Le marchand de balais

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeremias GOTTHELF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tous les hommes voudraient être heureux. S’ils étaient riches, ils seraient heureux, pensent le plus grand nombre ; le bonheur et l’argent tiennent l’un à l’autre, comme les pommes de terre tiennent à leurs ramures, comme les racines tiennent à la plante. Et cependant, comme ils se trompent ; combien peu comprennent la nature humaine, quoi qu’ils en aient continuellement des exemples devant les yeux.

L’Écriture dit : Toutes choses arrivent pour le plus grand bien de ceux qui aiment Dieu ; et c’est aussi comme cela. L’argent est l’argent ; mais les cœurs avec lesquels on l’entasse sont si différents, que de ces alliances de cœur et d’argent si diverses, résulte aussi tout naturellement une vie bien différente, de laquelle résulte l’heur ou le malheur que l’argent peut donner. Tout cela dépend du cœur. Dieu nous le fait voir aussi clairement que possible ; mais malheureusement les hommes voient bien rarement, d’une manière claire, les choses les plus claires. Ils arrivent beaucoup plus souvent à les obscurcir par leur prétendue sagesse. Le marchand de balais de Rychiswyl va nous prouver pour la centième fois cette vérité, en nous montrant un cœur à qui l’argent a porté bonheur.

Les balais sont, comme on sait, une des impérieuses nécessités de l’époque ; et il y a déjà très longtemps qu’il en est ainsi. Ces sortes de nécessités, qu’il est indispensable de satisfaire chaque jour et chaque semaine, sont très nombreuses dans chaque maison, et l’on trouve partout des gens qui se font un plaisir d’y pourvoir. Seulement, on fait toujours de moins en moins attention à eux, une fois qu’on a ce dont on a besoin, et au plus bas prix possible. Autrefois, ce n’était pas ainsi. Autrefois, le marchand de balais, la marchande d’œufs, la marchande de sable et de pierre blanche à récurer, etc., faisaient pour ainsi dire partie de la famille ; on était avec eux dans d’étroits rapports ; on savait le jour où ces gens arrivaient ; selon qu’ils étaient plus ou moins en faveur, on leur octroyait quelques morceaux réservés ; et quand ils manquaient un jour, ils s’excusaient la fois suivante, comme s’ils eussent commis un péché, en disant avoir eu peur qu’on ne pensât qu’ils ne reviendraient plus, et qu’on ne se fût pourvu ailleurs. Ils considéraient leurs maisons attitrées comme les étoiles de leur ciel, se donnaient toutes les peines pour les bien servir, et quand ils quittaient le métier pour entreprendre quelque chose de plus relevé, ils faisaient tout leur possible pour être remplacés, soit par leurs enfants, soit par une cousine, ou un cousin. C’était un lien réciproque de fidélité et de confiance, qui malheureusement se relâche de plus en plus tous les jours, à mesure que disparaît aussi l’esprit de famille.

Le marchand de balais de Rychiswyl était un ami domestique de cette espèce ; lui qu’on regrette si souvent à Berne ; lui que tout le monde aimait et chérissait à Thoune. Dans les petites localités les liaisons sont plus intimes, les personnalités isolées sont plus remarquées et plus appréciées. Le samedi aurait manqué sur l’almanach, plutôt que le marchand de balais à Thoune tous les samedis. Il n’avait pas toujours été l’homme aux balais ; pendant longtemps il n’avait été que le gamin aux balais ; jusqu’à ce qu’enfin, le gamin eut des enfants à son tour, qui se mirent à pousser à sa charrette. Son père, qui dans le temps avait été soldat, était mort de bonne heure. Le gamin était alors bien jeune, et sa mère maladive. Une sœur aînée était partie déjà depuis longtemps, nu-pieds, et avait trouvé aide auprès d’une femme qui portait à Berne des pommes de pin et de la sciure. Quand elle eut gagné ses éperons, c’est-à-dire des souliers et des bas, elle eut de l’avancement et devint bergère des poules dans une ferme importante tout près de la ville. La mère et le frère étaient fiers d’elle, et ne parlaient qu’avec respect de la belle Babeli. Hansli ne pouvait quitter sa mère, à qui quelqu’un était nécessaire pour la fournir de bois et de tout le reste. Ils vivaient de l’amour de Dieu et des bonnes gens, mais assez mal. Un jour le fermier chez qui ils étaient locataires, dit à Hansli :

– Garçon, il me semble que tu pourrais bien chercher à gagner quelque chose ; tu es assez grand et malin pour cela.

– Je voudrais bien, dit Hansli, mais je ne sais comment.

– Je saurais quelque chose qui t’irait très bien ; mets-toi à faire des balais. Sur mes saules il y a assez de brindilles. On ne fait que de me les voler ; aussi cela ne te coûtera pas grand-chose. Tu m’en donneras deux balais par an.

– Oui, cela serait bel et bon, dit Hansli, mais où apprendrai-je à faire les balais ?

– Pardieu, il n’y a pas grande sorcellerie, dit le fermier, je me charge bien de te l’apprendre ; j’ai fait, pendant bien des années, tous les balais qu’on usait chez nous, et je me charge de lutter avec tous les faiseurs attitrés. Les outils ne sont pas grand chose, et jusqu’à ce que tu puisses t’en faire toi-même, tu te serviras des miens.

C’est aussi ce qui arriva, et avec la bénédiction de Dieu. Hansli prit goût à la chose, et le fermier fut enchanté de Hansli.

– N’y regarde pas de si près ; mets tout ce qu’il faut, fais bien la chose ; fais en sorte de t’attirer la confiance ; une fois que tu l’auras, ton affaire est gagnée, disait toujours le fermier, et Hansli de lui obéir. Dans le principe, naturellement, cela n’alla pas fort ; cependant il plaçait ce qu’il faisait, et quand il devint plus habile, le débit s’accrut aussi d’autant.

Bientôt chacun dit que personne n’avait d’aussi jolis balais que le petit marchand de Rychiswyl. Mieux Hansli réussissait, et plus il se dépêchait. Sa mère reprenait visiblement goût à la vie.

– Maintenant l’affaire est gagnée, disait-elle ; sitôt qu’on peut gagner son pain honorablement, on a le droit de se réjouir ; que peut-on désirer de plus ?

Désormais elle eut tous les jours de quoi manger à son soûl, tous les jours même il lui restait quelque chose de trop pour le lendemain, et elle pouvait avoir du pain tant qu’elle en voulait. Hansli lui en rapportait souvent de la ville un peu de blanc. Aussi, comme elle se sentait heureuse, et comme elle remerciait Dieu de lui avoir ménagé tant de bonnes choses pour ses vieux jours !

Depuis quelque temps, au contraire, Hansli faisait une mine refrognée. Bientôt il se mit à grommeler : cela ne pouvait pas aller plus longtemps ainsi ; il ne pouvait plus le supporter. Quand le fermier lui demanda enfin ce que cela voulait dire, et ce qu’il avait, Hansli lui avoua qu’il n’était plus dans le cas de porter ses balais ; que lors même que le meunier les lui prenait parfois sur sa voiture, cela ne lui était pas moins incommode ; qu’il lui fallait absolument une charrette pour les mener lui-même, que cela serait plus facile et qu’il avancerait plus. Mais il n’avait pas d’argent pour cela, et ne connaissait personne qui fût disposé à lui en prêter.

– Tu es un nigaud, dit le paysan. Vois-tu, il ne te faut pas être de ces gens qui croient que la chose doit se trouver faite aussitôt qu’ils y ont rêvé. C’est comme cela qu’on dépense son argent pour faire aller le poisson dans le filet des autres. Ah ! tu veux acheter une charrette ? Hé ! que ne la fais-tu toi-même ?

Hansli se mit à regarder le paysan, la bouche ouverte, et avec de grands yeux desquels on eût dit qu’il allait tomber des larmes.

– Oui, fais-la toi-même ; tu en viendras à bout, si tu le veux bien, et si tu as du cœur à l’ouvrage, continua le paysan. Tu sais pas mal chapuiser, et ce que tu ne sauras pas faire, je te l’appendrai. Le bois ne te coûtera pas cher ; ce que je n’ai pas, un autre paysan l’aura ; tu l’en payeras avec des balais. Pour le ferrage, nous trouverons bien du vieux fer dans quelque chambre. Nous avons même encore quelque part une vieille charrette. On la trouvera ; tu la regarderas bien, et tu t’en serviras même, si tu veux. L’hiver n’est pas loin. Tu n’as qu’à t’y mettre de suite ; d’ici au printemps tout sera fini, et tu n’auras pas déboursé un seul batz pour cela. Tu pourras peut-être également payer le maréchal avec des balais, sans compter qu’on trouvera peut-être bien aussi le moyen de s’en passer, qui sait ?

Hansli recommença à ouvrir de grands yeux.

– Moi, faire une charrette ! mais comment pourrai-je donc, puisque je n’en ai jamais fait ?

– Nigaud, répliqua le paysan, il faut bien que ce soit une fois la première fois ; prends courage ! et ce sera déjà à moitié fait. Si les gens prenaient solidement courage, il y en a bien qui courent maintenant avec une besace, qui seraient dans l’argent jusqu’aux oreilles, et sans avoir rien volé ; tout de bon aloi.

Hansli était sur le point de demander au paysan s’il avait perdu la tête, oui ou non. Il lui semblait qu’il lui faisait un tort énorme, en le croyant capable d’une pareille chose. Cependant il finit par mordre à cette idée, et par y entrer petit à petit, à peu près comme un enfant entre dans l’eau froide. Le paysan lui vint en aide, et au printemps la charrette neuve se trouva prête, de sorte que le mardi après Pâques, Hansli la conduisit pour la première fois à Berne, et le samedi suivant à Thoune, également pour la première fois. La joie et l’orgueil que lui donnait cette charrette neuve, il est bien difficile de s’en faire une juste idée. Si on lui eût proposé de l’échanger contre le bœuf de Pâques qu’on avait promené à Berne la veille, et qui pesait bien ses vingt-cinq quintaux, il eût certainement refusé avec mépris. Il lui semblait que tout le monde s’arrêtait pour regarder sa charrette, et dès qu’il en trouvait l’occasion, il se mettait à expliquer longuement quels avantages cette charrette avait sur toutes celles qu’on avait vues jusqu’alors par le monde. Il prétendait très sérieusement qu’elle marchait toute seule, si ce n’est aux montées, où il fallait lui donner un coup de main. Une cuisinière lui dit qu’elle ne l’aurait pas cru si adroit, et que si jamais elle avait besoin d’une charrette, elle lui donnerait sa pratique. Cette cuisinière, toutes les fois qu’elle acheta auprès de lui des balais, en eut toujours par-dessus le marché deux petits pour balayer autour du feu, ce qui est très commode pour celles qui aiment que tout soit propre jusque dans les coins, et qui se lavent toujours les joues jusque derrière les oreilles ; il est vrai que celles-là sont assez clairsemées.

Ce fut à partir de ce moment que Hansli commença à prendre du cœur à l’ouvrage ; sa charrette était pour lui sa ferme ; il travaillait avec grande joie, et la joie est bien autre chose que la mauvaise humeur ; elles se ressemblent l’une à l’autre comme une hache bien aiguisée ressemble à une hache toute émoussée pour fabriquer du bois. Les paysans de Rychiswyl furent enchantés du jeune garçon. Il n’en était pas un qui ne lui dît :

– Quand tu n’auras plus de brindilles, tu n’as qu’à en prendre dans ma pâture ; mais n’endommage pas mes arbres, et pense à nos femmes, qui dans un an usent des balais que le diable n’y pourrait suffire.

Hansli n’y manquait pas, aussi était-il au mieux avec toutes les fermières. Pour des balais, elles n’avaient pas d’argent disponible, les hommes étant chargés de leur en fournir ; mais on sait comme cela va à cet égard. Bien souvent les hommes sont trop paresseux déjà pour faire des copeaux, à plus forte raison pour faire des balais. Aussi, bien souvent les femmes étaient-elles dans la plus grande disette de balais, et la paix du ménage avait beaucoup à en souffrir. Maintenant Hansli était là avant qu’on n’y eût pensé, et bien rarement une paysanne était obligée de lui dire :

– Hansli, ne nous oublie pas, nous sommes au dernier.

Avec cela, ses balais étaient superbes. C’était bien autre chose que ceux que les hommes faisaient en rechignant, en les liant mal, ou en les rendant si bourrus, qu’on les eût dits faits de paille d’avoine. Hansli dans ce cas-ci donnait naturellement ses balais pour rien, et cependant ce n’étaient pas les meilleur marché qu’il plaçait ainsi, non seulement à cause des brindilles qu’on lui donnait gratis, mais encore à cause de tous les cadeaux qu’on lui faisait tout le long de l’année, en fait de pain, de lait et de toute sorte de choses pareilles, qu’une paysanne a sous la main, et quelle donne sans y regarder de bien près. Aussi rarement on battait le beurre sans lui dire :

– Hansli, nous battons le beurre demain, si tu apportes un pot, tu auras du battu.

Des fruits, il en avait plus qu’il n’en pouvait manger, et quant au pain, il en avait également bien peu à acheter. De cette façon cela ne pouvait manquer que Hansli ne fît bien ses affaires, car il était économe. Quand il dépensait un batz le jour qu’il allait à la ville, c’était tout le bout du monde. Le matin sa mère avait d’abord soin qu’il eut bien à déjeuner, après quoi il prenait encore quelque chose dans sa poche, sans compter que par-ci par-là, on lui donnait aussi à manger dans les cuisines où il était bien connu. Enfin il ne s’imaginait pas devoir manger aussitôt qu’il en avait envie. Qu’importe la faim, quand on sait où trouver à manger ; on n’en mange qu’avec un meilleur appétit. Mais avoir faim et ne pas savoir où l’on retrouvera quelque chose à se mettre sous la dent, voila ce qui fait mal. Quant à cela, Hansli savait qu’aussitôt qu’il rentrerait chez lui, et qu’il aurait remisé sa marchandise, il pourrait manger tout à son appétit, et que sa mère y aurait pourvu fidèlement. Elle savait ce que c’était pour un homme, quand il rentre au logis, de trouver à manger ou de ne rien trouver. Celui qui sait trouver quelque chose chez lui ne s’arrête pas dans les auberges ; il rentre l’estomac vide, et le garnit, en se complaisant dans son chez lui. Tandis que celui qui ne trouve rien au logis s’arrête en route, rapporte un estomac garni, et se déplaît chez lui, où il ne fait plus que de grogner. Hansli n’était pas avare, mais économe ; pour les choses utiles et convenables, il ne regardait pas à l’argent. En fait de nourriture et de vêtement, il voulait que sa mère fût bien traitée. Il se fit à lui-même un bon lit. Quand il était venu à bout de s’acheter un beau couteau ou un autre outil, il était aux anges.

Lui-même il s’habillait bien, non chèrement, mais solidement. Celui qui a bon œil reconnaît vite, à la vue des maisons et des gens, si on est en hausse ou en baisse. Quant à Hansli, il était facile de voir qu’il était en hausse, non pas sans doute à son élégance, mais à sa propreté et à son air soigné. Aussi tout le monde aimait-il à le voir, et était bien aise de le savoir ainsi prospérer, non par la fraude, mais par le travail. Avec cela, il n’oubliait pas non plus la prière. Le dimanche, il ne faisait pas de balais ; le matin il allait au sermon, et l’après-midi il lisait un chapitre de la Bible à sa mère, dont la vue dépérissait ; ensuite il se donnait à lui-même un plaisir personnel. Ce plaisir consistait à aller chercher son argent pour le compter, le regarder et calculer de combien il avait augmenté, et de combien il augmenterait encore, etc. Dans cet argent, il y avait de fort jolies pièces, surtout de belles pièces blanches. Hansli était fort pour les échanges ; il acceptait volontiers la monnaie ; mais il ne la gardait pas longtemps, il lui semblait toujours que le vent y pénétrait trop facilement et l’emportait trop vite. Les pièces blanches neuves lui faisaient un plaisir extrême, surtout les beaux Thalers de Berne avec l’ours et le superbe Suisse d’autrefois. Quand il avait pu en attraper un de ceux-là, il en était tout heureux pendant plusieurs jours. Cependant il avait aussi ses chagrins et ses mauvais jours. C’était par exemple un bien mauvais jour pour lui que celui où il perdait une pratique ou croyait l’avoir perdue ; que celui où il avait compté placer une douzaine de balais quelque part, et où il se voyait brusquement repoussé avec ces mots :

– Nous sommes déjà pourvus !

Il était sans doute arrivé une servante nouvelle, qui ne connaissait pas le fameux petit marchand de balais, et c’est pourquoi elle s’était mise à lui crier ainsi avec sa voix rauque du haut de l’escalier :

– Merci, nous n’en avons pas besoin !

Hansli ne devinait pas la véritable cause de ce refus, ignorant que bien des gens changent de cuisinière aussi souvent que de chemise, et quelquefois même plus souvent. Il se demandait alors avec surprise en quoi il avait pu manquer, si ses balais n’avaient pas été bien liés, ou si on l’avait décrié. Il prit d’abord cela très à cœur, s’en tourmentait pendant la nuit, et ne pouvait dormir avant d’en avoir découvert le vrai motif. Mais bientôt il traita la chose avec beaucoup plus de sang-froid, même quand une cuisinière qui le connaissait très bien le rebutait ainsi. Il pensait :

– Bah ! les cuisinières sont des créatures humaines comme les autres ; quand Monsieur ou Madame les ont brusquées, parce qu’elles ont trop poivré la soupe, ou trop salé la sauce, ou bien quand leur Schatz (amoureux) est parti pour le pays du poivre, ces pauvres filles ont bien le droit de rebuter aussi les autres.

Cependant, la suite des temps lui valut de plus mauvais jours encore, qu’il ne parvint jamais à accepter de sang froid. Il connaissait personnellement à peu près tous ses bouleaux ; il avait même donné à part lui à ses saules et à quelques autres arbres en particulier des noms comme Liseli, Anne-Mareili, Roseli, etc. Ces arbres le tenaient en joie toute l’année, et il se partageait soigneusement le plaisir de cueillir leurs brindilles. Il traitait les plus beaux avec délicatesse, et portait les balais de ceux-là à ses meilleures pratiques. Il est vrai de dire aussi que c’étaient des maîtres-balais. Mais quand il arrivait ainsi tout joyeux à ses saules, et qu’il voyait sa Liseli ou sa Roseli toute écornée et toute martyrisée du haut en bas, son cœur se serrait si fort que les larmes lui en coulaient sur les joues, et son sang devenait à l’instant si chaud, qu’on eût pu y allumer des allumettes. Cela le rendait malheureux pour longtemps ; il ne pouvait l’avaler, et ne demandait plus qu’une chose, c’est que le voleur lui tombât dans les griffes, non pas à cause de la valeur des brindilles ; mais parce qu’il lui avait dévalisé ses arbres. Si Hansli n’était pas grand, il savait du moins se servir de sa force et de ses membres, et se sentait le cœur plein de courage. Sur ce point-là il ne voulait absolument pas obéir à sa mère, qui le suppliait pour l’amour de Dieu de ne plus s’occuper de ces gens qui pourraient le tuer ou faire quelque malheur. Mais Hansli ne s’informait pas de tout cela, il guettait et rôdait jusqu’à ce qu’il surprît quelqu’un. Alors c’étaient des coups et des batailles formidables, au milieu de ces arbres solitaires. Parfois Hansli l’emportait, parfois aussi il rentrait au logis tout en désordre. Mais en tout cas il y gagna au moins ceci, que dorénavant on laissa ses saules de plus en plus tranquilles, comme cela arrive toujours quand une chose est défendue avec bravoure et persévérance. Pourquoi s’attirerait-on des coups pour une chose que l’on peut avoir ailleurs sans danger ? Tout cela faisait que les paysans de Rychiswyl étaient enchantés de leur courageux petit garde champêtre. Quand l’un ou l’autre le voyait avec ses cheveux ébouriffés, il ne manquait pas de lui dire :

– Ça ne fait rien, va, il aura tout de même sa danse, avertis-moi quand tu remarqueras de nouveau quelque chose, j’irai avec toi, et nous lui ferons passer pour toujours ses envies de balais.

Et Hansli l’avertissait quand il avait effectivement remarqué quelque chose. Alors le paysan se cachait ; Hansli faisait l’attaque, l’adversaire, se croyant le plus fort, ne se sauvait pas, attendait et voulait faire comme la dernière fois. Une fois le voleur saisi, le paysan se montrait, et tout était dit. Alors le maraudeur eût volontiers joué des jambes, mais Hansli ne le lâchait pas avant qu’il n’eût été rossé convenablement, et qu’il ne lui restât plus un cheveu sur la tête.

C’était là en effet un très efficace remède contre les pillards de bouleaux, et en suite duquel Mareili et Babeli furent en parfaite sécurité dans les pâtures les plus désertes. Ainsi Hansli passa quelques années sans s’en apercevoir, et sans s’imaginer que cela pût jamais changer. Une semaine passait pour lui comme l’aiguille de l’horloge, sans qu’il sût comment. Le mardi, jour du marché de Berne, arrivait avant qu’il y eût songé, et le mardi n’était pas sitôt loin, que le samedi se retrouvait déjà là, et qu’il fallait aller à Thoune, bon gré mal gré ; car comment les gens de Thoune eussent-ils pu s’en tirer sans lui ? Entre-temps il avait assez à faire à préparer son chargement, et à contenter ses voisins, c’est-à-dire ceux d’entre eux qui lui convenaient. Notre Hansli était homme, et tout homme, quand sa position le lui permet, a de gracieux ou de disgracieux caprices.

Quand une fois on lui avait marché sur le pied, il fallait être bien adroit pour obtenir jamais de lui le moindre balai. La dame du pasteur par exemple n’eût pas été dans le cas d’en avoir un, même en le payant deux fois sa valeur. Elle avait beau lui en faire demander ; toutes les fois il se disait bien fâché de n’en plus avoir. C’est qu’un jour elle lui avait dit qu’il était comme les autres, qu’il se contentait de mettre seulement à l’entour quelques brindilles un peu longues, pendant qu’à l’intérieur ce n’était plus que de mauvais brindillons.

– Alors, autant vaut que vous preniez vos balais près d’un autre, lui répondit-il, et il n’en démordit pas ; si bien que la dame mourut avant d’avoir pu obtenir jamais de lui l’ombre d’un nouveau balai.

Un mardi il s’en allait à Berne avec une énorme charretée des plus jolis balais, tous cueillis sur ses arbres préférés, c’est-à-dire sur Roseli, Mareili et compagnie. Il tirait de toutes ses forces et suait à l’avenant. Il s’étonnait que sa charrette n’allât plus d’elle-même comme dans le principe ; cela tirait réellement par trop fort, et il fallait que cela fût dérangé quelque part. À chaque instant il était obligé de s’arrêter pour reprendre haleine et pour essuyer son front.

– Si seulement j’étais au-dessus de la côte du Stalden ! se disait-il.

Il était ainsi arrêté prés du petit bois de Muri, juste près du banc où les femmes reposent leur panier. Sur ce banc se trouvait une jeune fille, tenant à côté d’elle un petit paquet et pleurant à chaudes larmes. Hansli, qui avait bon cœur, lui demanda :

– Pourquoi pleures-tu ?

La jeune fille lui raconta qu’elle était obligée d’aller à la ville, et que cela l’effrayait tant qu’elle n’osait presque pas ; que son père était cordonnier, et que toutes ses meilleures pratiques étaient en ville. Il y avait déjà bien longtemps qu’elle y portait ainsi des souliers, et rien ne lui était jamais survenu. Mais voilà qu’il était arrivé en ville un nouveau gendarme bien méchant, qui l’avait déjà bien des fois tourmentée quand elle arrivait ainsi le mardi à la porte, en la menaçant, si elle revenait, de lui prendre ses souliers et de la mettre en prison, parce qu’il était défendu de colporter ainsi des souliers par les portes. Elle avait eu beau dire et beau faire ; il n’avait rien voulu écouter. Elle avait demandé à son père de ne plus l’envoyer, mais son père était un homme sévère comme un soldat prussien, qui lui avait dit de toujours aller, et que si on lui faisait du mal, c’est à lui qu’on aurait affaire. Mais à quoi cela pouvait-il lui servir ? Elle n’en aurait pas moins la frayeur et la honte d’être arrêtée par les gendarmes.

Hansli se sentit pris de compassion, surtout à cause de la confiance que la jeune fille avait eue de lui raconter ainsi sa peine, ce que certainement elle n’eût pas fait à tout le monde. Mais elle a bien vu tout de suite que je ne suis pas méchant, pensait-il, et que j’ai bon cœur. Pauvre Hansli ! mais après tout, c’est la foi qui sauve, à ce que l’on prétend !

– Eh bien, tiens, dit-il, je vais t’aider ; donne-moi ton sac, je vais le mettre dans mes balais, et personne ne le verra. Je suis très connu ; il ne viendra en idée à personne que tes souliers sont là dedans. Tu n’as qu’à me dire où je dois les déposer, ou bien où je dois t’attendre ; puis, tu me suivras de loin, et personne ne s’imaginera qu’il y a quelque chose entre nous.

La jeune fille ne fit pas de compliments.

– Tu es vraiment trop bon, dit-elle avec une figure plus sereine.

Elle apporta son paquet, et Hansli le cacha si bien que pas un chat n’eût été dans le cas de l’apercevoir.

– Veux-tu que je pousse ou bien que je t’aide à tirer ? demanda la jeune fille, comme s’il allait de soi qu’elle dût aussi faire sa part de la besogne.

– Comme tu aimeras le mieux, quoique cela ne soit pas bien nécessaire ; car ce n’est pas une paire de souliers qui augmente beaucoup la charge. La jeune fille commença par pousser ; mais cela ne dura pas longtemps, et bientôt elle se trouva devant, à tirer aussi à la limonière.

– Il me semble que ça va mieux comme cela, dit-elle. Comme on doit le penser, elle tirait de toutes ses forces, ce qui ne l’empêchait cependant pas de respirer, et même de continuer à raconter tout ce qu’elle avait par la tête et par le cœur.

Ils étaient arrivés au dessus de la côte du Stalden, sans que Hansli sût comment cela s’était fait ; la grande allée lui semblait s’être raccourcie de moitié.

Là, on fit ses dispositions, et la jeune fille resta en arrière, pendant que Hansli, avec le sac et ses balais, entrait sans la moindre difficulté en ville, où il remit à la jeune fille son paquet également sans accident ; mais à peine avaient-ils eu le temps de se dire un mot, que la cohue des gens, du bétail et des voitures les sépara ; Hansli étant bien obligé de surveiller sa charrette, pour qu’elle ne fût pas mise en pièces. Ainsi finissait la connaissance des deux enfants. Cela fâchait assez Hansli ; cependant il n’y réfléchit pas plus longtemps, encore moins le prit-il à cœur. Nous ne pouvons malheureusement pas affirmer que la jeune fille eût fait sur lui une impression ineffaçable, d’autant mieux qu’elle n’était guère façonnée pour cela. C’était une fillette trapue, à large figure. Ce quelle avait de plus beau, c’était un bon cœur, et une ardeur à l’ouvrage infatigable, mais tout cela, pour l’ordinaire, ne se fait pas beaucoup remarquer au dehors, et bien des gens n’y font guère attention.

Cependant le mardi suivant, quand Hansli se revit à sa charrette, il la trouva extrêmement lourde ; – je n’aurais pas cru, se dit-il alors, quelle différence il y a d’être deux pour tirer, ou de n’être qu’un. Sera-t-elle encore là, pensa-t-il, en arrivant près du petit bois de Muri, je lui prendrais bien volontiers son sac, si elle voulait encore m’aider à tirer, car aussi bien le chemin n’est nulle part si laid que d’ici à la ville. Et voilà que précisément la jeune fille se retrouva sur le même banc que huit jours auparavant, avec cette différence, cependant, qu’elle ne pleurait pas.

– As-tu encore quelque chose à me donner, demanda Hansli, à qui la seule vue de la jeune fille faisait déjà trouver sa charrette beaucoup plus légère.

– Ce n’est pas uniquement pour cela que j’ai attendu, répondit la jeune fille ; je n’aurais rien eu à porter à la ville, que je fusse tout de même venue ; car, il y a huit jours, je n’ai pas pu te remercier, ni te demander si ça coûtait quelque chose.

– Il ne manquerait plus que cela ! Mais tu m’as servi de doublier, et je ne t’ai pas non plus demandé combien je te devais pour m’avoir aidé à tirer.

Comme cela allait de soi, la jeune fille apporta son paquet, Hansli le cacha, et elle alla se mettre à la limonière, comme si elle eut fait cela par cœur.

– J’étais déjà un peu loin de chez nous, dit-elle, quand il m’est venu en idée que j’aurais dû prendre une corde, qu’on aurait attachée derrière la charrette, et cela serait mieux allé ; mais une autre fois, si je reviens, je ne l’oublierai pas.

Cette association de mutuelle assistance se trouva constituée sans longs débats diplomatiques et de la manière la plus simple. Ce jour-là, il arriva même qu’ils purent revenir ensemble, aussi longtemps que leur route demeura commune ; toutefois, ils furent assez prudents l’un et l’autre, pour ne pas se montrer ensemble devant les gendarmes aux portes de la ville.

Depuis quelque temps la mère de Hansli était vraiment enchantée de son fils. Il lui semblait qu’il était plus gai, disait-elle. Il sifflait et chantait maintenant toute la sainte journée, et il se requinquait à n’en plus finir. Tout dernièrement, il venait d’acheter une redingote de droguet, dans laquelle il avait presque tout l’air d’un vrai bailli. Mais elle ne pouvait y trouver à redire ; car il était si bon pour elle, il fallait bien que le bon Dieu l’en récompensât ; pour quant à elle, elle n’en était pas dans le cas ; ne pouvant plus que prier pour lui. Il ne faut pourtant pas croire, disait-elle, qu’il met tout à sa toilette, il a aussi de l’argent. Si Dieu lui prête vie, je parie même qu’un jour, il arrivera à avoir une vache ; il y a déjà longtemps qu’il parle d’une chèvre ; mais tout cela ce n’est pas moi qui le verrai ; après tout, je n’y tiens pas, et je ne prétends pas que cela doive être absolument.

– Mère, dit un jour Hansli, je ne sais comment cela se fait ; mais la charrette devient plus lourde, ou bien moi plus faible ; depuis quelque temps je ne puis presque plus la gouverner tout seul. Ça me devient par trop difficile, surtout pour aller du côté de Berne, où il y a tant de montées.

– Je le crois bien, dit la mère, pourquoi aussi charges-tu toutes les semaines davantage ; ça m’a déjà mise bien des fois en souci pour toi, parce qu’on s’en ressent quand on est vieux. Mais il faut y prendre garde. Mets trois ou quatre douzaines de moins, et alors ça roulera comme auparavant.

– Cela, mère, c’est impossible ; car je n’en ai déjà jamais assez ; pour aller à Berne deux fois la semaine, je n’en ai pas le temps, il faut bien que j’aille aussi à Thoune, c’est là que j’ai tout mon meilleur monde.

– Mais, Hansli, si tu trouvais une bourrique ? J’ai déjà entendu dire bien des fois que c’étaient les bêtes les plus commodes du monde ; cela ne coûte presque rien, cela ne mange presque rien, et des choses peu coûteuses, puis ça est fort comme un cheval, sans compter qu’on peut se servir du lait..... non pas que j’en aie envie ; mais c’est seulement pour dire.

– Non, mère, dit Hansli, elles sont entêtées comme des diables, au point que parfois on est longtemps sans pouvoir rien en obtenir, et d’ailleurs, à quoi l’emploierais-je les cinq autres jours ? Non, mère, c’est à une femme que j’avais pensé ; hein, quand dites-vous ?

– Mais, Hansli, il me semble qu’une chèvre ou une bourrique vaudrait bien mieux ; quelle idée est-ce qui t’est venue là ? que veux-tu faire d’une femme ?

– Tiens, parbleu, j’en ferai ce qu’en font les autres, dit Hansli ; et puis je pensais qu’elle m’aiderait à traîner la charrette, et elle va plus d’une fois mieux quand une m’aide ; sans compter que dans l’intervalle elle pourrait planter des pommes de terre et m’aider à faire les balais, ce qu’il serait bien impossible d’obtenir d’une chèvre ou d’une bourrique.

– Mais Hansli, crois-tu donc en trouver une qui t’aide à traîner la charrette, et qui puisse s’entendre à tout le reste ? demanda significativement la mère.

– Oh ! mère, il y en a une qui m’a déjà aidé bien des fois à la charrette, répondit Hansli, et qui serait bonne aussi pour bien d’autres choses ; mais quant à savoir si elle veut devenir ma femme, je ne le lui ai pas encore demandé. J’ai pensé que je voulais d’abord vous le dire.

– Fichu garçon, va ! qu’est-ce que tu me dis là ? Je n’y comprends plus rien, s’écria la mère. Est-ce que tu es aussi comme cela ? Le bon Dieu lui-même me l’aurait dit, que je ne l’aurais pas cru. Qu’est-ce que c’est ? Il y en a une qui t’a aidé à ta charrette. Est-ce que tu l’as engagée exprès pour cela ? Eh bien, fiez-vous donc aux hommes maintenant !

Hansli se mit à raconter l’histoire, et comment cela était arrivé par hasard, et comme quoi cette fille était faite justement tout exprès pour lui ; une fille exacte comme une horloge, pas élégante, pas dépensière, et qui tirait à la charrette comme pas une vache ne pourrait le faire.

– De tout cela je n’ai pas encore parlé avec elle ; mais je crois cependant ne pas lui être désagréable. Elle m’a bien dit des fois qu’elle n’était pas pressée de se marier ; mais que si elle trouvait à le faire de manière à n’être pas encore plus mal qu’elle n’est à présent, elle serait bientôt décidée, et le ferait. Elle sait pourtant bien aussi pourquoi elle est au monde. Ses petits frères et sœurs croissent après elle, et elle sait bien comme cela tourne et comment les plus jeunes sont toujours les plus chéris, car on ne tient plus compte aux aînés d’avoir été obligés de traîner si longtemps avec eux les plus jeunes.

Tout cela ne déplut pas trop à la mère, et plus elle rumina toutes ces choses si inattendues, en y réfléchissant, et plus cela lui sembla convenable. Elle se mit alors en quête d’informations, et apprit que personne n’en savait le moindre mal. On lui dit que cette fille faisait tout ce qu’elle pouvait pour aider ses parents ; mais qu’avec cela, il n’y aurait pas là grand-chose à pêcher.

– Eh bien ! c’est d’autant mieux, pensa-t-elle, car au moins alors ils n’auront pas de reproches à se faire.

Le mardi suivant, pendant que Hansli préparait sa charrette, sa mère lui dit :

– Eh bien, parle à cette fille ; si elle consent, je suis d’accord ; mais je ne peux lui courir après ; dis-lui de venir chez nous dimanche, que je la voie ; et au moins alors on pourra se parler. Si elle veut être gentille, cela ira bien ; aussi bien faut-il que cela arrive une fois.

– Mais, mère, cela n’est écrit nulle part qu’il faut que cela arrive ; si cela ne vous convient pas, rien n’empêche de laisser aller cela à vau-l’eau, répondit Hansli.

– Voyons, ne fais pas la bête ; dépêche-toi de partir, et dis à cette fille que si elle veut être ma bru, j’en suis toute d’accord, je ne demande pas mieux.

Hansli partit et trouva la jeune fille. Une fois qu’ils furent bien en train de tirer, lui à sa limonière et elle à sa corde, Hansli se mit à dire :

– Ça va pourtant bien la moitié plus vite, quand on est ainsi deux à la même charrette. Samedi dernier je suis allé à Thoune, et je me suis éreinté.

– Oui. J’ai déjà bien pensé des fois, dit la jeune fille, que tu étais bien nigaud de ne pas prendre quelqu’un avec toi : toutes les affaires te seraient une fois plus faciles, et tu gagnerais d’autant plus.

– Que veux-tu, dit Hansli, quelquefois on pense trop tôt à une chose, et quelquefois trop tard ; on est toujours homme. Mais à présent il me semble tout de même que je voudrais en avoir une ; si tu étais d’avis, tu serais pour moi justement la bonne. Si cela te convient, je me marie avec toi.

– Eh ! pourquoi pas, si tu ne me trouves ni trop laide, ni trop pauvre, répondit la jeune fille. Une fois que tu m’auras, il sera trop tard pour me mépriser. Quant à moi, je ne puis guère mieux rencontrer ; on trouve toujours un homme ; mais aussi de quelle espèce ! Pour moi tu es assez brave ; tu soignes tes affaires, et tu ne traiteras pas, je le crois, une femme comme un chien.

– Ma foi, elle sera aussi maîtresse que moi ; si elle n’est pas contente comme cela, je ne sais qu’y faire, répondit Hansli. Pour quant à être plus mal avec moi que tu n’as été jusqu’à présent, cela je ne le crois pas. Si cela te convient, viens chez nous dimanche ; c’est ma mère qui m’a dit de te le dire ; si tu veux être sa bru, elle ne demande pas mieux.

– Hé mais ! que puis-je vouloir de plus ? Je suis habituée à me soumettre, et à prendre les choses comme elles viennent, tantôt plus mal, tantôt moins mal, tantôt plus aigres, tantôt moins. Je ne me suis jamais imaginé qu’une mauvaise parole faisait un trou, sans quoi je n’aurais plus depuis longtemps sur le corps un seul morceau de peau large comme un kreutzer. Mais avec tout cela, il faut aussi que je prévienne mes parents, ainsi que c’est la coutume. Du reste, ils ne seront pas opposés à cela ; ils sont encore assez de monde chez nous. Ils seront déjà tout aises de laisser aller ce qui veut partir.

Et c’est aussi ce qui arriva. Le dimanche la jeune fille apparut en effet à Rychiswyl. Hansli l’avait bien renseignée, aussi n’eut-elle pas à demander longtemps pour savoir où demeurait le marchand de balais. La mère lui fit passer un bon examen sur le jardinage et la cuisine, et voulut savoir de quel livre de prières elle se servait ; si elle savait lire dans le Nouveau Testament et aussi dans la Bible,... car cela allait mal pour les enfants, et c’est eux qui en pâtissaient, quand la mère ne s’entendait pas bien là-dessus, disait la vieille.

La jeune fille lui plut, et l’affaire fut conclue.

– Tu n’en auras pas là une belle, dit-elle à Hansli, devant la jeune fille, et pour quant à la richesse, tu n’auras pas non plus à te vanter beaucoup. Mais cela ne fait rien. Ce n’est pas la beauté qui donne de quoi vivre, et avec la richesse, il y en a bien qui s’attrapent en cherchant à en avoir une riche, pour se trouver à la fin obligés de payer les dettes du beau-père. Quand on est bien portant, et qu’on a le travail dans les bras, on s’en tire toujours. Tu auras peut-être bien deux bonnes chemises et deux habillements, de manière à n’être pas mise le dimanche comme les jours d’œuvre ?...

– Oh ! il n’y a pas de doute, dit la jeune fille ; pour quant à cela, il ne faut pas vous tourmenter. J’ai une chemise toute neuve, deux autres qui sont très bonnes, et encore quatre autres, qui, à la vérité, ne sont plus entières. Mais la mère a dit que j’en aurais encore une, et le père, qu’il me ferait mes souliers de noce, et que ça ne me coûterait rien. Avec cela, j’ai une marraine tout à fait bonne, qui me donnera bien sûr aussi quelque chose de beau ; peut-être une poêle à frire, que sais-je ? ou une casserole ; sans compter que peut-être un jour j’en hériterai bien aussi de quelque chose. Elle a des enfants, c’est vrai, mais ils pourraient mourir.

Parfaitement satisfaits des deux côtés, surtout la fille, à qui l’habitation si proprement tenue de Hansli, comparée à leur échoppe de cordonnier pleine de cuir, de formes et d’enfants, semblait un palais, ils se séparèrent pour se retrouver bientôt et ne se plus quitter. C’est aussi ce qui arriva. Comme personne ne faisait d’opposition et que les préparatifs étaient faciles, puisque, attendu que des souliers neufs et une chemise neuve sont bientôt bâclés, surtout quand on a la marchandise pour cela, Hansli ne fut plus seul pour mener sa charrette à Thoune, un mois après ; aussi, chose curieuse ! la vieille charrette se trouva de nouveau toute légère, et sembla de nouveau aller pour ainsi dire toute seule. Il n’aurait pas cru, disait-il, qu’une charrette pût ainsi changer en bien, et à beaucoup de gens cela pourrait servir d’exemple. Plus d’une jeune fille reprocha intérieurement son choix à Hansli, en se disant quelle aussi aurait bien pu lui convenir. Si elle s’était imaginé qu’il était si pressé, elle serait bien allée se mettre sur son chemin, de manière à l’empêcher de regarder cette vilaine trogne de fille. Elle n’aurait guère cru que Hansli fût si bête, lui qui aurait pu se marier tout autrement, s’il avait eu le bon esprit de la choisir. De sûr, on ne sera pas encore au carnaval qu’il s’en repentira déjà ; tant pis pour lui, c’est sa faute ; comme on fait son lit, on se couche.

Mais Hansli n’avait pas été bête du tout, et il n’eut pas à se repentir. Il avait une petite femme juste comme il la lui fallait ; une petite femme modeste, laborieuse, pas exigeante, qui le rendit aussi heureux que s’il eût épousé le ciel en personne.

Il est vrai qu’elle n’aida pas longtemps Hansli à tirer sa charrette ; il se trouva bientôt obligé de nouveau de la tirer tout seul ; mais aussi, quand une fois il se vit un moutard, il se consola.

– Quel gaillard ! dit-il en le voyant, dans un clin d’œil il va être grand à pouvoir m’aider.

Et là-dessus il retournait seul à sa charrette, sans même s’en apercevoir.

Bientôt, il est vrai, sa femme voulut lui revenir en aide.

– Si nous nous dépêchons un peu de rentrer, le petit attendra bien, disait-elle, avec cela que la grand-mère peut très bien lui donner à boire pendant que nous n’y serons pas. Mais le moutard était d’un autre avis, et les fit marcher à sa guise. Ils se dépêchèrent de rentrer tant qu’ils purent ; cependant, ils étaient presque encore à une demi-lieue de chez eux, que tout à coup la femme s’écria :

– Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on entend ?

C’étaient des cris comme ceux d’un petit cochon que l’on aurait saigné.

– Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a donc ? s’écria-t-elle de nouveau, en quittant la charrette et partant au galop.

C’était la grand’mère, que les cris du moutard avaient mise dans d’horribles angoisses, et qui n’avait rien imaginé de mieux que de venir l’apporter à la rencontre de la mère, tant elle avait peur qu’il ne tombât en convulsions. Ce gros garçon, cette peur et cette course avaient mis la vieille femme tellement hors d’haleine, qu’il était grand temps que quelqu’un lui prît le moutard. Elle était hors d’elle-même, et cela alla longtemps avant qu’elle pût dire :

– Non, je ne veux plus le garder seule ; de ma vie je n’ai vu un enragé pareil, j’aime mieux traîner la charrette !

Ces braves gens apprirent ainsi ce que c’est que d’avoir chez soi un tyran, si petit qu’il soit.

Mais tout cela n’interrompit pas leur train de ménage ; la petite femme s’occupait bravement chez elle, en jardinant et en aidant à faire les balais. Sans jamais rien brusquer, elle travaillait cependant toujours, et n’était jamais fatiguée, tant les choses lui coulaient facilement des doigts. Hansli était tout surpris de si bien s’en tirer avec une femme, et de voir aussi sa bourse tant grossir. Il loua un petit champ ; la mère vit venir une chèvre qu’on eût dit qui arrivait d’elle-même, et bientôt même une seconde. Quant à une bourrique, Hansli n’en voulait pas entendre parler ; cependant il s’arrangea avec le meunier qui allait avec la voiture en ville, pour le transport d’une partie de ses balais ; ce qui, il est vrai, écrémait bien un peu le profit, et Hansli le regrettait fort, car cela lui faisait mal de voir gaspiller le moindre kreutzer. La vie de Hansli redevint bientôt toute simple et toute unie. Les jours se suivaient à peu près comme les vagues d’un fleuve, sans grande différence de l’une à l’autre. Tous les ans poussaient les brindilles pour faire ses balais ; presque tous les ans aussi, sans se déranger beaucoup, sa femme lui donnait un nouvel enfant. Elle le faisait, et le plantait là. Tous les jours il criait un peu, tous les jours il croissait de même, et dans un tour de main on parvenait à l’utiliser. La grand-mère disait que toute vieille qu’elle était, jamais elle n’avait rien vu de pareil. Cela lui faisait tout l’effet, disait-elle, des petits chats qui, au bout de six semaines, prennent déjà les souris. Et tous ces enfants étaient réellement comme autant de bénédictions ; plus il en venait et plus on gagnait d’argent. Bientôt même, pensez un peu ! la grand-mère vit arriver une vache. Si elle n’eût pas vu de ses yeux Hansli la payer, il eût été presque impossible de la dissuader qu’il l’avait volée. Si la pauvre vieille eût vécu deux années de plus, elle eût même vu Hansli devenir propriétaire de la maisonnette qu’elle avait habitée si longtemps, avec un droit de coupe qui leur donnait du bois plus qu’il ne leur en fallait, et de la terre assez pour tenir une vache et deux moutons, qui sont bien commodes quand on a des enfants qui mettent des bas de laine. Sur tout cela Hansli redevait certainement beaucoup ; mais c’était de l’argent bien placé, et qu’on ne lui demanderait pas, tant qu’il payerait bien les intérêts. Du reste, si Dieu lui prêtait vie, ces dettes ne l’inquiétaient pas, disait-il, et avec raison. Hansli put apprendre alors par expérience que les premiers kreutzers sont les plus difficiles à épargner. Il y a toujours par là un trou par lequel ils veulent s’échapper, ou une bouche qui veut les engloutir. Quand une fois on est parvenu à n’avoir plus de dettes et qu’on se trouve complètement habillé, sans avoir prodigué plus que de raison, alors cela commence à aller. La terre alors semble croître sous vos pas, tout vous profite davantage, le ruisseau s’agrandit, les bénéfices deviennent toujours plus faciles et plus considérables ; à une condition, cependant : c’est que l’on ne change en rien sa manière de vivre. Les écueils et les bancs de sable sont tout près les uns des autres, et le passage entre eux est singulièrement étroit. Car on voit alors les besoins sortir de terre pendant la nuit, comme les champignons sur un fumier ; sinon pour le mari, au moins pour la femme ; sinon pour les parents, au moins pour les enfants. Tout à coup mille choses se trouvent nécessaires, auxquelles on n’avait jamais pensé jusque là, et on a honte de bien d’autres encore, à l’égard desquelles on avait été jusqu’alors sans le moindre souci. On s’exagère la valeur de ce qu’on a, parce qu’on n’avait rien auparavant. On s’exagère sa propre valeur, parce qu’on s’attribue à soi-même le mérite du succès ; on s’exagère l’avenir, en le regardant comme la continuation nécessaire du passé, et c’est ainsi qu’on en vient à changer sa manière de vivre. Dans la proportion de ce que l’on dépense, diminuent le travail et le profit, et l’on retombe de toute la hauteur à laquelle on était parvenu. La somptuosité s’en va comme elle était venue ; car aujourd’hui, comme dans tous les temps, l’orgueil est l’avant-courrier de la chute et de la ruine.

Mais quant à Hansli, il n’en était pas ainsi. Il continuait à vivre et à travailler toujours de même, ne dépensant toujours presque rien à l’auberge ; aussi se réjouissait-il d’autant plus de trouver quelque chose de chaud en rentrant chez lui, et il y faisait honneur. En lui, rien ne fut changé, si ce n’est que peu à peu sa force pour travailler devenait toujours plus grande. Sa petite femme possédait, sans le savoir, l’art si difficile d’utiliser presque aussitôt les enfants, de leur apprendre à se servir eux-mêmes, chacun selon son âge ; tout cela, sans beaucoup de paroles, et sans bien savoir elle-même comment elle en venait à bout. Un pédagogue n’eût pas été dans le cas, non plus, d’obtenir d’elle à cet égard la moindre explication. Ces enfants se gardaient entre eux, aidaient au père à faire ses balais, et à la mère à faire son ménage ; pas un n’avait la moindre idée des douceurs de la fainéantise, ni de la rêveuse flânerie, et cependant pas un n’était surchargé de besogne, ni négligé quant à la nourriture et à la bonne tenue. Ils poussaient comme des saules le long d’un ruisseau, pleins de vigueur et de gaieté. Les parents n’avaient pas le loisir de folâtrer avec eux ; mais les enfants n’en sentaient pas moins leur amour. Ils voyaient qu’ils étaient contents d’eux, quand ils faisaient bien leur ouvrage. Leurs parents priaient avec eux ; le dimanche le père leur lisait un chapitre, qu’il leur expliquait ensuite comme il pouvait, et, à cause de cela aussi, les enfants étaient pour lui pleins de respect, le considérant comme le père de famille qui cause avec Dieu lui-même, et qui va lui dire quand les enfants n’obéissent pas.

Le degré de respect des enfants pour leurs parents dépend toujours de la manière dont les parents de ceux-ci se comportent à l’égard de Dieu. Pourquoi tous les parents n’y réfléchissent-ils pas davantage ? Oui, notre Hansli était pour les autres gens, aussi bien que pour les siens, une sorte de porte-respect. Il était si décidé et si sûr, les paroles pleines de bon sens abondaient en lui ; toujours honorable en toute chose, il ne faisait jamais ni le riche, ni non plus le mendiant, de sorte que bien des belles dames venaient exprès à la cuisine, quand elles entendaient que le marchand de balais était là, pour s’informer comment cela allait à la campagne, et comment tournait telle ou telle chose. Dans bien des maisons même, on lui confiait le soin de faire les provisions d’hiver, ce qui lui faisait gagner bien des jolis batz. À Thoune, il est vrai, ce n’était pas précisément le cas ; car là, mesdames les conseillères sont des demi-paysannes, qui labourent elles-mêmes à tout renverser, pour les gens et pour les bêtes. Mais elles venaient cependant à la cuisine, ou l’appelaient même dans la chambre, et passaient bien de jolis quarts d’heure à jaser avec lui, en lui versant du bon vin de Thoune. Car bien qu’elles labourassent elles-mêmes, elles ne pensaient pas n’avoir point le droit de jaser avec qui bon leur semblait, aussi bien que les dames conseillères qui ne labourent pas du tout. La dame du syndic elle-même lui parlait souvent ; c’était pour ainsi dire devenu pour elle un besoin pressant de le voir tous les samedis, et quand elle causait avec lui, il était même bien des fois arrivé à M. le syndic d’être obligé d’attendre la réponse à ce qu’il demandait à sa femme. Après tout, une dame de syndic peut bien se permettre de causer un peu à sa guise une fois la semaine.

Un beau jour il arriva qu’on était au samedi à Thoune, et que cependant il n’y avait pas dans toute la ville l’ombre du marchand de balais. De là aussi, grand émoi et tristes mines. Plus d’une servante était sur le pas de la porte, les poings sur les hanches, en laissant tranquillement à la cuisine, en haut, la soupe et le poêlon s’arranger entre eux de telle façon qu’il n’y avait plus moyen de les séparer.

– Tu ne l’as donc pas vu ? Tu n’en as pas de nouvelles ? se demandaient-elles l’une à l’autre.

Plus d’une dame accourait à la cuisine, et s’apprêtait à habiller du haut en bas sa servante, parce qu’elle ne l’avait pas appelée pendant que le marchand de balais avait été là. Mais elle ne trouvait pas de servante ; elle ne trouvait que ce qui était sur le feu, à puer comme le diable, c’est-à-dire la soupe et le poêlon faisant la noce de compagnie. Madame la syndic elle-même se mit en mouvement, elle interrogea d’abord son monsieur, puis le gendarme. Et comme ils ne savaient rien ni l’un ni l’autre, elle descendit après-midi, de sa personne, dans la basse-ville, pour s’informer de son marchand de balais. Elle était tout à fait au dépourvu ; elle comptait récurer la semaine suivante, et pas un seul balais ! je vous demande ! ! – Mais le marchand ne se montra pas. Pendant toute la semaine on éprouva un vide sensible dans la ville, et une inquiétude énorme le samedi suivant. – Vient-il ? ne vient-il pas ? se demandait tout le monde. Et il arriva ; il arriva en effet ; mais il eût certes mieux fait de rester chez lui. S’il eût voulu répondre à toutes les questions, il en aurait eu pour huit jours à rester à Thoune. Il se contenta de dire à tout le monde qu’il avait été obligé d’aller à l’enterrement.

– À l’enterrement de qui ? demanda madame la syndic, avec laquelle il ne pouvait s’en tirer si brièvement.

– De ma sœur, répondit le marchand de balais.

– Qu’est-ce qu’elle était, et où l’a-t-on enterrée ? continua à demander la dame.

Le marchand de balais répondit brièvement, mais franchement ; aussi madame la syndic s’écria-t-elle tout-à-coup :

– Eh ! mon Dieu ! est-ce bien possible ? vous, le frère de cette servante qui a fait tant de bruit, parce qu’après la mort de son maître, il fut reconnu qu’elle avait été sa femme, et par conséquent qu’elle héritait de tout, et qui mourut aussitôt après.

– C’est précisément ça, répondit sèchement Hansli.

– Mais, bonté du ciel, s’écria madame la syndic, en joignant ses mains ; vous héritez d’au moins cinquante mille couronnes, et vous voilà encore à courir le pays avec vos balais !

– Pourquoi pas ? dit Hansli, cet argent, je ne l’ai pas encore, et pour un pigeon qui est sur le toit, je ne veux pas laisser courir le moineau que j’ai dans la main.

– Un pigeon sur le toit ! s’écria madame la syndic. Ce matin encore nous en parlions, moi et M. le syndic, et il a dit que la chose était sûre ; que le bien revenait au frère.

– Eh bien, ma foi, tant mieux, répondit Hansli ; mais qu’est-ce que je voulais vous demander : – faut-il vous apporter des balais dans huit jours, ou dans quinze ?

– Ah bah ! il est bien question de balais, s’écria madame la syndic, entrons ; il me tarde de voir les yeux que monsieur va ouvrir.

– Mais, madame, je suis un peu pressé ; il y a loin d’ici chez nous, et les jours sont courts.

– Qu’ils soient courts ou qu’ils ne le soient pas, entrons toujours, répliqua impérativement la dame, et Hansli dut obéir, bien entendu.

Elle ne le conduisit pas à la cuisine, mais à la salle à manger, fit dire à monsieur, par la femme de chambre, que Hansli était là, tout en faisant aussi apporter une bouteille de vin ; sur quoi, elle contraignit le marchand de balais à s’asseoir, bien que celui-ci protestât en disant qu’il n’avait pas le temps, et qu’il était obligé d’aller plus loin. Le monsieur fut là dans un clin d’œil, s’assit à table, se versa aussi à boire, porta une santé à Hansli, en lui souhaitant bonheur, et en le forçant à raconter comment cela était arrivé.

– Eh bien donc, je vais vous dire cela en deux mots ; ce n’est pas long. Sitôt après sa confirmation, ma sœur s’en alla donc par le monde pour chercher de l’ouvrage. Elle roula de place en place, et fut très recherchée, à ce qu’il paraît. Quant à chez nous, elle ne s’en occupait guère ; elle n’était venue nous voir que deux fois dans le temps, et depuis la mort de la mère, plus du tout. Je l’ai bien, il est vrai, rencontrée à Berne ; mais jamais elle ne m’a dit de venir la voir, où elle servait ; elle me disait seulement de saluer la femme et les enfants, en ajoutant qu’elle viendrait bientôt ; mais cela n’a jamais eu lieu. Il est vrai qu’elle na pas été longtemps à Berne ; car elle a beaucoup servi dans les châteaux des environs, ainsi que dans la Suisse française, à ce que j’ai appris. Elle avait un sang turbulent et une drôle de tête, qui ne pouvaient jamais rester au même endroit. Mais avec cela, elle était sage et fidèle à toute épreuve, et on pouvait lui confier sans crainte tout ce qu’on voulait. Bientôt le bruit courut qu’elle avait épousé un vieux monsieur riche, qui faisait cela pour punir ses parents, contre lesquels il était très en colère ; mais je n’y avais pas beaucoup cru, ni beaucoup réfléchi. Puis voilà que tout à coup je reçois la nouvelle qu’il fallait me rendre aussitôt près de ma sœur, si je voulais encore la trouver vivante, et qu’elle habitait le pays de Morat. Je partis donc, et arrivai encore assez tôt pour la voir mourir, mais je n’ai pas pu lui dire grand-chose. Une fois qu’elle fut enterrée, je m’en revins vite ; j’étais pressé de rentrer, car depuis que j’étais en ménage, jamais je n’avais perdu tant de temps par le monde.

– Qu’est-ce que c’est ! perdu tant de temps ? Quand on a hérité de cinquante mille couronnes, s’écria madame la syndic. Ah ! ça, est-ce qu’avec cela, vous allez encore continuer à faire des balais et à les colporter ?

– Hé ! mais bien sûr, madame la syndic, dit Hansli ; je ne me fie à la chose qu’à moitié ; il me semble que c’est impossible que j’hérite d’autant. Après tout, on me dit que cela ne peut pas manquer, et que, quand le temps sera passé je recevrai cela en mains, franc et quitte de tout. Maintenant, qu’il en soit ce qu’il voudra ; je n’en continue pas moins à vivre comme par le passé. Si cela allait manquer, les gens, du moins, ne pourraient pas dire : Oh ! il se croyait déjà devenu monsieur, et le voilà tout aise de reprendre sa charrette. Si une fois cet argent m’arrive, je laisserai de côté les balais très volontiers, quoique avec regret, et que cela ne me fasse pas de peine de continuer. Mais cela ferait tout de même causer et rire le monde si je continuais ; et cela, je ne le veux pas non plus. Être paysan, c’est aussi une belle chose ; et une fois qu’on a de l’argent, on trouve assez de fermes à acheter. J’ai, Dieu merci, une maisonnette, avec de la terre assez pour deux vaches, et dans mes courses je me suis souvent dit : Si je n’étais pas marchand de balais, je voudrais être paysan, et peut-être viendrais-je à bout d’acheter comme cela une petite ferme, où tous mes enfants pourraient trouver du travail et du pain ; alors au moins on est solidement établi.

– Mais cette fortune est-elle dans des mains sûres, et ne court-elle pas de danger ? demanda M. le syndic.

– Oui, je le crois, dit Hansli. J’ai essayé tout ce que j’ai pu pour m’en assurer ; j’avais promis de l’argent à cet homme, s’il faisait que l’héritage me revînt. Alors il s’est fâché et a dit : Si c’est à toi, tu l’auras ; si ce n’est pas à toi, l’argent n’y peut rien faire ; quant aux dépenses et aux frais, on en fera le compte en temps et lieu. Alors je vis que la chose était bien placée, et je puis très bien attendre que le temps soit échu.

– Mais, en vérité, dit madame la syndic, je ne comprends pas un pareil sang-froid. On n’a jamais rien vu de pareil dans Israël ; cela me ferait sauter de ma peau, si j’étais votre femme.

– Ne vous en avisez pas, dit Hansli, au moins jusqu’à ce que vous trouviez quelqu’un à même de vous y faire rentrer.

Ce sang-froid et la continuation de son commerce de balais réconcilièrent bien des gens avec cet heureux Hansli, que du reste on enviait si fort, pendant que d’autres traitaient cela de bêtise et de stupidité. Quelques-uns s’imaginèrent que Hansli était bête, et qu’avec un peu de finesse, il leur serait facile de pêcher avec lui en eau trouble. Ils lui couraient après, et cherchaient à lui faire peur, pour avoir ensuite l’occasion de le rassurer en lui offrant leur aide. D’autres voulaient lui acheter la succession, en lui disant qu’il ne pourrait l’obtenir ; car cela occasionnait des procès, dont il n’y a pas moyen de sortir, quand on n’a pas d’argent pour les alimenter.

– Que voulez-vous ? disait Hansli, dans ce monde, on n’est sûr de rien ; c’est pourquoi je veux encore réfléchir ; il sera toujours assez tôt d’examiner cela, si l’affaire s’embrouille.

Mais l’affaire ne s’embrouilla pas. Le temps légal expiré, il reçut l’invitation de venir à Berne ; toutes les difficultés étaient éclaircies.

Quand sa femme le vit revenir si riche, elle se mit à pleurer en poussant les hauts cris. Hansli fut obligé de lui demander, à plusieurs reprises, ce qu’il y avait, et quel malheur était arrivé ?

– À présent, dit enfin la femme, qui pour pleurer plus rarement n’en revenait aussi que plus difficilement à elle-même ; à présent, tu vas me mépriser parce que tu es si riche, et penser que tu voudrais bien en avoir une autre que moi. J’ai fait ce que j’ai pu, jusqu’à ce jour, mais maintenant je ne suis plus qu’une vieille patraque. Si seulement j’étais déjà à six pieds sous terre !

Hansli s’assit alors dans son fauteuil et dit :

– Femme, écoute ; voilà presque trente ans que nous sommes en ménage, tu sais ; ce que l’un voulait, l’autre le voulait aussi. Je ne t’ai jamais rossée ; les mauvaises paroles que nous avons pu nous dire seraient faciles à compter. Eh bien, femme, je te le dis, ne commence pas à être méchante, et à faire ici autrement qu’il n’a été toujours fait. Il faut que tout reste entre nous comme par le passé. Cette succession ne vient pas de moi ; elle ne vient pas de toi ; elle vient du bon Dieu, pour nous deux et pour nos enfants. Je t’en avertis, et tiens-toi-le pour dit, aussi sûr que si c’était écrit dans la Bible : si tu me reparles de cela encore une seule fois, soit en hurlant, soit sans hurler, je te rosserai alors avec une corde neuve, de façon qu’on pourra t’entendre crier d’ici au lac de Constance. Voilà qui est dit ; maintenant fais-en ce que tu voudras.

C’était parler résolument ; beaucoup plus résolument que les notes diplomatiques entre la Prusse et l’Autriche. La femme sut à quoi elle en était. Elle connaissait Hansli, et ne recommença pas sa chanson. Les choses restèrent entre eux comme par le passé. Mais avant d’abandonner ses balais, Hansli essaya encore un tour de sa façon ; il fit cadeau à toutes ses pratiques d’une douzaine de balais, qu’il alla leur porter lui-même. Il répéta bien des fois depuis, et presque toujours avec des larmes dans les yeux, que ce jour-là était celui qu’il pouvait le moins oublier, et qu’il n’aurait jamais cru que les gens l’aimaient tant. Il conserva comme paysan la même activité et la même simplicité ; il pria et travailla comme auparavant ; toutefois, il sut faire cette différence entre le fermier et le marchand de balais, que l’un devait donner ce que l’autre avait eu à recevoir ; il fit honneur à sa position nouvelle aussi aisément qu’à l’ancienne. Il savait depuis longtemps ce qui convenait à une maison de paysan ; il ne l’oublia pas, et sut le réaliser dans la sienne. Ce qu’il avait aimé pour lui-même, il le pratiqua dès lors envers les autres. Il se comporta pareillement à l’égard de ses enfants, et ce n’était pas là le plus facile. Il savait parfaitement qu’il fallait les habiller un peu mieux désormais que des enfants de marchand de balais, mais le point juste où il fallait s’arrêter n’était pas aisé à trouver. Il n’était pas facile de contenter ses enfants, sans donner au public l’occasion de gloser sur le trop ou le trop peu.

Hansli y réussit cependant assez bien, et sa femme fut de son avis. Il habilla ses enfants d’étoffes solides et propres, que pour la plupart ils avaient faites eux-mêmes, mais ne leur souffrit jamais rien de frappant et de criant aux yeux. Il leur disait souvent :

– Enfants, ne faites pas les gros, ni les fous avec quoi que ce soit. Aussitôt que l’un de vous aura quelque difficulté avec les gens, que ce soit avec celui-ci, ou avec celui-là, soyez sûrs que vous vous entendrez dire alors de tous côtés : – Oh ! ce n’est pas étonnant ! c’en est un de chez le marchand de balais, et qui tirerait encore la charrette, s’ils n’avaient pas hérité. Il y en a bien d’autres qui seraient riches, s’ils héritaient ; ce n’est pas bien malin. – Quant à moi, jamais de ma vie cela ne me fera rougir, d’avoir été marchand de balais, n’importe qui me le dise ; mais aussi je ne suis pas orgueilleux. Pour vous autres, si vous le devenez, vous aurez à rougir de votre père et de votre mère, et les gens vous reprocheront le marchand de balais toute votre vie, vous pouvez y compter.

Les enfants le crurent et se conduisirent en conséquence. Nous ne voulons cependant pas dire que parents et enfants aient pu se défaire de toute teinte de leur manière de vivre d’autrefois, et marcher toujours d’un pied bien assuré sur le terrain nouveau où ils se trouvaient. Cela est bien impossible. Il faut pour cela des générations nouvelles. Plus on est en souci, dans son nouvel état, plus aussi on y est maladroit ; ce qui, à la vérité, n’était point le cas chez notre marchand de balais, et ce qui par conséquent n’arriva pas.

Le bon Dieu les fit vivre longtemps et leur accorda même la joie de voir leurs gendres tout heureux avec leurs femmes, et leurs brus pleines de tendresse et de respect pour leurs maris ; et si aujourd’hui ils étaient encore au monde, ils verraient quelles racines a données la famille ; comme elle porte aujourd’hui les fleurs et les fruits les plus honorables du pays, parce qu’elle est restée fidèle au vrai germe vital de la famille : l’amour du travail et la piété, c’est-à-dire à une base inébranlable, qui ne change pas d’un jour à l’autre, au gré des circonstances et du vent qui souffle.

 

 

Jeremias GOTTHELF, Nouvelles bernoises, 1855.

 

 

 

 

 

 

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