Julien le petit vannier

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

la comtesse Marie-Virginie de GOULAINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Redon, en Bretagne, département d’Ille-et-Vilaine, il y avait, en 1849, un joli petit garçon de onze ans, qui s’appelait Julien et que sa mère envoyait vendre des paniers aux heures où il n’était pas à l’école.

Ces paniers étaient de différentes couleurs et bien faits, ma foi, par quelques spécialistes venus de Nantes, de Vannes et de Rennes.

L’enfant, dont je veux raconter l’histoire, était vraiment joli, je répète le mot, avec ses grands yeux bleus et ses cils noirs, noirs comme ses cheveux. Il avait un petit air résolu qui captivait l’attention, et lorsqu’il proposait sa gentille marchandise, il le faisait comme s’il s’agissait de la chose la plus importante du monde. Mais lorsqu’il remerciait, c’était avec un sourire si naïf et si malin à la fois, qu’on eût renouvelé l’achat, rien que pour jouir encore de cette physionomie charmante.

Julien avait une sœur plus âgée que lui de trois ans et un petit frère. Leur père était employé dans le port, port où il n’y a que de l’eau douce et souvent très sale, celle de la rivière : la Vilaine. Vilain nom ! Leur mère gardait le modeste gîte où s’abritait la famille et avait soin du ménage, ce qui ne la laissait pas oisive, car elle voulait que ses deux chambres fussent reluisantes de propreté, son linge et les vêtements de tous en ordre ; enfin, que personne ne l’y aidât, ce qui constituait une économie. Bref, c’était d’honnêtes gens, unis, bons chrétiens, et tout s’en ressentait. Les enfants d’abord, qu’on aimait rien qu’à les regarder tant ils étaient sains, bien bâtis et riants. Petites pièces par ci, gros sous par là abondaient dans leurs petites mains, puis s’entassaient dans leurs poches, où maman Vinouze ne les laisser pas s’ennuyer. Avec ces recettes gratuites, il y avait toujours de quoi mettre un pot-au-feu le dimanche ; et quelle odeur exhalait ce bouillon, mieux préparé, mieux cuit que ceux de beaucoup de nos arrogants cuisiniers. Lorsque venait le printemps, Julien se hasardait dans les bourgades, dans les villages et jusque dans les rares châteaux du pays, où on lui faisait fête. Ces expéditions avaient lieu le dimanche après la messe et le jeudi, jour de congé. Le lundi était consacré au marché de Redon. Julien se tenait, l’œil ouvert, sur la place de l’église, au milieu de la foule des acheteurs : menus bourgeois désireux de payer moins cher que dans les boutiques régulières, paysans et paysannes qui apportaient leurs poulets, leurs œufs, leur beurre, pour s’en retourner chargés d’étoffes et de ce qu’on ne peut se procurer dans les hameaux. La place de Redon n’est pas sans cachet avec son église, sa flèche, sorte de monument élevé et pointu, construit près de l’église au beau mitan, sa fontaine, d’où s’écoule une eau limpide ; le chemin de fer, ainsi qu’une promenade plantée de grands arbres achèvent de donner de la gaieté. Puis voici la rivière, quelques maisons modernes, et le collège admirablement tenu par les Eudistes. Enfin les trois départements du Morbihan, de l’Ille-et-Vilaine et de la Loire-Inférieure se serrent la main sur la place de Redon.

Un hôtel, le Lion d’Or, et la poste avec ses bureaux y ont aussi élu domicile. Le lundi, c’est un grouillement pittoresque où les costumes diffèrent presque par chaque paroisse.

Des Bretons à larges chapeaux sautent de leurs montures sans selles, tandis que des carrioles non suspendues, bondées de femmes en coiffes blanches et secouées à la joie générale, s’arrêtent en files.

Julien s’amusait du spectacle sans négliger son commerce. Il allait d’un groupe à l’autre, circulait dans les rangs pressés, se faufilait comme un furet, entouré de ses paniers qui disparaissaient assez vite, achetés par les jeunes surtout, les vieilles gardant respect à leurs paniers d’autrefois, plus lourds, plus profonds, plus solides.

Il croquait quelques guillarets, le gâteau breton par excellence, qu’on lui offrait par-dessus le marché, et s’entendait appeler de tous les côtés d’une voix engageante : « Holà, Julien !... Holà, le rusé vannier ! Combien vos articles de pacotille ? » C’était pour rire, et l’enfant le comprenait. Son chapeau posé d’un petit mouvement crâne derrière la tête, il abordait les farceurs et les calait par une prompte riposte bien trouvée ; il savait parler à chacun.

« Ce sera dix sous de plus pour vos moqueries. dites-donc, vous, la belle marraine de Plessé !... » Et les dix sous se comptaient avec le reste. Mais Julien se laissait embrasser comme pénitence. Ses succès sur la grand’place n’étaient pas discutés.

Combien les enfants pauvres sont au-dessus des enfants riches pour la raison, pour la résignation, pour leur instinct de conservation ! Le fils d’un laboureur, à onze ans, c’est quelqu’un, souvent il gagne sa vie. Il est placé dans les fermes pour garder les troupeaux ; il est soumis, il remplit sa tâche. Chez ses parents, il allume le feu, il fait cuire la soupe ; il reste seul pendant leurs absences, veillant aux plus petits de ses frères et de ses sœurs. Il marche au bord de l’eau sans se jeter dedans et ne s’expose pas à être blessé par les animaux ; il se rend à l’école du village sans s’égarer et étudie sans révolte.

Le fils de l’ouvrier qu’on rencontre portant déjà, pauvre petit, un tablier de cuir fait à la mesure de ses douze ans, les mains durcies par le fer et le rabot, est une aide pour son père ou son patron.

Les enfants riches trouvent le moyen de s’enrhumer dans la meilleure température, de se casser un membre sur leurs parquets bien cirés et de tomber dans l’étang du château de leur père, sous la surveillance de gardiennes françaises, anglaises, allemandes. Ils n’aiment pas qu’on touche à leurs jeux. Comme tous les heureux, ils sont, pour la plupart, égoïstes. Quel est le penseur qui a écrit : « Plus j’ai été avec les grands, plus j’ai aimé les petits. » Oui, le luxe et l’or mènent à l’orgueil, et l’Imitation le dit : « L’orgueilleux n’aime point. »

J’ajoute en toute rude franchise : non, vraiment, l’orgueil n’est pas sympathique. Mais j’ajoute aussi bien vite, aspect consolant du tableau, que la charité envahit de plus en plus le monde, qu’elle rend compatissants et généreux les privilégiés du sort. Cette fin de siècle, si coupable, si absurde à bien des titres, est charitable. On donne des sommes énormes, on bâtit des hôpitaux, des maisons de refuge, et la pauvreté obtient le secours et l’abri dès qu’elle sait les mériter un peu, parfois même sans les mériter du tout.

Mais revenons à notre mignon vannier. (En Bretagne, mignon s’emploie pour tout ce qui est beau, joli ou agréable.)

Or donc, un jeudi de mai, par un temps printanier, alors que l’air est parfumé, que les fleurettes montrent leurs fins minois dans les bois et les prairies, que les ruisseaux babillent et sautent comme de petits fous, Julien, ses paniers attachés tout autour de lui par des ficelles, un seulement à la main comme échantillon, se mit en marche pour Avessac, bourg de huit cents maisons, à deux lieues de Redon, qui avait une église très ordinaire comme architecture, mais très bien entretenue, où l’on priait avec confiance et dans laquelle pénétraient quelquefois des hirondelles égarées, que les chrétiens, réunis pour la messe ou les vêpres, regardaient voler en levant le nez et écarquillant les yeux comme s’il s’agissait d’un miracle.

Cela était cause que M. le curé et MM. les vicaires grondaient du haut de la chaire, chacun à leur tour, sans empêcher les hirondelles de revenir et les paysans de les contempler. Pauvres êtres, toujours courbés vers la terre pour leurs travaux des quatre saisons ! Dieu ne leur en voulait point de ces distractions innocentes. Mais de leur côté, les pasteurs avaient raison d’expliquer comment la divine présence a droit à tous les hommages de nos âmes et de nos corps. Hélas ! on en prend toujours trop à son aise avec le bon Maître !

Bref, Julien fit son apparition dans ce bourg où il n’était jamais venu. Il fut droit au presbytère et vendit un panier, le plus cher, à mademoiselle Joséphine, la sœur du curé. Il en vendit un autre à madame Morel, vieille dame, veuve d’un notaire ; un troisième au marchand de tabac, le buralisse, qui avait la boîte aux lettres accrochée près de sa porte. Enfin un quatrième à madame Durand, l’aubergiste en renom, jeune femme cossue et avenante qui avait trouvé moyen d’élever huit enfants tout en vendant son cidre et son mauvais vin par de nombreuses chopines.

Puis, comme il descendait le chemin qui conduit au cimetière et aussi à la maison des ouvrières qui prenaient soin du linge de l’église et qui étaient elles-mêmes sœurs d’un abbé, aujourd’hui curé d’une magnifique église, son œuvre, après trente années d’efforts, de persévérance et de dévouement, il eut la chance de rencontrer les quatre demoiselles du château voisin appelé le Pordor.

Ces pauvres fillettes avaient eu l’affreux malheur de perdre leur mère, un ange de bonté, de charité, intelligente, jolie et âgée de vingt-six ans.

Hélas ! on l’avait mise en terre comme les laides, les méchantes, les sottes et aussi les vieilles qui ont fait leur temps. Mais les regrets l’accompagnèrent et lui sont restés fidèles. Que de larmes furent versées à son souvenir ! Larmes des indigents qui apaisent la divine justice et doublent la récompense lorsque, dans la céleste balance, il n’y a que des vertus.

D’abord mises en pension à Nantes, les quatre orphelines furent ramenées au Pordor, après trois ans de réclusion. Une institutrice les y suivit. C’était la seconde, la première ayant rejoint à Alger un de ses frères qui s’y était établi.

Les pauvres enfants se plaisaient dans leur vieille demeure, belle et lourde masse au bord d’un immense étang et couverte de plantes grimpantes. Elles aimaient surtout à être près de leur père et de leur chapelle consacrée à sainte Anne et qui renfermait, placé près de l’autel, le tombeau de leur mère. Une lampe y était allumée jour et nuit, et on y disait la messe deux fois par semaine. Un Père Eudiste voulait bien prendre la peine de faire le chemin. Le dimanche, on allait à la paroisse parce que c’est prescrit. Les quatre sœurs, ainsi que leur institutrice et leur père, quand il était là, s’alignaient dans un beau banc sculpté placé dans la chapelle de la Sainte-Vierge.

L’aînée, qui avait fait sa première communion dans l’église Saint-Louis, à Nantes, l’année précédente, avait douze ans, la dernière en avait sept ; habillées un peu à la diable elles étaient gentilles tout de même, priaient de tout leur cœur, et, à la sortie de l’église, étaient entourées des bonnes femmes et des enfants qui se disputaient l’honneur et le piaisi de leur souhaiter le bonjour. C’est qu’aussi, elles aimaient bien leur société des champs et à faire de petits cadeaux autant qu’elles en avaient la liberté. Un matin, n’ayant ni argent, ni lainage, ni indienne, leur père absent, elles enlevèrent les housses des fauteuils du salon, les rideaux des fenêtres et habillèrent plusieurs petites filles pour la première communion. On chercha ces objets... introuvables ! Alors on accusa les laveuses de les avoir laissés couler au fond de l’étang, pendant la lessive. Ce soupçon mit en pleurs les innocentes lavandières, et, touchées de pitié, les voleuses avouèrent leur crime. M. du Pordor, de retour, pardonna aisément. L’institutrice intraitable bougonna pendant huit jours, revenant sans cesse à ce qu’elle appelait l’effronterie de ses élèves. Elles n’étaient pas sottes, les quatre demoiselles à M. du Pordor. Mais quelles diablotines ! Quels acrobates en jupons ! Courses sur les murs, stations dans les cerisiers pour mieux choisir ; dans les sapins, pour chanter comme les merles... Dame, non ! ce n’était pas une éducation à la parisienne qu’on ébauchait sous le toit héréditaire ! En était-ce plus mal ? Les leçons étaient régulièrement subies et bien sues, – l’obéissance était observée, – seulement, les heures sérieuses écoulées, les repas terminés, comme l’institutrice, de son propre aveu, n’aimait qu’à manger et à dormir, elle s’étendait sur un canapé tandis que les quatre sœurs s’en donnaient de la promenade, suivies par une vieille bonne, qui ne les suivait pas toujours de près... parce que c’était impossible. Elles s’en allaient par les bois, les prés et les landes ; quelquefois jusqu’au bourg, prier dans l’église, et visiter leurs amies de prédilection, mesdemoiselles Dulanloy, sœurs de l’abbé.

C’est ce qu’elles se disposaient à faire, quand elles aperçurent Julien, frais, dispos, gravissant d’un pas leste le chemin du cimetière.

« Qu’est-ce que c’est que ce petit garçon-là ? Oh ! qu’il est gentil ! Quelle drôle de tournure au milieu de ses paniers ! »

Julien s’avança, offrant ses articles de Redon, et disant ses prix d’un air entendu.

Les quatre demoiselles à M. du Pordor n’avaient pas la bourse très garnie... pourtant, elles réunirent neuf francs, achetèrent deux paniers, laissant le reste au marchand, pour ses beaux yeux. C’était le cas !

Ensuite, on le questionna, on apprit son nom, son adresse et on l’invita à se présenter au château. Enchanté et tout fier, Julien continua à ch’miner, pour achever sa vente et rentrer avant la nuit, afin de ne pas inquiéter sa mère.

De leur côté, les fillettes, après une halte à l’église, une visite au Brou, revinrent à leurs pénates. À table, la rencontre du petit vannier fit les frais de la conversation, de même que dans les deux chambrettes de la famille Vinouze, on ne s’entretint que des aimables demoiselles.

La connaissance faite, on la cultiva, à la satisfaction des uns et des autres. Que de gâteaux croqua Julien, tout en réservant les parts de Félicité et de Jeannot. Que de légumes, de fruits, de confitures furent déposés sur la table de la mère Vinouze. Cela fit bien quelques jaloux, et sur la place, autour de la fontaine, on accueillait le père et la mère de Julien par ces mots, dits en manière de reproches : « Tête-choux, vous avez de la chance, vous aot’es ! faut ben en conveni. Les demoiselles dou Pordo sont quasiment folles de vot’ gars ! Al sont ben bonnes pour tertous, je n’ dis pas non ; mais queune différence avec vous ! » – « C’est-y d’not’ faute à nous, répondait le couple Vinouze, si not’ petit gars est mignon ? Vous êtes ben à même d’en avoir des pareils. » Et ces apostrophes auraient duré davantage, si l’ouvrage n’avait pressé.

Ceux et celles qui restaient les derniers auprès de cette pauvre fontaine qui en a tant entendu de bavardages, de méchancetés, et de propos drôles aussi, dans leur rusticité, tombaient sur les absents.

« Ah bonnes gens ! disait Françoise Gautier, une des meilleures langues ; avous vu comme la Vinouze se carre maintenant ? Quelle mine qu’a fait. Ça femme-là, mon cher, demanderait ben au monde riche, le tourté sous l’aisselle. Sembe-t’y que n’y’a qu’elle et ses garçailles dans la ville de R’don ! A se mire dans son Julien, faut voir ! » – « C’est pas l’embarras, ripostait Jeanne Martin, une autre commère, a s’carre somant ! J’n’en faisais pas tant, maille, dans l’temps d’ma jeunesse, et pourtant, c’est pas pour dire, mon Pelo (Pierre) était l’pu bao dansou et l’pu bao chantou d’la commune de Féguerria où j’tions ; fauillait le voir, son chapé sur l’oraille, comme y s’pourmenait et comme y divertissait les filles aux noces ! Y dansait encore qu’on y voyait herme. À c’t’houre, le monde est si orgueilloux, qu’c’est peche (tous les e se prononcent muets et en appuyant). » – « Allons, en v’là assez d’dit !... C’est pas tout ça... fâo alle faire la galette. Bonsoir à vous aot’s », disait une vieille, moins aigre ; et peu à peu la fontaine redevenait solitaire, jusqu’au lendemain, que ça recommençait.

« Al prêchent tout de même un p’tit trop fort, ces marraines-là, grommelait en s’en allant entre ses deux seaux d’eau, le père Hémery. Fao pas, tout de même, dire pire que n’y a. Les Vinouze, c’est d’bon monde, et lou p’tit gars, c’est l’pu espritu de tous ceux aux Frères. Ça en r’monterrait à de pu vieux et tout, ça mioche-là. C’est ma fite vrai. »

Ce qui se clabaudait à la fontaine de Redon n’empêchait pas les demoiselles à M. du Pordor de voir souvent leur petit vannier. Il venait au château toutes les semaines et voilà qu’un jour, jour mémorable, les quatre sœurs sautèrent dans une espèce de voiture attelée d’une grosse jument blanche, tranquille comme Baptiste, et s’en furent rendre ses visites à leur bon ami Julien.

Elles trouvèrent la famille Vinouze dans leurs deux chambres dont les fenêtres donnaient sur le port. Comme c’était amusant de regarder la rivière, les bateaux, les mariniers, et tout ce qui passait sur le pont, bêtes et gens. D’instinct, j’ai commencé par les bêtes, et pourquoi pas d’ailleurs : pauvres chevaux, pauvres ânes, pauvres bœufs, pauvres vaches, pauvres chèvres, pauvres moutons soumis et exploités !

Ce fut un jour sans ombre ; on fit la connaissance de Félicité Vinouze qui était très gentille aussi, sans ressembler à son frère, car elle avait une forêt de cheveux blonds bien ramassés sous son bonnet et sa petite coiffe blanche ; des yeux bruns très doux. On embrassa à bien des reprises Jeannot, qui n’avait que deux ans et qui était l’abrégé de Julien. On mangea des crêpes trempées dans du citt nouviao. Enfin on se quitta, ravis les uns des autres, en se donnant rendez-vous pour le 14 octobre, à la foire d’Avessac.

Ce 14 octobre arriva. Tous les jours arrivent, même, et plus sûrement, le dernier de notre brève existence. Or, le 14 octobre de cette année-là fut embelli par un soleil qui rayonnait avec amour sur les feuillages, aux ravissantes nuances de l’automne.

Il y eut foule dans le bourg : foule endimanchée, bruyante, entourant un charlatan qui, debout dans sa voiture encombrée de boîtes, de caisses, de bouteilles, d’outils singuliers, débitait toutes les insanités imaginables.

C’était un répertoire spécial que celui des charlatans, à cette époque. Celui-là possédait l’onguent qui guérit tous les maux ; il arrachait les dents sans douleur, en vous démolissant la mâchoire, et agrémentait ses tours de force en chantant des refrains patriotiques et d’autres, de circonstance, d’une voix tellement enrouée que c’était à fuir. Mais il n’y avait point d’oreilles délicates en ce lieu modeste, et chacun applaudissait le Mangin qui vendait ses fioles et montrait les dents arrachées au bout de son sabre.

« Le serugien nous aurait p’t’être ben fait cor pu de ma... et print pu d’monnaie », disaient philosophiquement les malheureux charcutés ; et là-dessus, d’autres les remplaçaient, pleins de confiance.

Il y avait aussi des marchands de guillarets, de pommes, de noix, de poteries, d’étoffes vendues le double du prix ordinaire ; en plus, mesurées avec perte pour les acheteurs ; mais c’était la foire, il fallait être de la foire.

Il y avait des tentes dressées tout exprès de par les ruelles, plus particulièrement en face des cabarets, lesquelles renfermaient des bancs, des tables, et des garçons payant de la liqueur et du café aux filles les plus lancées ; ils cassaient avec elles des guillarets et c’était un triomphe pour ces dernières de casser beaucoup de guillarets, puis d’avoir les poches pleines de ces moitiés de gâteaux partagés avec les gars.

Vers le soir, les yeux s’animaient, les joues s’empourpraient et, ma foi, il s’arrangeait quelques mariages.

Mais cela ne nous regarde point ; nous n’admettons en notre compagnie que des gens plus poétiques ; nous ne parlons que de choses plus intéressantes, restons donc dans le sentier choisi.

La famille Vinouze, en carriole, déboucha par le chemin d’en haut qui relie Avessac à la route. Félicité seule manquait. Les religieuses, chez qui elle allait encore pour sa seconde communion, avaient d’fensé les plaisirs de la foire, trouvant, justement, que les tentes n’étaient point faites pour les petites filles du catéchisme, pas davantage pour les jeunes filles d’votieuses et scrupulouses qui chantaient des cantiques au Mois de Marie. Félicité resta donc au couvent et tricota des bas pour ses frères. Le tantôt elle fut avec les sœurs et ses petites compagnes, prier dans l’église pour ceux qui allaient ben sûr commettre de gros péchés à la foire d’Avessac, le 14 du mois d’octobre ! du mois de la belle fête du Rosaire, de la fête des Saints Anges, et des derniers beaux jours.

Les quatre demoiselles à M. du Pordor, qui se piquaient d’être du nombre des filles d’votieuses et scrupulouses, n’entrèrent pas dans la bourgade. Elles se privèrent même d’aller embrasser les bonnes religieuses de l’ordre de Saint-Gildas, qui faisaient l’école, parce qu’il eût fallu traverser la place et la foule. Elles s’arrêtèrent à dix minutes de la cohue, au Brou, chez les deux sœurs qui prenaient soin du linge de l’église et paraient les autels, le samedi pour le dimanche. Leur frère était abbé, je l’ai déjà écrit. Leur mère était d’Avessac ; leur père, François Dulanloy, qui mourut jeune, était originaire de la Provence et avait été baptisé aussitôt : le Pervençal ; par suite, ses filles étaient devenues les petites Pervençales ; ce qui ne nuisait en rien à l’estime générale que toute la famille avait acquise, la méritant bien. En Bretagne, tout au moins dans le pays qui nous occupe, une dénomination quelconque remplace très facilement le nom. Il y en a de cocasses, il y en a de spirituelles, il y en a d’on ne peut mieux appropriées. Les deux petites Pervençales avaient reçu au baptême les noms de Julienne et de Marie-Joseph, d’où l’on avait déduit : mère Lalotte, parce qu’elle était l’aînée et qu’elle prisait ; et Jésie, parce qu’elle était toute mincette.

Quant au mot patois de Brou qui signifie lierre, on a déjà compris que cette plante grimpait le long des murs de la maisonnette ; deux rosiers offraient aussi de chaque côté de la porte leur feuillage et pendant la riche saison, une moisson de ces roses élégantes et sans prétention, cataloguées : roses du Bengale.

Mesdemoiselles Lalotte et Jésie étaient intelligentes, très bonnes, très amusantes ; elles savaient des noëls, des chansons, et toutes sortes de contes d’autefaille ; elles rendaient chaudement leur amitié aux quatre sœurs et l’on ne se rencontrait jamais sans un sincère plaisir. Cette amitié dure encore, elle durera toujours, même dans le paradis où l’on s’est déjà donné rendez-vous.

Le 14 octobre, tandis qu’on buvait, qu’on mangeait, qu’on prêchait, qu’on cassait des guillarets à la foire, les quatre sœurs du Pordor entraient chez les deux sœurs du Brou. Ce fut un déluge de paroles, une avalanche de cris de joie !

« Bonjour, mère Lalotte, bonjour, petite Jésie... nous venons druger un peu avec vous, boire de votre délicieux café, enfin entendre quelques histoires, avant l’arrivée d’autres visiteurs. Quel bonheur ! voyons, ne perdons pas notre temps » ; – et les six bonnes commères de babiller, de s’attabler et de s’abandonner à des riri communicatifs.

Le Brou servait parfois de point de repère entre les châtelaines et leurs fermières suivies d’innombrables enfants auxquels on distribuait guillarets et bâtons de suc.

La doyenne de tout le cortège et la favorite, était Bastienne Guérin, de la ferme de la Châtaigneraie. Son entrée était saluée par de joyeux vivats en rapport avec son humeur presque toujours joyeuse.

Bastienne riait à s’en étouffer, même quand il n’y avait pas de quoi rire, et parlait un langage si particulier dans la drôlerie de ses mots patois, que les bouches se fendaient à ses premières paroles.

Bastienne avait toujours les poches pleines de châtaignes bouillies, qui conservaient ainsi leur chaleur ; de pommes, de noix, de noisettes, selon l’époque, et en toutes saisons d’appétissantes beurrées de pain de seigle collées l’une sur l’autre pour enfermer le beurre. « Le pain de pochette, c’est le pu savoure », affirmait Bastienne. Les quatre sœurs croquaient à belles dents toutes ces provisions ; le grand air, pur et libre, leur ayant cimenté de rudes estomacs : pour des estomacs, c’étaient des estomacs.

Bastienne était une vraie Bretonne pas ben haute, mais solide ; d’une santé à toute épreuve ; couchant aussi bien dehors que dedans, ignorant ce que c’était qu’un rhume. Elle avait deux petits yeux noirs, vifs et francs, des joues brûlées par le vent et le soleil, mais dures et rouges comme des pommes d’api, faisant la nique à ses soixante-cinq ans. Elle narrait des contes de sorciers et de cette fameuse bête Jeannette qui se transforme selon ses caprices et qui vous joue tous les tours possibles, sans qu’on puisse la tuer ou la prendre. On frissonnait. « Y en a d’aucuns qui disent qu’ils l’ont portée su lou dos pendant pu d’une léyeu. »

Elle y ajoutait toujours, en continuant à se tordre, et se taper sur les genoux, la liste des tours que, de son côté, elle jouait a son mari du temps de lou jeunesse : crin misse dans lou lit, fourche cache dans le foin. Bon père Guérin, qui l’aimait, lui obéissait et la consultait en toutes occasions ; elle l’aimait aussi et ces farces n’étaient que pour le lui prouver. Elle avait élevé quatre forts garçons et trois jolies filles, sans le secours d’aucun médecin et d’aucune drogue. Enfin, elle raffolait de ses petites bourgeoises, après avoir vénéré leur sainte mère. C’est ce même bon père Guérin, il me semble y être !... qui entendant son fils Isaac, non complètement civilisé par ses sept années de régiment, s’exprimer comme suit : « not’ cheva a li, la goule dure », s’écria : « quéque tu dis comme ça mon Isac ? j’té pourtant ben enseigne qu’on dit : la bouche d’un ch’va, et la goule dou monde ».

Lorsqu’on avait pris le café, ri et jasé, on montait dans la petite chambre réservée à l’abbé pendant ses vacances, et là, prosternées, on récitait ensemble le chapelet, devant une antique vierge de faïence. Au Brou, les choses du bon Dieu n’étaient jamais oubliées. Ce 14 octobre, Julien ne manqua pas de se présenter chez mesdemoiselles Dulanloy, escorté de son père, de sa mère et du petit Jeannot. Il avait vendu sa cargaison tout entière. Le charlatan lui-même avait acheté un panier rouge et blanc, – le pu râle.

Julien, à son tour, avait écouté ses chansons, les mains croisées derrière le dos, en véritable amateur ; puis il avait admiré une ours qui dansait en tenant un bâton entre ses pattes.

Il avait vu un petit Savoyard qui montrait des souris blanches, lesquelles disparaissaient tout à coup dans le devant de son gilet, ce qui stupéfiait not’ Julien, comme disait sa mère. Not’ Julien avait vu encore un singe et des chiens savants ; un saltimbanque qui soulevait des poids énormes et portait une chaise sur son nez. Puis, terminant par un drame, il avait assisté à la dispute de deux hommes gris qui s’étaient battus à outrance ; l’un avait des dents cassées et de profondes entailles à la tête, il était couvert de sang. Le garde champêtre emmenait le provocateur. En aurait-il à raconter à Félicité !

Tout à coup, et sans crier gare, le sacristain, Jean-Pierre Ricordel, entra au Brou, flanqué de ses neuf garçons. Il les rangea par âge, et ce fut un capital divertissement de considérer ces neuf moutards dont l’aîné, Aristide, avait treize ans et sonnait déjà l’Angélus. Comme type général : grands yeux, joues rebondies, mollets bruns, solides, tatoués de meurtrissures et d’écorchures. On les fit babiller. Ils ne demandaient pas mieux, et vraiment ils furent drôles, révélant les défauts les uns des autres et se gratifiant de quelques taloches sournoises. Mère Lalotte a la parole :

– Qui qu’est le pu fâilli des gars à Jean-Pierre ?

(Une main visant Joseph) : « C’est li. »

Réponse : « Y ment. »

– Qui qu’est le plus bon des gars à Jean-Pierre ?

Réponse de Louis, l’interrogé :

(Se désignant en se frappant la poitrine) : « C’est maille. »

Le chœur : « Bravo, gros Louis ! »

Et gros Louis de rire bien haut de sa malice.

Et Joseph, furieux, de montrer le poing à son frère.

Ça se réglera plus tard, à moins que la paix ne se signe en mangeant les guillarets qui se distribuent.

– Qui qu’est le plus bao des gars à Jean-Pierre ? continue l’autoritaire mère Lalotte.

– C’est maille ! répond de nouveau l’audacieux gros Louis.

– Mentoux !... vocifère avec indignation le nommé Édouard. – Se tu pas ben que c’est Taniss ?... qu’Mamzelle Derouette l’a dit l’aote jou à ma mère, en l’y apportant son bonne des féïtes à derse ?... Ver, all a dit somant que c’était Taniss, le plus bao des gars à mon père.

– À preuve qu’a m’a donne dix sous !... s’écrie impétueusement et triomphalement le beau Taniss en se levant très raide sur ses ergots. « Quien, r’rgarde putôt les v’la cor dans le fond de la pochette de ma hanne ! dis don qu’c’est pas vrai ?... dis-le don ?... mentoux !... »

Essoufflé, rouge comme une cerise, Taniss s’arrête après cette tirade qui provoque les rires bruyants de l’assemblée, on s’amusait fauillait voir !... [i]

Enfin apparut Marie Bourgeois, célibataire de trente-trois ans, figure chevaline, l’air mystique, la tête enfoncée entre les épaules et portée de côté, comme Jules César, je crois ; les yeux baissés vers la terre et trouvant fort immodeste d’aller sous les tentes à la casse aux guillarets, avec des mouchoués descendus jusqu’au mitan du dos. Elle confessa pourtant qu’elle avait deux idées, une pour le mariage, l’autre pour le sabat.

Qu’elle était ben en peine quand ça la pernait.

Elle grasseyait, minaudait, était comique.

Ayant débité sa réserve, elle fit la révérence et s’esquiva non sans lancer la flèche de Parthe à Marie-Françoise Ricordel, dite Bamboche, sœur du sacristain et cousine des petites Pervençales. Elle lui reprocha de porter une coéffe minze si en errière, qu’elle laissait voir trop de cheveux, ce qui était affreux pour une fille de sacristie.

L’après-midi fut clôturée par la visite de M. le curé, excellent prêtre, depuis quinze ans à Avessac, celui qui, d’une voix douce, s’adressait en ces termes aux bambins du petit catéchisme, personnages de six à neuf ans.

– Pourriez-vous me dire quel est le péché que commettent les petits enfants quand ils n’ont pas soin, en faisant leur petit b..., de cacher leur petit d...

Et tous les moutards, sauf deux ou trois effrontés, d’écouter, sérieux, l’interrogation de leur pasteur.

Son discours à la réunion du Brou fut d’un tout autre genre et nous fit tous pleurer, car il parla des pauvres morts couchés dans le cimetière auquel s’adossait la maison du Brou et recommanda de beaucoup prier pour eux, qui attendaient peut-être nos prières pour faire partie de l’Église triomphante.

Cinq heures étaient sonnées, le soleil baissait, les quatre sœurs reprirent le chemin qui conduisait au Pordor.

Les oiseaux achevaient leurs dernières romances, les merles lançaient leurs dernières notes, les sapins prodiguaient leurs arômes ; c’était enchanteur.

La poésie de la nature, en général, et pour le moment les divers aspects de la lande avec son vaste horizon, ses deux clochers de l’autre côté de la rivière ; la rivière, les prairies à perte de vue enfin, la lande elle-même couverte de bruyères fleuries, tout cet ensemble romantique saisit les fillettes, et, fascinées sans s’en rendre compte, elles devinrent silencieuses. À leur entrée dans la longue avenue, l’enfantillage reparut. Elles se remémorèrent les incidents de l’après-midi et en vinrent à une attaque en règle contre l’aînée, que M. le curé avait appelée : la bonne demoiselle Virginie !... L’épithète n’était pas tombée dans l’eau, et que de taquineries en résultèrent.

Les trois malicieuses firent observer à leur aînée qu’elle partageait ce qualificatif avec mademoiselle Joséphine, sœur de M. le curé, qui, de l’avis du sacristain, avait l’air d’une homme. Elles finirent par composer une espèce de complainte dont mademoiselle Joséphine et mademoiselle Virginie étaient l’objet.

Mademoiselle Virginie, devenue l’aînée par la mort d’une sœur née avant elle, partie pour le ciel à dix-huit mois, et qui reposait dans le cimetière d’Avessac, ressemblait beaucoup à M. du Pordor. Elle avait une petite figure régulière, pâle, qui faisait dire aux paysans : « Quand mademoiselle Verginie est yelle dans lou banc, à l’église, sembe-t-y que c’est une petite bonne vierge de piâte. » Cette pâleur n’était pas maladive. Mademoiselle Verginie se portait bien, était très gaie, riait parfois comme une folle, et mettait mes sœurs trop en train. Parfois aussi, elle s’essayait à rimer des poésies, chantait et récitait des vers de Lamartine en se promenant dans les bois. Elle adorait son père, était d’votieuse, ce qui plaisait au bon curé.

Mademoiselle Claire, la cadette, était sérieuse, détestait les farces pendant les lecons et faisait la police en classe quand l’institutrice s’absentait pour quelques minutes. Aussi elle avait reçu le nom de pion, de M. Avinain, un des notaires de Redon ; à l’occasion : du petit notaire.

Elle était intelligente et réfléchie, économe ; elle prêtait non sans remontrances, à mademoiselle Virginie, qui, plus fantaisiste, dépensait trop vite son boursicot.

Mademoiselle Claire avait de jolis yeux et de fraîches couleurs.

Mademoiselle Laure, la troisième, était une belle fillette forte, avec une physionomie expressive, une jolie bouche à gentilles grimaces et au rire facile. Elle avait ses idées à elle et faisait ses petites affaires sans annonces. Un de ses amusements était de fabriquer de la liqueur de cassis ; la bouteille enfermée dans son armoire en compagnie de deux petits verres : un pour elle, un pour mes sœurs, elle remplissait ce dernier moyennant finance, – seulement on payait avant de boire.

Quand mademoiselle Laure partageait une pomme, elle s’assurait du côté le plus mûr, le plus rouge et le gardait pour elle en riant de tout son cœur. Elle avait de fréquentes altercations avec sa compagne de chambre, à cette époque mademoiselle Suzanne. Il était même des jours où elle lui interdisait de marcher sur les feuilles du parquet devenues son lot par un traité conclu à l’amiable ou autrement.

« Plus je vais, plus je vois que je suis un type », aurait-elle pu dire, après un Gascon de ma connaissance, type drôle, spirituel, tout à fait plaisant, car le cœur était affectueux et sensible.

Mademoiselle Suzanne, pauvre mignonne qui n’avait reçu que pendant deux ans les tendresses maternelles, était une jolie enfant au profil romain, aux beaux yeux bleus, avec des cheveux presque noirs, filleule de mademoiselle Virginie. Elle jouait un rôle un peu effacé dans le quatuor. Elle craignait mademoiselle Laure qui menaçait de l’étrangler, sans vouloir le faire, certes, et qui éclatait de rire au nez de la pauvre peureuse fondant en pleurs à la seule pensée de son supplice.

Elle était bonne, la petite Suzette, et gâtée par son père. Leur père, à ces quatre pauvres filles, était un homme charmant, d’un esprit fin, sympathique, d’une remarquable facilité à s’exprimer, élégante et simple, esprit très français et du meilleur aloi : grand, bien proportionné, d’une santé robuste qu’il détruisit faute de soins, hélas ! Adroit à tous les exercices physiques, plein d’entrain et d’un attrait irrésistible quand il daignait se laisser approcher. Yeux bleus, cheveux noirs, figure très régulière. À cette époque, c’était un sauvage, profondément atteint par la mort de sa femme et voué à d’immenses travaux agricoles qui l’absorbaient. Il manqua la députation par la voix que lui refusa, après la lui avoir promise, un ami jaloux. Alors il se confina au Pordor, où il mourut âgé de quarante-sept ans.

Il fut vingt ans maire de sa commune, nommé toujours à l’unanimité. Dieu seul sait le bien qu’il fit, les services qu’il rendit, l’abnégation et la patience qu’il dépensa... pour être payé d’ingratitude, et apprécié et regretté plus tard, également a l’unanimité.

Ah ! la vie ! Ah ! la race humaine ? Que cela est peu de chose ! est misérable, quand cela ne nous conduit pas, comme les mauvaises terres cultivées, à notre amélioration.

Revenez, gracieuse figure de Julien le petit vannier, sourire à ma tristesse et reposer mon cœur.

Des années ont passé, toutes semblables. À la campagne, les jours se suivent et se ressemblent, la mort seule les accentue ; car les mariages et les naissances, c’est si fréquent que ça ne compte pas.

Des plaisirs dont la bonne humeur de chacun fait les frais, la grâce exquise des fleurs, la cueillette des fruits et des légumes si bien mûris vous remplissent de tranquillité ; le corps et le cerveau y gagnent la santé, la gaieté.

On ne se blase pas sur les transformations de la nature, variées, enchanteresses... Soleil, pluie, neige, glace, orages, tempêtes, avec les enluminures des quatre saisons... quels tableaux ! Puis il y a les rencontres quotidiennes de petits pâtres, de petites bergères gardant, sur les landes, à l’herbe courte, des troupeaux de moutons bruns, ouailles de Bretagne. Vous leur parlez, aux bergers, ils vous répondent naïvement ; vous mettez quelques sous dans leurs mains hâlées, ils sont contents. Une pauvre vieille vous frôle, un paquet de bois mort sous le bras ou dans son tablier ; elle marche péniblement. Vous l’accostez, elle vous narre ses misères ; vous la plaignez et la réconfortez avec une pièce blanche ; elle vous bénit et embrasse cet argent.

Et vivant de ces émotions saines, vous croyez avoir en vous les parfums de l’air, la sève des forêts, la fraîcheur des ruisseaux, et le cœur s’émeut, et l’esprit acquiert des ailes.

Ce fut à la faveur de cette hygiène salutaire et en vendant ses paniers, que Julien grandit. Un Père Eudiste, ami de M. du Pordor, et qui venait célébrer la messe dans la chapelle du château, aperçut cette figure attrayante du petit vannier. Les quatre sœurs racontèrent son histoire et obtinrent du bon prêtre la permission de lui amener leur protégé. Julien entra, et son sourire enjôleur, précédant le salut qu’il fit timidement, gagna sa cause. Dans la conversation qui suivit, il fut décidé que le père et la mère Vinouze iraient parler aux Pères. Six mois plus tard, Julien était admis gratis au collège, et la science germa bientôt dans cette tête équilibrée.

L’enfant travaillait avec ardeur. Ses progrès furent rapides et, sous la douce et salutaire influence de ses maîtres, son âme s’imprégna d’une foi vive. Il aima Dieu avec enthousiasme, et l’étude des livres religieux fut celle qu’il préféra. La plus délicate des floraisons s’épanouit en lui ; une sensibilité native aidant, toutes les pures harmonies vibrèrent au fond de son cœur. Passionné pour la vie des saints, l’histoire des persécutions infligées aux premiers chrétiens, alluma en lui de pures flammes.

Un jour, c’était le 9 janvier, notre écolier lut ces quelques lignes et les grava dans sa mémoire :

« Saint Julien et sa femme, sainte Bassilisse, avaient consacré tous leurs revenus au soulagement des pauvres et des malades et vivaient dans la pratique de la vie monacale. Ils avaient converti leur maison en hôpital, de là le surnom d’hospitalier donné à saint Julien.

« Malgré tant de vertus et de charité, ils essuyèrent de rudes persécutions, et si sainte Bassilisse échappa aux supplices, saint Julien fut martyrisé vers 312, sous l’Empereur Maximin II. »

À cette dernière phrase, l’enfant, se troubla, il lui sembla qu’un appel descendait d’en haut et que son patron lui tendait une croix. Mais comme la grâce agissait vraiment en lui ; que Dieu l’avait vraiment choisi pour être au nombre de ses serviteurs, Julien se tut, renfermant dans son cœur le travail mystérieux qui s’y opérait. Il continuait à satisfaire ses maîtres, à remplir de bonheur l’humble toit de ses parents et à l’embaumer des exemples qu’il donnait à son frère et à sa sœur.

Sur la place, à la fontaine, on n’osait plus jeter de pierres dans le jardin de ceux qui avaient un tel fils.

Au château, les quatre sœurs grandissaient aussi, sous le joug fantasque et si dur de leur institutrice, que mademoiselle Laure annonça qu’elle voulait être religieuse dans le couvent de Saint-Gildas.

M. du Pordor s’y refusa, pour le moment, et mademoiselle Laure ne persévéra pas dans ce désir. Ce fut donc dans une atmosphère de crainte qu’elles furent élevées ; il y avait des heures très pénibles... Mais l’enfance et la jeunesse sont riches de tant de trésors d’oubli, de vaillance, de puissance irraisonnée qu’il y avait malgré tout des heures de plaisirs aussi vifs qu’ils étaient innocents : courses dans les bois, dès l’aurore, alors que tout s’éveille : les fleurs, les oiseaux, les échos, les créatures ; alors que la terre, si adorablement parée, continue à tourner, coquette, autour de son roi.

La nature !... Elle est toujours consolante, bienfaisante, réparatrice. Chaque saison, en changeant ses décors, ravit les yeux et les âmes qui s’y attachent. Comment en est-il qui ne s’y attachent pas ? qui ne s’enivrent pas de ces parfums, de ces couleurs, de ces concerts, de ces féeries des astres ? Comment, en est-il, au contraire, qui se laissent étourdir par le bruit stupide des roues sur les pavés ? Qui s’entassent sans trêve, et en se détestant, dans des salles et dans des salons où l’on étouffe, où l’air empesté vous décompose ?

Julien avait fait sa première communion. Inutile d’ajouter avec quelle angélique ferveur ! Sa prière avait dépassé les vapeurs de notre atmosphère et s’était élancée à travers les espaces insondables, sur la voie lumineuse du royaume des cieux.

Mademoiselle Claire et mademoiselle Laure avaient de même franchi, dans l’église d’Avessac, ce pas solennel de notre existence morale.

Recueillies sous le voile blanc symbolique, elles avaient précédé, à la table sainte, le troupeau des petites Bretonnes si gentilles dans leur costume pittoresque.

L’église de Redon, l’église d’Avessac, avaient été en fête, les populations en grande et pure joie ! et ces journées-là avaient fui, laissant place à d’autres moins heureuses, moins paisibles... et dans ce court chemin de la vie, chacun s’avançait à la rencontre inattendue de chagrins, de craintes, de regrets, adoucis çà et là par quelques généreuses apparitions.

Dans l’âme de Julien, il s’était accompli des merveilles ! L’ombre du Seigneur avait passé. Comme autrefois, dans le Cénacle, la langue de feu, qui, de par le Saint-Esprit, donne tous les courages, avec l’intelligence des choses supérieures, s’était arrêtée sur le front du jeune homme. Nouveau disciple, il avait frissonné à la voix de Jésus et dans le silence de son âme, à genoux devant le crucifix, il avait répondu à son tour : « Me voici ! Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute ». Sa vocation était approuvée par son confesseur et ses maîtres, dont l’un d’eux conduisit le futur lévite au petit séminaire de Vannes.

Là, Julien ferma, pour jamais, ses oreilles aux clameurs du monde ; il mit pour jamais une garde à ses lèvres et le sceau divin sur son cœur ; et cette garde ne fut point relevée, et ce sceau ne fut point brisé. C’est pourquoi Dieu admit son élu, jeune encore, à se reposer dans l’éternelle paix.

Pendant que le séminariste s’initiait à la science sacrée, les demoiselles du Pordor priaient pour lui, naïvement, sans se douter combien ses prières, à lui, leur étaient plus nécessaires ! M. du Pordor, jusque-là si robuste, commençait à souffrir, sans vouloir, hélas ! se soigner. Il s’opposait à la venue des médecins, disant qu’il voulait vivre jusqu’à sa dernière heure.

Ses filles, au désespoir, devant son dépérissement progressif, introduisirent, sous forme d’une visite de politesse, le meilleur médecin de Redon, auprès de leur cher malade. Le docteur conseilla une consultation à Nantes. Tout fut inutile, la maladie suivit son cours. Julien fut averti et pria de toute son âme.

On ne riait plus au Pordor. À l’intérieur et à l’extérieur, tout avait pris un air lugubre. Le soir, des familles de hiboux, établis dans le clocher de la chapelle, mêlaient leurs ululements aux plaintes du moulin à eau, aux gémissements du vent à travers les branches.

Dans ces mois d’hiver, par les nuits de tempête, l’ouragan enlevait les ardoises, frappait les fenêtres à coups redoublés. Quel tumulte effrayant ! quelle mélancolie inexprimable !

Les pauvres sœurs ne dormaient guère, se levant chacune à leur tour, pour aller écouter à la porte de leur père, qui ne voulait pas qu’on restât dans sa chambre, pas même le vieux domestique qui lui était tout dévoué.

Le 25 décembre, fête de Noël de cette année-la, la première de cette cruelle maladie qui en dura deux, les quatre sœurs furent à la messe de minuit, dans l’église d’Avessac, située à un kilomètre. Elles voulaient prier près de la crèche, à cette heure, dont les douze coups ont, pour cette fois, une solennité exceptionnelle. Elles partirent à onze heures, a pied, car il avait gelé et les chevaux n’eussent pu marcher.

C’était par une belle nuit de glace, claire et calme. Le vent se taisait respectueux de ce touchant anniversaire, épargnant les chrétiens, qui accouraient nombreux par les landes et les routes. Dans l’azur profond et sans lune, les constellations brûlaient radieuses, et la foi faisait découvrir l’étoile messagère annonçant, il y a dix-huit siècles, la naissance du Messie promis et attendu.

Nuit idéale ! Dieu se glorifiait magnifiquement dans son œuvre ; l’air semblait plein de cantiques, d’ailes d’anges et de joyeuses acclamations !

Les pauvres sœurs priaient déjà, en se préparant à la communion qu’elles allaient avoir le bonheur de faire. M. du Pordor avait souvent dit qu’il tenait à la vie, malgré ses amertumes et même ses crucifiements.

Se souvenant de ces paroles, mademoiselle Virginie offrit à Dieu sa vie à elle, en échange de la vie de son père. Elle ne fut pas exaucée, malheureusement ! Oui, malheureusement, car la mort est plus facile aux très jeunes, le compte à rendre est moins redoutable, ils n’ont pas d’entreprises à laisser inachevées, pas d’innocents à laisser orphelins.

Enfin, elles entrèrent dans l’église, resplendissant à sa manière d’un éclat inaccoutumé. La foule, à genoux, paraissait en extase. L’enfant Dieu, couché sur la paille, ouvrait à tous ses petits bras libérateurs. La messe fut célébrée. Le curé prononça une brève allocution sur ces mots de la prose du jour : Venite adoremus. Les religieuses chantèrent deux noëls sans recherche d’intonation, et la communion fut générale.

Puis toutes ces âmes remplies du seul bonheur qui suffise, de la seule paix qui repose, de la seule espérance que surpasse la réalité, du seul amour qui ne trahisse jamais, chacun reprit le chemin de sa demeure.

Le verglas luisait, et dans leur course effrénée, les étoiles chantaient mélodieusement le Venite adoremus des hommes, le Gloria in excelsis des anges.

Dans la chapelle du petit séminaire, Julien avait, mieux que personne, entendu ces célestes accords. Il y avait répondu par la flamme de ses prières, et par le don absolu de tout son être à son Dieu : prison caduque de son corps, étincelle divine de son intelligence et de son cœur.

Julien passa ses vacances dans l’humble maison du port. Il dînait souvent chez le pauvre malade qui l’accueillait avec une prédilection marquée. Ils causaient religion, et la parole pénétrante, dans sa simplicité, de cet enfant du bon Maître, mettait comme un baume sur les angoisses du pauvre souffrant.

Mais les vacances finirent ; alors le supérieur des Eudistes, homme remarquable avec lequel M. du Pordor était lié, fit naître mille occasions de venir le voir et de s’entretenir avec lui. Les progrès de la maladie étaient grands ! Les médecins de Nantes et de Redon perdirent tout espoir. Les quatre sœurs tombèrent dans une douleur profonde ; elles écrivirent à leur famille et, au commencement de décembre, une chaise de poste amena près du pauvre agonisant son frère et sa sœur.

Ce fut le 17 décembre, par une nuit de bourrasques violentes, que mourut cet homme si bien doué ! Son agonie fut longue, impressionnante, lutte terrible avec la mort ? Sa figure de christ, sa barbe et ses cheveux à peine grisonnants, eussent ému les plus durs. Il se confessa, reçut les sacrements, et tomba dans un délire que la fièvre entretenait ; de sa ravissante voix, il chantait des phrases incohérentes ; cela déchirait le cœur !... « Tout le monde vous aime et vous n’aimez que moi », fut comme le chant du cygne. Le son expira sur ses lèvres, et aussitôt sa vie s’éteignit... Les quatre sœurs étaient orphelines.

Emmenées à Nantes par d’excellents parents qui les traitèrent comme leurs propres filles, elles se marièrent et je les abandonne dans leurs routes diverses, pour ne plus m’occuper que de Julien poursuivant la sienne, guidé par l’Esprit sanctificateur.

Notre lévite acheva avec succès les études obligées au petit et au grand séminaire. Lorsqu’il était chargé, dans les cérémonies de l’église, d’une mission près de l’autel, acolyte ou thuriféraire, on eût dit un autre Samuel, tant sa piété sincère mettait comme un rayonnement autour de lui. Sa belle taille, sa jolie figure captivaient les plus indifférents. Dieu avait vraiment là les prémisses de ses dons. Lorsque de sa voix saine et fraîche, il entonnait le psaume délicieux : « Quam dilecta tabernacula Domine virtutem », un frémissement agitait les âmes, et de pieuses larmes tombaient devant le tabernacle. Je le sais, moi qui ai frémi et pleuré avec les autres.

Julien fut enfin ordonné prêtre et jamais on assista à une plus touchante ordination. Jésus armait son chevalier pour les rudes combats de la divine cause. Les missions le tentaient depuis longtemps. Son cœur battait, tout brûlant, à la pensée de porter au loin l’Évangile et de travailler à planter la croix sur les ruines de la barbarie. Il voulait, à son tour, aller, enseigner et baptiser au nom du Père, dit Fils et du Saint-Esprit.

Quelques mois plus tard, not’ Julien, le petit marchand de paniers, rencontré dans le sentier du Brou par les quatre fillettes habitant le Pordor, était autorisé à partir pour Madagascar ! Les quatre sœurs, devenues femmes, eurent l’honneur et le bonheur d’assister à la dernière bénédiction donnée aux missionnaires, Fête du ciel !... L’encens qui s’exhala de toutes ces âmes réunies dans une même prière, dut s’envoler jusqu’au trône de l’Éternel !... On se dit adieu... Se reverrait-on jamais ? Dans la petite maison du port, il y eut bien des sanglots. La dispersion s’accomplissait là, comme elle s’était accomplie au château. Mais Madagascar... c’était loin !...

Il n’y a qu’une sorte de gens d’esprit... Ce sont les saints. Ils atteignent le seul but digne d’être poursuivi ; ils remportent la seule victoire décisive.

Il n’y a qu’une sorte de gens heureux, ce sont les saints. Ils ont la paix. Ne cherchez pas la paix en dehors des lois adorables du Christ, vous ne la trouverez pas ; et que sont toutes les joies, sans la paix.

Julien en mer, leur cher abbé échappé de leurs bras, il semblait aux pauvres Vinouze que leur bon ange les avait abandonnés. Non, non, il veillait plus que jamais sur eux. Ce que l’on prête à Dieu n’est point perdu. Il paie les intérêts au centuple. Celui qui aime Dieu, aime mieux sa famille, et les mérites qu’il acquiert sont le rempart qui défend le mieux ceux qu’il aime contre l’irréparable malheur du péché ; qui les soutient le mieux dans les épreuves d’ici-bas.

Julien supporta bien le voyage, débarqua à Madagascar et se consacra avec ardeur aux devoirs du saint ministère.

Il séduisait, rien qu’à le voir, les sauvages Malgaches ; il semait à pleines mains, dans ces âmes ignorantes et grossières, la céleste moisson dont les épis sont si riches et les fruits si précieux. Il écrivait à ses parents, il les soutenait par l’expansion de sa foi et aussi de sa tendresse pour eux. L’ex-mademoiselle Virginie à qui le Pordor était échu en partage et qui l’habitait avec son mari, continuait à rendre visite à ses chers amis Vinouze. On lui montrait les belles lettres du missionnaire écrites avec l’âme de l’apôtre et le cœur du fils.

Elle ajoutait souvent quelques lignes aux réponses envoyées par Félicité dont les yeux bruns se remplissaient de larmes. Il était si bon, ce frère, et si loin !

Félicité était à cette époque une charmante jeune fille. Gaie, naïve, ayant hérité de cette distinction, naturelle à quelques paysannes bretonnes. Elle était travailleuse et ben d’votieuse. Combien de garçons la souhaitaient pour femme ! Il y en eut qui se risquèrent à lui en lâcher deux mots ; mais la mère Vinouze n’entendait pas de cette oreille-là... et mettait aux routes les trop hardis. « Si c’est un jour ta vocation, le mariage, je n’y dirai pas de nannain, ma fille ; mais surtout choisis un quertien qui ne se passe ni de messe, ni de vêpes, ni de confesse. La richesse, c’est ben bon ; quand n’y a qu’ça, c’est pas assez... »

Félicité, dirigée par son frère, était de cet avis, et vite, après les saints offices, elle rentrait chez ses gens, après avoir traversé la place sans lancer de coup d’œil à personne, fait d’aguigne à aucun.

Pour se venger, certains grommelaient qu’elle était fière, sans doute, parce qu’elle avait un frère préte, et maman Vinouze de riposter : « Paraît quasiment qu’on ne peut être au goût de tertous ; faut encore mieux ça sottise-là que ben d’aut’es. »

C’était la vérité, et la preuve, c’est que les garçons les pu argentus davant auraient ben v’lu mener ça mariée-là à l’église et, de là, dans lou maison, et sa fierté avec.

« J’veux qu’ce soit mon frère l’abbé qui finisse c’t’affaire là, marmottait la fillette ; j’attendrai qui soit ici, pour choisi. »

C’est égal ! Félicité baissait les yeux un p’tit pu bas, quand elle rencontrait Aristide Ricordel, le fils aîné du sacristain, le père aux neuf beaux gars qu’on alignait au Brou. Il était menuisier, il attaquait sans peur la fine ouvrage, ne se grisait jamais, n’était d’aucune dispute, d’aucune batterie. Son parrain lui avait laissé, par testament, une maison, une grasse prairie où sautaient petits veaux, petits poulains, bœufs noirs et vaches gâres. C’était ben aguériabe, d’entrer en ménage sans avoir à payer un de ces fichus loyers, qui vous embêtent à se rperzente tous l’zans ; ces Ricordiaux-là avaient tertous d’la chance, on voyait ben que n’y avait des prétes dans lou famille.

Et petite Jésie qu’était la marraine ! queune aut’ chance ! une fille si quertienne et si espritue. Savante autant qu’les sœurs ! Al n’était point haute pour dire, mais on sait ben, et c’est pas d’aneu, que dans les p’tits pots sont les bons onguents. Dame ver ! c’est soment dit, c’la... d’mandez putôt à la dame dou Pordo. Ça Verginie-là, qui n’est point maladrète, non pu ; mais repernons not’ conte.

Aristide Ricordel était donc ben équipe pour se perzente à la famille Vinouze. Depuis un p’tit de temps, il n’osait pu causer à Félicité, tout en lui conservant sa grande amitié. Il filait à gaoche quand il la voyait d’valer à dréte ; ce qui en disait pu long que ben des précheries. Y a gros à parier qu’ça flambera au retour de l’abbé, ce feu-là qui couve, si obéissant, sous la cendre !

En attendant d’être fixés, je cite cette page copiée dans une des lettres arrivées de l’île sauvage.

 

« Mes bien-aimés parents,   .   .   .   .   .

« Nous avons sur divers points, trois écoles où nous recueillons petits garçons et petites filles, en n’exigeant d’eux, pour toute rétribution, que deux chemises ! Des religieuses nous aident pour les tout à fait mioches. Il y a de très gentils enfants parmi ceux dont je m’occupe ; intelligents, avec une naïveté délicieuse. Quand les natures sont bonnes, dans ce pays, c’est ineffable d’y semer la sainte parole et de la voir s’épanouir et fructifier. Quelles admirables récoltes nous avons déjà livrées pour les greniers du Père céleste... Je veux vous raconter un fait qui s’est passé, l’autre semaine, presque sous mes yeux, et que la châtelaine du Pordor appréciera, j’en suis sûr. Écoute bien, mon Jeannot... je te crois toujours mon petit frère, malgré les années écoulées.

« À l’école qui est la plus proche de la mer, les prêtres envoient leurs petits agneaux noirs laver eux-mêmes les chemises sales. Un surveillant conduit le troupeau, le garde et le ramène.

« La bande part gaiement, chacun ayant à la main son petit morceau de savon. On doit rapporter ce qui reste.

« II y a un mois, deux petits garçons lavaient, l’un près de l’autre, le vêtement essentiel et peu compliqué... Le plus âgé a douze ans, il vient de faire sa première communion. Le plus jeune n’a que neuf ans. Comme ils jasaient un peu trop en vaquant à leur besogne, le petit laissa glisser son savon dans l’eau. Quel chagrin ! Ces enfants sont en général soumis et soigneux. Tous savent nager. Donc, celui qui avait forfait dit à son compagnon :

« – Veille à ma chemise, je vais essayer de rattraper mon savon ; je plongerai plutôt que rentrer à l’école les mains vides.

« – Oh non ! répond le plus âgé, reste au bord ; veille à notre linge ; c’est moi qui vais plonger. Comme je suis baptisé, que j’ai fait ma première communion, si je me noie, j’irai au ciel. Toi tu n’es pas baptisé, tu resterais dans les limbes, si tu n’allais pas dans l’enfer. Ne te risque donc pas.

« Et ce brave petit chrétien se mit à l’eau, plongea et rattrapa le savon à moitié fondu.

« Quelle foi et quelle charité ! Ne me plaignez pas si j’ai beaucoup de ces joies-là !

« Je vous embrasse, mes chers parents, et, croyez-le, je vous aime plus que jamais en Notre Seigneur. »

 

Quelle lecture, et quelle émotion s’emparait des lecteurs ! Pauvres petits sauvages, sous leur climat meurtrier ! vivant de privations qu’heureusement ils ne sentent pas ; à l’état sauvage où ils croupissent, sans désirer d’en sortir... et Dieu, là, comme ici, comme partout, prodiguant ses bienfaits ! Là aussi, daignant résider dans les églises plus ou moins rustiques qu’on lui élève et où se chante aussi, plus ou moins harmonieusement, le Quam dilecta tabernacula, le Venite adoremus, le Gloria in excelsis et le De Profondis pour ceux qui ne sont plus. Ces chères âmes qui nous ont quittés après nous avoir aimés sur la terre.

Ô mon Dieu ! veuillez leur accorder dans votre royaume le lieu du rafraîchissement, de la lumière et de la paix !

L’abbé Julien Vinouze resta dix ans à Madagascar, évangélisant et remportant sur les âmes les véritables victoires. Notre Seigneur n’avait point armé en vain son chevalier.

Mais, très affaibli, miné par les fièvres de cet insalubre pays, l’évêque et les supérieurs de la mission obligèrent le jeune prêtre à retourner en France. On lui assigna même Redon pour station balnéaire, et pour y recevoir les soins de ses proches. Il avait trente et un ans.

Il retrouva Félicité qui l’attendait pour finir l’affaire. Il se renseigna et approuva le choix de sa sœur.

Aristide Ricordel fut donc l’élu ; c’était le souhait de tous. La fiancée et le fiancé avaient, sans colère, quoique avec chagrin, sacrifié ce beau morceau de leur jeunesse. Ces choses ne se voient guère qu’à la campagne, et combien d’actes d’héroïsme, vantés, récompensés même, ne sont pas à la hauteur de cet hommage rendu à la dignité paternelle et maternelle.

J’ai connu deux autres fiancés qui attendirent quinze ans le jour de leur mariage, parce que la mère de la jeune fille, le visage rongé par un cancer, voulait garder sa fille pour elle seule ! Ces êtres-là acceptèrent aussi, sans révolte et sans infidélités, que l’heure eût sonné de vivre ensemble.

« Faut ben dire qui zétaient de ceusses qui ne se passent ni de messe, ni de vépes, ni de confesse. »

Notre missionnaire ne se rétablit pas assez. On le nomma aumônier d’un couvent, et il mourut, à peine âgé de quarante ans, en odeur de sainteté, selon le langage de l’Église.

Dieu avait béni sa famille. Le ménage Ricordel prospérait et Jeannot, devenu sergent, annonçait à son tour sa vocation militaire.

« C’est pas l’embarras, s’écriait le vieux père Hémery dans ses regrets, c’est pas l’embarras, pauve p’tit préte, al l’ont ruiné ces fièves-là ; c’est traite comme tout ! N’y a pas eu de fortifications capabes de les mette à s’naller. Qué fâilli mine qu’il avait ! pauve préte. C’est un saint, un vrai... Ça s’est tué de peines, là-bas... li qui pouvait êt’e si tranquille chez ses gens. S’en aller préche à tous ses négues-Ià ! C’est ben à crére qu’i’s n’y compernaient rien à ses belles paroles ! C’était peche d’s’y tuer ! Un si bao gars ! C’est y grand pidie... Les serugiens ont bao eu mette lou lunettes, y n’l’on pas guari. M’est avis que l’bon Dieu ne le v’lait pas, pour l’avaï pu tôt dans son paradis ! »

Vous aviez raison, père Hémery ; vous parliez d’or. La terre n’est pas digne de tant de vertus. Le bon Pasteur n’oublie pas sur le sillon les épis gonflés de richesses.

 

 

 

 

Comtesse Marie-Virginie de GOULAINE,

Échos lointains, 1903.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[i] Se, sais ; Taniss, Stanislas ; bonne, bonnet ; derse, repasset ; ver, oui ; somant, seulement ; hanne, pantalon ; tous les E muets ; fauillait, faisait ; maille, moi ; cor, encore.

 

 

 

 

 

 

 

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