Le cœur de Danko

 

LÉGENDE RUSSE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maxime GORKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JADIS vivaient sur terre certains hommes ; – dans quel pays, je l’ignore... Mais, ce que je sais, c’est que les bois impénétrables enveloppaient leurs campements, sauf d’un côté, où ils voyaient le steppe s’étendre devant eux. Gais, forts, hardis, ils se montraient contents de peu, quand ils connurent de mauvais jours. Une nouvelle tribu surgit et les refoula jusqu’au fond des forêts. Là s’étendaient des marécages, et les ténèbres étaient intenses sous une futaie très ancienne, dont les arbres enlaçaient si étroitement leurs rameaux qu’ils ne permettaient plus de regarder le ciel. À peine le soleil parvenait-il à se frayer un passage au travers des feuillages touffus pour venir éclairer les marais. Dès que ses rayons atteignaient l’eau stagnante, des miasmes empestés montaient dans l’air. Peu à peu nos gens mouraient. Les femmes, les enfants pleuraient ; les pères réfléchissaient, dévorés par le chagrin. Pour sortir de la forêt, il n’existait que deux routes ; suivre l’une, c’était reculer et courir à la rencontre d’ennemis cruels et redoutables. Suivre l’autre, c’était se heurter aux arbres gigantesques dont les vigoureux branchages se tenaient embrassés, et dont les racines noueuses plongeaient au plus profond de la vase gluante des marécages. Dans le crépuscule gris des jours, nos gens prenaient contact avec des arbres aussi immobiles, aussi muets que des rochers ; et pendant la nuit, à la lueur des grands feux qu’ils allumaient, le contact durait encore. Incessamment, le jour comme la nuit, cette tribu, habituée aux espaces lumineux du steppe, sentait le cercle d’épaisses ténèbres qui l’environnait l’étreindre et l’étouffer. Quand le vent soufflait sur le sommet des arbres, la terreur croissait, car la forêt, résonnante de bruits sourds, semblait proférer des menaces et chanter l’hymne funéraire de ceux qui lui demandaient asile.

Cependant, nos gens ne manquaient point de vaillance. Ils auraient pu engager une lutte suprême contre la tribu victorieuse. Mais leurs livres saints interdisaient les batailles. S’ils étaient morts à l’ennemi, ils auraient péri pour toujours. Alors, assis, perdus dans leurs réflexions, ils laissaient passer les jours au milieu de l’obscurité, des murmures de la forêt et des effluves pestilentiels. La flamme des bûchers bondissait autour d’eux en des rondes silencieuses, et les ombres de ces flammes paraissaient une farandole dansée par les mauvais esprits des bois et des marécages. Rien, ni l’excès du travail, ni l’excès du plaisir, n’exténue le corps et l’âme comme les tristes pensées qui, semblables à des serpents, empoisonnent le cœur. Elles affaiblirent nos gens ; sous leur influence, ils se sentaient enchaînés par des mains invisibles et fortes. Les larmes des femmes, en coulant sur les victimes de la mort et sur les vivants pétrifiés par l’épouvante, enfantaient de nouvelles terreurs. Bientôt la forêt résonna de lâches paroles. D’abord, on les murmura timidement, à voix basse, puis nos gens parlèrent haut. En un instant, ils décidèrent de rebattre leurs voies, de se présenter devant leurs ennemis pour se rendre à discrétion. La peur de la mort leur ôtait celle de l’esclavage.

 

* * *

 

Debout, parmi ses compagnons affaissés, Danko les sauva.

Il était un des plus beaux hommes de la tribu – ceux-là sont toujours vaillants, – et il dit à ses frères :

– On ne brise point les pierres du chemin en rêvant. Qui n’agit pas n’obtient rien. Pourquoi perdons-nous nos forces en méditations et en angoisses ? Levez-vous ; traversons la forêt ; elle n’est pas sans limites. En avant ! Marche !

Les yeux de Danko étincelaient de force, de vie, de courage ; sa supériorité sur tous éclatait.

– Commande-nous, cria toute la tribu.

Danko prit la tête de cette colonne. Cordialement unis, pleins de foi en leur guide, nos gens le suivirent. Quelle dure et sombre route ! À chaque tournant, les miasmes livraient des proies aux avides marécages, tandis que la futaie, pareille à une formidable muraille, barrait tout chemin par ses ramures enlacées, par ses racines étendues sur le sol. Les pas laissaient des traces de sueur et de sang au cours de cette longue route, où les forces s’épuisaient. Plias on avançait, plus le bois devenait inextricable et noir. Ce furent alors des imprécations contre Danko, contre sa jeunesse, contre son inexpérience. Il les menait à leur perte. Lui, calme, vaillant, continuait de marcher le premier.

Soudain, un orage éclate ; les arbres craquent, bruissent, menacent ; les ténèbres semblent accumuler dans leur sein toutes les nuits que la terre a connues depuis sa naissance. Entre les arbres énormes de la forêt géante, qui, se balançant, mêlent leurs voix aux grondements du tonnerre, marchent les pauvres petits humains. Les éclairs volent au-dessus des bois et tout s’illumine d’un feu bleuâtre et glacé... Rapides à disparaître comme à paraître, leurs feux affolent, et la forêt que traversent ces lueurs métalliques et froides semble mystérieuse, vivante, terrible. Elle étend les bras longs et tordus de ses arbres pour empêcher les fugitifs d’échapper à la captivité des ténèbres, pour les retenir dans un filet serré. La route se fait trop âpre. Nos gens perdent courage, mais, honteux d’avouer leur misérable défaillance, ils se précipitent pleins de méchanceté et ivres de colère sur Danko, qui continue à les précéder.

Un cercle se forme. Sous les grands arbres qui élèvent leurs voix solennelles, au sein de l’obscurité frémissante, nos gens, mauvais et harassés de fatigue, se préparent à juger Danko.

– Toi, homme de rien, malfaisant meurtrier, lui crient-ils, ton châtiment sera la mort !

Et la tempête semble applaudir leurs paroles.

Danko résiste, seul vis-à-vis de tous :

– Vous m’avez dit : « Conduis-nous », et je vous ai guidés, réplique-t-il. C’est ma bravoure qui me fait votre chef. Mais vous, marchant à ma suite, vous n’avez pas su conserver assez d’énergie pour atteindre au but. Troupeau de moutons, vous vous traîniez en vous appuyant l’un sur l’autre.

Ces mots augmentent leur rage.

– Tu vas mourir, oui, mourir, hurlent-ils.

La forêt obscure fait écho ; l’éclair déchire les ténèbres qu’il éparpille en noirs flocons.

Danko regarde ceux auxquels il s’est dévoué. Quelles bêtes féroces ! pas un sentiment noble n’anime leurs visages. Qui donc lui témoignera un peu de miséricorde ? L’indignation lui soulève l’âme ; aussitôt la pitié le calme. Privés de lui, ces gens périront, et il les aime, il veut les sauver, les conduire par de plus doux sentiers. La flamme d’amour pur dont son cœur brûle jaillit de ses yeux en une lumière si vive que les assassins reculent... Ils s’écartent, croyant que Danko s’élancera sur eux, puis, pareils à des loups, ils se rapprochent en rond, pour qu’il leur soit plus facile de le saisir et de l’égorger. Lui, devine leurs desseins, et, malgré la douleur qu’il en ressent, un feu toujours plus pur échauffe son cœur.

 

* * *

 

Cependant, la forêt continuait ses lugubres harmonies, les roulements du tonnerre n’avaient point cessé, et la pluie venait ajouter à tous les bruits son rythme monotone.

La voix de Danko domina les voix de la nature.

– Que ne ferais-je pas pour vous ! cria-t-il.

Et, se déchirant la poitrine, il en arracha son cœur, qu’il tint très haut, bien au-dessus d’eux. Ce cœur rayonnait de feux plus lumineux encore que ceux du soleil. Quand la torche d’immense amour s’alluma, la forêt se tut, les ténèbres disparurent au plus profond des bois et s’engloutirent frémissantes dans la fange des marais.

La foule restait sans mouvement et sans voix.

– En avant ! dit Danko, et, portant haut le cœur qui illumine tout, il reprend le poste du chef.

Sous l’empire de la curiosité, sous la magique puissance d’un charme, tous suivent Danko. Surpris, les grands arbres se balancent ; de nouveau ils essayent de murmurer. Mais la cadence d’une marche réglée étouffe leurs murmures, on court après le cœur enflammé, après l’étendard ; si l’on meurt, si l’on tombe encore, on ne se plaint plus, on ne pleure plus. Danko n’est-il pas là avec son cœur, qui brûle sans se consumer.

Voilà les grands bois ouverts ! La colonne passe et les laisse derrière elle. La tempête demeure l’hôte de la forêt, tandis que Danko et sa tribu se plongent dans un océan de lumière, dans l’air pur que la pluie vient de laver. Au dessus d’eux brille le soleil, autour d’eux le steppe respire ; les herbes étincellent des diamants dont l’eau les a parées. Caressée par les rayons du soleil couchant, la rivière coule en flots d’or, rouges comme le sang plein de flammes que verse le sein déchiré de Danko.

Hardi et fier, le mourant embrasse d’un regard joyeux l’étendue du steppe, puis, le sourire aux lèvres, il tombe et meurt.

Au loin, les grands arbres soupirent ; l’herbe humide du sang de Danko leur répond. Enivrés de leurs joies et de leurs espérances, les hommes qu’il a sauvés ne le voient pas mourir, et nul ne remarque son cœur, qui, tombé près du corps, n’a pas éteint ses feux.

 

 

Maxime GORKI.

 

Traduit du russe par La comtesse de Flavigny.

 

Paru dans la revue Le Noël du 24 février 1916.

 

 

 

 

 

 

 

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