Le Noël éternel du brigand Giuseppe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

M. GLANTINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NUL n’ignore que l’Italie est le pays des chants, des fleurs, des jolies femmes et... des brigands.

Je le savais. Mais si, pendant mon long séjour au pays des orangers, je me suis épanoui sous une pluie de chansons, à commencer par Marianina, te l’ho detto, pour finir par la célèbre Stella confidente ; si chaque jour en échange d’un soldo, je recevais de ma jolie fioraia un exubérant bouquet de roses parfumées ; si j’ai en maintes occasions rendu hommage à la grâce, à la mobilité souriante et aux yeux étoilés des Italiennes... je n’avais pas encore vu le bout de l’oreille d’un brigand.

Or, il y a quelques années, j’ai pu me familiariser avec cette spécialité italienne.

Cet évènement eut lieu la veille de Noël.

Dieu soit loué que ma première rencontre avec un confrère de Fra Diavolo soit survenue ce soir-là et pas un autre jour, car, sans cela, je n’aurais probablement pas le plaisir de vous conter maintenant mon aventure.

Je m’étais proposé de fêter le réveillon entre amis, dans une famille romaine où j’aurais trouvé des chants, des fleurs, une belle jeunesse avec qui j’aurais croqué gaiement la maigre cena d’usage : des mandarines, des dattes, des figues accompagnant le baccala, morue sèche, le plat de résistance de la veille de Noël.

Mais depuis longtemps il est écrit que l’homme propose et... l’Anglais dispose.

Mon intention de passer tranquillement la soirée dans un imposant et confortable palazzo romain fondit soudainement à la proposition inattendue que me fit un confrère, M. West, correspondant d’un grand journal de Londres.

– Voulez-vous faire une promenade en traîneau avec moi ? me dit-il à brûle-pourpoint.

– Vous plaisantez toujours, West, lui dis-je d’un ton mécontent. Une partie de traîneau à Rome ? Vous vous payez ma tête. Voyez comme ce soleil brillant se moque de vous là-haut, dans le ciel bleu... Il n’y a pas un nuage. Il est vrai que depuis hier au soir souffle la tramontane, mais toute cette fureur du vent froid s’amollira dans la pluie et la boue... Non, mon cher, vous pouvez au pays des fleurs et des chants dénicher un brigand, mais de la neige pour un traîneau... chanson !

– Vous vous trompez du tout au tout, mon cher, me répondit West avec un flegme tout britannique, sans retirer de ses lèvres sa courte pipe. Je ne vous convie pas à une promenade en traîneau au Pincio ou sur la place de Saint-Pierre... je ne peux pas accomplir ce miracle... Mais si vous voulez bien m’écouter... prenez votre paletot fourré, suivez-moi, et dans quelques heures vous serez en Sibérie... vous aurez le choix entre le traîneau et la luge pour glisser sur des pentes de neige qui vous rappelleront la Norvège ou la Suisse. Voyez, mon cher confrère, en bon Anglais que je suis, je ne peux renoncer à nos sports favoris, même en Italie. Lorsque, hier au soir, cette glaciale tramontane s’est levée, je me suis dit aussitôt que sur les monts Albains il devait tomber une belle couche de neige... Alors j’ai télégraphié à l’aubergiste de Rocca-di-Papa, et ce matin j’ai reçu la dépêche que voici : « Bellissima nevicata. Venite. »

Je ne résistai pas à la séduction d’une si belle chute de neige. Je pris ma pelisse et nous nous mîmes en route.

Nous partîmes par le premier train pour Albano et de là nous nous mîmes à gravir la montagne dans la direction de Rocca-di-Papa. Pas trace de neige, il va sans dire, sur notre chemin, et sans l’aigre tramontane qui nous enfonçait des épines de feu dans la nuque et le visage, le ciel bleu, le soleil étincelant et la mer plus bleue encore au loin, sous les pins toujours verts, auraient pu nous faire croire au printemps.

Aussi bien, malgré les coups de vent qui humiliaient les cyprès en courbant leurs cimes vers le sol, malgré le frisson âcre de la bise, sous ce ruissellement de lumière le paysage conservait sa gaieté et sa vie.

Nous gravissions hardiment la montagne, pénétrés de cette beauté lumineuse ; mais toujours pas de neige.

– Nous en trouverons, nous en trouverons bientôt ! me répétait sans cesse avec conviction M. West... nous ne sommes pas encore assez haut.

Après une heure de marche, nous atteignîmes la chapelle de la Madonna del Tufo. L’horizon s’était élargi, le lac d’Albano, les collines chères à Virgile et à Cicéron, Grotta-Ferrata, Marino, toute la Campagne jusqu’à Rome, se découvraient et rayonnaient à nos pieds.

Subitement la tramontane charria, on ne sait d’où, une masse noire, qui creva inopinément sur nos têtes et nous jeta des flocons blancs, durcis. Tout saupoudrés, nous arrivâmes à Rocca-di-Papa et nous dirigeâmes en toute hâte vers l’auberge. Le patron accourut au-devant de nous en criant :

Oh ! la bellissima nevicata ! Vous voyez quelle belle neige !

– Comment ? cria avec colère M. West, vous appelez cela une couche de neige pour des traîneaux ?... mais il n’y a pas de quoi faire une boule ! Vous êtes un imposteur !... Vous m’avez menti pour que je vienne dîner et loger chez vous. Vous vous abusez, signore Truffatore, farceur que vous êtes... vous n’aurez pas un sou de nous !... Nous ne nous arrêterons pas même un instant, et nous allons immédiatement faire l’ascension du Monte-Cavo.

L’aubergiste nous implora de rester, jurant ses grands dieux que dans la nuit il y aurait une chute de neige formidable, mais M. West ne se laissa point fléchir.

– De grâce, cria notre hôte, ne vous risquez pas si tard dans la soirée sur le Monte-Cavo. La route n’est pas tout à fait sûre... On y rencontre des brigands.

– Ils sont sans doute plus honnêtes que vous, riposta sans diplomatie l’Anglais.

L’aubergiste haussa les épaules et laissa tomber ses bras, renonçant à battre en brèche la décision d’un citoyen britannique.

– Nous ferions mieux de reprendre le chemin de Rome, dis-je à mon confrère.

– Pour rien au monde ! Je veux voir de la neige... Le Monte-Cavo a trois mille pieds de haut, et là, sans doute, j’en trouverai... Mais il va de soi que nous allons d’abord nous reposer et dîner. Il y a tout près d’ici une excellente osteria, où mangent toujours les peintres romains. On nous indiquera aussi le meilleur chemin pour atteindre le sommet.

 

 

*   *   *

 

Il faisait déjà très sombre, lorsque nous pénétrâmes dans un petit bois de cyprès qui serpente au-dessus de Rocca-di-Papa, et que nous commençâmes à gravir les pentes du Mont-Rocheux. De neige toujours pas, sauf de loin en loin quelques flocons épars... Notre excursion semblait devoir s’achever piteusement. Par surcroît d’infortune, nous nous égarâmes, et bientôt il nous fut impossible de savoir si nous étions dans la bonne voie où si nous courions le risque de glisser dans quelque lézarde de ce volcan éteint.

Nous nous disposions déjà à héler au secours, lorsque tout à coup surgit, comme si la montagne l’avait vomi, la silhouette d’un jeune homme, presque un adolescent, revêtu du pittoresque costume de Ciociare qui fait l’admiration des étrangers sur la place d’Espagne.

– Signori, Signori ! répétait-il d’une voix caressante, je suis heureux de vous rencontrer.

– Et nous aussi, Signore ! m’écriai-je joyeusement. Nous nous sommes égarés et vous serons reconnaissants de nous mettre sur le bon chemin.

– Volontiers, volontiers... mais pas maintenant... Aujourd’hui, vous êtes mes hôtes. Vous me ferez l’honneur de passer la soirée avec moi et de partager ma modeste cena de Noël. Aujourd’hui, c’est Natale. Ô Madonna, Madonna ! pourquoi n’y a-t-il dans l’année qu’un seul jour aussi bon, aussi clair, aussi pur ?

Il semblait tout attendri, et ses yeux se mouillèrent de larmes.

– Et où demeurez-vous ?

Il s’effaroucha et répondit avec volubilité :

– De grâce, Signore, ne m’interrogez pas... c’est Natale aujourd’hui, n’est-ce pas ? Il n’y a qu’un jour pareil sur les 365... Ô Madonna, Madonna !

– Mais qui êtes-vous donc ? cria avec colère M. West, nous ne pouvons accepter l’hospitalité du premier venu.

L’inconnu s’emporta :

– Ô Madonna, Madonna !... Vous avez de la chance de me rencontrer en cette sainte soirée, le seul jour de l’année où je suis un homme honnête. Si je vous avais trouvé sur mon chemin hier ou après-demain, je vous aurais parlé sur un autre ton... Vous tenez à savoir qui je suis ?... Je vais vous le dire : je suis un latitante, voici deux ans que je me cache dans ces montagnes... Chaque jour je commets une action impie... mais le jour où le divin Bambino est né, je veux être bon... Vous aussi, soyez bons, ne refusez pas de vider avec moi une bouteille de vin des Castelli, et de manger des cose nove, des figues, des amandes et des dattes.

L’inconnu nous intriguait, moi surtout, et nous le suivîmes.

Nous étions venus chercher la neige, et nous trouvions un brigand bon teint.

Pendant une demi-heure, sans proférer une parole, il nous conduisit à droite, à gauche, par des sentes de chèvres ou lacets tortueux, qui semblaient souvent nous ramener en arrière, pour s’arrêter enfin devant l’ouverture d’une grotte. Il trouva promptement, je ne sais où, une torche tressée de branches sèches résineuses, l’accrocha au rocher et y mit le feu.

– Ici, à l’entrée de cette grotte, nous fêterons la nuit de Noël... Vous voyez, le festin est prêt.

En effet, à la lumière falote de la torche qui crépitait, nous vîmes un tableau original : dans une niche naturelle du rocher se dressait l’image de la sainte Vierge, devant laquelle brûlait une petite lampe. Autour de l’icone brillaient un fusil, un poignard et un couteau. À terre, dessous, était étendu le manteau de notre hôte, sur lequel il avait mis une bouteille de vin couleur d’or et une poignée de fruits.

– Là, Signori, nous allons fêter Natale !... Il est triste de passer seul cette soirée... je ne peux pas travailler, faites-moi donc le plaisir d’accepter un verre.

Je pus alors examiner de près notre nouvel ami. Il était grand, maigre, avec des traits réguliers et sculpturaux. Ses yeux noirs et vifs nous fouillaient comme des vrilles, implorant et menaçant en même temps ; l’expression en changeait sans cesse. D’épais cheveux noirs tombaient en boucles sur le col vert de sa jaquette bleue, qui moulait son torse souple. Chacun de ses mouvements plaisait par sa grâce, et sa voix avait tant de charme que j’aurais voulu qu’il ne s’arrêtât jamais de parler.

Il était d’ailleurs loquace, et après que nous eûmes bu de son vin et mangé de ses figues, il nous raconta plusieurs épisodes de sa vie :

– Vous désirez savoir pourquoi je suis devenu latitante ? (il évitait de s’appeler brigante, terme qui convenait mieux à son métier). Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même... Sans doute, c’est le bon Dieu qui le veut ainsi. Mon grand-père était latitante, mon père se cachait aussi dans la montagne, et quand j’aurai un fils, il fera comme moi... Il y a quelques années, j’ai tenté de vivre d’un autre métier... J’ai voulu habiter la ville, comme les autres... mais évidemment ce n’est pas mon sort... j’ai été vite obligé de revenir ici...

– Et quel métier faisiez-vous en ville ? demandai-je curieusement.

– C’est une histoire comique... je vais vous la raconter, elle vous fera rire aussi... J’avais fait ici la connaissance d’un mendiant, Giannino, qui me conseilla d’aller à Rome et de gagner mon pain honnêtement en mendiant... Il m’apprit à me faire passer pour un infirme, me donna des béquilles, et je réussis à exciter si bien la compassion des passants, que je gagnais plusieurs lires par jour. Je vécus ainsi heureux pendant quelques mois, mais un dimanche, je ne sais pourquoi, Giannino me joua un abominable tour... Était-ce parce qu’il avait trop bu ou parce qu’il m’enviait mes bénéfices, tout à coup, après la messe, comme les fidèles sortaient de l’église, il leur tint ce discours :

« – Illustres et très honorés Signori. Si vous m’accordez quelques moments de votre précieuse attention, j’accomplirai sous vos yeux un miracle. Sous vos yeux, ce malheureux infirme se mettra à courir comme s’il n’avait jamais boité.

« Puis s’adressant à moi, il dit :

« Réponds-moi, mon cher Giuseppe, il y a longtemps que tu es impotent ?

« – Dès l’enfance, Giannino, hélas ! dès l’enfance ! Vous le savez bien. Je suis né impotent... Je ne me rappelle pas d’avoir marché sans béquilles...

« – Que vous disais-je ? vous voyez, Signori, il est ainsi depuis son enfance... il est né ainsi... Eh bien ! sous vos yeux je vais accomplir un miracle, un grand miracle !

« Le misérable avait tout un rassemblement autour de lui ; la plupart de ses auditeurs le regardaient avec méfiance, car on me connaissait et l’on m’aimait beaucoup.

« Giannino saisit son bâton et l’abattit à plusieurs reprises sur mon échine. Je tombai à la renverse et je me mis à crier, à pleurer, suppliant qu’on me délivrât de mon agresseur. La foule se disposait à prendre ma défense et à faire un mauvais parti à Giannino, lorsqu’il me porta un coup si violent dans le dos, que je n’y tins plus. Je me levai, je sortis de ma poche un couteau et le lui enfonçai dans le ventre... C’était une fameuse coltellata, vous pouvez m’en croire... Je pris mes jambes à mon cou, les carabiniers se lancèrent à mes trousses, mais je n’avais plus de béquilles... personne ne parvint à me rejoindre... et je suis redevenu un latitante. »

Giuseppe se jeta tout à coup à genoux devant l’image de la sainte Vierge et se mit à crier :

– Ô Madonna ! Madonna ! Pourquoi n’y a-t-il qu’un Natale dans toute l’année ?... On est si heureux, quand on est bon, quand on vit en paix avec tout le monde, quand on ne fait de mal à personne !... Ce soir, Signori, et demain toute la journée, je ne ferai de mal à personne, pas même à un chat... Tenez, si je rencontrais aujourd’hui Giannino, je lui pardonnerais.

– Mais pourquoi, Giuseppe, n’es-tu bon qu’un jour par an ?... Un chrétien doit être bon tous les jours.

– Cristo ! Cristo ! cria Giuseppe presque avec des larmes... être bon toujours !... Une fois seulement les hommes ont été bons toute une année... C’était, il y a bien longtemps, quand la sainte Vierge leur a pour la première fois montré son Bambino divin... Oh ! alors, tous, pendant une année, se sont aimés comme des frères... Alors personne n’aurait poursuivi un latitante comme moi...

De nouveau il se prosterna devant l’image, et de sa voix charmeuse chanta une hymne à la Madone.

Il chanta longtemps, longtemps, et finit en s’écriant :

– Ô Madonna ! fais que Noël règne toute l’année sur la terre, fais que les hommes pensent à toi et à ton enfant divin tous les jours et que la main de l’homme ne se lève plus contre son prochain... Ô Madonna, Madonna ! quand donc viendra sur la terre le Noël éternel ?

Il y avait du comédien dans l’attendrissement et l’exaltation de Giuseppe, mais cette extériorité exagérée dans l’expression de ses sentiments n’était pas une pose, elle lui était innée. Il improvisait en poète ; pourtant il sentait sincèrement tout ce qu’il clamait avec tant d’ardeur. En cette veille de Noël, il souffrait réellement, et de toute son âme souhaitait l’avènement d’un Noël éternel qui le rendrait, lui et ses semblables, éternellement bons.

Le jour commençait à poindre quand Giuseppe nous mit sur le bon chemin.

Nous atteignîmes enfin la cime du Monte-Cavo, où tout de même nous ne trouvâmes pas de neige. Nous étions brisés de fatigue et heureux de dormir à poings fermés dans la petite auberge construite à côté de l’emplacement où s’éleva jadis le temple de Jupiter Latialis.

Le lendemain nous visitâmes la station météorologique, et vers le soir nous reprîmes le chemin de Rocca-di-Papa. Comme nous traversions de nouveau le petit bosquet de cyprès, nous entendîmes un bruit de branches froissées et nous nous retournâmes. C’était Giuseppe. Il guettait évidemment un passant, armé jusqu’aux dents, sa carabine à la main et la ceinture hérissée de poignards et de couteaux. Lorsqu’il nous reconnut, son visage se contracta de colère.

– Ah ! c’est vous, cria-t-il, sauvez-vous !... Aujourd’hui ce n’est plus la fête de Noël !

Il ne plaisantait pas. Nous nous éloignâmes en toute hâte, et ses paroles menaçantes grondèrent encore longtemps autour de nous dans le silence de la montagne.

Où est maintenant Giuseppe ? Est-il toujours latitante ! Ou les autorités se sont-elles emparées de lui et l’ont-elles enterré vivant dans quelque ergastule ?

Je pense souvent à lui. Chaque fois que je lis dans nos quotidiens les télégrammes qui nous relatent les forfaits perpétrés par le genre humain pendant les vingt-quatre heures qui viennent de s’écouler, je me souviens de l’ardente prière de Giuseppe : « Madonna ! Madonna ! quand viendra le jour du Noël éternel ? »

 

 

 

M. GLANTINI.

 

Paru en 1908 dans

Bibliothèque universelle

et Revue suisse.

 

 

 

 

 

 

 

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