Le roi Dagobert

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile GEBHART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COMME le jour baissait et ne lui permettait plus de travailler aux délicates figures de son orfèvrerie, saint Éloi renferma dans leur étui le marteau d’acier fin, les limes et les poinçons ; puis il s’approcha de l’étroite fenêtre de son atelier perché au sommet des Thermes, vieux palais des empereurs romains, où résidait en ce moment le roi Dagobert. Il embrassa longuement, d’un regard de rêve, Paris tout blanc de neige, la Seine qui roulait ses ondes verdâtres entre des rives fangeuses ; au loin, le mont des Martyrs, hérissé de forêts et, plus près, les grèves tristes de la Cité, le toit noir de Saint-Julien-le-Pauvre, les tours massives de Saint-Germain-des-Prés. À mesure que le crépuscule devenait plus sombre et que le brouillard montait plus épais du lit du fleuve, le visage du bon saint paraissait plus chagrin et, parfois, un soupir profond s’échappait de son cœur. Il revint alors à sa table de travail, alluma un flambeau de cire jaune, recouvrit d’un voile de laine le reliquaire d’argent à demi achevé, qui l’occupait depuis bien des jours, et, s’accoudant au coin de l’établi, la tête entre ses mains, il se laissa glisser en une songerie très grave, lentement bercée par le vent d’hiver.

C’est à son roi qu’il songeait, à ce Dagobert, si cruel et si charmant, qu’il aimait d’une tendresse de grand frère, dont il gouvernait le trésor, la politique et la conscience, pour qui il ciselait des couronnes et faisait prier, en leurs cellules de pierre, tous les moines d’Austrasie. Maintenant, il n’espérait plus adoucir cette âme violente et se résignait à voir les grands du royaume égorgés traîtreusement aux banquets de leur prince, les prisonniers de guerre massacrés sans miséricorde, les potences dressées à tous les carrefours de la terre des Francs, car il comprenait vaguement qu’une justice terrible pouvait seule imposer la paix au monde barbare. Mais la plus amère douleur lui venait des folles amours de Dagobert. Du jour où d’imprudents flatteurs l’avaient surnommé « le second Salomon », le petit-fils de Frédégonde, troublé par l’orgueil, s’était proposé d’imiter de fort près la vie du grand roi juif. Il eut à la fois trois épouses, trois reines et des favorites sans nombre. Aux évêques qui le suppliaient en pleurant de répudier au moins les favorites, il répondait volontiers : « Salomon, fils de David, en eut mille et le Saint-Esprit parlait par sa bouche ! »

Et parmi ces jeunes femmes qu’il appelait à lui des familles de ses leudes ou du petit peuple de ses villes, la dernière venue, la plus belle, Gemma, inspirait aux bons chrétiens un véritable effroi. Quel était son pays natal, Constantinople ou Rome, personne ne le savait. Elle avait des yeux couleur d’or et des lèvres de pourpre, une grâce sauvage, un sourire insolent, une petite main plus blanche que l’ivoire. Dagobert l’aimait éperdument. Or Gemma voulait être reine, la reine du royaume, non la quatrième, mais l’unique. Après six mois d’hommages, de présents, de menaces et de larmes, le pauvre roi n’avait encore rien obtenu de Gemma, rien que des éclats de rire, des scènes de fureur et des chansons en une langue étrange dont il n’entendait point un seul mot. C’était trop peu, pour le Salomon mérovingien, qui eût peut-être sacrifié ses trois femmes légitimes, mais souhaitait sincèrement de retenir les autres.

« Je suis Gemma, lui répétait-elle, un nom magnifique qui ne vous dit rien, à vous autres, les Barbares. Commande à ton orfèvre Éloi un diadème d’or très pur pour y attacher, toute seule, Gemma, la perle la plus noble du monde. »

Saint Éloi avait reçu, de la pratique même de son art, le goût des méditations subtiles et des fantaisies imprévues. Tout en martelant ses feuilles d’or et d’argent, tout en soufflant sur ses fourneaux, il crut déchiffrer le mystère. Gemma était assurément une magicienne, vouée au culte des dieux païens, c’est-à-dire des démons. Elle avait ensorcelé Dagobert, afin de jeter en pâture à Satan une âme de roi. Déjà Dagobert oubliait le Chemin des églises. Et, comme Jésus Notre-Seigneur paraissait se soucier assez peu du salut de ce prince, Éloi chercha, parmi les élus, l’avocat d’une cause presque désespérée. Il mit la main sur saint Denis, premier évêque, évêque martyr de Paris, qui lui sembla le plus abordable de tous les bienheureux.

La tête de Denis étant renfermée quelque part en une cassette de bois de cèdre, si Dagobert consentait à lui dédier un beau reliquaire, sans aucun doute, par l’intercession du saint il serait sauvé. Et le pieux orfèvre soufflait, martelait, limait et ciselait sans relâche le coffret d’argent qui devait racheter l’âme de son auguste patron.

Ce soir-là, fatigué de son âpre labeur, à la clarté louche du lumignon de cire, Éloi évoquait en sa pensée toutes les causes de son angoisse, l’audace de Gemma, la colère sourde des grands, les fêtes impures du palais, la tristesse des évêques, le prix croissant des pierres précieuses, la rareté des émeraudes, les péchés mortels de Dagobert. Ses fourneaux s’éteignirent et le froid de décembre l’enveloppa. Il sommeillait doucement, le front penché vers la poitrine, murmurant parfois des fragments de psaumes, l’éternel Miserere des malheureux.

Il sentit alors un bras qui s’appuyait familièrement sur son épaule. Il releva la tète. Le roi se tenait debout dans l’ombre du saint.

« Éloi, dit Dagobert, as-tu juré d’irriter ton maître ? J’attends toujours, de ton bon plaisir, la chaîne d’or, les bracelets d’or et le peigne d’or. J’attends, depuis de longues semaines, et Gemma s’impatiente. Prends garde que le ministre arrogant ne paye pour l’orfèvre paresseux ! »

Éloi ne répondit point. Mais il enleva la draperie qui cachait le reliquaire d’argent déposé sur la table de travail. L’œuvre était singulière : une tête d’homme surmontée de la mitre basse et soutenue par deux mains largement ouvertes : la droite portait à l’annulaire une bague épiscopale. Deux grosses améthystes luisaient au fond des orbites.

« Quelle est cette folie ? s’écria le roi.

– Ce n’est point une folie, mais une châsse pour le chef de monseigneur saint Denis, qui n’est pas honoré comme il convient. Lisez plutôt l’inscription gravée au haut du front, sur la bandelette de la coiffure :

« Sancti Dionysii martyris caput. »

Éloi reprit :

« Et ce sera un tabernacle digne d’un si grand apôtre. Il n’y manque plus qu’une douzaine de rubis pour relever l’éclat des lèvres et quelques pierreries pour fleurir la mitre. Mais un homme d’Orient, que je connais à Paris, nous offre, pour cinquante sous d’or....

– Vous êtes orfèvre, Éloi », interrompit sèchement Dagobert.

La figure du saint s’allongea visiblement. Il regardait, sans souffler mot, le malencontreux reliquaire, tandis que le roi allait et venait, d’un air inquiet, dans l’atelier.

Tout à coup, Dagobert se rapprocha de son ministre :

« Dans deux jours, je pars pour ma villa de Rambouillet. J’y veux donner jeudi une belle fête de nuit à mes officiers et à mes filles d’honneur. Serez-vous du voyage ?

– Quelle fête ? dit Éloi anxieusement.

– Un bal !

– Un bal ! cria le saint, en frappant du poing si rudement l’établi qu un des yeux de monseigneur saint Denis tomba et roula sur le pavé. Un bal ! la nuit de Noël, la nuit sacrée où le Seigneur naquit dans la paille d’une étable ! »

Dagobert haussa les épaules, pirouetta sur ses talons et sortit sans souhaiter le bonsoir ni fermer la porte de la froide cellule.

Le lendemain Éloi dépêcha au prince l’évêque de Paris et les moines les plus austères de Saint-Germain-des-Prés. L’évêque rappela au roi sacrilège les souvenirs de Clovis et de Clotilde : Dagobert, souriant, l’invita à son bal. Les moines parlèrent du jugement dernier ; Dagobert menaça de les pendre aux créneaux de leurs tours.

Éloi, découragé, fit seller sa mule et, de loin, suivit seul, la tête basse, à travers la campagne neigeuse, le cortège bruyant de la cour, la chevauchée impie que menait, à la droite du roi, Gemma, la magicienne aux yeux couleur d’or.

« Après tout, se disait-il, tout en grelottant sous sa cape de fourrures râpées, on ne m’obligera pas à danser et j’empêcherai peut-être là-bas quelque grand malheur. »

La villa royale de Rambouillet, un château d’aspect renfrogné, aux profondes salles voûtées, ténébreuses, glaciales, s’élevait au cœur même d’une forêt immense, en vue d’un étang sinistre. Les eaux mortes, assombries par le voisinage de futaies gigantesques, étaient comme émaillées de blêmes nénuphars dont les tiges plongeaient et se déroulaient, inquiétantes comme des reptiles. Près du château, on voyait une humble chapelle, édifiée par Clovis et consacrée par saint Remi, toute rongée de mousse.

Les valets accrochèrent des flambeaux aux murailles humides de la plus vaste salle. Des crevasses de la voûte sortirent alors, effarouchées, avec leurs piaulements de détresse, des tribus de chauves-souris. Par les vitraux délabrés des hautes fenêtres les bouffées de vent entraient en sifflant et courbaient la flamme des torches. Autour de cette maison de plaisance la grande forêt, tourmentée par l’ouragan, pleurait lamentablement, tandis que planait au ciel, parmi des nuages échevelés, une lune douloureuse et que de larges ombres mouvantes se balançaient sur le miroir de l’étang. Sous les replis de son manteau de neige la villa parut flamboyer et la fête sépulcrale du roi Dagobert commença.

Assis sur deux trônes jumeaux à la place la plus éloignée des soufflets de la bise, Dagobert et Gemma contemplaient les raides évolutions des beaux seigneurs et des belles filles. Une musique bizarre, formée de harpes gémissantes et de cuivres aux notes aiguës, accompagnait les gestes hiératiques des danseurs qui, sans sourires, sans paroles joyeuses, mesuraient de long en large le pavé de la salle, tandis que traînaient sur leurs têtes des lambeaux de brouillard. Le roi était vêtu de la chlamyde blanche des patrices romains, si chère à la race de Mérovée ; Gemma, la poitrine à demi nue, sa fauve chevelure dénouée, était enfermée en une gaine de brocart vermeil, chargé d’épaisses broderies d’or aux images fantastiques. Dagobert tenait de la main droite un sceptre d’or surmonté de l’aigle ; Gemma, pour se distraire, observait le tourbillonnement effaré des chauves-souris, dans la pénombre rougeâtre des voûtes.

L’horloge de sable était sur le point d’annoncer minuit. Les musiciens se turent, les danses s’arrêtèrent, et l’on entendit, mêlée aux plaintes de la nuit, une psalmodie monotone, continue, qui semblait venir de la forêt. Gemma, irritée, se leva du trône.

« C’est encore votre orfèvre qui trouble nos plaisirs par des chants de funérailles ! Faites-le taire !

– Mais il chante dans sa chapelle, mon amie, avec de vieux moines, et c’est pour une naissance, répondit timidement Dagobert.

– Funérailles ou naissance, que m’importe ! Le batteur d’or est mon ennemi mortel. Et puis, votre bal n’est pas gai. Je m’ennuie et j’ai froid. Et je veux danser une danse de mon pays. »

Elle prit par la main un page du roi, et les seigneurs et les dames prolongeant la chaîne, entraînés par la magicienne, commencèrent, aux clameurs furibondes des cuivres, une marche rythmée de plus en plus rapide. Dagobert, charmé de l’invention, saisit de sa main gauche la jeune fille qui venait la dernière et se laissa emporter, tenant toujours son sceptre d’or dans sa droite.

Alors un miracle de terreur éclata.

Chassés en avant comme par une tempête, les bras tendus, les têtes hautes et riant d’un rire de frénésie, rivés entre eux par d’invisibles liens, incapables de s’arrêter jamais, les hôtes de Dagobert et Dagobert bondirent hors de la salle, le long des corridors, du haut en bas des escaliers et se ruèrent dans la forêt. Ils couraient d’un élan vertigineux, haletant, toujours plus vite, avec un rire toujours plus horrible. Ils tournoyaient autour des troncs noirs des chênes, laissant à peine sur la neige l’empreinte de leurs pieds ; ils fendaient les halliers d’épines, et des gouttes de sang roulaient sur le sein nu des femmes ; les branches des buissons les fouettaient à la face et le givre s’attachait à leurs yeux. Ils virent, au fond d’un taillis, comme des charbons rouges sautillant et venant de leur côté : c’était une bande de loups, qui se joignit à eux et ne les quitta plus. En passant par une large clairière ils aperçurent, glissant sur la neige, une nuée de taches noires : c’étaient les oiseaux de nuit, tous les hiboux et chats-huants de la forêt qui volaient en longue file et glapissaient affreusement. Ils allaient ainsi, sans jamais se ralentir, montant et descendant les pentes, traversant les plateaux, tantôt noyés dans la buée bleuâtre des ravins, tantôt illuminés, sur les sommets dépouillés, par la blancheur de la neige et la blancheur de la lune ; et Gemma la sorcière, avec sa chevelure étincelante soulevée par le vent, sa robe vermeille piquée d’or, traînait toujours, enchaîné par son sourire, l’effrayant tourbillon, et, quand elle se haussait, retournant le front, afin d’apercevoir, là-bas, son royal amant, elle paraissait si grande, si désirable, que les malheureux, exténués et sentant déjà sur leurs épaules la griffe de Satan, frissonnaient encore et jetaient au ciel des cris d’amour.

Seul, le roi Dagobert ne riait pas et, dans le désordre de sa course furibonde, il tâchait de lier ensemble quelques idées mélancoliques : saint Éloi, l’enfer, la châsse de saint Denis, la beauté diabolique de Gemma, les rondes de chauves-souris dans la salle de son bal, autant d’images variées qui flottaient en sa pensée sans consoler son cœur. Comment finirait cette aventure nocturne ? Tournerait-on éternellement dans la forêt, parmi les diables déguisés en loups ? Voilà que l’aube pâlissait, la lune allait se coucher et, çà et là, les corbeaux, réveillés par le passage insolite de la cour, croassaient. Mais quelle ne fut pas son épouvante, quand il découvrit au loin sa villa, dont les lumières perçaient les pâles vapeurs matinales et, plus près, l’étang, le lac maudit, où tous ses invités, précipités par une main mystérieuse, s'engloutissaient en riant !

Gemma, l’enchanteresse aux lèvres de pourpre, aux yeux couleur d’or, descendit la première dans la tombe glacée que couronnaient les nénuphars funèbres ; puis, les jeunes seigneurs, les pages, les jeunes filles disparurent. Déjà Dagobert avait un pied dans l’autre monde. Mais il jeta à l’étang le sceptre d’or qu’il tenait en sa main droite et fit le signe de la croix. Alors il se sentit libre, au bord du lac, dans le grand silence d’une aurore de Noël. Et comme son émotion était aussi grande que sa fatigue, il s’évanouit.

Une heure plus tard, couché dans son lit, il entendit à son chevet le bourdonnement d’une voix familière. Le bon Éloi achevait tranquillement une homélie sur les périls de la danse.

« Donc, poursuivait-il, j’aurai les rubis, les topazes et les saphirs que réclame le reliquaire de monseigneur saint Denis ?

– Assurément, murmura le roi.

– Mais, reprit le ministre, au reliquaire il faut une bonne église ; pour le garder, à l’église, des moines pour y prier ; aux moines, un monastère pour y dormir. Il y a, non loin de Paris, à la lisière d’une grande forêt....

– Ne me parlez pas de forêt, mon ami.

– Près d’un bourg, un beau terrain où nous pourrons bâtir une belle église et un grand couvent. Et nous y préparerons votre tombeau. Si le roi m’en donne l’ordre....

– Achetez le terrain, Éloi, dit Dagobert, bâtissez à votre guise, cherchez des moines. Je consens à tout. Mais je suis bien las. Laissez-moi en paix. »

Ainsi fut édifiée la royale abbaye de Saint-Denis.

 

 

 

Émile GEBHART, Au son des cloches, 1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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