catéchisme.

Je ne les châtre pas. – Dans leur décent cynisme

            Ils s’en vont droit ou de travers,

 

                                   XCIX

 

Peu m’importe, selon que dame poésie,

Leur maîtresse absolue, en a la fantaisie,

Et, chastes comme Adam avant d’avoir péché,

Ils marchent librement dans leur nudité sainte,

Enfants purs de tout vice et laissant voir sans crainte

Ce qu’un monde hypocrite avec soin tient caché.

Je ne suis pas de ceux dont une gorge nue,

Un jupon un peu court, font détourner la vue.

Mon œil plutôt qu’ailleurs ne s’arrête pas là.

Pourquoi donc tant crier sur l’œuvre des artistes ?

Ce qu’ils font est sacré ! – Messieurs les rigoristes,

            N’y verriez-vous donc que cela ?

 

                                   C

 

Le peintre avait coupé le corset. – Véronique

N’avait sur son beau corps pour vêtement unique

Qu’une toile de Flandre ; un nuage de lin

De l’air tramé ; du vent, une brume de gaze

Laissant sous ses réseaux courir l’œil en extase :

Tout ce que vous pourrez imaginer de fin.

Albertus eut bientôt brisé ce rempart frêle,

Et dans un tour de main déshabillé la belle.

Il eut tort, c’est gâter soi-même son plaisir,

C’est tuer son amour et lui creuser sa tombe,

Hélas ! car bien souvent avec le voile tombe

            L’illusion et le désir.

 

                                   CI

 

Il n’en fut pas ainsi. – La dame était si belle

Qu’un saint du paradis se fût damné pour elle.

Un poète amoureux n’aurait pas inventé

D’idéal plus parfait. – Ô Nature ! Nature !

Devant ton œuvre, à toi, qu’est-ce que la peinture ?

Qu’est-ce que Raphaël, ce roi de la beauté ?

Qu’est-ce que le Corrège et le Guide et Giorgione,

Titien, et tous ces noms qu’un siècle à l’autre prône ?

Ô Raphaël ! crois-moi, jette là tes crayons ;

Ta palette, ô Titien ! – Dieu seul est le grand maître,

Il garde son secret et nul ne le pénètre,

            Et vainement nous l’essayons.

 

                                   CII

 

Oh ! le tableau charmant ! Toute honteuse, et rouge

Comme une fraise en mai, sur sa gorge qui bouge,

Elle penche la tête et croise les deux bras.

Avec son air mutin, et sa petite moue,

Ses longs cils palpitants qui caressent sa joue,

Sa peau plus brune encor sous la blancheur des draps ;

Avec ses grands cheveux aux naturelles boucles,

Ses yeux étincelants comme des escarboucles,

Son col blond et doré, sa bouche de corail,

Son pied de Cendrillon et sa jambe divine,

Et ce que l’ombre cache et ce que l’on devine,

            Seule, elle valait un sérail.

 

                                   CIII

 

Les rideaux sont tombés : des rires frénétiques,

Des cris de volupté, des râles extatiques,

De longs soupirs mourants, des sanglots et des pleurs :

« Idolo del mio cuor, anima mia, mon ange,

Ma vie », et tous les mots de ce langage étrange

Que l’amour délirant invente en ses fureurs,

Voilà ce qu’on entend. – L’alcôve est au pillage,

Le lit tremble et se plaint, le plaisir devient rage ;

Ce ne sont que baisers et mouvements lascifs ;

Les bras autour des corps se crispent et se tordent,

L’œil s’allume, les dents s’entrechoquent et mordent,

            Les seins bondissent convulsifs.

 

                                   CIV

 

La lampe grésilla. – Dans le fond de l’alcôve

Passa, comme l’éclair, un jour sanglant et fauve ;

Ce ne fut qu’un instant, mais Albertus put voir

Véronique, la peau d’ardents sillons marbrée,

Pâle comme une morte, et si défigurée

Que le frisson le prit. – Puis tout redevint noir.

La sorcière colla sa bouche sur la bouche

Du jeune cavalier, et de nouveau la couche

Sous des élans d’amour en gémissant plia.

Minuit sonna. – Le timbre au bruit sourd de la grêle

Qui cinglait les carreaux joignit son fausset grêle.

            Le hibou du donjon cria.

 

                                   CV

 

Tout à coup, sous ses doigts, ô prodige à confondre

La plus haute raison ! Albertus sentit fondre

Les appas de sa belle, et s’en aller les chairs.

Le prisme était brisé. Ce n’était plus la femme

Que tout Leyde adorait, mais une vieille infâme,

Sous d’épais sourcils gris roulant de gros yeux verts,

Et pour saisir sa proie, en manière de pinces,

De toute leur longueur ouvrant de grands bras minces.

Le diable eût reculé. De rares cheveux blancs

Sur son col décharné pendaient en roides mèches,

Ses os faisaient le gril sous ses mamelles sèches,

            Et ses côtes trouaient ses flancs.

 

                                   CVI

 

Quand il se vit si près de cette mort vivante,

Tout le sang d’Albertus se figea d’épouvante.

Ses cheveux se dressaient sur son front, et ses dents

Choquaient à se briser. – Cependant le squelette

À sa joue appuyant sa lèvre violette,

Le poursuivait partout de ses rires stridents.

Dans l’ombre, au pied du lit, grouillaient d’étranges formes,

Incubes, cauchemars, spectres lourds et difformes,

Un cercueil de Callot et de Goya complet !

Des escargots cornus sortant du joint des briques

Argentaient les vieux murs de baves phosphoriques ;

            La lampe fumait et râlait.

 

                                   CVII

 

Au lieu du lit doré, c’était un grabat sale ;

Au lieu du boudoir rose une petite salle

D’un aspect misérable, où, dans un vieux châssis,

Frissonnaient des carreaux étoilés ; où les voûtes,

Vertes d’humidité, suaient à grosses gouttes,

Et laissaient choir leurs pleurs sur les pavés noircis.

Juan, redevenu chat, jetait mille étincelles,

Fascinait Albertus du feu de ses prunelles,

Et comme le barbet de Faust, l’emprisonnant

De magiques liens, avec sa noire queue,

Sur la dalle, où s’allume une lumière bleue,

            Traçait un cercle rayonnant.

 

                                   CVIII

 

La vieille fit : « Hop ! hop ! » Et par la cheminée,

De reflets flamboyants soudain illuminée,

Deux manches à balais, tout bridés, tout sellés,

Entrèrent dans la salle avec force ruades,

Caracoles et sauts, voltes et pétarades,

Ainsi que des chevaux par leur maître appelés.

« C’est ma jument anglaise et mon coureur arabe »,

Dit la sorcière ouvrant ses griffes comme un crabe

Et flattant de la main ses balais sur le col.

Un crapaud hydropique, aux longues pattes grêles,

Tint l’étrier. « Housch ! housch ! » Comme des sauterelles,

            Les deux balais prirent leur vol.

 

                                   CIX

 

Trap ! trap ! Ils vont, ils vont comme le vent de bise ;

La terre sous leurs pieds file rayée et grise ;

Le ciel nuageux court sur leur tête au galop ;

À l’horizon blafard d’étranges silhouettes

Passent. – Le moulin tourne et fait des pirouettes,

La lune en son plein luit rouge comme un falot ;

Le donjon curieux de tous ses yeux regarde,

L’arbre étend ses bras noirs. – La potence hagarde

Montre le poing et fuit emportant son pendu ;

Le corbeau qui croasse et flaire la charogne,

Fouette l’air lourdement, et de son aile cogne

            Le front du jeune homme éperdu.

 

                                   CX

 

Chauves-souris, hiboux, chouettes, vautours chauves,

Grands-ducs, oiseaux de nuit aux yeux flambants et fauves,

Monstres de toute espèce et qu’on ne connaît pas,

Stryges au bec crochu, goules, larves, harpies,

Vampires, loups-garous, brucolaques impies,

Mammouths, léviathans, crocodiles, boas,

Cela grogne, glapit, siffle, rit et babille,

Cela grouille, reluit, vole, rampe et sautille ;

Le sol en est couvert, l’air en est obscurci.

Des balais haletants la course est moins rapide,

Et de ses doigts noueux tirant à soi la bride,

            La vieille cria : « C’est ici ! »

 

                                   CXI

 

Une flamme jetant une clarté bleuâtre,

Comme celle du punch, éclairait le théâtre.

C’était un carrefour dans le milieu d’un bois.

Les nécromants en robe et les sorcières nues,

À cheval sur leurs boucs, par les quatre avenues,

Des quatre points du vent débouchaient à la fois.

Les approfondisseurs de sciences occultes,

Faust de tous les pays, mages de tous les cultes,

Zingaros basanés, et rabbins au poil roux,

Cabalistes, devins, rêvasseurs hermétiques,

Noirs et faisant râler leurs soufflets asthmatiques,

            Aucun ne manque au rendez-vous.

 

                                   CXII

 

Squelettes conservés dans les amphithéâtres,

Animaux empaillés, monstres, foetus verdâtres,

Tout humides encor de leur bain d’alcool,

Culs-de-jatte, pieds-bots, montés sur des limaces,

Pendus tirant la langue et faisant des grimaces ;

Guillotinés blafards, un ruban rouge au col,

Soutenant d’une main leur tête chancelante ;

Tous les suppliciés, foule morne et sanglante,

Parricides manchots couverts d’un voile noir,

Hérétiques vêtus de tuniques soufrées,

Roués meurtris et bleus, noyés aux chairs marbrées ;

            C’était épouvantable à voir !

 

                                   CXIII

 

Le président, assis dans une chaire noire,

Avec ses doigts crochus feuilletant le grimoire,

Épelait à rebours les noms sacrés de Dieu.

Un rayon échappé de sa prunelle verte

Éclairait le bouquin, et sur la page ouverte

Faisait étinceler les mots en traits de feu.

Pour commencer la fête on attendait le maître,

On s’impatientait ; il tardait à paraître

Et faisait sourde oreille à l’évocation.

Albertus croyait voir une queue et des cornes,

Des pieds de bouc, des yeux tout ronds aux regards mornes,

            Une horrible apparition !

 

                                   CXIV

 

Enfin il arriva. – Ce n’était pas un diable

Empoisonnant le soufre et d’aspect effroyable,

Un diable rococo. – C’était un élégant

Portant l’impériale et la fine moustache,

Faisant sonner sa botte et siffler sa cravache

Ainsi qu’un merveilleux du boulevard de Gand.

On eût dit qu’il sortait de voir Robert le diable,

Ou la Tentation, ou d’un raoût fashionable,

Boiteux comme Byron, mais pas plus. – Il eût fait

Avec son ton tranchant, son air aristocrate,

Et son talent exquis pour mettre sa cravate,

            Dans les salons un grand effet.

 

                                   CXV

 

Le Belzébuth dandy fit un signe, et la troupe,

Pour ouïr le concert se réunit en groupe.

Ni Ludwig Beethoven, ni Glück, ni Meyerbeer,

Ni Théodore Hoffmann, Hoffmann le fantastique !

Ni le gros Rossini, ce roi de la musique,

Ni le chevalier Karl Maria de Weber,

À coup sûr n’auraient pu, malgré tout leur génie,

Inventer et noter la grande symphonie

Que jouèrent d’abord les noirs dilettanti ;

Boucher et Bériot, Paganini lui-même,

N’eussent pas su broder un plus étrange thème

            De plus brillants pizzicati.

 

                                   CXVI

 

Les virtuoses font, sous leurs doigts secs et grêles,

Des stradivarius grincer les chanterelles ;

La corde semble avoir une âme dans sa voix.

Le tam-tam caverneux, comme un tonnerre gronde ;

Un lutin jovial, gonflant sa face ronde,

Sonne burlesquement de deux cors à la fois.

Celui-ci frappe un gril, et cet autre en goguettes

Prend pour tambour son ventre et deux os pour baguettes.

Quatre petits démons, sous un archet de fer,

Font ronfler et mugir quatre basses géantes.

Un gras soprano tord ses mâchoires béantes.

            C’est un charivari d’enfer !

 

                                   CXVII

 

Le concerto fini, les danses commencèrent.

Les mains avec les mains en chaîne s’enlacèrent.

Dans le grand fauteuil noir le Diable se plaça

Et donna le signal. « Hurrah ! hurrah ! » La ronde,

Fouillant du pied le sol, hurlante et furibonde,

Comme un cheval sans frein au galop se lança.

Pour ne rien voir, le ciel ferma ses yeux d’étoiles,

Et la lune prenant deux nuages pour voiles,

Toute blanche de peur de l’horizon s’enfuit.

L’eau s’arrêta troublée, et les échos eux-mêmes

Se turent, n’osant pas répéter les blasphèmes

            Qu’ils entendirent cette nuit !

 

                                   CXVIII

 

On eût cru voir tourner et flamboyer dans l’ombre

Les signes monstrueux d’un zodiaque sombre ;

L’hippopotame lourd, Falstaff à quatre pieds,

Se dressait gauchement sur ses pattes massives

Et s’épanouissait en gambades lascives.

Le cul-de-jatte, avec ses moignons estropiés,

Sautait comme un crapaud, et les boucs, plus ingambes,

Battaient des entrechats, faisaient des ronds de jambes.

Une tête de mort, à pattes de faucheux,

Trottait par terre, ainsi qu’une araignée énorme.

Dans tous les coins grouillait quelque chose d’informe ;

            Des vers rayaient le sol gâcheux.

 

                                   CXIX

 

La chevelure au vent, la joue en feu, les femmes

Tordaient leurs membres nus en postures infâmes ;

Arétin eût rougi. – Des baisers furieux

Marbraient les seins meurtris et les épaules blanches ;

Des doigts noirs et velus se crispaient sur les hanches :

On entendait un bruit de chocs luxurieux.

Les prunelles jetaient des éclairs électriques,

Les bouches se fondaient en étreintes lubriques :

C’étaient des rires fous, des cris, des râlements !

Non, Sodome jamais, jamais sa sœur immonde,

N’effrayèrent le ciel, ne souillèrent le monde

            De plus hideux accouplements.

 

                                   CXX

 

Le Diable éternua. – Pour un nez fashionable

L’odeur de l’assemblée était insoutenable.

« Dieu vous bénisse », dit Albertus poliment.

À peine eut-il lâché le saint nom, que fantômes,

Sorcières et sorciers, monstres follets et gnomes,

Tout disparut en l’air comme un enchantement.

Il sentit plein d’effroi des griffes acérées,

Des dents qui se plongeaient dans ses chairs lacérées ;

Il cria ; mais son cri ne fut point entendu...

Et des contadini le matin, près de Rome,

Sur la voie Appia trouvèrent un corps d’homme,

            Les reins cassés, le col tordu.

 

                                   CXXI

 

Joyeux comme un enfant à la fin de son thème,

Me voici donc au bout de ce moral poème !

En êtes-vous aussi content que moi, lecteur ?

En vain depuis deux mois, pour clore ce volume,

Mes doigts faisaient grincer et galoper la plume ;

Le sujet paresseux marchait avec lenteur.

Se berçant à loisir sur leurs ailes vermeilles,

Les strophes se groupaient comme un essaim d’abeilles

Ou picoraient sans ordre aux sureaux du chemin.

Les chiffres grossissaient. La page sur la page

Se couchait moite encore, et moi, perdant courage,

            Je me disais toujours : « Demain ! »

 

 

                                   CXXII

 

Ce poème homérique et sans égal au monde

Offre une allégorie admirable et profonde ;

Mais, – pour sucer la moelle il faut qu’on brise l’os,

Pour savourer l’odeur il faut ouvrir le vase,

Du tableau que l’on cache il faut tirer la gaze,

Lever, le bal fini, le masque aux dominos,

– J’aurais pu clairement expliquer chaque chose,

Clouer à chaque mot une savante glose.

Je vous crois, cher lecteur, assez spirituel

Pour me comprendre. – Ainsi, bonsoir. – Fermez la porte,

Donnez-moi la pincette, et dites qu’on m’apporte

            Un tome de Pantagruel.

 

 

 

Théophile GAUTIER, 1831.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net