Au soir du monde antique

 

En l’an 33

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile GEBHART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE vieux Tibère était monté seul, après son repas du soir, à la plus haute terrasse du palais de Caprée. La nuit était douce, une nuit d’avril tout embaumée par les senteurs fraîches de la terre. La brise apportait à l’île l’haleine exquise des orangers et des citronniers de Sorrente. La lune, presque pleine, faisait reluire les rides de mer. Au loin, Naples étincelait et les grandes montagnes se dressaient glorieusement dans leurs voiles d’azur.

Caprée dormait. Le golfe était muet. L’Empereur n’entendait que le frôlement régulier des ondes assoupies contre les rochers ou le pas rythmé du centurion de garde le long des corridors déserts. Enveloppé par la paix profonde du ciel et de la mer, bercé par les caresses de la nature, Tibère tout à coup sentit grandir en lui une vague épouvante.

Il n’était point alors, en ce vaste empire qui tremblait sous sa main, d’homme plus misérable.

Livie, sa mère, qui fut la lumière de son esprit et l’énergie de sa volonté, était morte depuis cinq ans. Séjan, son ministre, à qui il avait abandonné si longtemps le soin de gouverner Rome par la terreur, avait été étranglé et n’avait point eu de successeur. Tibère se trouvait seul en face de Rome et de l’Italie, en face de sa conscience. Le fardeau de ses crimes et de ses hontes lui semblait vraiment trop lourd. Il n’aimait personne et personne ne l’aimait. Son petit-neveu, Caligula, l’héritier de l’empire, lui faisait horreur ; il se demandait par quel attentat imprévu le jeune monstre hâterait la fête de son avènement. Il avait peur de ses soldats et de ses esclaves, de ses courtisans, de ses mignons et de son médecin ; il avait peur de Rome où il n’osait plus rentrer, peur du passé, de l’heure présente, du mystérieux avenir. Chaque nuit, les tristes fantômes de ses victimes venaient s’asseoir à son chevet et la main de marbre de Germanicus se posait sur son front. Et le César tragique enviait le sort du pauvre pêcheur dont le vent secouait la cabane, accrochée, tel qu’un nid d’oiseau de mer, aux falaises de l’île sinistre.

Dans les ruines de l’âme impériale un dernier sentiment noble était encore debout : le culte de l’Empire. Il admirait cette œuvre grandiose et fragile que Rome avait édifiée par huit siècles de patience, d’héroïsme et de sagesse, le règne d’une cité imposé à l’univers, la loi, partie du Capitole ou du Palatin, qui allait, auguste, inviolable, jusqu’au fond de la Germanie ou de l’Espagne, jusqu’aux solitudes du Nil ou de l’Euphrate. Tous les peuples, toutes les religions, tous les dieux se pliaient humblement sous le sceptre de Rome et la vie du monde entier était suspendue au génie de l’Empereur. Et lui, le maître, sentinelle perdue dans les roches de Caprée, il veillait en ce moment, à la lueur des étoiles, sur la servitude du genre humain.

Mais parfois, ainsi penché sur l’Empire, il croyait entendre, vers les frontières barbares, des rumeurs inquiétantes, cris de souffrances ou de révolte, et de Rome lui venait tantôt le murmure de la populace oisive, que l’absence de César irritait, tantôt l’écho des paroles superbes échangées dans l’ombre par les derniers amis de la liberté, patriciens ou philosophes, citoyens dangereux, toujours prêts à l’exil ou à la mort pour la justice. Et dans la suavité de cette nuit de printemps, une angoisse plus douloureuse étreignit son cœur. Il lui parut que de grandes nouveautés s’apprêtaient à éclore, et qu’une chose formidable, comme un bouleversement dans l’âme des hommes, menaçait le bon ordre de l’Empire.

Tibère, accoudé au balcon de sa terrasse, contemplait les lumières de Naples, le dôme sombre du Vésuve, le reflet incertain d’Herculanum, de Pompéi et de Stabies, le fanal solitaire qui se balançait sur le cap Misène. À minuit, il aperçut, du côté de la grande ville, un point noir qui voguait vers Caprée. Puis, il reconnut le battement lourd des rames d’où jaillissaient comme des gerbes d’étincelles. La barque aborda au môle du petit port. Un homme en sortit et, sans hésiter, se mit à gravir l’escalier, taillé dans le roc, qui conduisait au palais.

Quelques minutes plus tard, l’étrange visiteur, escorté par un officier, paraissait devant l’empereur.

C’était un Égyptien au morne visage, aux yeux graves, à la parole plaintive. Il était très grand, à demi nu, le front étroitement serré d’une bandelette de laine blanche qui retombait, de chaque côté, sur les épaules. Il avait, disait-il, un message à remettre à César.

« Parle », dit l’Empereur.

Et l’étranger commença, en une langue mêlée de grec et de latin :

« Je suis Thamos, le pilote d’Alexandrie. Voici plus de vingt ans que je conduis les navires qui, d’Égypte, font voile vers tous les ports du monde. J’ai vu, dans mes voyages, d’étonnantes merveilles. J’ai entendu, sur les côtes de Sicile, le chant des sirènes ; le long des rivages de la mer Cimmérienne, j’ai aperçu, flottant dans le brouillard, les spectres légers des hommes morts depuis des années sans nombre. Dans les eaux de Cythère ou de Paphos, j’ai vu se balancer le corps sacré d’Aphrodite, et, bien des fois, j’ai rencontré, la nuit, le vaisseau noir de Sérapis, chargé d’âmes, qui va sur la grande mer sans gouvernail, sans voiles et sans rames. Jamais mon cœur n’a défailli. Jamais mon bras n’a tremblé. Mais, l’autre soir, ce fut un miracle trop effrayant, une chose qui jamais n’était encore arrivée. Nous naviguions en vue de l’Élide et des hauts sommets de l’Arcadie. La mer était très calme, le ciel très pur et la nuit descendait des montagnes. Les passagers conversaient familièrement sur le pont. Tout à coup, une voix éclata, une voix qui n’avait rien d’humain et qui semblait venir du rivage, de très loin :

« Thamos ! Thamos ! »

« D’abord je ne répondis rien. Je me croyais le jouet d’un songe.

« Thamos ! reprit la voix, plus impérieuse. Thamos ! m’entends-tu ? »

« Je me levai tout droit à la barre du navire et, me tournant vers la côte, je criai :

« Que veux-tu de moi ? Je suis prêt.

« – Thamos ! va trouver l’Empereur de Rome et porte-lui cette nouvelle : le grand Pan est mort ! »

« À trois reprises la voix répéta sur un ton toujours plus lamentable :

« Le grand Pan est mort ! »

« Puis, ce fut, de toutes parts, dans le ciel et sur les flots, comme un immense, monotone sanglot, un chant de funérailles qui dura jusqu’au jour. Voilà ce que nous avons entendu et la nouvelle que j’ai promis d’annoncer à l’Empereur. »

Tibère avait pâli. Il garda quelques instants le silence. Il fixait son regard sur les yeux de Thamos. L’Égyptien était peut-être un visionnaire. Mais assurément il n’avait point menti.

« Viens avec moi, dit l’Empereur. Je veux consulter Thrasylle. C’est un grand astrologue que mon père Auguste aimait pour sa science. Tu lui conteras ce que tu viens de me rapporter. »

Thrasylle, chaque nuit, observait, de la plate-forme de sa tour, la marche des astres. Et la tour tenant au palais, Tibère, qui dormait peu, visitait souvent son astrologue. Si les constellations n’avaient rien à dire aux deux personnages, ils s’entretenaient volontiers de philosophie ou de musique. Car Thrasylle était platonicien et jouait du luth sur le mode antique.

Thamos répéta le récit de son aventure. Aux rayons de la lune, l’Égyptien, immobile, le corps bronzé, la face rigide, rappelait vaguement les dieux de son pays. Thrasylle, un petit vieillard vêtu d’une robe orientale bariolée d’or et de pourpre, jetait des regards furtifs sur Tibère. Celui-ci, la tête recouverte d’un pan de sa toge blanche, bordée d’une bande écarlate, adossé au parapet de la tour, attendait anxieusement les paroles de l’astrologue.

« Ceci, dit Thrasylle, est un grand mystère. Et peut-être la voix, qui venait du côté où le soleil se lève, n’a-t-elle crié à Thamos qu’une moitié de l’obscure vérité. Les signes qui paraissent sur l’Asie sont toujours difficiles à expliquer et d’un symbole menaçant.

– Ai-je à craindre un mouvement des peuples soumis à Rome, dit Tibère, ou quelque race barbare menace-t-elle mes frontières ?

– Rien de pareil, seigneur. Je te l’ai dit bien des fois. La paix d’Auguste, affermie par tes victoires, dure encore. Les Gaules sont heureuses. À Bordeaux, à Marseille, à Lyon, à Autun, les jeunes Gaulois écrivent en vers latins et récitent les beaux passages de Cicéron. À Lutèce, on se passionne pour les histrions, les mimes, les magiciens et les danseuses. La Germanie se gorge de boissons fermentées et s’endort au son d’une musique atroce. La Grèce fait des syllogismes. L’Égypte berce ses momies et chante, autour des bœufs sacrés embaumés depuis trois mille ans, des complaintes lugubres. Que César se rassure. Cette admirable paix romaine se prolongera.... »

Thrasylle feignit alors de contempler les étoiles, mais son regard allait sournoisement jusqu’à la face de Tibère, à demi voilée par la bordure sanglante de sa toge blanche.

« Oui, elle se perpétuera au moins jusqu’à la veille de ma mort. Quant au lendemain de ce jour funeste, les astres sont encore indécis. »

L’Empereur eut un rapide sourire ironique.

Puis il reprit :

« Si les dieux meurent, les empires doivent mourir. Car les princes seront impuissants à gouverner le troupeau des hommes quand les ronces pousseront sur les ruines des temples.

– Les dieux peuvent mourir, répliqua Thrasylle. Mais Dieu est éternel. Tous les dieux sont morts : les dieux de l’Étrurie, de la Phénicie, de la Grèce, les dieux de Rome. Les poètes les ont tués en célébrant leur vie. L’Olympe n’est plus qu’une nécropole. Le grand Pan, la féconde nature, source de tous les êtres, survivait encore : et voilà que son agonie est annoncée au monde. La Nature n’est plus divine, parce qu’elle était trop indifférente à la douleur comme à la joie des hommes, ses enfants.

Il nous faut donc un dieu nouveau, murmura Tibère, un dieu qui protège la loi et qui impose l’obéissance.

– Ou bien, dit Thrasylle, un dieu qui console les multitudes que la loi opprime et qui n’obéissent qu’avec des larmes.

– Tes paroles sont dures à entendre, Thrasylle. Mais je veux que tu lises au ciel, sans plus tarder, le secret de cet avenir.

– Le jour de Vénus est commencé depuis une heure. C’est la région où brille la grande étoile de la déesse qu’il convient d’observer. »

Le philosophe dirigea vers l’astre aux rayons d’or un miroir d’acier où était gravée, parmi des lignes géométriques et des signes bizarres, la carte de l’Empire romain. Puis il traça sur une table couverte de sable très fin des figures magiques que le caprice du vent enchevêtrait les unes dans les autres. Tibère suivait, avec une inquiétude visible, l’opération de son devin. Thamos, perdu dans la brume de ses souvenirs, songeait à des choses très lointaines et n’entendait que le bruissement monotone de la mer.

Tout à coup Thrasylle s’écria :

« C’est bien vers l’Asie qu’incline la révélation des astres. Elle se fixe sur la Judée. Au-dessus de Jérusalem, la ville sainte des juifs, elle se manifeste avec un éclat extraordinaire... »

L’Empereur et l’astrologue, courbés sur la table prophétique, attentifs aux frémissements du sable, confondaient leurs souffles. Brusquement, Thrasylle interrogea :

« César répond-il de son procurateur Ponce Pilate ? Et cet homme est-il le digne légat de l’Empire ?

– Il connaît la loi, dit Tibère....

– Il déchire la loi, répliqua Thrasylle, il tient de livrer à la synagogue une cause de lèse-majesté impériale, il jette à la férocité des prêtres et du peuple l’accusé qu’il a proclamé innocent. Et ce crime d’un magistrat romain aura des conséquences inouïes. La lâcheté de Pilate sera mortelle aux vieilles religions. Oui, le dieu Pan est véritablement mort !

– Et l’Empire ? demanda Tibère d’une voix anxieuse. Et les empereurs ?

– Pour eux, pour leur sort futur, répondit le prudent magicien, le ciel est muet cette nuit. Voici qu’un coup de vent vient d’emporter à la mer le sable fatidique. Le livre se referme et mes yeux ne peuvent plus rien y lire.

– Après tout, mon pauvre Thrasylle, que les dieux s’arrangent de cette affaire ! Mais le supplice d’un innocent n’importe point à la bonne police de mes provinces.

– Certes, dit le vieil astrologue avec une hautaine amertume, et ces gens-là ne font d’ailleurs que remplir leur destinée naturelle. L’invincible César n’a-t-il point retenu cette sentence de mon maître, le divin Platon : « Que le Juste soit flagellé, enchaîné, torturé, crucifié ? » Qu’importe une croix de plus, plantée sur l’Empire romain ?

Tibère descendit tout pensif de la tour. Il tendit à l’Égyptien une bourse d’or et lui donna l’ordre de s’en retourner à Alexandrie.

« Si tu tiens à ta vie, Thamos, oublie pour toujours, sur le seuil de ma maison, les paroles que tu as surprises. »

Le soleil se leva d’un gouffre de nuées grises qui, peu à peu, montèrent au plus haut du ciel et voilèrent l’azur. Le golfe de Naples prit les teintes violettes de l’ardoise ; des vapeurs blêmissaient et rampaient sur le flanc des montagnes. Le cratère du Vésuve grondait, les oiseaux se turent comme à l’approche d’un orage. L’empereur effrayé voulut se réfugier à Stabies. Il fit armer la haute chaloupe dorée que montaient vingt-quatre rameurs et un nombre égal de musiciens. Au son des flûtes et des lyres, la barque impériale glissa lentement sur la mer funèbre.

Alors le soleil sembla près de s’évanouir et l’écho d’une lamentation courut sur les vagues. Tibère se souvint du récit de Thamos et commanda à ses rameurs de hâter la fuite du navire.

Or, ce matin même, à Stabies, les prêtres d’Isis avaient surpris un jeune esclave syrien qui pénétrait dans le sanctuaire de la déesse et ne fit point les ablutions prescrites par le rituel. Aux premiers troubles de la nature, ils obligèrent les magistrats à condamner cet homme pour apaiser la colère divine et déjà la populace accourait le long du rivage, afin de jouir du supplice de l’impie. Tibère aperçut, dressée sur le sable, une grande croix noire et la pensée triste de Platon lui revint à l’esprit.

Et, dans le frisson de terreur sacrée dont il ne se sentait point le maître, il reçut une inspiration subite de pitié, la seule qui, jusqu’à ce jour, ait ennobli sa conscience.

« Laissez ce malheureux, cria-t-il de loin aux valets de justice ; quel que soit son crime, je lui fais grâce de la vie. »

Aux prêtres fanatiques, qui lui montraient du doigt le ciel sillonné d’éclairs et la mer ténébreuse, à la foule qui hurlait éperdument :

« Qu’il soit crucifié !

– Non, dit-il, j’ai pardonné ; cette croix demeurera vide. Et je souhaiterais qu’à cette heure la clémence de César pût arrêter le bras de tous les bourreaux de l’Empire ! »

Il fit monter sur la chaloupe l’esclave qui lui embrassa les genoux et se coucha à ses pieds. Les prêtres et le peuple de Stabies suivirent longtemps des yeux la nef mélodieuse qui s’enfonçait dans le crépuscule et retournait aux roches de Caprée. La plainte mélancolique des lyres et des flûtes roulait de vague en vague et venait mourir sur le sable de la rive, au pied de la grande croix noire.

Et, le soir même, le jeune Caligula déclarait à ses familiers que son grand-oncle Tibère entrait en démence et qu’un empereur fou serait un très grand malheur pour le genre humain.

 

 

 

Émile GEBHART, Au son des cloches, 1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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