La nuit de Noël

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nicolas GOGOL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE dernier jour avant Noël venait de prendre fin. Une nuit claire d’hiver était née ; des astres entrouvraient leurs paupières ; la lune se levait au ciel, majestueuse, pour annoncer aux hommes de bonne volonté et au monde entier que chacun pouvait aller joyeusement chanter des noëls sous les fenêtres 1 et glorifier le Christ. Le gel mordait plus qu’il ne l’avait fait depuis la matinée, mais en revanche il régnait un tel silence que le crissement de la neige sous une botte s’entendait à une demi-verste. Pas une seule bande de jeunes gens ne s’était encore aventurée sous les croisées des chaumines ; seule, la lune risquait à la dérobée un regard à travers les vitres, comme pour inciter les jouvencelles en train de se parer à s’élancer au dehors sur cette neige qui craquait sous les pas. À ce moment, une fumée sortie en tourbillons d’une cheminée se forma en nuage pour monter au firmament, entraînant à sa suite une sorcière à cheval sur un balai.

Si au même instant avait glissé par là, en traîneau attelé de trois chevaux de front réquisitionnés chez des particuliers, l’assesseur au tribunal de Sorochinietz avec son bonnet bordé d’astrakan et taillé sur le patron des coiffures de uhlans, avec sa peau de mouton noir, recouverte de drap bleu, et ce fouet à tresse diaboliquement compliquée dont il encourageait son postillon, il l’aurait certainement remarquée, cette sorcière, car pas une au monde n’échappe à l’œil du susdit assesseur. Il sait sur le bout du doigt à combien de gorets se monte la portée de la truie chez telle ou telle bonne femme, combien de pièces de toile logent dans le coffre de chaque paysanne, quelles parties de sa garde-robe ou quels instruments aratoires exactement un brave homme a mis en gage le dimanche à l’auberge. Mais l’assesseur de Sorochinietz n’était point de passage ; pourquoi d’ailleurs aurait-il fourré le nez dans le secteur d’autrui ? Il avait bien assez de chats à fouetter dans son propre canton. Pendant ce temps, la sorcière poursuivait son ascension, à une telle hauteur qu’elle n’apparaissait plus que comme une tache minuscule, aperçue par éclipses, tout au fond des cieux. Mais à quelque endroit que se montrât cette tache infime, les étoiles se décrochaient de la voûte, et bientôt la sorcière en eut plein sa manche. Il n’y en avait plus que trois ou quatre dans le ciel. Et soudain, du côté opposé, surgit une seconde tache exiguë, qui grandit, s’étala, et cessa d’être une tache de rien. Même en chaussant son nez de roues empruntées, en guise de lunettes, à la calèche du commissaire, un myope n’aurait pu distinguer au juste ce que c’était. Par devant, cela ressemblait tout à fait à un Allemand 2 ; son petit museau chafouin, virant sans arrêt à droite et à gauche pour flairer tout ce qu’il rencontrait, se terminait comme chez nos cochons par une rondelle ; ses jambes étaient tellement grêles que si le maire de Yareskovo en possédait de pareilles, il se les romprait à la première tentative pour danser la Cosaque. Mais par derrière, cela vous avait l’air d’un authentique chicanou de chef-lieu de gouvernement, en uniforme de grande tenue, car il lui pendillait une queue aussi mince et aussi longue que des basques de lévite, comme on les porte de nos jours. Grâce peut-être à la barbichette de bouc dont se parait son menton, aux menues cornes saillant sur son crâne, à ce fait, aussi que des pieds à la tête il n’était guère plus blanc qu’un ramoneur, on aurait pu à l’extrême rigueur deviner qu’on n’avait affaire ni à un Allemand, ni à un chicanou de chef-lieu, mais tout simplement au diable qui ne disposait plus que de cette nuit pour courir le guilledou et finir d’enseigner aux honnêtes gens les mille et une manières de pécher. Dès le lendemain, au premier tintement de la cloche appelant à l’office du matin, il devrait galoper, sans jeter un coup d’œil en arrière, et la queue basse, pour s’enfourner en son repaire.

Cependant, le diable se coulait sournoisement tout près de la lune, et déjà il allongeait le bras pour l’attraper, mais brusquement il retira la patte en arrière, comme s’il s’était brûlé, se suça les doigts, battit un entrechat et reprit l’attaque du côté inverse ; de nouveau, il recula d’un bond et ramena sa patte. Mais en dépit de ses échecs successifs, le rusé démon ne renonçait pas à ses espiègleries. Il prit son élan et subitement empoigna l’astre à deux mains, puis avec force grimaces et soufflant dessus, il le fit sauter d’une patte dans l’autre, à la façon d’un paysan qui a saisi sans pincettes une braise pour allumer sa pipe. Finalement, il fourra prestement la lune dans sa poche et fila plus loin, comme si de rien n’était.

Personne à Dikanka ne se doutait que le diable avait dérobé la lune. Il y avait bien le scribe cantonal qui, s’en retournant à quatre pattes de l’auberge, crut s’apercevoir que la lune s’était mise de but en blanc à baller dans le ciel, et il l’avait affirmé sous serment à qui voulait bien lui prêter l’oreille au village ; mais les gens se bornaient à hocher la tête, et certains se gaussèrent même de lui. Mais quel motif poussait donc le diable à commettre un acte si contraire aux lois ? Eh bien ! voici. Il savait que Tchoub, Cosaque très à l’aise, était invité à manger le riz aux raisins secs chez le sacristain, et qu’à ce festin assisteraient le maire de l’endroit, plus un parent de l’hôte, chantre à la maîtrise diocésaine, un monsieur en redingote bleu foncé dont la basse-taille donnait la note la plus creuse que l’ont eût jamais ouïe : il y aurait encore le Cosaque Svierbygouz, et quelques autres dont le nom importe peu. Il savait enfin qu’à cette table on servirait, outre le riz, de la liqueur aux épices et aux fruits, de l’eau-de-vie au safran, sans compter la mangeaille de toute espèce.

Or, pendant ce temps, la fille de Tchoub, la plus belle du village, resterait au logis et recevrait probablement la visite du forgeron, hercule d’une force peu commune, que le démon abhorrait encore plus que les sermons du prêtre Kondrat. À ses moments de loisir, le forgeron s’adonnait à la peinture, et passait pour le meilleur artiste de la contrée, à telles enseignes que le chef d’escadron de Cosaques L..., encore en vie à l’époque, l’avait convoqué tout exprès à Poltava pour peindre la palissade qui entourait sa maison. Toutes les écuelles dans lesquelles les Cosaques de Dikanka piochaient pour bâfrer leur soupe aux choux avaient passé par les mains de ce maître. Comme celui-ci était fort dévot, il exécutait assez souvent des images de saints et l’on peut admirer encore de nos jours à l’église de T... un Luc l’Évangéliste dû à son pinceau. Mais son chef-d’œuvre était une fresque brossée sur la paroi du portail de droite, à l’église locale. Il y avait représenté saint Pierre, le jour du Jugement dernier, clefs en main, et chassant de l’enfer le Malin Esprit qui, dans les affres de l’épouvante et flairant sa perte, se démenait de tous côtés, tandis que les pécheurs, jadis ses prisonniers, le rossaient et le pourchassaient à coups de fouet, de bûches et de tout ce qui leur tombait sous la main. Tout le temps que l’artiste peina sur cette œuvre et qu’il l’esquissa sur une vaste planchette, le diable s’était ingénié de toutes les façons à le contrecarrer ; tantôt il profitait de son invisibilité pour lui pousser le coude, tantôt il puisait de la cendre dans l’âtre de la forge et la répandait sur la peinture. Cependant, malgré tout, l’œuvre fut menée à bonne fin, le panneau porté à l’église et scellé dans le mur de droite, sous le porche, mais à partir de ce jour, le diable avait juré de se venger du forgeron.

Il ne lui restait qu’une seule nuit pour vagabonder en ce bas monde, mais cette nuit-là comme les autres, il était à l’affût d’une occasion quelconque pour assouvir sur l’artisan sa vieille rancune. C’est à ces fins qu’il avait résolu de voler la lune, dans l’espoir que le bonhomme Tchoub, dont il connaissait l’indolence, balancerait longtemps avant de se décider, du moment que la maison du sacristain n’était pas tellement près de sa propre chaumière et que la route à suivre traversait des terrains vagues, longeait des moulins, le cimetière, et contournait un ravin. Par un beau clair de lune, la liqueur aux épices et l’eau-de-vie au safran pouvaient à la rigueur tenter le brave homme, mais dès qu’il ferait nuit comme dans un four, bien malin serait le quidam capable de l’amener à descendre de son poêle et à mettre le nez dehors. Or, le forgeron, brouillé depuis belle lurette avec le papa, et sachant celui-ci à la maison, ne se hasarderait à aucun prix, et quelle que fût sa vigueur, à venir voir la fille.

Ainsi, dès que le diable eut enfoui la lune au fond de sa poche, il régna une telle obscurité par tout l’univers qu’il aurait fallu ne pas être le premier venu pour trouver le chemin de l’auberge, sans parler déjà de se rendre chez le sacristain. Se voyant tout à coup plongée dans cette poix, la sorcière éjacula un petit cri. Alors, l’accostant en authentique galantin, le diable lui donna le bras et se prit à lui souffler à l’oreille ce que l’on chuchote en pareil cas à toute créature du sexe.

Ah ! le monde est drôlement fait. Du premier au dernier, chaque être vivant ici-bas met tout en œuvre pour copier et singer ses semblables. À Mirgorod, il fut un temps où le juge et peut-être le maire étaient bien les seuls à se promener l’hiver en peau de mouton recouverte de drap, et les fonctionnaires du commun la portaient simplement telle quelle. De nos jours, aussi bien l’assesseur que l’huissier se sont commandé des pelisses de drap fourrées de peaux d’agneau de Réchétilof. Il y a trois ans que le clerc de chancellerie et le scribe cantonal se sont payé du nankin bleu à soixante copecks l’aune. Le chantre s’est fait coudre pour l’été des braies de coton jaune et un gilet en poil filé à rayures. En un mot, chacun sue sang et eau pour s’évader de sa condition. Quand donc les gens en auront-ils assez de la vanité ? On peut hardiment parier que bon nombre de personnes s’étonneront de voir jusqu’au diable céder à cette faiblesse. Et le pis est qu’il se prend probablement pour un joli garçon, alors qu’à elle seule sa silhouette vous donne le haut-le-cœur. Sa gueule est l’abomination de la désolation, pour parler comme Thomas Grigoriévitch, et nonobstant il se mêle de conter fleurette. Il n’empêche qu’aux cieux comme sur terre les ténèbres étaient devenues tellement opaques, qu’il n’y avait plus moyen de rien distinguer, quant aux progrès de l’intrigue nouée entre ces deux-là.

 

 

 

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– Alors, compère, tu n’es jamais entré dans la maison neuve du sacristain ? disait sur le seuil de son logis le Cosaque Tchoub à un long paysan efflanqué, en courte peau de mouton, et les joues mangées d’une toison ébouriffée, preuve flagrante que depuis plus de quinze jours elles n’avaient point subi le contact de ce bout de lame de faux dont les rustres se servent en général, faute de rasoir, pour se sarcler la barbe. Il y aura là-bas une fière beuverie, ajouta Tchoub, cependant qu’un rire lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles. Pourvu au moins que nous n’arrivions pas trop tard !...

Ce disant, il arrangea la ceinture qui serrait strictement la peau de mouton sur sa carcasse, enfonça un peu plus sur son crâne le bonnet en peau de mouton, crispa le poing sur le fouet, objet de terreur, et de menace pour les molosses importuns, mais levant les yeux, il s’arrêta net.

– De par tous les diables ! regarde, mais regarde donc, Panass !

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’autre, braquant à son tour les yeux vers la lune.

– Comment ! ce qui se passe ? mais il n’y a pas de lune.

– En voilà bien d’une autre ! Effectivement, il n’y en a pas.

– Voilà justement le chiendent qu’il n’y en ait point, grogna Tchoub devant le flegme inaltérable de son compagnon. Et c’est le cadet de tes soucis, ce me semble ?

– Hé ! qu’y puis-je, moi ?

– Et il a fallu, juste à ce moment, dit Tchoub en s’essuyant les moustaches du revers de sa manche, que je ne sais quel diable – fasse que jamais plus le chien ne tue le ver au matin avec une goutte d’eau-de-vie – se soit senti le besoin d’intervenir... Tout exprès, alors que nous étions encore à la maison, j’ai regardé par la fenêtre, la nuit était une pure merveille !... Un rayonnement, la neige resplendissait au clair de lune ! et à peine la porte franchie, crac ! à croire qu’on m’a crevé les yeux... Ah ! puisse le scélérat se rompre toutes les dents sur un croûton rassis de sarrasin !

Tchoub tempêta et se répandit en injures un bon moment encore, tout en se demandant quel parti prendre. Il grillait certes d’une mortelle envie de bavarder de mille et mille foutaises chez le sacristain où, sans aucun doute, devaient être déjà attablés le maire et le chantre de passage, plus le marchand de goudron Mikita qui se rendait deux fois la semaine à Poltava pour son commerce et vous lâchait de telles fariboles que les villageois se tenaient les côtes de rire. En esprit, Tchoub voyait déjà, trônant sur la table, la liqueur aux épices et aux fruits. Le tout semblait tentant bien sûr, mais cette nuit noire lui servait comme de rappel à la paresse, péché mignon du commun des Cosaques. Comme ce serait bon à cette heure de se reposer, assis à l’orientale, sur le poêle, de téter benoîtement sa pipe, et d’écouter à travers une délicieuse somnolence les noëls et refrains des garçons et filles, en bandes rieuses, sous les fenêtres ! Eût-il été seul, il aurait sans doute adopté ce dernier parti. Mais à deux maintenant, ce ne serait ni aussi ennuyeux ni aussi effrayant de s’en aller par cette obscurité, et de plus il lui répugnait tout de même de passer devant autrui pour un fainéant ou un couard.

– Ainsi, compère, pas de lune ?

– Pas de lune.

– Étrange, en vérité. Donne-moi donc une prise. Tu as un tabac rudement bon. Où te le procures-tu ?

– Rudement bon ! Qu’est-ce que tu me chantes ? répliqua Panass, en refermant sa tabatière en écorce de bouleau gravée de dessins symétriques. Il ne ferait même pas éternuer une vieille poule !

– Je me souviens, continua Tchoub toujours indécis, que le défunt aubergiste Zouzoulia m’en apporta un jour de Niéjine. Ah ! ça, c’était du tabac, et du fameux !... Alors quoi, l’ami, qu’est-ce que nous devenons ? car enfin, il fait bien noir dehors...

– Soit ! nous ferions aussi bien de rester à la maison, répondit l’autre qui mettait déjà la main sur le loquet de la porte.

Si le camarade n’avait point parlé de la sorte, Tchoub aurait probablement décidé de rentrer au logis, mais à présent quelque chose semblait l’inciter à sortir, rien que par esprit de contradiction.

– Non, non, compère, nous irons là-bas... impossible de faire autrement... Faut y aller !

À peine achevait-il ces mots qu’il se mordait déjà les lèvres de les avoir prononcés. Cela ne lui souriait pas le moins du monde de traîner ses grègues par une telle nuit, mais il se consolait néanmoins à la pensée qu’il agissait selon son intention formelle et qu’il faisait juste le contraire de ce qu’on lui avait conseillé.

Le compère dont le visage n’exprimait pas la moindre nuance de dépit, en homme à qui il est souverainement égal de choisir entre rester à la maison et courir les chemins, jeta un regard autour de lui, se gratta le dos du manche de son fouet, et nos deux amis se mirent en route.

 

 

 

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Voyons maintenant ce que faisait, demeurée seule au logis, Oksana, la charmante fille de Tchoub.

Elle n’avait pas encore dix-sept ans sonnés qu’il n’était bruit que d’elle dans le monde entier, ou presque, au delà comme en deçà de Dikanka. Des foules de jeunes gens s’en allaient proclamant qu’il n’y eut jamais de fille plus avenante, et qu’il n’y en aurait jamais d’autre dans leur village. Oksana savait bien ce qu’on disait d’elle, et prêtant une oreille complaisante à ces propos, était pétrie de caprices, comme toute jeune beauté. Si, au lieu du simple cotillon et du tablier, elle avait porté robe de dame, elle aurait découragé l’une après l’autre ses femmes de chambre. Les garçons lui couraient après par bandes, mais à bout de patience ils s’en écartaient peu à peu pour s’adresser à d’autres demoiselles moins gâtées. Le forgeron était le seul à s’entêter dans cette poursuite, quoiqu’on ne le traitât guère mieux que les autres. Après le départ du papa, Oksana passa encore bien du temps à se pomponner et à minauder devant un petit miroir au cadre d’étain, jamais lasse de s’admirer à son aise.

– Qu’est-ce qui leur a pris à tous de proclamer que je suis jolie ? disait-elle d’un air distrait et simplement histoire de s’entretenir en tête à tête avec son reflet. Ils en ont menti, je ne suis pas du tout jolie.

Mais frais, débordant de vie, ce visage si jeune que hier encore c’était celui d’une enfant, ce minois aux yeux noirs et pétillants, au sourire d’un agrément indicible et qui vous mettait le feu à l’âme, il lui suffisait de se montrer furtivement dans la glace pour prouver soudain tout le contraire.

– Mes sourcils noirs et mes yeux, continuait la jeune beauté, sans lâcher le miroir, seraient-ils donc une telle merveille qu’ils n’ont point au monde leurs pareils ? Qu’y a-t-il au fait de charmant en ce nez retroussé, en ces joues, ces lèvres ? Comme si mes tresses brunes valaient d’être admirées ! Eh ! mais la nuit elles seraient bien capables de faire peur quand, tels de longs serpents, elles se lovent autour de ma tête. Je vois bien maintenant que je ne suis pas du tout jolie...

Puis, écartant un peu plus la glace, elle s’écria tout à coup :

– Oh ! que si, je le suis !... Et combien jolie !... Une merveille !... Quelle joie n’apporterai-je point à celui dont je deviendrai la femme ! Quelle admiration mon époux n’aura-t-il pas pour moi ! Oh ! il sera transporté de contentement, il m’embrassera à mort...

– Étrange fille ! murmurait le forgeron entré sans bruit dans la pièce, et ce n’est point la jactance qui lui manque ! Voilà une heure qu’elle reste là, se mirant sans cesse, jamais rassasiée de se contempler, et elle va même jusqu’à se vanter à haute voix...

– Eh quoi, jeunes gars, suis-je de votre rang ?... Mais regardez-moi donc quand je m’avance d’un pas souple, poursuivait la coquette. J’ai sur moi une chemise brodée de soie rouge. Et quels rubans sur ma tête ! De votre vie, vous ne verrez des galons qui aient coûté davantage. C’est mon père qui m’a acheté le tout pour que j’épouse la fine fleur des lurons de l’univers...

Puis, elle tourna la tête en souriant et... aperçut le forgeron.

Elle poussa un petit cri et se campa devant lui d’un air si sévère qu’il en eut les bras coupés.

Il serait difficile de détailler ce qu’exprimait le visage basané de la ravissante enfant ; on y lisait certes de la dureté, mais au travers on devinait une sorte de raillerie devant la gêne du soupirant, cependant qu’une rougeur imperceptible de dépit nuançait la délicatesse de ses traits. Et le tout se fondait si bien, formait une harmonie à ce point ineffable que la meilleure solution à trouver eût été de dévorer cette Oksana d’un million de baisers.

– Que viens-tu faire ici ? – telle fut son attaque. As-tu envie que l’on te jette dehors à coup de pelle à feu ? Vous êtes tous passés maîtres à vous faufiler autour de nos jupes. En un clin d’œil, vous flairez que les papas sont absents du logis. Oh ! je vous connais, messieurs !... Eh bien ! mon coffre est-il prêt ?

– Il le sera, mon petit cœur, tu l’auras après la Noël. Si tu savais combien j’ai peiné dessus ; deux nuits entières, je n’ai pas bougé de la forge. Mais aussi pas une fille de pope ne possédera une pareille caisse. Pour les ferrures, j’ai choisi un métal encore meilleur que pour le tombereau du chef d’escadron, chez qui j’ai travaillé à Poltava. Et comme il sera peint !... en vain fatiguerais-tu tes jolis pieds blancs à courir dans la région à la recherche d’une semblable merveille. Un semis de fleurs rouges et bleues sur tout le fond qui flambera comme un brasier !... Ne te fâche donc point contre moi, et accorde-moi au moins la permission de te parler et de te regarder...

– Qui te le défend ? Parle et regarde à ton aise !

Elle s’assit alors sur un banc et vérifia l’arrangement des tresses autour de sa tête. Il y eut aussi un coup d’œil pour le cou, la chemise neuve brodée de soie, et une fine expression de contentement parut sur ses lèvres, ses pommettes fraîches, et se refléta dans ses prunelles.

– Permets-moi aussi de prendre place à tes côtés.

– Assieds-toi, lui jeta Oksana, toujours avec le même sentiment de satisfaction sur les lèvres et dans le regard.

– Charmante Oksana, toi qu’on ne se lasserait jamais de contempler, laisse-moi t’embrasser, dit en s’armant de courage le forgeron qui serra contre lui la jeune fille dans l’intention de lui ravir un baiser.

Mais elle recula ses joues qui se trouvaient déjà à la portée de la bouche du galant et repoussa celui-ci d’une bourrade :

– Et quoi encore ?... Voilà, donnez-lui du miel et il emportera la cuiller par-dessus le marché ! Arrière, tu as les mains plus dures que du fer et tu empestes la fumée. J’ai peur que tu ne m’aies toute salie avec de la suie...

Sur quoi, elle rapprocha le miroir pour mettre une dernière touche à sa toilette.

« Elle ne m’aime pas, songeait le forgeron, crête basse. Elle n’a la tête qu’aux amusettes et je reste là, planté comme un sot devant elle, sans la quitter un instant des yeux. Mais oui, je resterais ainsi un siècle rivé au sol, et des éternités je la dévorerais volontiers du regard... Étrange fille ! que ne sacrifierais-je point pour pénétrer le secret de son cœur, savoir qui elle aime. Mais quoi ! elle n’a besoin de qui que ce soit au monde. Pleine d’admiration pour sa propre personne, elle me tourmente, pauvre de moi ! Et le chagrin s’interpose entre l’univers et moi, car ma tendresse pour elle est si profonde que pas un être humain n’a connu, ni ne connaîtra d’amour qui approche du mien... »

– Est-ce vrai que ta mère est sorcière ? dit soudainement Oksana en éclatant de rire.

Du coup, le forgeron crut que toute son âme riait aussi en écho. Cette gaîté sembla réveiller une allégresse dans son cœur et dans les légers battements de ses artères, et malgré tout, le dépit s’empara de lui car il ne lui était pas permis de baiser jusqu’à plus soif ce visage auquel le rire prêtait tant de charme.

– Et que m’importe ma mère ? Tu es pour moi mère et père, et tout ce qui existe ici-bas qui vaille la peine. Si l’empereur m’appelait pour me dire : « Forgeron Vakoula, demande-moi ce qu’il y a de meilleur dans mon empire et je te le donnerai. J’ordonnerai de fabriquer pour toi une forge en or et tu taperas sur l’enclume avec des marteaux d’argent... » – « Je ne désire rien, répondrais-je à Sa Majesté, ni pierres précieuses ni forge en or, ni même ton empire, donne-moi plutôt Oksana ! »

– Ah ! voilà l’homme que tu es ! ! Seulement, mon père non plus n’est pas tombé de la dernière pluie !... Tu verras bien, s’il n’épouse pas ta mère ! acheva Oksana avec un sourire malicieux. Mais avec tout cela, les jeunes filles n’arrivent pas... Que signifie ? Il est grand temps d’aller chanter des noëls, je commence à m’ennuyer...

– Eh ! la peste soit de ces jeunes filles, ma jolie !

– Oh ! je ne l’entends pas ainsi. Elles traîneront sans doute des garçons à leur suite. C’est alors qu’on dansera ! Et ces histoires réjouissantes qu’ils raconteront, je crois déjà les ouïr...

– Tu te plais donc avec elles ?

– En tout cas, beaucoup plus qu’en ta compagnie... Ah ! on a frappé... Ce sont, il me semble, les filles et les gars...

« À quoi bon lanterner d’avantage ? se dit Vakoula. Elle se moque de moi et elle tient autant à ma personne qu’à un fer à cheval tout rouillé. Mais s’il en est ainsi, nul autre n’aura licence de faire des gorges chaudes sur mon compte. Que je sache à coup sûr quel est son préféré et je lui désapprendrai à... »

Un coup à la porte et le cri : « Ouvre » ! d’autant plus retentissant qu’il gelait à pierre fendre, interrompirent ses cogitations.

– Attends un peu, j’ouvrirai moi-même, dit-il en se glissant dans l’entrée, bien décidé dans son désappointement à rosser comme plâtre le premier qui lui tomberait sous la main.

 

 

 

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Il gelait encore plus fort et dans les hauteurs célestes il faisait si froid que le diable sautillait d’un sabot sur l’autre et soufflait au creux de ses mains pour réchauffer d’une manière quelconque ses doigts gourds. Rien de drôle à ce qu’il fût transi, celui-là qui, vingt-quatre heures d’affilée, rôde, à travers les enfers où, comme on sait, la température n’est pas aussi fraîche que chez nous en hiver, dans ses domaines où, debout devant le foyer, et la toque campée sur la tête, en maître-coq tout craché, il rôtit à petit feu les pécheurs avec le même plaisir que goûte d’ordinaire une femme du commun à griller l’andouille de Noël.

La sorcière elle-même se sentit pénétrée par le froid bien qu’elle fût douillettement vêtue. Aussi, levant les deux bras en l’air et lançant une jambe en arrière, dans la posture du patineur en pleine course, elle se laissa couler à travers les airs, sans remuer une articulation, comme si elle descendait le long d’une glissoire, et s’engouffra directement dans la cheminée.

Usant du même procédé, le diable fila sur ses traces. Mais comme cet animal est plus agile que n’importe quel muscadin porteur de chausses, il n’est pas étonnant si juste à la gueule de la cheminée il s’installa à califourchon sur les épaules de sa chère et tendre, de telle façon que le couple atterrit parmi les pots à l’intérieur du vaste poêle.

La voyageuse souleva doucement le couvercle pour se rendre compte si son fils Vakoula n’avait pas invité du monde chez lui, mais voyant qu’il n’y avait rien, à part certains sacs au milieu de la chambre, elle se dégagea du poêle, ôta sa pelisse rembourrée, rajusta quelque peu toilette et coiffure, et personne dès lors n’aurait pu deviner qu’une minute auparavant elle chevauchait un balai.

La mère de Vakoula ne dépassait pas encore la quarantaine. Elle n’était ni bien ni mal ; il est d’ailleurs difficile de rester belle à cet âge. Il n’empêche qu’elle savait si bien captiver par ses charmes les Cosaques les plus gourmés qui, soit dit en passant, se souciaient fort peu de beauté, qu’elle était fréquentée à la fois par le maire, et par le sacristain Ossip Nikiforovitch – en l’absence de sa propre femme, cela va de soi ! –, par le Cosaque Kornei Tchoub, et par le Cosaque Kassian Svierbygouz. Il faut lui rendre cette justice qu’elle louvoyait si habilement entre tous ces galants que l’idée ne venait pas à l’un d’eux qu’il pût avoir un rival. Qu’un dévot paysan, ou bien qu’un gentilhomme – comme dit en parlant de soi tout Cosaque – se rendît le dimanche à la messe, paré de l’ample manteau à capuchon, ou bien s’il faisait trop mauvais temps, à l’auberge, comment résister à l’envie de passer chez la Solokha, pour goûter à des petits pâtés de caillebottes, trempés dans la crème aigre, et pour babiller dans la tiédeur d’une chaumière avec une commère complaisante et à la langue bien pendue ? Et le gentilhomme en question faisait tout exprès un long détour avant d’atteindre l’auberge, et c’est ce qu’il appelait : entrer comme ça, puisque c’est sur ma route ! Et s’il arrivait à Solokha d’aller à l’église un jour de fête, vêtue à cette occasion du cotillon de laine quadrillée de couleur crue, avec devantier en nankin, et par là-dessus la jupe bleue avec des galons d’or, cousus derrière, et de se placer carrément tout près du chœur sur la droite, l’on pouvait parier d’avance que le sacristain toussoterait en louchant de ce côté, que le maire se lisserait la moustache, entortillerait autour de son oreille la mèche interminable de son toupet et murmurerait au voisin debout près de lui :

– Hé, hé, c’est une excellente femme ! une maîtresse femme !

Solokha faisait une révérence à chacun et chacun se figurait que la politesse ne s’adressait qu’à lui.

– Mais quiconque enclin à se mêler des affaires d’autrui aurait à l’instant remarqué que Solokha multipliait surtout les prévenances à l’égard de Tchoub. Ce Cosaque était veuf ; huit meules de blé s’alignaient bon an mal an devant sa porte. En tout temps, deux couples de bœufs solides passaient la tête hors de l’appentis en joncs tressés pour risquer un œil dans la rue, et meuglaient à la seule vue de commère la vache, ou de Tonton le gros taureau. Un bouc barbichu grimpait sur le toit et de là chevrotait d’une voix aigre, comme un gouverneur de ville, pour narguer les dindes se pavanant dans la cour, ou bien tournait brusquement le derrière aussitôt qu’il apercevait ses ennemis, les gamins qui se moquaient de sa barbe. Les coffres de Tchoub étaient bondés de pièces de toile, de caftans et de casaquins galonnés d’or à l’ancienne mode, car sa défunte moitié avait été une coquette. En plus du pavot, des choux, des tournesols, il semait chaque année dans son potager deux sillons de tabac. Solokha estimait que ce ne serait pas mal du tout de joindre toutes ces richesses à son propre avoir et, tout en supputant d’avance quelle tournure prendrait ce ménage dès qu’elle en deviendrait la maîtresse, elle redoublait de tendres attentions envers Tchoub. Pour empêcher que son propre fils Vakoula ne parvînt de quelque façon à serrer de trop près la fille du bonhomme et ne réussît à mettre la main sur tous les biens, auquel cas il ne permettrait sans doute pas à sa mère de s’immiscer en quoi que ce fût, elle recourait au moyen familier à toutes les bonnes pièces sur le retour, et semait le plus souvent qu’elle le pouvait la discorde entre Tchoub et le Forgeron. Peut-être fallait-il précisément imputer à ces astuces et à cette fourberie le fait que çà et là certaines bonnes femmes, surtout dès qu’elles avaient bu un coup de trop à quelque joyeuse assemblée, commençaient à chuchoter que la Solokha était une sorcière, et rien de plus. Elles prétendaient aussi que le gars Kyzialkoloupenko avait remarqué qu’il pendait au derrière de la mère du forgeron une queue de la longueur tout au plus d’un fuseau de bonne femme : qu’il y avait quinze jours de cela, un jeudi, elle avait traversé la route sous la forme d’un chat noir ; qu’une fois un porc avait fait irruption chez la femme du pope, avait poussé un cocorico, et s’était enfui après s’être coiffé de la calotte du Père Kondrat.

Il arriva qu’un beau jour, à l’instant où justement les bonnes femmes avaient mis ce sujet sur le tapis, le vacher Tymych Korostyavy vint à entrer. Il ne balança point à raconter que l’été dernier, à la veille même de la Saint-Pierre, alors qu’il s’était rendu pour faire un somme dans l’étable, avec une botte de paille sous la tête, il avait vu, mais de ses yeux vu, la sorcière en chemise et les tresses dénouées, qui se mit à traire les vaches, sans qu’il pût remuer le petit doigt, ensorcelé qu’il était, et elle lui avait enduit les lèvres d’une substance si proprement infecte qu’il n’en finit pas de cracher de toute la journée. Mais tous ces racontars ne laissaient pas d’éveiller des doutes, car seul l’assesseur de Sorochinietz a le don de dépister les sorcières. Aussi, les notables de l’endroit n’esquissaient qu’un geste de dédain quand de tels propos parvenaient à leurs oreilles.

– Elles radotent, ces garces de femelles ! répondaient-ils d’ordinaire.

Une fois hors du poêle et sa toilette rajustée, Solokha, en ménagère soigneuse qu’elle était, entreprit de faire de l’ordre et de remettre chaque chose à sa place, mais elle ne toucha pas aux sacs. Vakoula les avait amenés, c’était donc à lui d’en débarrasser la chambre. Or, au moment même où il s’engouffrait dans la cheminée, le diable s’était par hasard retourné et avait aperçu Tchoub qui, bras dessus bras dessous avec le compère, se trouvait déjà à bonne distance de chez lui. En un clin d’œil, le Malin rebondit hors du poêle, se précipita pour barrer la route aux deux amis et entreprit de décoller de-ci et de-là des blocs de neige gelée. Il en résulta un chasse-neige et l’air s’emplit de flocons blancs qui, au souffle de la bourrasque, se dressaient aussi bien par devant que par derrière, menaçant de coller hermétiquement les yeux, la bouche et les oreilles des piétons. Cela fait, le diable reprit son essor pour descendre de nouveau dans la cheminée, absolument certain que Tchoub rentrerait au logis avec le compère, y surprendrait le forgeron et le malmènerait de si verte façon que ce barbouilleur serait de longtemps dans l’impossibilité de saisir un pinceau et de peindre des caricatures outrageantes.

 

 

 

*

*    *

 

 

De fait, à peine la tempête de neige se fut-elle levée, dès que le vent commença à le cingler droit dans les yeux, Tchoub se repentit de son obstination et, renfonçant le capuchon sur sa caboche, régala d’un chapelet d’injures choisies le diable et le compère, sans s’oublier lui-même. Au reste, ce dépit n’était qu’une feinte, car Tchoub était ravi du contretemps. D’ici à la maison du sacristain il leur restait, à tous deux, huit fois plus de chemin à faire qu’ils n’en avaient parcouru. Ils virèrent donc de bord. Le vent leur fouaillait la nuque, mais par devant on n’y voyait goutte à travers les tourbillons de neige.

– Halte, compère ! nous nous trompons de route, je crois, hurla Tchoub, en s’écartant de quelques pas. Je ne vois pas la queue d’une maison. Mais quel sacré chasse-neige !... Fais donc un petit détour, l’ami, pour voir si tu ne tombes pas sur la bonne voie, cependant que de mon côté je chercherai par ici. Ah ! il a fallu aussi que l’enfer nous pousse à courir le guilledou par ce temps de chien. N’oublie pas de me héler si tu t’y retrouves... Pouah ! quel tas de neige Satan vient de me coller à travers les yeux !

Mais de chemin, pas la moindre trace ! Quand il se lut éloigné, Panass rôda à droite et à gauche avec ses longues bottes jusqu’à ce qu’enfin il mit le nez tout droit sur l’auberge. Cette trouvaille le réconforta à un tel point qu’il en oublia tout le reste, et secouant la neige dont il était saupoudré, il s’engouffra dans l’entrée sans se préoccuper le moins du monde du camarade en panne au dehors. À ce moment, Tchoub crut s’y reconnaître. Il s’arrêta et cria à pleine gorge, mais voyant que le compère tardait à reparaître, il décida de partir tout seul. Au bout de quelques pas, il aperçut sa maison ; des tas de neige s’amoncelaient au seuil, ainsi que sur le toit. Après avoir tapé dans ses mains tout engourdies par le froid, il se mit à cogner à la porte, en criant d’un ton impératif à sa fille de lui ouvrir.

– Qu’est-ce qu’il te faut ? lui demanda sèchement le forgeron en débouchant du seuil.

Tchoub recula au son de cette voix.

« Oho ! se dit-il, ce n’est point ma maison, le forgeron n’aurait garde de se risquer chez moi. Et pourtant, en y regardant de près, ce n’est pas non plus sa chaumière à lui. À qui donc peut bien être celle-ci ? Ah ! j’y suis !... je ne la reconnaissais pas du premier coup. C’est celle du boiteux Levtchenko, récemment marié à une toute jeune personne. Sa maison est la seule à ressembler à la mienne. Je m’étonnais aussi quelque peu d’être arrivé si vite au logis. Mais bon sang ! Levtchenko se trouve présentement chez le sacristain ; j’en suis absolument sûr. Dès lors, que fabrique ici le forgeron ?... héhéhé ! il vient voir la jeune femme du boiteux... Mais oui, parfait !... j’ai tout compris maintenant... »

– Qui es-tu et qu’est-ce que tu as à fouiner devant cette porte ? demanda Vakoula d’un ton encore plus rageur et en s’avançant de quelques pas.

« Eh bien ! non ! je ne lui dirai pas qui je suis, pensait Tchoub, il serait encore capable de me rosser, j’en ai peur, le maudit bâtard ! »

Il répondit donc en contrefaisant sa voix :

– Je ne suis qu’un brave homme venu, histoire de rire, chanter des noëls sous votre fenêtre.

– Va-t’en au diable avec tes noëls, lui cria le forgeron hors de lui. Qu’as-tu à rester planté là ? Tu es sourd ? fiche-moi le camp maintenant !

De lui-même, Tchoub nourrissait cette raisonnable intention, mais cela l’ennuyait de montrer qu’il lui fallait céder aux injonctions de ce gaillard. Il semblait qu’un démon le poussait du coude et l’incitait à regimber.

– Mais au fait, toi, qu’est-ce que tu as à vociférer ? reprit-il de cette même voix contrefaite. Je tiens à chanter des noëls et je le ferai...

– Oho, mais tu as la langue bien pendue !

Ces mots n’étaient pas achevés que Tchoub ressentit une très vive douleur à l’épaule.

– Comment ! à ce que je vois, tu te mets déjà à jouer des poings ? dit-il en rompant de quelques enjambées.

– Va-t’en ! partiras-tu ? criait Vakoula en gratifiant le bonhomme d’une seconde bourrade.

– Mais qu’est-ce qui te prend ? geignait Tchoub sur un ton qui exprimait à la fois de la douleur, du dépit et de la crainte. À ce qu’il paraît, tu rosses les gens pour de bon, et sans avoir peur de leur faire du mal !

– Va-t-en, qu’on te dit ! hurla le forgeron qui referma la porte à toute volée.

« Regardez-moi ça, quel bravache ! se disait Tchoub, resté seul dans la rue. Il suffit d’approcher, et voyez comme il vous reçoit ! Qui m’a donné un polichinelle comme ça ? Tu t’imagines peut-être que les tribunaux ne sont pas faits pour toi ?... Je m’en moque pas mal que tu sois forgeron et peintre... Si j’examinais pourtant mon échine et mes épaules ; elles sont, je pense, pleines de bleus... Il a dû y aller de toutes ses forces, le fils du diable ! C’est dommage qu’il fasse si froid et que j’hésite à ôter ma peau de mouton. Attends un peu, possédé de forgeron, que le démon t’engloutisse, toi et ta forge ! je te ferai danser de la belle manière. Non, mais voyez-vous ce damné chenapan !... Ah çà ! dites donc, il n’est pas chez lui de ce moment et m’est avis que la Solokha est seule. Hum !... sa maison n’est au bout du compte qu’à deux pas de chez moi... Si j’y allais ?... Non, mais ce qu’il m’a fait mal, ce sale Vakoula !

Sur ce, Tchoub se gratta encore le dos et se dirigea d’un autre côté. La perspective agréable d’une entrevue avec Solokha calmait un peu la douleur qu’il ressentait, et le rendait même insensible au gel dont le craquement s’entendait dans toutes les rues par-dessus l’haleine sifflante du chasse-neige. Cependant, une grimace aigre-douce déformait son visage où la barbe et les moustaches étaient savonnées par la tourmente plus habilement que par n’importe quel perruquier qui vous attrape tyranniquement le nez du client entre le pouce et l’index. Pourtant, si les flocons n’avaient tressé par devant comme par derrière leur treillage, on aurait pu voir longtemps encore le bonhomme Tchoub s’arrêtant pour se tâter l’échine, en grommelant avant de se remettre en route :

– Ses coups m’ont fait rudement mal, le maudit forgeron !

 

 

 

*

*    *

 

 

Au moment où l’agile muscadin paré d’une queue et d’une barbiche de bouc jaillissait de la cheminée et s’y engouffrait de nouveau, la giberne qu’il portait en bandoulière et dans laquelle il avait enfoui la lune après son larcin s’accrocha on ne sait trop comment au poêle et s’entrebâilla. Profitant de cette occasion, la lune monta d’un trait le long du tuyau de la cheminée et regagna d’une souple ascension les hauteurs du ciel. Tout s’illumina aussitôt et de la bourrasque subite il ne resta plus trace ; la neige se mit à resplendir comme un vaste champ parsemé d’un bout à l’autre d’étoiles de cristal. On eût dit même que le gel perdait de son mordant ; des bandes de garçons et de filles apparurent avec des sacs, les chants retentirent et rares étaient les chaumières sous les fenêtres desquelles ne s’attroupaient point des chanteurs de Noël.

Quel merveilleux clair de lune ! Il est difficile de rendre le plaisir que l’on goûte par un tel temps à jouer des coudes dans un groupe de jeunes filles qui n’ont aux lèvres que rires et chansons, et parmi les gars prêts à toutes les farces et plaisantes inventions que peut suggérer une nuit débordante d’allégresse. On a chaud sous la peau de mouton bien serrée ; le gel vous avive les pommettes et le Malin en personne vous pousse par derrière aux plus folles escapades.

Une foule de jeunes filles munies de sacs avait fait irruption dans la chaumière de Tchoub et se pressait autour d’Oksana. Clameurs, éclats de rire, brouhaha de conversations, assourdissaient le forgeron. Chacune s’empressait de conter à la belle quelque chose de nouveau, de décharger les sacs et de tirer vanité des miches, des saucissons, des pâtés aux caillebottes qu’on avait déjà récoltés en abondance au cours de cette première tournée. Oksana paraissait au comble de la joie, bavardait tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, et riait sans arrêt.

Le forgeron considérait cette allégresse avec un certain dépit, et non sans envie, et pour une fois il maudissait la quête de Noël, bien que d’habitude il s’y adonnât lui-même avec passion.

– Dis donc, Odarka, s’écria la joyeuse Oksana en s’adressant à l’une des jeunes filles, mais tu as des souliers neufs. Comme ils sont jolis ! et avec des broderies d’or ? Tu as de la chance, Odarka, de connaître quelqu’un qui t’achète un tas de choses, tandis que je n’ai personne qui me fasse présent d’aussi magnifiques souliers...

– Sois tranquille, Oksana chérie, intervint le forgeron, je te rapporterai de tels souliers que peu de demoiselles pourront se targuer d’en posséder de pareils...

– Toi ? répondit Oksana, le toisant d’un regard rapide et méprisant, je voudrais bien savoir où tu te procureras des souliers qui soient à ma pointure... À moins d’aller chercher ceux-là mêmes que chausse l’Impératrice.

– Voyez où montent ses prétentions ! s’écrièrent d’une seule voix ses compagnes avec des fusées de rire.

– Oui, répéta fièrement la belle enfant, et je vous prends toutes à témoin : si le forgeron Vakoula me rapporte les souliers que chausse l’impératrice en personne, j’en fais le serment, je l’épouserai tout de suite...

Les jeunes villageoises entraînèrent au dehors cette beauté capricieuse.

« Tu peux bien rire, disait le forgeron en sortant sur leurs pas, puisque moi-même je fais des gorges chaudes sur mon propre compte. J’ai beau m’interroger, je ne sais pas où s’est envolé mon bon sens. Elle ne m’aime pas, eh bien ! soit ! et que Dieu la bénisse ! Comme s’il n’y avait au monde que la seule Oksana. Grâce au ciel, on trouve au village bon nombre d’autres jeunes filles appétissantes. Et en somme, qu’est-ce qu’elle vaut ? il n’en sortira jamais une ménagère convenable, elle n’est bonne qu’à s’attifer. Non, non, cela suffit, il est grand temps que je cesse d’être niais ! »

Mais à l’instant même où Vakoula se préparait à faire preuve de décision, quelque démon agita sous ses yeux l’image d’Oksana riant aux éclats et disant d’une lèvre moqueuse : « Apporte-moi, forgeron, les souliers de l’impératrice et je t’épouserai ! » Il en fut tout remué et la fille de Tchoub redevint l’unique maîtresse de ses pensées.

Des bandes de chanteurs de noëls galopaient d’une rue à l’autre, les gars d’un côté, et les filles ensemble. Mais Vakoula s’avançait aveugle à tout, et sans prendre la moindre part à ces réjouissances que jadis il aimait plus que nul autre.

 

 

 

*

*    *

 

 

Pendant ce temps, le diable se morfondait de tendresse chez la Solokha, et pour de bon ! Il lui baisait la main avec autant de simagrées que l’assesseur quand il va chez la fille du pope, se mettait la main sur le cœur, soupirait et proclamait sans détours que si elle ne consentait pas à satisfaire sa passion et à la couronner comme d’usage, il était prêt à tout : à se jeter par exemple à l’eau et à dépêcher sa propre âme tout droit aux enfers. Solokha n’était pas tellement cruelle et d’ailleurs le diable était, comme on sait, son complice. Elle adorait voir un tas de soupirants frétiller autour de ses jupes, et il était rare qu’elle n’eut point de la compagnie. Ce soir pourtant, elle s’attendait à rester seule, puisque les notabilités de l’endroit avaient été invitées à manger le riz aux raisins secs chez le sacristain. À peine le diable achevait-il de formuler son ultimatum, que soudain l’on entendit à l’entrée la voix du gros bonhomme de maire. Solokha courut à la porte et l’agile démon se fourra dans l’un des sacs qui se trouvaient là.

Après avoir secoué les flocons qui couvraient son bonnet, et vidé un gobelet d’eau-de-vie tendu par la main de Solokha, le maire annonça qu’il ne s’était pas rendu chez le sacristain à cause du chasse-neige, et que voyant de la lumière chez la belle, il était venu dans l’intention de passer avec elle la soirée.

Il était tout juste au bout de son récit qu’un coup fut frappé à la porte et l’on reconnut la voix du sacristain.

– Cache-moi quelque part, chuchota le maire, je ne voudrais pas pour le quart d’heure me trouver en sa présence.

Solokha se demanda longtemps où elle pourrait bien dissimuler un visiteur d’une telle carrure ; finalement, elle prit le plus volumineux des sacs, versa dans un cuveau le charbon qu’il contenait et le maire obèse s’y coula avec ses moustaches, sa grosse tête et son bonnet fourré.

Le sacristain entra, et tout en soupirant d’aise et en se frottant les mains, il conta que personne n’avait répondu à son invitation, mais qu’il était ravi de l’occasion qui se présentait pour s’offrir une « petite débauche » chez la commère, en sorte qu’il n’avait point reculé devant la tourmente de neige. Après quoi, il se glissa tout contre Solokha, toussota, pouffa de rire et, frôlant du doigt le gras du bras nu de la dondon, prononça d’une voix qui trahissait à la fois de l’astuce et un intime ravissement :

– Et qu’est-ce que vous avez là, ma splendide Solokha ?

Et cela dit, il recula de quelques pas.

– Comment ! ce que j’ai là ? mais c’est mon bras, Ossip Nikiforovitch ! répondit-elle.

– Hum !... un bras ?.. héhéhéhé ! dit le sacristain, ingénument satisfait de ce brillant début, puis après s’être promené à travers la pièce. Et ceci, qu’est-ce que c’est, ma très chère Solokha ? répéta-t-il sur le même ton en se rapprochant, et bondissant en arrière après lui avoir frôlé le cou.

– Comme si vous ne le voyiez pas de vos yeux ! répliqua-t-elle, mon cou, et sur le cou, un collier de verroteries...

– Hum !... un collier au cou ?... héhéhéhé ! dit encore le sacristain qui arpentait la chambre en se frottant les mains.

– Et qu’est-ce que vous avez là, remarquable Solokha ?

On ne sait trop ce qu’aurait touché cette fois le paillard de sacristain, car brusquement on entendit des coups à la porte et la voix du Cosaque Tchoub.

– Ah ! mon Dieu ! quelque intrus ! s’écria le sacristain en proie à la terreur. Qu’adviendra-t-il maintenant si l’on surprend ici une personne de ma condition ?... 3 Le Père Kondrat aura vent de la chose...

 

 

 

*

*    *

 

 

Mais les craintes du sacristain étaient d’une autre nature ; il redoutait surtout que la nouvelle ne parvînt aux oreilles de sa moitié dont la formidable main n’avait guère besoin d’un prétexte aussi légitime pour réduire sa tresse bien fournie aux proportions d’une minuscule queue de rat.

– Au nom du Ciel, vertueuse Solokha, disait-il en tremblant de tous ses membres, votre bonté, comme il se lit dans l’évangéliste Luc, au chapitre trei... heu... trei... On frappe, de par Dieu, on frappe... Oh ! cachez-moi donc quelque part...

Solokha vida dans le cuveau le charbon d’un deuxième sac et la personne assez fluette du sacristain s’y glissa et, comme il s’était accroupi tout à fait dans le fond, on aurait pu verser par-dessus un bon demi-sac de houille.

– Salut, Solokha ! dit Tchoub dès le seuil. Tu ne m’attendais peut-être pas, hein ? Vrai, tu ne m’attendais pas ? Peut-être que je tombe mal à propos, continua-t-il avec une grimace joyeuse et significative qui laissait entendre que sa cervelle obtuse était en gestation et se préparait à accoucher de quelque plaisanterie piquante et ingénieuse. Peut-être, hein, que tu t’en donnais du bon temps ici avec quelque autre ?... Peut-être que tu as déjà caché quelque particulier, hein ?

Ravi de sa remarque, Tchoub s’esclaffa en savourant dans son for intime le triomphe d’être l’unique à profiter des complaisances de la commère.

– Allons, Solokha, donne-moi maintenant à boire un bon coup d’eau-de-vie. J’ai l’impression d’avoir le gosier gelé à bloc du fait de cette maudite froidure. Ah ! Dieu nous a vraiment gratifiés d’une nuit délicieuse, juste à Noël !... Comme ça mordait, tu entends, Solokha, comme ça mordait ! Ma foi ! j’en ai les doigts gourds : pas moyen de déboutonner ma pelisse. Ah ! ce qu’il mordait, le chasse-neige...

– Ouvre ! cria dans la rue la voix de quelqu’un qui frappa immédiatement après.

– On frappe ! dit Tchoub, cloué sur place.

– Enfin, vas-tu ouvrir ? cria-t-on plus fort que la première fois.

– C’est le forgeron, chuchota Tchoub, en sautant sur son bonnet. Tu m’entends, Solokha, fourre-moi où tu voudras, mais pour rien au monde je ne désire me montrer à ce maudit bâtard. Qu’il lui pousse, à ce fils du diable, une loupe grosse comme une meule sur les deux yeux !

Dans tous ses états elle aussi, Solokhla se démenait de-ci de-là comme une possédée et perdant soudain la mémoire fit signe à Tchoub de s’insinuer dans ce même sac où le sacristain s’était déjà réfugié. Ce pauvre homme n’osa même pas émettre une petite toux ou un geignement de douleur quand le pesant Cosaque s’installa autant dire sur sa tête, en lui encadrant les tempes de ses deux bottes gelées tant il avait pataugé dans la neige.

Le forgeron entra sans souffler mot, sans se décoiffer et s’affaissa plutôt qu’il ne s’assit sur un banc. On voyait tout de suite qu’il était de très méchante humeur.

À l’instant même où Solokha bouclait la porte après l’arrivée de son fils, quelqu’un y cogna de nouveau. Cette fois c’était le Cosaque Sverbygouz. Du coup, il n’était plus question de mettre celui-ci dans un sac, ne fût-ce d’ailleurs que pour cette raison qu’on n’aurait pu en trouver un capable de le loger. Sa corpulence dépassait en effet celle du maire et, quant à la taille, il l’emportait même sur Panass, le compère de Tchoub. C’est pourquoi Solokha le conduisit au verger pour entendre de sa bouche ce qu’il avait l’intention de lui confier.

Le forgeron promenait un regard distrait sur les coins et recoins de la chambre, prêtant de temps à autre l’oreille au chant des quêteurs dont les échos lointains parvenaient jusqu’à lui. Enfin, ses yeux se posèrent sur les sacs.

– Que font ici ces sacs ? Il est plus que temps de les ranger. Cet amour stupide a fini par m’abrutir. Demain, c’est grande fête et des saletés de toute sorte encombrent la maison. Faut que je les porte à la forge !...

Il s’accroupit donc autour des énormes sacs, les ficela aussi solidement qu’il put et se mit en devoir de les charger sur ses épaules. Mais il était clair que ses pensées étaient absentes, sinon il aurait entendu le sifflement brusque échappé à Tchoub quand ses cheveux se trouvèrent entortillés dans la corde qui liait le sac, ou bien un hoquet qui, très vite étouffé par le maire, résonna quand même assez fort.

« Voyons, est-ce que cette méchante Oksana ne me sortira pas de l’esprit ? se disait le forgeron. Je ne veux plus songer à elle, et je ne fais que ça, et comme par un fait exprès mes pensées ne tournent qu’autour d’elle. D’où vient donc que son souvenir me hante la cervelle, malgré que j’en aie ?... Diable, que ces sacs se sont alourdis... On a dû y fourrer autre chose que du charbon. Que je suis bête ! j’ai oublié que maintenant tout me semble peser davantage. Autrefois, il m’arrivait de plier et de rendre à leur position première des pièces de billon ou des fers à cheval, et maintenant je ne suis plus à même de soulever ces sacs de charbon. Bientôt, un coup de vent suffira à me jeter par terre. Non, et non, cria-t-il, après s’être tu un instant pour reprendre courage, quelle femmelette suis-je donc ? Je ne permettrai à personne de me tourner en ridicule. Y aurait-il dix de ces sacs-là, je les enlèverais tous... »

Et il se jeta vaillamment sur l’épaule un faix que deux hommes n’auraient pas été capables de coltiner.

– Si j’emportais également celui-ci, dit-il en saisissant le petit sac au fond duquel gisait le diable, tout recroquevillé. C’est celui, je crois, où j’ai mis mes outils. »

Et il sortit de la chaumière en sifflotant :

 

Point ne veux me mettre une épouse sur les bras !

 

 

 

*

*    *

 

 

Dehors, les chants et les rires se faisaient de plus en plus bruyants. Les bandes qui couraient les rues s’étaient encore augmentées des amateurs accourus des villages voisins. Les gars avaient le diable au corps et s’en donnaient à cœur joie. Souvent l’on entendait, alternant avec des noëls, quelque refrain joyeux improvisé sur place par un jeune Cosaque. Tantôt, un autre entonnait dans un groupe une comptine et hurlait à tue-tête :

 

Fouille et mouille !

Donnez-moi du gâteau,

Plein la main de gruau,

Et une rondelle d’andou... ouille !

 

Des fous rires récompensaient le malicieux camarade. Les étroites fenêtres à guillotine se soulevaient et la main décharnée d’une vieille femme – les anciennes étaient en effet les seules à garder le logis avec les graves pères de famille – se tendait pour présenter un saucisson ou une tranche de gâteau. Gars et filles se bousculaient à qui mieux mieux pour récolter ce butin. À un endroit, des garçons accourus de toutes parts avaient cerné un groupe de quêteuses. Quel vacarme alors, et quels cris ! L’un lançait des boules de neige, un autre emportait de haute lutte un sac bourré de victuailles diverses. Ailleurs des jouvencelles avaient capturé un jeune homme et d’un croc-en-jambe l’avaient envoyé culbuter pêle-mêle avec son bissac. Tout portait à croire que ces espiègles se préparaient à s’amuser jusqu’à l’aube et, comme par une heureuse coïncidence, le froid se faisait beaucoup moins sentir et, réverbéré par la neige, le clair de lune semblait plus éblouissant de blancheur.

Le forgeron fit halte avec ses sacs. Il lui avait paru entendre dans un groupe de villageoises la voix et le rire aigu d’Oksana. Tous ses nerfs se tendirent : jetant sur le sol sa charge avec tant de violence que le sacristain tapi au fond cria de douleur et que le maire hoqueta à plein gosier, mais gardant sur l’épaule le tout petit sac, il s’en alla à l’aventure sur les pas d’un tas de lurons qui poursuivaient cette volée de jeunes filles parmi lesquelles il avait cru distinguer la voix d’Oksana.

– Mais oui, c’est bien elle, avec ce port d’impératrice et ces yeux noirs qui lancent des éclairs. Un gars de belle apparence lui conte quelque histoire, fort drôle, je gage, car elle en rit aux éclats. Mais bah ! elle rit tout le temps...

Machinalement en quelque sorte, et sans démêler la raison qui le faisait agir, il se glissa à travers les rangs des jeunes Cosaques et se plaça près de la belle.

– Ah ! Vakoula, te voilà ? Salut ! dit-elle avec ce sourire qui le rendait fou. Eh bien ! ta cueillette est-elle bonne ?... Fi ! comme ton sac est petit !... Et les souliers chaussés par l’impératrice, tu me les apportes ?... Procure-moi ces souliers, et je t’épouserai... lui lança-t-elle dans un éclat de rire, en détalant, perdue dans la foule de ses compagnes.

Le forgeron demeura sur place, comme s’il avait eu de la glu aux semelles.

« Non, je n’en puis plus... La force me manque d’en supporter davantage, finit-il par murmurer. Mais, Seigneur ! pourquoi donc est-elle si diaboliquement jolie ? Son regard, ses mains, tout chez elle me brûle et me consume à petit feu. Non, je ne suis plus maître de moi. Il est grand temps de mettre fin à tout ceci ; que périsse mon âme ! je vais me noyer dans ce trou creusé dans la glace de la rivière... »

Il s’avança alors d’un pas résolu, rattrapa la bande joyeuse, se porta au niveau d’Oksana et lui dit d’un ton ferme :

– Adieu, Oksana ! cherche-toi un fiancé de ton choix, fais tourner en bourrique qui te plaît, quant à moi, tu ne me reverras plus en ce bas monde...

La jeune fille parut interloquée et déjà ses lèvres s’entrouvraient pour parler, mais Vakoula esquissa un geste vague et s’enfuit à toutes jambes.

– Où vas-tu donc, Vakoula ? lui crièrent des jeunes gars en le voyant courir.

– Adieu, les amis, leur jeta au passage le forgeron. Dieu nous donne de nous rencontrer dans l’autre monde, car ici-bas nous ne nous promènerons plus de compagnie. Adieu ! ne gardez pas de moi un trop mauvais souvenir. Dites au Père Kondrat de chanter l’office des morts pour mon âme pécheresse. Trop occupé d’affaires profanes, je n’ai pas eu le temps de peindre les cierges devant les saintes images du Thaumaturge et de la Mère de Dieu, c’est ma très grande faute ! Tout l’argent que l’on trouvera dans mon coffre, je le lègue à l’église... Adieu !

Sur ces mots, il reprit sa course, avec son petit sac toujours campé sur l’épaule.

– Il a perdu l’esprit, se dirent ses amis.

– Une âme en perdition, marmotta dévotement une vieille femme qui passait. Vite, allons raconter comment le forgeron est allé se pendre...

 

 

 

*

*    *

 

 

Vakoula que sa course avait amené pendant ce temps à plusieurs rues de là s’arrêta pour souffler.

« Mais au fait, se dit-il, où donc précipité-je mes pas ? Comme si tout était définitivement perdu ! J’essaierai encore d’un moyen, j’irai voir le Zaporogue Patziouk le Pansu. On prétend qu’il est à tu et à toi avec tous les démons et qu’il fait tout ce qu’il veut. Oui, il faut que j’y aille, puisque aussi bien mon âme est vouée à la damnation... »

Quand ces mots vinrent à son oreille, le diable qui s’était fort longtemps tenu coi trépigna de joie dans sa cachette et Vakoula, pensant que par suite d’un geste maladroit le sac s’était accroché à son bras, et que telle était la raison de ce mouvement insolite, cogna dessus à toute volée, le rejeta sur son dos et se dirigea vers la maison de Patziouk.

Il était exact que ce Patziouk le Pansu avait jadis séjourné chez les Zaporogues ; mais qu’on l’en eût expulsé, ou qu’il s’en fût retiré de son plein gré, nul ne le savait au juste. Il y avait longtemps, au moins dix années, ou peut-être même vingt, qu’il demeurait à Dikanka. Au début, il menait l’existence d’un vrai Zaporogue : ne faisant œuvre de ses dix doigts, dormant les trois quarts de la journée, bâfrant comme un quarteron de faucheurs et asséchant presque d’une traite la contenance d’un décalitre d’eau-de-vie. D’ailleurs, il avait de quoi loger ce qu’il avalait, car en dépit de sa courte taille il était d’une largeur imposante. Ajoutez que les braies qu’il portait étaient d’une telle ampleur que si fort qu’il allongeât le pas, on ne distinguait jamais ses pieds, à croire qu’une cuve de distillerie déambulait par les rues. C’est peut-être de là que découlait son sobriquet de « Pansu ». Peu de semaines après son arrivée au village, tout le monde savait déjà qu’il avait le don de guérir. Quelqu’un tombait-il malade, on convoquait à l’instant Patziouk, et il lui suffisait de marmonner quelques incantations pour que le malaise disparût, en un tournemain. Il arrivait aussi à un gentilhomme, goinfrant à la suite d’un long jeûne, de s’étrangler avec une arête de poisson ; en pareil cas, Patziouk savait si bien administrer au patient un maître coup de poing dans le dos que l’arête filait là où il se devait, sans préjudice aucun pour le noble gosier. Depuis quelque temps on ne le voyait que rarement hors de chez lui. Le motif de cette réclusion était peut-être bien la paresse, et qui sait d’autre part si, d’année en année, sa bedaine n’éprouvait pas une peine croissante à franchir le cadre de sa porte. En tout cas, les gens du village devaient se rendre à son domicile pour peu qu’ils eussent besoin de ses services.

Le forgeron ouvrit la porte, non sans timidité, et aperçut Patziouk assis par terre, à l’orientale, devant un petit cuveau sur lequel reposait, exactement au niveau de ses lèvres, un plat rempli de beignets. Sans remuer un seul doigt, le gaillard n’avait qu’à pencher légèrement la tête pour laper la sauce et ébrécher de temps à autre un beignet.

« Eh bien ! on dira ce qu’on voudra, songea Vakoula, mais celui-ci est encore plus fainéant que Tchoub qui au moins daigne se servir d’une cuiller pour manger, tandis que ce Pansu se refuse même à lever la main. »

Patziouk devait être entièrement absorbé par la dégustation de ses beignets, car il ne sembla prêter aucune attention à l’arrivée du forgeron qui, dès qu’il eut franchi le seuil, s’inclina très profondément devant le maitre du logis.

– Je viens faire appel à ta bienveillance, Patziouk, dit Vakoula, sur une nouvelle révérence.

Le Pansu leva légèrement les yeux, mais ne lâcha pas pour autant ses beignets.

– On prétend, soit dit sans offense, continua le forgeron en s’armant de courage, car si j’aborde la question, loin de moi l’intention de te blesser, que tu as quelques accointances avec le diable.

Vakoula eut grand peur en proférant ces mots, dans l’idée qu’il s’était exprimé un peu trop crûment et sans adoucir suffisamment la brutalité de certains termes, et il craignit que Patziouk n’empoignât le cuveau pour le lui lancer à la tête, pêle-mêle avec les beignets ; aussi s’écarta-t-il un peu en se protégeant d’une manche pour que la sauce brûlante ne lui giclât pas à la face.

Mais Patziouk se borna à lui faire l’aumône d’un bref regard, après quoi il écorna d’un coup de dent une boule de pâte frite.

Encouragé, le forgeron se décida à poursuivre :

– Je suis venu vers toi, Patziouk, Dieu veuille combler tes vœux, t’octroyer abondance de richesses, et du pain en proportion...

Vakoula savait à l’occasion tourner un compliment à la mode, au surplus il s’était entraîné à cette pratique durant son séjour à Poltava, au temps où il peignait la palissade du chef d’escadron.

– Le pécheur que je suis doit se résigner à la damnation, et personne ici-bas ne m’en préservera. Advienne qui plante, mais me voilà réduit à quémander l’aide du diable en personne. Eh bien ! Patziouk, ajouta-t-il en voyant l’autre persister dans son mutisme, que devenir ?

– Va-t’en donc au diable, si tu as besoin de lui, répliqua Patziouk, sans lever les yeux, et continuant à engloutir des beignets.

– Voilà justement pourquoi je suis venu te rendre visite, répondit Vakoula qui y alla encore d’une révérence, nul autre que toi, à mon estime, ne connaît le chemin qui mène chez le démon.

Patziouk ne proféra pas un traître mot et acheva de dévorer ce qui restait dans le plat.

– Rends-moi un service, brave homme, ne repousse pas ma prière, insista l’artisan. Quant au lard, aux andouilles, à la farine de sarrasin, et quoi encore ! ma foi, au drap et ainsi de suite, dont tu pourrais avoir besoin, je me conformerai aux usages qui se pratiquent entre honnêtes gens, et ne lésinerai point. Confie-moi, par exemple, ce qu’il faut faire pour rencontrer le diable...

– Qui porte le diable sur son dos, n’a guère besoin de marcher longtemps pour le rencontrer, lui répondit le Pansu d’un ton indifférent et sans changer d’attitude.

Vakoula le fixa intensément comme s’il espérait lire sur ce front un commentaire des dernières paroles.

« Que veut-il dire ? » se demanda-t-il à part soi, et sa bouche entr’ouverte parut disposée à avaler le moindre mot que daignerait lui lancer Patziouk.

À ce moment, le forgeron remarqua que l’hôte n’avait plus devant lui ni cuveau, ni beignets ; à leur place, on voyait par terre deux assiettes en bois, l’une pleine de petits pâtés aux caillebottes et l’autre débordante de crème aigre. Malgré lui, sa pensée comme ses regards s’attachèrent à ces mets.

« Voyons, se dit-il, de quelle façon Patziouk s’y prendra pour manger ses pâtés ? Ce coup-ci sans doute il ne penchera pas la tête comme il l’a fait pour les beignets ; cela ne lui servirait de rien, puisque avant tout il faut tremper les caillebottes dans la crème. »

Cette pensée venait d’éclore dans son cerveau, quand Patziouk ouvrit la bouche toute grande, fixa un pâté, élargit encore son four. Alors, le pâté visé bondit hors du plat, s’étala en plein dans la crème, se retourna sur l’autre face et vlan ! sauta en l’air pour retomber tout droit entre les lèvres qui l’attendaient. Patziouk le dévora, ouvrit de plus belle la bouche, et un second pâté s’y engouffra encore, absolument de la même façon. Le poussah n’assumait d’autre tâche que la mastication et la déglutition.

« Voyez-moi ça, quel prodige ! » songeait le forgeron qui en baya de stupeur.

Mais aussitôt, il vit qu’un pâté prenait l’essor en direction de sa propre bouche. Déjà ses lèvres étaient toutes barbouillées de crème, mais il repoussa du bras le pâté et se prit à méditer sur les merveilles qui se produisent en ce bas monde et les prodiges qu’un mortel arrive à réaliser avec l’aide satanique. Il n’en fut que plus ferme à conclure que Patziouk était l’unique à pouvoir le secourir.

« Je vais encore lui faire une révérence pour qu’il exprime clairement... Mais que diable ! nous sommes à la vigile de Noël, et celui-ci mange des beignets gras ! Quel imbécile suis-je donc, je reste planté là à prendre ma bonne part du péché... Filons ! »

Et le dévot forgeron se précipita à corps perdu hors de la maison.

Toutefois, le diable tapi dans le sac et qui s’était réjoui d’avance, ne pouvait tolérer qu’une si magnifique proie lui glissât hors des pattes. Dès que Vakoula eut lâché le sac, il en jaillit et lui sauta à califourchon sur le dos.

Vakoula sentit un picotement d’horreur lui courir à fleur de peau. Terrorisé et blêmissant, il ne savait plus à quoi se résoudre, et déjà il esquissait un signe de croix quand le démon, lui appliquant son museau de chien contre l’oreille droite, lui dit :

– C’est moi, ton ami ! je ferai tout pour un camarade et un frère. Je te donnerai de l’argent tant que tu voudras, piailla-t-il en passant à l’autre oreille... Oksana sera nôtre dès ce soir, souffla-t-il en retournant à l’oreille droite.

Le forgeron se tenait coi, plongé dans ses réflexions.

– D’accord ! finit-il par répondre, à ce prix je consens à t’appartenir.

Le diable claqua des mains et dans son allégresse gambada sur le cou de l’artisan.

« Cette fois le forgeron est fichu ! pensait-il. Maintenant, je me vengerai de toutes tes peintures et de toutes les absurdités que tu nous imputes. Que diront à présent les collègues à la nouvelle que le plus dévot des habitants du village m’est tombé entre les mains ? »

À cette pensée, le diable éclata de rire, s’imaginant la façon dont il narguerait toute la tribu à longue queue et dans quelle male rage entrerait le diable boiteux qui comptait parmi les siens comme passé maître en ingéniosité.

– Allons, Vakoula, nasilla le diable sans changer de position, car il se gardait bien de descendre de peur que le gaillard ne prit la fuite, tu sais que rien ne se conclut sans contrat ?

– Je suis prêt, répliqua le forgeron. À ce que l’on prétend, chez vous autres on signe avec du sang. Attends un peu que je prenne un clou dans ma poche.

Sur ces mots, il allongea sournoisement la main par derrière et crac !... agrippa le diable par la queue.

– Voyez donc, quel farceur ! criait celui-ci en riant. Mais assez ! ça suffit, voyons, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures...

– Halte, mon cher ! et ceci, que t’en semble ?... dit le forgeron en faisant un signe de croix qui rendit le diable aussi doux qu’un agneau. Attends, te dis-je ! et il ramena le démon sur le sol en le tirant par l’appendice caudal. Je vais t’apprendre à pousser au péché les honnêtes gens et les bons chrétiens...

À son tour, Vakoula se mit à cheval sur son prisonnier et déjà il levait la main pour se signer...

– Aie pitié, Vakoula, geignait l’autre d’une voix piteuse, je ferai tout ce dont tu as besoin, à la seule condition que tu me laisses sain et sauf, sans m’imposer cette affreuse croix...

– Ah ! voilà sur quel ton tu chantes à présent, maudit Allemand ! Je sais désormais comment il faut opérer. Prends-moi à l’instant sur ton dos, tu m’entends, et file à tire-d’aile, comme un oiseau.

– Mais où te mener ? balbutia tristement le diable.

– À Petersbourg, tout droit chez l’impératrice !

Et le forgeron fut aussitôt paralysé d’épouvante, en se sentant soulevé à travers les airs.

 

 

 

*

*    *

 

 

Oksana était demeurée longtemps immobile, réfléchissant aux propos de Vakoula. En son for intérieur, quelque voix lui soufflait qu’elle s’était montrée par trop cruelle envers lui.

« Que devenir, s’il a vraiment pris quelque funeste décision ? Je crains que de chagrin il ne songe à s’éprendre d’une mijaurée que dans son dépit il proclamera ensuite la plus belle fille du village. Mais non, il m’adore. Je suis si jolie ! Pour rien au monde il ne voudrait d’une autre à ma place. Il plaisante, ce n’est chez lui qu’une feinte. Avant même qu’il soit dix minutes, il reviendra pour me dévorer des yeux. C’est égal, j’ai été trop dure pour lui. Il faut que je lui permette de m’embrasser, comme si c’était à mon corps défendant. Du coup, il ne se sentira plus d’aise ! »

Et déjà la belle étourdie se remettait à plaisanter avec ses compagnes.

– Halte ! s’écria l’une de celles-ci, le forgeron a oublié ses sacs ; regardez quelle masse formidable ! Il a réussi dans sa quête bien mieux que nous ; j’estime qu’on a entassé ici au bas mot tout un quartier de mouton, plus une quantité innombrable d’andouilles et de miches de pain. Quelle abondance ! de quoi s’en fourrer jusque-là pendant toute la durée des fêtes !

– Ce sont les sacs du forgeron ? intervint Oksana. Bon ! amenons-les au plus vite chez moi et voyons de près ce qu’il y aura mis...

Toutes approuvèrent en riant la suggestion.

– Mais nous sommes incapables de les soulever ! s’écria d’une voix unanime le groupe qui s’était en vain efforcé de remuer les sacs.

– Attendez ! dit Oksana, courons chercher des luges, nous les chargerons dessus...

Les captifs trouvaient le temps bien long dans cette claustration, quoique le sacristain eût réussi à pratiquer avec le doigt une déchirure de proportions imposantes. S’il n’y avait eu personne par là, peut-être aurait-il trouvé le moyen de s’évader, mais sortir du sac devant tout le monde, se couvrir de ridicule !... Ces considérations le retinrent et il décida de patienter, en se bornant à geindre sous les bottes par trop cavalières de Tchoub. Celui-ci n’aspirait pas moins à la liberté, en se sentant sur il ne savait quoi qui lui offrait un siège d’une affreuse incommodité. Mais à peine eut-il ouï l’ordre de sa fille qu’il se tranquillisa, et renonça à l’idée de se dégager, pensant que pour regagner son logis il lui faudrait faire au moins une centaine de pas, ou même deux cents. Une fois sorti du sac, il aurait besoin de rajuster ses vêtements, de boutonner sa peau de mouton, de resserrer sa ceinture, que de tintouin !... et par-dessus le marché il avait oublié son bonnet chez la Solokha. Que les fillettes l’emmènent donc à la maison en traîneau !

Or, les choses tournèrent autrement que Tchoub ne l’avait espéré. Au moment précis où les jeunes filles allaient en courant chercher des luges, le compère efflanqué sortait du cabaret, de très méchante humeur après s’être chicané. Il avait eu beau insister, la cabaretière juive se refusait à lui faire crédit !... Sa première intention avait été d’attendre, dans l’idée qu’un gentilhomme quelconque passerait d’aventure par là et le dispenserait de payer son écot ; mais comme par un fait exprès, tous les nobles Cosaques étaient restés à la maison pour se régaler de riz aux raisins, et cela en famille comme de bons chrétiens. Tout en méditant sur la perversion des mœurs actuelles et le cœur de bois de la Juive trafiquante, Panass tomba droit sur les sacs et resta là, immobilisé par la surprise.

« Regardez-moi ces gros sacs qui ont été abandonnés au beau milieu de la route ! dit-il, en jetant de tous côtés des regards furtifs. Il doit y avoir du lard là-dedans. Quelle chance a eu cet individu de ramasser tant et tant de victuailles, rien qu’en chantant des noëls ! Oh ! mais ils sont énormes ! à supposer qu’ils ne soient bourrés que de galettes de sarrasin et de miches de froment, il n’y aurait pas à cracher dessus... N’y eût-il là rien que des miches plates ça irait encore : pour chacune d’elles, la Juive me donnerait bien un setier d’eau-de-vie. Emportons-les dare-dare, sans que personne nous voie... »

Il chargea alors sur son épaule le sac qui renfermait Tchoub et le sacristain, mais qu’il trouva fort pesant.

– Non, à moi seul la charge serait trop lourde, grogne-t-il. mais voici venir fort à propos le tisserand Chapouvalienko. Salut, Ostap !

– Salut ! répondit le tisserand en faisant halte.

– Où vas-tu comme ça ?

– Où ?... ben ! où mes pieds me portent...

– Alde-moi, brave homme, à porter ces sacs.

Quelqu’un a fait la quête de Noël et les a laissés au milieu de la route. Nous nous partagerons le butin moitié-moitié.

– Des sacs ? Qu’y a-t-il là dedans ? des pains ou des miches plates ?

– Un peu de tout, à mon avis.

Après quoi, ils arrachèrent à la va-vite deux pieux à une clôture, posèrent dessus l’un des sacs et chargèrent le tout sur leurs épaules.

– Oit l’emporterons-nous ? Au cabaret ?

– C’est aussi ce que je pensais, mais la damnée Juive ne nous croira pas, elle pensera que nous l’aurons dérobé quelque part, et d’ailleurs, je sors de chez elle. Allons plutôt chez moi ; personne ne nous dérangera, puisque ma femme est absente.

– En es-tu bien sûr ? demanda le tisserand, homme de précaution.

– Grâce au ciel, je n’ai pas encore perdu ma dernière once de raison, repartit Panass, le diable lui-même ne me ferait pas aller là où elle a des chances de se trouver. Je crois qu’elle traînaillera par là jusqu’à l’aurore avec toute la clique des porteuses de jupes...

– Qui va là ? cria la femme du compère, en entendant à l’entrée le bruit que faisaient les deux amis avec leur sac.

Elle ouvrit la porte et le compère en resta bleu.

– Eh bien ! nous voilà frais ! murmura le tisserand, la tête basse.

La femme du compère était une de ces inestimables créatures comme il s’en rencontre pas mal de par le monde. Pas plus que son époux on n’avait guère occasion de la surprendre au logis et presque toute sa journée se passait en platitudes chez les commères ou les anciennes qui avaient de quoi, et qu’elle flagornait tout en s’empiffrant avec appétit. De grand matin seulement elle pouvait se prendre aux cheveux avec son mari, car c’était uniquement à cette heure-là qu’il lui arrivait parfois de le voir. Leur chaumière était deux fois plus vieille que les braies du scribe cantonal ; le chaume manquait en bien des endroits du toit et quant à la clôture, il n’en restait guère qu’un souvenir, car au sortir de chez soi, tout homme négligeait de se munir d’un gourdin pour se défendre des chiens, dans l’idée qu’il longerait le verger de Panass dont il arracherait au hasard un pieu. Trois jours de suite, on n’allumait pas le poêle. Tout ce que cette tendre moitié pouvait extorquer à force de salive aux gens complaisants, elle le dissimulait aussi soigneusement que possible, hors de portée du conjoint, et souvent même elle dépouillait celui-ci de son propre butin s’il n’avait pas encore eu le temps de le troquer au cabaret contre de la boisson. En dépit de sa perpétuelle indifférence à tout, Panass n’aimait pas à lui céder, aussi le voyait-on fréquemment quitter la maison avec les deux yeux au beurre noir, cependant que sa femme, des jérémiades plein la bouche, se hâtait d’aller rapporter aux vieilles femmes les turpitudes de son homme et la rossée qu’elle avait endurée de sa main.

On peut dès lors se faire une idée du trouble apporté dans l’esprit de Panass et de Chapouvalienko par cette apparition imprévue. Déposant leur fardeau, ils lui firent un rempart de leur corps et le cachèrent sous les pans de leur caftan. Mais trop tard !... bien qu’elle eût la vue basse en raison de son âge, la femme du compère avait néanmoins aperçu le sac.

– Ah ! ça, c’est bien ! remarqua-t-elle sur le ton que prendrait un vautour pour manifester son contentement, c’est bien que votre quête de Noël ait été si fructueuse. Voilà comment doivent se comporter de braves gens... seulement, hum ! vous avez dû, selon moi, subtiliser quelque part ce que vous rapportez... Or çà, montrez-moi, et sur l’heure, entendez-vous ? montrez-moi ce sac !

– Le diable chauve te le montrera peut-être, mais nous pas ! répliqua le compère d’un air digne.

– Qu’as-tu à y fourrer le nez ? dit à son tour le tisserand, c’est nous autres qui avons chanté des noëls, et pas toi !

– Tu vas me montrer ça, hein, propre à rien d’ivrogne ! s’exclama la commère en décochant au compère un coup de poing sous le menton et en se frayant ainsi la voie vers le sac.

Mais le tisserand et son complice défendaient leur butin avec vaillance et la forcèrent à rompre. Ils avaient à peine rajusté leurs vêtements en désordre que la furie reparaissait en courant dans l’entrée, armée cette fois d’un tisonnier dont elle cingla prestement son homme sur les mains, et le tisserand sur le dos, après quoi elle se trouva à portée de la proie.

– Comment se fait-il que nous lui ayons laissé le passage ? dit Chapouvalienko, revenu de sa stupeur.

– Eh ! comment ?... Pourquoi lui as-tu toi-même ouvert la route ? répliqua le compère avec flegme.

– À ce que je vois, votre tisonnier est bien en fer ! remarqua le tisserand après un instant de silence. Ma femme en avait acheté un l’an dernier à la foire et l’a essayé sur moi, mais bah ! je m’en moquais, il ne faisait pas mal.

Pendant ce temps, l’épouse triomphante avait posé sur le sol son lumignon, s’était mise en devoir de défaire la corde et de risquer un œil à l’intérieur du sac.

Mais ses yeux de femme sur le retour qui avaient si bien discerné le sac, cédèrent cette fois à une illusion d’optique.

– Héhé ! mais il y a là dedans la dépouille entière d’un verrat ! s’écria-t-elle en faisant claquer ses mains d’allégresse.

– Un verrat ! tu entends, un verrat entier ! dit le tisserand poussant du coude son ami, et c’est ta faute à toi, rien qu’à toi !

– Que faire ? interrogea Panass avec un haussement d’épaules.

– Belle question ! Qu’avons-nous à rester plantés là comme des souches ? reprenons-lui notre bien ! Allons, va de l’avant.

– Retire-toi de là, va-t’en, c’est notre verrat à nous ! hurla le tisserand, en passant à l’attaque.

– Fiche le camp, femelle du diable ! fiche le camp ! Tu fais main basse sur ce qui m’appartient à autrui, dit le compère en suivant son exemple.

Déjà, la tendre moitié empoignait son tisonnier quand Tchoub sortit du sac, et se dressa au milieu de l’entrée, en s’étirant comme un homme qui vient de s’éveiller d’un long sommeil. La femme de Panass poussa un cri et se prosterna, mains à plat sur le sol. Tous restèrent machinalement bouche bée.

– Qu’est-ce qu’elle débite donc, cette sotte ? Un verrat ! Mais ce n’est nullement un verrat ! dit le compère les yeux hors des orbites.

– Voyez-vous quel géant on a réussi à fourrer dans un sac ! dit le tisserand que la terreur avait fait reculer de quelques pas. Qu’on me raconte ce qu’on voudra, mais dussé-je en crever, je soutiendrai mordicus que le Malin a dû tremper dans cette affaire. Un gaillard comme ça ne passerait même pas par la fenêtre !

– Mais c’est le compère ! s’écria Panass, en y regardant de plus près.

– Et qui donc t’imagines-tu ? répliqua Tchoub en souriant. Alors, n’est-il point fameux ce tour que je vous ai joué ? Et vous teniez, vous autres, à me manger, j’en ai peur, comme si j’étais du lard ! Attendez, j’ai une bonne surprise pour vous, il y a encore quelque chose à l’intérieur, sinon un porc adulte, en tout cas un goret, ou quelque autre animal vivant, ça remuait tout le temps sous moi.

Le tisserand et Panass se précipitèrent vers le sac, mais déjà la maîtresse de maison s’y accrochait d’un autre côté et la bataille aurait sans doute repris si le sacristain, voyant désormais qu’il ne réussirait à se cacher nulle part, ne s’était dégagé non sans peine de son refuge.

Pétrifiée, la femme du compère lâcha la jambe du sacristain qu’elle avait déjà agrippée pour l’extraire hors du sac.

– En voilà un second ! s’écria le tisserand, de nouveau en proie à l’épouvante. Dieu sait de quel train vont maintenant les choses ici-bas ! Brr !... j’en ai le vertige, ce ne sont plus des andouilles ou des miches, mais des hommes tout crus que l’on enfourne dans les sacs de Noël.

– Ah ! ça, c’est le sacristain ! dit Tchoub, le plus stupéfait de tous. En voilà bien d’une autre ! ah ! la bonne pièce que cette Solokha ! c’est elle qui l’a mis là-dedans. De fait, si mes yeux ne m’ont pas trompé, il y avait chez elle un tas de sacs. Je comprends tout maintenant, il y avait deux particuliers dans chacun. Et moi qui pensais être le seul à... eh bien ! je suis servi par la Solokha !

 

 

 

*

*    *

 

 

Les jeunes filles furent quelque peu étonnées de voir qu’un des sacs manquait à l’appel.

– Ça ne fait rien, dit joyeusement Oksana, nous aurons assez de celui-ci.

Toutes s’attaquèrent à la charge qu’elles hissèrent à grand-peine sur le traîneau.

Le maire résolut de garder le silence, estimant que s’il leur criait de le libérer en défaisant la corde, ces écervelées prendraient la fuite en croyant que le diable était enfermé dans le sac et qu’alors il lui faudrait rester dehors peut-être bien jusqu’au lendemain.

Sur ces entrefaites, toutes les filles s’étaient donné la main et faisaient glisser en trombe la luge sur la neige qui grinçait sous les patins. Histoire de rire, quelques-unes se juchèrent sur le véhicule, d’autres grimpèrent même sur le maire, déterminé à tout subir en patience. Arrivées enfin à destination, elles ouvrirent toute grande la porte de l’entrée, puis celle de la chambre et, avec de bruyants transports de joie, descendirent le sac du traîneau.

– Voyons donc ce qu’il y a là dedans, dirent-elles en se précipitant pour dénouer la corde.

À cet instant, le hoquet qui n’avait cessé de turlupiner le maire tout le temps de sa captivité reprit de plus belle, et alterna avec de violentes quintes de toux.

– Il y a quelqu’un d’enfermé dans le sac ! s’écrièrent d’une seule voix les jouvencelles qui, frappées d’épouvante, se ruèrent au dehors.

– De par tous les diables ! où donc courez-vous ainsi comme des perdues ? dit Tchoub, apparaissant sur le seuil.

– Oh ! papa, balbutia Oksana, il y a quelqu’un dans ce sac !

– Dans le sac ? et où l’avez-vous pris, celui-ci ?

– Le forgeron l’a abandonné sur la route, lui fut-il répondu en hâte.

– Mais bien sûr, ne l’avais-je pas deviné ? songeait Tchoub. Qu’avez-vous à prendre peur ? Nous allons bien voir. Allons, mon petit homme, mille excuses si nous ne t’honorons pas tout au long de tes noms et prénoms, mais hors de ce sac !

Le maire obéit.

– Aaaaaah ! s’exclamèrent les jeunes filles.

« Oho ! le maire aussi ? se disait Tchoub confondu de surprise et mesurant cet homme des pieds à la tête. Est-ce possible ? héhéhé ! »

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire et de son côté le maire ne savait trop comment entrer en matière.

– Il doit faire bien froid dehors, hem ? fit-il en se tournant vers Tchoub.

– Ça gèle un peu, répliqua l’autre, mais permets-moi cette question... De quoi te sers-tu pour graisser tes bottes, de lard ou de goudron ?

Ce n’était pas du tout la question qu’il désirait poser, mais bien : « D’où vient, maire, que tu sois aussi dans un sac ? » et il n’arrivait pas à comprendre pour quelle raison il avait parlé d’autre chose.

– Le goudron est préférable, dit le maire. Allons, bonsoir, Tchoub.

Puis, renfonçant le bonnet sur sa tête, il sortit.

« Quelle lubie m’a donc pris de lui demander avec quoi il graissait ses bottes ? se disait Tchoub, l’œil fixé sur la porte que le maire venait de franchir. En a-t-elle du vice, la Solokha ? Ah ! la femelle du diable, et moi comme un imbécile, je... »

– Mais où donc est ce damné sac ?

– Je l’ai jeté dans un coin, il est vide maintenant, répliqua Oksana.

– Vide ?.. oho, on m’a déjà joué ce tour-là... Passez-le-moi, il doit y avoir encore quelqu’un dans le fond. Secouez-le comme il faut... Comment ça, personne ? Voyez-moi la maudite commère ! À la regarder, on jurerait une sainte et que de sa vie elle n’a consenti à faire gras.

Mais laissons Tchoub ruminer à loisir son dépit et revenons au forgeron, car neuf heures ont sans doute déjà sonné au dehors.

 

 

 

*

*    *

 

 

Au début, grande fut la terreur de Vakoula quand il se vit emporté à une telle altitude qu’il ne distinguait plus rien sur la terre, et qu’il volait, pareil à une mouche au ras de la lune, tant et si bien que s’il n’avait baissé la tête, il aurait frôlé cet astre de son bonnet. Cependant il ne tarda pas à se rassurer et se mit à narguer le diable. C’était pour lui le comble de l’amusement d’entendre sa monture éternuer et tousser, dès qu’il défaisait de son cou la petite croix de cyprès qui y pendait et l’agitait sous le nez du Malin. Il levait tout exprès le bras pour se gratter le crâne, et le démon, s’imaginant qu’il allait se signer, redoublait de vitesse. Tout était illuminé dans ces hautes sphères du firmament dont l’air était transparent comme une manière de brouillard argenté. On distinguait nettement toutes choses et Vakoula aperçut, passant en trombe à sa portée, un sorcier accroupi dans un pot de terre. Il voyait aussi les étoiles se grouper pour jouer à cache-cache. Ici, c’était tout un essaim d’esprits qui tourbillonnaient comme une nuée, un peu à l’écart ; là, un diable qui dansait au clair de lune salua le forgeron d’un coup de chapeau quand il le découvrit chevauchant à toute allure ; ailleurs, filait sur le chemin du retour un balai qui venait probablement de servir de monture à une sorcière se rendant là où ses obligations l’appelaient. Ah ! ils rencontrèrent chemin faisant bien d’autres êtres immondes dont le moindre faisait halte à la vue du forgeron pour l’honorer d’un coup d’œil, puis reprenait son élan et continuait son chemin. Le vol de Vakoula se poursuivit jusqu’au moment où soudain flamboya sous ses yeux la ville de Saint-Pétersbourg qui semblait en feu d’un bout à l’autre. Il y avait juste à cette époque des illuminations pour je ne sais plus quelle circonstance. Après avoir survolé la barrière de la capitale, le diable se mua en cheval et le forgeron se découvrit en selle sur un fringant coursier au beau milieu d’une rue.

Seigneur Dieu ! quel tintamarre, quel fracas de tonnerre, et que d’éclat ! De part et d’autre de la voie publique montaient à l’assaut du ciel les murs de maisons à quatre étages ; de tous les points cardinaux résonnaient le claquement des sabots de chevaux et le roulement des équipages. Les édifices augmentaient sans cesse de hauteur et semblaient à chaque pas sortir du sol. Des ponts vibraient, les carrosses ne marchaient pas, mais volaient ; des cochers, des postillons vociféraient ; la neige voltigeait sous un millier de traîneaux qui se croisaient en tous sens ; les piétons se serraient et se bousculaient le long des maisons aux arêtes soulignées par des lampions, et leur ombre gigantesque, qui se profilait en éclair sur les façades, venait donner de la tête contre les toits et les cheminées.

Le forgeron dardait à droite et à gauche des yeux béants de stupeur. Il avait l’impression que chacun des édifices braquait sur sa personne ses innombrables prunelles de flamme pour le dévisager. Quant aux messieurs en pelisses recouvertes de drap, il en découvrait une telle multitude qu’il ne savait plus lequel saluer du bonnet fourré.

« Ah ! mon Dieu, que de gens huppés il y a par ici ! songeait-il, le moindre de ces passants qui sillonnent la rue doit être un assesseur ; et pour ceux qui se prélassent dans de si magnifiques calèches aux portières vitrées, ce sont, sinon des gouverneurs, probablement des commissaires, et peut-être bien des plus grosses légumes encore. »

Il en était là de ses réflexions quand il fut interrompu par le diable.

– Faut-il te mener tout droit devant l’impératrice ?

– Non, j’aurais bien trop peur, pensa le forgeron. Mais quelque part dans cette ville sont descendus les Zaporogues qui ont traversé Dikanka l’automne dernier. Ils étaient partis de la Setch 4 avec certains documents qu’ils devaient remettre à l’impératrice. Je ne ferais pas mal de demander conseil à ces gens-là... Ho, Satan, coule-toi dans ma poche et conduis-moi chez les Zaporogues !

En l’espace d’une minute, le diable se ratatina et devint si petit qu’il s’insinua dans la poche du forgeron, et Vakoula n’eut même pas le temps de tourner la tête qu’il se trouva devant une grande maison, puis en train de monter, sans même savoir comment, les marches d’un escalier. Il ouvrit une porte et recula de quelques pas, ébloui par l’éclat d’une chambre somptueusement aménagée. Mais il retrouva quelque hardiesse en reconnaissant les mêmes Zaporogues qui avaient passé par Dikanka, maintenant assis à l’orientale sur des divans de soie, avec sous eux leurs bottes enduites de goudron, et fumant le tabac le plus fort qui soit, vulgairement appelé carotte.

– Salut, messieurs ! Dieu veuille vous assister, voilà donc où il nous est donné de nous revoir, dit le forgeron en s’avançant, courbé en deux.

– Qu’est-ce que c’est que cet individu ? demanda à un camarade assis plus loin le Zaporogue le plus voisin de Vakoula.

– Comment ! vous ne me remettez pas ? dit le nouveau venu. C’est moi, Vakoula le forgeron. Quand vous avez traversé Dikanka l’automne dernier, vous avez séjourné chez nous deux jours ou peu s’en faut, Dieu vous octroie de tout en abondance et vous prête longue vie et santé ! Et c’est moi qui à cette occasion ai referré la roue d’avant de votre calèche.

– Ah ! oui, dit le même Cosaque. C’est ce forgeron qui peint si bien. Salut, pays, quel bon vent t’amène ?

– J’ai voulu, quoi ! me payer le coup d’œil ; on prétend que...

– Et alors, poursuivit d’un air fort digne ce Zaporogue qui tenait à montrer qu’il savait fort bien s’exprimer en russe, c’est une cité conséquente, pas ?

Le forgeron ne voulut pas se couvrir de honte et paraître un novice ; d’ailleurs, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le constater, il avait lui-même une teinture du beau langage.

– Un chef-lieu à la hauteur ! répondit-il d’un ton indifférent, les édifices y sont de taille, avec des tableaux tout au large de leurs façades. Nombre de maisons sont décorées à profusion de capitales en or massif. Merveilleuse proportion, il n’y a pas à dire le contraire.

En entendant le forgeron s’exprimer avec autant d’aisance, les Zaporogues tirèrent de ses propos une conclusion tout à son avantage.

– Plus tard, nous bavarderons plus à loisir avec toi, maintenant nous montons en voiture pour aller chez l’impératrice.

– Chez l’impératrice ? Si c’était, messieurs, un effet de votre bonté de m’emmener avec vous...

– Toi ? répliqua le Zaporogue, de l’accent dont use un précepteur avec son pupille de quatre ans, suppliant qu’on lui permette de monter un cheval pour de vrai, un grand cheval. Qu’est-ce que tu fabriquerais là-bas ? Non, impossible !... Nous autres, l’ami, nous avons à parler à Sa Majesté d’affaires qui ne concernent que nous, ajouta-t-il avec une grimace qui voulait en dire long.

– Oh ! emmenez-moi, de grâce, insista le forgeron. Demande-leur ! souffla-t-il au diable, en tapotant sa poche du poing.

À peine achevait-il ces mots qu’un autre Zaporogue prit la parole.

– Au fait, qu’il vienne donc avec nous, frères.

– Soit, emmenons-le, dirent les autres.

– Mais revêts le même costume que nous.

Vakoula endossait en hâte un surcot vert, quand soudain la porte s’ouvrit et livra passage à un personnage en habit galonné, annonçant qu’il était l’heure de partir.

Le forgeron fut tout émerveillé de rouler à grande allure dans un immense carrosse oscillant sur des ressorts, cependant qu’à droite et à gauche défilaient à toute vitesse des maisons à quatre étages, et que le pavé semblait lui-même galoper avec un fracas de tonnerre sous les sabots de l’attelage.

« Seigneur Dieu, quelle lumière ! songeait le forgeron, chez nous, même en plein jour, il ne fait pas aussi clair. »

Les carrosses s’arrêtèrent devant le palais. Les Zaporogues en descendirent, s’engagèrent sous un magnifique vestibule et commencèrent à monter les marches d’un escalier brillamment illuminé !

« Et quel escalier, pensait toujours Vakoula, c’est tout juste si on ose le fouler du pied... Et quels ornements ! Et l’on me dira encore qu’il n’y a que mensonge dans les contes de fées ? Non, de par tous les diables, ils ne mentent pas ! Mon Dieu, quel rampe ! ah ! ce travail ! rien que pour le fer, il y a bien là-dedans la valeur d’une cinquantaine de roubles...

Arrivés en haut de l’escalier, les Zaporogues traversèrent un premier salon, suivis d’un pas timide par le forgeron qui craignait à chaque instant de s’étaler sur le parquet. Même après avoir passé par trois vastes salles il n’était pas encore au bout de ses émerveillements. Dès le seuil de la quatrième, il s’approcha, malgré sa timidité, d’un tableau fixé au mur et représentant la Vierge Très Pure avec le divin Enfant dans ses bras.

« Oh ! quel portrait, quelle merveilleuse peinture ! se disait le forgeron, on dirait qu’elle va parler, on la jurerait vivante... Et l’Enfant-Jésus donc ! il a serré ses menottes et il sourit, le pauvret... Et les couleurs, mon Dieu, quelles couleurs !... À mon avis, il n’entre pas ici pour un liard d’ocre, rien que du vert et du vermillon, et ce bleu a l’air de flamber. Un travail à la hauteur !... et le fond est probablement passé au blanc de céruse... Pourtant, si extraordinaire que soit ce tableau, voyez-moi donc cette poignée de cuivre. poursuivit-il, en s’approchant d’une porte dont il tâta la serrure. Oh ! quelle finesse de travail ! À mon avis, tout ça sort des mains de serruriers allemands et à dû coûter les yeux de la tête... »

Peut-être, le soliloque du forgeron aurait-il duré longtemps encore si un laquais galonné sur toutes les coutures ne l’avait poussé du coude, en lui notifiant qu’il ne devait point s’écarter de ses compagnons. Les Zaporogues franchirent deux salles de plus et s’arrêtèrent enfin. Là, il leur fut prescrit d’attendre. Dans cette pièce, on voyait une foule de généraux en uniformes chamarrés d’or. Les Zaporogues multiplièrent de toutes parts les courbettes et s’assemblèrent en un groupe compact.

Quelques instants après se présenta, escorté de toute une suite, un personnage d’une taille majestueuse et assez corpulent, en costume d’hetman, et chaussé de bottes jaunes. Il avait une chevelure embroussaillée, et il louchait légèrement d’un œil, mais sa physionomie exprimait une sorte de grandeur arrogante et chacun de ses mouvements trahissait l’habitude du commandement. Tous les généraux qui s’étaient promenés jusque-là avec une certaine nonchalance dans leurs habits cousus d’or firent les empressés autour du nouveau venu et les plongeons obséquieux de leur buste semblaient indiquer qu’ils étaient suspendus à ses lèvres, attentifs à ses moindres gestes pour exécuter sur l’heure tout ordre qu’il lui plairait de leur donner. Mais l’hetman ne prêtait aucune attention à leurs simagrées ; il se borna à incliner sèchement la tête et s’approcha des Zaporogues dont le groupe se prosterna comme un seul homme à ses pieds.

– Tout le monde est là ? demanda-t-il d’une voix traînante et légèrement nasale.

– Tout le monde est présent, petit Père, répondirent les Zaporogues avec une nouvelle révérence.

– N’oubliez pas de vous exprimer comme je vous l’ai appris.

– Nous ne l’oublierons pas, petit Père.

– C’est l’empereur ? demanda le forgeron à l’un de ses voisins.

– L’empereur ? penses-tu ! C’est Potemkine en chair et en os.

Un bruit de voix se fit entendre dans la salle contiguë et Vakoula ne sut bientôt où poser les yeux, devant la multitude de dames qui venaient d’entrer en robe de satin à longue traîne, et de courtisans aux caftans ruisselants d’or et les cheveux en catogan. Il ne voyait que splendeur éblouissante, et rien de plus.

Brusquement, tous les Zaporogues s’aplatirent à terre en criant d’une seule voix :

– Aie pitié de nous, petite Mère, aie pitié de nous !

– Relevez-vous ! fit entendre au-dessus d’eux une voix impérieuse, mais en même temps agréable.

Quelques-uns des courtisans s’empressèrent et poussèrent les Zaporogues.

– Nous ne nous relèverons pas, petite Mère, plutôt mourir que de nous relever !

Potemkine se mordait les lèvres, enfin il s’avança lui-même et chuchota un ordre à l’oreille de l’un des Zaporogues. Ceux-ci consentirent alors à se remettre sur pied.

À ce moment, Vakoula s’enhardit jusqu’à lever les yeux et aperçut debout devant lui une dame pas très grande, assez replète, poudrée avec des yeux bleus, et un air à la fois majestueux et souriant qui du premier coup lui gagnait tous les cœurs et ne pouvait appartenir qu’à une femme assise sur le trône.

– Son Altesse Sérénissime m’a promis de me présenter aujourd’hui l’un de mes peuples que je n’avais pas encore vu jusqu’à présent, dit la dame aux yeux bleus qui considérait avec curiosité les Zaporogues. Vous traite-t-on bien à Pétersbourg ? continua-t-elle en se rapprochant.

– Grand merci, petite Mère ! La nourriture ne laisse rien à désirer, bien que les moutons de par ici ne valent pas ceux de notre pays, mais quoi ! à la rigueur, ça peut aller.

Potemkine fronça le sourcil en voyant que les Zaporogues ne répétaient pas un traître mot de ce qu’il leur avait enseigné.

L’un d’eux s’avança d’un air cérémonieux :

– Prends-nous en pitié, petite Mère ! En quoi faisant ton peuple loyal a-t-il provoqué ta colère ? Avons-nous marché la main dans la main avec l’impur Tartare ? Aurions-nous conclu quelque accord avec le Turc ? T’avons-nous trahie par des actes, ou par intention ? D’où vient donc cette défaveur ? On nous a d’abord annoncé que tu as ordonné de construire un peu partout des forteresses pour te défendre de nous autres ; ensuite, nous avons su que tu veux faire de nous des carabiniers, et maintenant nous entendons parler de nouvelles calamités. En quoi tes forces Zaporogues sont-elles coupables ? Leur reproches-tu d’avoir mené tes armées au delà de l’isthme de Pérékop et aidé tes généraux à tailler des croupières aux gens de Crimée ?

Potemkine se taisait et frottait distraitement d’une petite brosse les diamants dont ses doigts étaient couverts.

– Que désirez-vous donc ? demanda Catherine d’une voix soucieuse.

Les Zaporogues échangèrent un coup d’œil significatif.

« Voici le moment ! l’impératrice a demandé : que désirez-vous ? » se dit le forgeron et soudain il se jeta à terre.

– Votre Majesté Impériale, n’ordonnez pas de nous mener au supplice, mais daignez faire grâce ! De quoi donc, soit dit sans offenser Votre Clémence Impériale, sont faits les souliers que vous avez aux pieds ? Je pense que pas un Suédois, ni un homme de n’importe quel pays au monde n’est à même d’en fabriquer de pareils. Oh ! mon Dieu, si ma femme en portait de semblables !

L’impératrice éclata de rire et les courtisans l’imitèrent. Potemkine fronça bien les sourcils, mais ne put s’empêcher de sourire. Les Zaporogues commencèrent à donner des coups de coude à Vakoula, certains que celui-ci avait soudain perdu l’esprit.

– Relève-toi, dit aimablement l’impératrice. Si tu as une telle envie d’avoir des souliers comme les miens, il n’est pas difficile de te contenter. Apportez-lui à l’instant mes souliers les plus précieux, brodés d’or. Vraiment, cette ingénuité me ravit... Tenez ! continua-t-elle, en fixant un monsieur qui se tenait un peu plus à l’écart, un homme aux traits empâtés, mais plutôt pâles, et dont le modeste caftan à grands boutons de nacre montrait qu’il n’appartenait pas au monde des courtisans, voici un sujet digne de votre plume spirituelle...

– Votre Majesté est par trop indulgente... Ici, il faudrait pour le moins La Fontaine, répondit avec une révérence le personnage aux boutons de nacre 5.

– Sur ma foi, je vous avouerai que jusqu’à présent je suis folle de votre Brigadier. Vous lisez à ravir... Mais revenons à nos moutons, continua Catherine, en s’adressant de nouveau aux Zaporogues. J’ai entendu dire que l’on ne se marie jamais chez vous, à la Setch ?

– Comment cela, petite Mère, tu sais bien qu’un homme ne peut pas vivre sans femme, répondit ce même Zaporogue qui s’était entretenu avec Vakoula, et celui-ci fut stupéfait d’entendre ce gaillard, si bien au courant du beau langage, s’exprimer devant Sa Majesté, et comme de propos délibéré, du style le plus grossier, et comme on dit communément, dans la langue des rustres.

« Oho ! ces gens sont des malins, se dit-il, probablement qu’il n’agit pas ainsi sans avoir une idée de derrière la tête... »

– On n’est pas des moines, continuait le Zaporogue, mais des pécheurs, fort aises, comme tout bon chrétien, de faire gras. Il y en a beaucoup parmi nous autres à être pourvus de femmes, mais ils ne vivent point avec elles à la Setch. Il en est d’autres qui ont femme en Pologne, d’autres qui en ont en Ukraine, il en est même qui ont leur femme au pays des Turcs...

À ce moment, on apporta les souliers au forgeron.

– Oh ! Seigneur mon Dieu, quelle parure ! s’exclama-t-il au comble de la joie en s’en emparant, Votre Majesté Impériale, du moment que vous pouvez chausser des souliers pareils, et que vous vous en servez sans doute pour patiner sur la glace, que doivent être les pieds eux-mêmes ! Je pense qu’ils sont en sucre tout pur !

Sa Majesté qui, de fait, avait les pieds les mieux faits et les plus charmants du monde, ne put s’empêcher de sourire en entendant un tel compliment de la bouche de l’ingénu forgeron qui, sous son costume de Zaporogue, pouvait passer pour un beau garçon, en dépit de son teint basané. Réconforté par cette attention bienveillante, notre homme se préparait déjà à interroger l’impératrice à propos de tout : s’il était vrai, par exemple, que les empereurs russes se nourrissaient exclusivement de miel et de lard, et ainsi de suite. Mais sentant que les Zaporogues ne cessaient de le pousser du coude, il résolut de se taire et quand la souveraine, tournée vers les plus âgés des Zaporogues, se mit à les questionner sur leur genre de vie à la Setch, sur les habitudes qu’on y observe, reculant de quelques pas, il se pencha vers sa poche et dit à voix basse :

– Emporte-moi loin d’ici, au plus vite !

Et tout soudain il se trouva survolant la barrière de la capitale.

 

 

 

*

*    *

 

 

– Il s’est noyé, de par Dieu, noyé ! Que je ne puisse bouger d’une semelle s’il ne s’est pas noyé, disait d’une voix chevrotante la grosse femme du tisserand, au centre d’un groupe de commères de Dikanka, au beau milieu de la rue.

– Alors, suis-je donc une menteuse ? Aurais-je de ma vie volé la vache de quelqu’un ? À qui ai-je bien pu jeter le mauvais sort, qu’on ne veuille plus ajouter foi à mes paroles ? criait une bonne femme en surcot de Cosaque et au nez violacé, en agitant de grands bras. Tenez, que l’envie me passe à tout jamais de boire une goutte d’eau si la vieille Pérépertchikha n’a pas vu de ses propres yeux le forgeron se pendre !

– Le forgeron s’est pendu ? En voilà bien d’une autre ! dit le maire qui, au sortir de chez Tchoub, s’était arrêté et s’était frayé un passage dans la foule des commères en grande discussion.

– Souhaite plutôt de ne plus boire d’eau-de-vie, vieille soularde, répondait la femme du tisserand. Pour se pendre, il faudrait avoir ta dose de folie. Il s’est noyé, et noyé dans le trou d’eau pratiqué dans la glace de la rivière. J’en suis aussi certaine que de ta présence il y a un instant au cabaret.

– Femelle sans vergogne ! voyez les torts qu’elle va chercher ! rétorqua la propriétaire du nez lie de vin, fort en courroux. Tu devrais au moins te taire, crapule ! Comme si je ne savais pas que le sacristain va te voir chaque jour !

L’épouse du tisserand jeta feu et flammes.

– Quoi, le sacristain ? Chez qui va le sacristain ? Qu’est-ce que tu racontes ?

– Le sacristain ? cria d’une voix aiguë une personne en pelisse de peau de lièvre recouverte de nankin bleu, la propre moitié du sacristain, qui jouait des coudes pour s’approcher des deux adversaires. Je vous en donnerai, moi, du sacristain ! Qui a parlé de sacristain ?

– Voilà chez qui le sacristain fait des siennes ! répondit la femme au nez violet en montrant du doigt la conjointe du tisserand.

– Ah ! c’est donc toi, garce ? dit l’épouse du sacristain en marchant droit à l’accusée ; c’est donc toi, sorcière, qui troubles la cervelle à mon homme et lui donnes à boire des tisanes aux herbes diaboliques pour l’amener à te fréquenter ?

– Laisse-moi tranquille, espèce de Satan ! répliqua la femme du tisserand, en battant en retraite.

– Non, mais regardez-la, cette maudite sorcière. Puisses-tu crever sans descendance, saleté ! Pfou !... et elle cracha en pleine figure de l’ennemie.

Celle-ci voulut la payer de la même monnaie, mais rata son coup et le crachat s’étala sur la longue barbe du maire qui s’était rapproché du lieu de la querelle afin de ne pas perdre une syllabe de l’altercation.

– Fi, la cochonne ! s’écria le maire en s’essuyant du pan de son caftan, et en levant son fouet, geste qui contraignit les commères à se disperser de tous côtés avec force gros mots. Quelle dégoûtation ! continuait le bonhomme en achevant de s’essuyer. Ainsi donc le forgeron s’est noyé. Mon Dieu, quel peintre hors ligne c’était ! Quels couteaux inusables, quelles charrues et quelles faucilles ne fabriquait-il pas ? Et sa force, donc ! Oui, se dit-il après un instant de méditation, il y a au village bien peu d’hommes qui lui aillent à la cheville... En effet, tandis que j’étais enfermé dans ce sacré sac, j’ai bien cru remarquer à nombre d’indices que le pauvre diable n’était pas guère de bonne humeur... Adieu donc, le forgeron ! Il a été des nôtres et le voilà décédé. Moi qui avais justement l’intention de lui amener ma jument pommelée à ferrer...

Et rempli de pensées tout aussi chrétiennes, le maire rentra paisiblement chez lui.

Oksana fut décontenancée dès que lui parvinrent ces nouvelles. Elle n’avait qu’une confiance mitigée en la vue de la Pérépertchikha et les on-dit des commères. Elle savait que le forgeron était trop pieux pour se résoudre à damner son âme. Mais quoi ! s’il était effectivement parti en se jurant de ne jamais plus remettre le pied au village ! Or, elle chercherait longtemps avant de dénicher ailleurs un luron qui le valût. Et comme il l’aimait ! N’avait-il pas supporté ses caprices plus longtemps que n’importe quel autre prétendant ? Toute la nuit, la belle fille ne fit que se retourner du côté droit sur le côté gauche, et vice versa, sous ses couvertures, sans arriver à s’assoupir. Tantôt gisant de tout son long dans une nudité ravissante que les ténèbres nocturnes dérobaient même à ses propres yeux, elle se traitait de tous les noms presque à haute voix, et tantôt, recouvrant un peu de calme, elle décidait de ne plus penser à cette affaire, mais elle y repensait de plus belle et sans fin ni cesse, toute en feu, si bien qu’au matin elle se sentit éprise à la folie du disparu.

Tchoub ne manifesta ni joie ni affliction quant au sort de Vakoula. Ses pensées n’étaient absorbées que par une seule chose ; il ne pouvait oublier la perfidie de Solokha et, bien que somnolent, il n’arrêtait pas de la couvrir d’injures.

Le jour se leva. L’église entière était bondée de fidèles bien avant l’aube. Les anciennes en châle blanc, et en surtout de drap de même couleur, se signaient dévotement sous le porche même du sanctuaire. Devant elles se tenaient les femmes de Cosaques, en caraco jaune, ou vert, voire quelques-unes en casaquin bleu avec des galons d’or pendillant au dos. La tête ceinte à peu près d’autant de rubans qu’un mercier en expose dans sa vitrine, et la gorge parée de colliers de verroterie, de petites croix et de ducats, les jeunes filles se bousculaient pour se rapprocher le plus possible de l’iconostase. Mais en avant de tous on voyait avec leurs moustaches, leurs toupets, les Cosaques et les simples paysans, la plupart en manteau blanc à capuchon que dépassait un surcot, blanc aussi chez certains et bleu chez les autres. Sur quelque visage que se posât le regard, pas un qui n’exprimât l’allégresse des grandes fêtes. Le maire se pourléchait déjà les lèvres, en songeant à l’andouille qui le dédommagerait de son jeûne ; les jeunes filles rêvaient à la joie prochaine de patiner sur la glace avec les gars, et les vieilles marmottaient leurs prières avec plus d’ardeur que jamais. Le Cosaque Sverbygouz se prosternait avec tant de dévotion que du haut en bas de l’église on entendait son front heurter le sol. Oksana était la seule qui parût en plein désarroi ; elle ne priait que du bout des lèvres. Tant de sentiments divers se brouillaient dans son âme, tous plus décourageants, plus funèbres les uns que les autres, que ses traits n’exprimaient qu’un trouble extrêmement profond et des larmes lui tremblaient au bout des cils. Ses compagnes n’arrivaient pas à saisir la cause de ce chagrin et ne soupçonnaient guère qu’il s’agissait de Vakoula. Tous les fidèles avaient d’ailleurs l’impression que la cérémonie ne se déroulait pas comme à l’ordinaire, comme si quelque chose manquait à la fête. Pour comble de disgrâce, le sacristain avait attrapé mal à la gorge au cours de sa tournée en sac et ne parvenait qu’à lâcher des chevrotements à peine perceptibles ; il est vrai que le choriste de passage faisait admirablement la basse, mais combien n’eût-on pas gagné au change si le forgeron avait été présent, lui qui, au moment où l’on entonnait le Pater et le Sanctus se plaçait sur les marches du chœur et de là vous entonnait ces chants sur l’air même qui se pratique à Poltava ! D’autant plus que nul autre que lui n’assumait à l’église les fonctions de maître de chapelle. Les matines expédiées, vint le tour de la messe..., mais où donc en vérité avait-il pu passer, ce Vakoula ?

 

 

 

*

*    *

 

 

Pour rapatrier le forgeron, le diable avait fendu les airs encore plus rapidement qu’au début de la nuit, en sorte que Vakoula se retrouva en un clin d’œil à quelques pas de son logis. À ce moment, un coq chanta.

– Où vas-tu donc ? cria le forgeron à sa monture qui faisait mine de s’éclipser. Ce n’est pas tout, l’ami, je ne t’ai pas encore remercié.

Il saisit alors une branche de bois mort et en cingla par trois fois le démon qui s’enfuit comme un paysan échaudé par l’assesseur, en sorte qu’au lieu de tromper, de séduire et de duper autrui, l’ennemi du genre humain en resta lui-même quinaud.

Ce devoir accompli, Vakoula pénétra dans l’entrée, se blottit sous une couche de foin et dormit jusqu’à l’heure du déjeuner. À son réveil, il fut grandement effrayé en constatant que le soleil était déjà haut dans le ciel.

– J’ai dormi le temps des matines et de la messe !

Là-dessus, le pieux forgeron eut une crise de désespoir, estimant que sans doute pour le punir d’avoir songé à se damner, Dieu lui avait tout exprès envoyé ce profond sommeil qui l’avait empêché de se rendre à l’église, un jour de fête si solennelle. Mais il recouvra quelque sérénité en se disant que la semaine prochaine il se confesserait et qu’à partir de ce matin il se prosternerait jusqu’à terre cinquante fois par jour, et cela pendant toute une année. Il jeta ensuite un coup d’œil dans la chambre ; mais il n’y avait personne au logis, sans doute que Solokha n’était pas encore revenue de l’église.

Il retira de son sein avec mille précautions les souliers de l’impératrice, admira une fois de plus leur élégante façon aussi bien que la prodigieuse aventure de la nuit, se leva, s’habilla le mieux qu’il put, c’est-à-dire de ce surcot qui lui venait des Zaporogues, prit dans son coffre un bonnet neuf à calotte bleue, en fourrure d’agneau de Réchétilov, qu’il n’avait jamais porté depuis le jour où il en avait fait l’emplette au temps où il travaillait à Poltava. Il y joignit une ceinture multicolore, flambant neuf, elle aussi, noua le tout plus une cravache dans un mouchoir et s’en alla tout droit chez Tchoub.

Celui-ci roula des yeux ronds en voyant Vakoula franchir son seuil, tant et si bien qu’il ne savait plus de quoi il devait s’étonner davantage, de la résurrection du gaillard, ou de son impudence à venir chez lui, ou encore de la coquetterie de sa tenue et de son costume de Zaporogue. Mais sa surprise ne connut plus de bornes quand le visiteur dénoua le mouchoir, déposa devant lui le bonnet neuf et une ceinture si belle que personne au village n’en portait de comparable, puis se jeta à ses pieds en lui disant d’une voix suppliante :

– Sois clément, petit père, et ne t’irrite pas contre moi ! Prends la cravache que voici et rosse-moi autant que le cœur te dira. Je me remets entre tes mains et me repens de tout. Frappe, pourvu que passe ton ressentiment. Il fut un temps où mon père et toi vous étiez les deux doigts de la main, vous partagiez ensemble le pain et le sel, ensemble vous buviez l’eau-de-vie...

Tchoub contemplait, non sans satisfaction, le forgeron gisant devant lui, cet hercule auquel nul au village ne se permettait de manquer de respect, qui tordait comme galettes de sarrasin des pièces de cinq kopecks et des fers à cheval. Pour satisfaire à sa propre dignité, Tchoub s’empara du fouet et par trois fois en frappa les épaules du suppliant.

– Allons, que cela te suffise, lève-toi ! Obéis toujours aux anciens. Vouons à l’oubli ce qui s’est passé entre nous et maintenant, dis-moi ce qui te ferait plaisir.

– Donne-moi Oksana pour épouse.

Tchoub prit le temps de réfléchir, lança un coup d’œil vers le bonnet fourré et la ceinture : la coiffure était splendide et l’écharpe ne le lui cédait en rien. Il se souvint aussi de la perfidie de la Solokha et prononça d’un ton résolu :

– Bon ! envoie-moi les marieurs pour la demande en bonne et due forme.

– Oh ! s’écria Oksana qui venait de franchir le seuil et à la vue du forgeron elle fixa sur le jeune homme des regards pleins d’étonnement et de joie.

– Vois quels souliers je t’ai apportés, dit Vakoula, ce sont ceux-là mêmes que chausse l’impératrice.

– Non, non, je n’ai pas besoin d’escarpins, dit-elle avec un geste évasif, et sans détacher de lui ses regards. Même sans les escarpins, je...

Elle n’acheva pas sa phrase et rougit...

Le forgeron s’approcha d’elle et la prit par la main. La belle baissa les yeux. Jamais encore elle n’avait été si délicieuse à voir. Au comble du ravissement, Vakoula embrassa doucement Oksana dont le minois s’empourpra encore davantage, et cet émoi lui conféra une grâce de plus.

 

 

 

*

*    *

 

 

De passage à Dikanka, l’évêque, de pieuse mémoire, se répandit en louanges sur le site où s’élevait le village et comme il passait par une rue, il fit halte devant une certaine maison.

– À qui donc appartient cette chaumière si bien peinte ? demanda Sa Grandeur à une jolie femme debout près du seuil avec un bébé dans les bras.

– C’est celle du forgeron Vakoula, lui répondit avec une révérence Oksana, car c’était elle.

– C’est très bien ! un remarquable travail, dit Sa Grandeur en examinant de plus près les portes et les fenêtres dont le tour était passé à la peinture rouge.

Quant aux portes, elles étaient semées de Cosaques à cheval et pipe aux dents. Mais l’évêque loua encore plus Vakoula en apprenant qu’il s’était de son propre chef soumis à une pénitence ecclésiastique, et qu’il avait peint gratis toute l’aile gauche du chœur d’un semis de fleurs écarlates sur fond vert.

Toutefois l’artiste ne s’en tint pas là. Sur le mur de gauche, quand vous entrez au saint lieu, Vakoula dessina un diable aux enfers, mais si répugnant que toute personne qui passait devant en crachait de dégoût. Les femmes, dès qu’un marmot se mettait à pleurnicher dans leurs bras, l’amenaient devant cette image en disant :

– Tiens, regarde-moi cette horreur !

Et retenant ses petites larmes, le pauvret louchait vers l’œuvre du forgeron et se blottissait sur le sein de sa maman.

 

 

 

Nicolas GOGOL, Les veillées du hameau.

 

Traduction de Ch. Trémel et J. Chuzeville.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1 Chez nous, l’on chante sous les fenêtres à la veille de Noël des strophes que l’on appelle koliadki. Le maitre de maison, ou la ménagère, ou enfin les gens restés au logis jettent à ces chanteurs qui une andouille, qui une miche, ou une pièce de billon, enfin, chacun selon ses moyens. On prétend qu’il y a eu dans l’ancien temps un certain Koliada, idole que l’on vénérait comme une divinité et que les koliadki remonteraient à cette époque. Que pouvons-nous en dire ? Ce n’est pas à nous, gens de peu, de traiter ces sortes de problèmes. L’an dernier, le Père Ossip aurait bien voulu interdire ces tournées de chant de hameau en hameau, sous prétexte, selon lui, qu’en se pliant à cet usage, on sert uniquement les intérêts de Satan. Or, à dire la vérité toute crue, aucune allusion à cette ancienne idole ne se trouve dans les koliadki. Il n’y est question que de la naissance du Christ, et le tout finit par des souhaits de bonheur et de santé au patron, à la patronne, bref, à toute la maisonnée. (Note de l’apiculteur.)

2 Chez nous, on qualifie d’Allemand tout homme venant d’un antre pays que le nôtre. Qu’il sorte de France, ou de Grande-Russie, ou de Suède, c’est tout un : Allemand quand même ! (Note de Gogol.)

3 Chez les orthodoxes, surtout au temps de Gogol, l’on considérait comme faisant partie du clergé, non seulement les moines, et les popes et diacres, mais aussi les sacristains et chantres qui portaient également la soutane. On sait que religieux et prêtres séculiers gardent les cheveux longs et ne s’émondent jamais la barbe. De même, chantres et sacristains se conformaient à cet usage, mais en semaine, pour plus de commodité sans doute, ils tressaient d’ordinaire leur tignasse. (Note des traducteurs.)

4 C’est de ce nom que l’on désignait le camp des Cosaques Zaporogues, dont on trouvera une description détaillée dans Tarass Boulba. (Note des traducteurs.)

5 Il s’agit ici de Denis Fonvizine, dramaturge et l’un des esprits d’avant-garde sous le règne de la Grande Catherine. Ses deux comédies les plus importantes sont : Le Brigadier et Le Mineur. (Note des traducteurs.)

 

 

 

 

 

 

 

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