Quand nous habitions tous ensemble

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julien GREEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je suis né dans une petite rue sombre du quartier des Ternes. La maison était sans grande apparence ; elle avait toutefois une simplicité qui me paraît belle aujourd’hui : avec ses fenêtres sans encadrements et ses volets gris, je crois bien qu’elle m’a fourni le modèle de presque toutes les maisons imaginaires où j’ai désiré de vivre.

Mes parents étaient pauvres, et de la pauvreté la plus pénible, je veux dire celle qui se souvient des années d’abondance et qui se cache, mais à force de courage et de quelques privations, ils arrivaient à nourrir les enfants. Nous étions sept. L’aîné s’appelait Charles. Venaient ensuite Éléonor ; aux cheveux d’un rouge de chaudron, puis Mary, Anne, Retta et Lucy, et enfin moi.

Aucun souvenir ne m’est resté du temps que nous habitions rue Rumkorff (tel est, en effet, le nom que porte cette rue, et j’aurais voulu qu’il fût plus beau, mais c’est déjà beaucoup d’être né à Paris). En revanche, je me revois très distinctement dans le jardin d’une maison que nous habitâmes plus tard, et qui se trouvait à Passy, rue Raynouard, sur les confins d’Auteuil. Assis avec mes plus jeunes sœurs dans une tonnelle de lierre, je joue à la dînette. Je ne sais pourquoi nous trouvions si amusant de manger un peu de purée froide dans de minuscules assiettes de métal, alors que cette même purée servie froide à la table de nos parents nous eût comblé de dégoût, mais les enfants ont des raisons de se divertir qui nous échappent. D’ailleurs, ce n’est pas là mon souvenir le plus ancien et je puis remonter plus loin qu’à l’époque où je savais me tenir debout sans tomber : couché à plat ventre sur les genoux de ma mère qui me frotte le corps avec une serviette, j’agite les mains vers quelque chose de blanc ; ce quelque chose de blanc, c’est sans doute le rideau d’une fenêtre, car il me semble que je garde encore au fond de moi l’impression d’un vague éblouissement. Entre ce souvenir et celui de la purée froide, il n’y a rien, puis Agathe surgit tout à coup, mais je reparlerai d’elle tout à l’heure.

Ce doit être vers 1902 que mes parents emménagèrent dans cette maison de la rue Raynouard. Elle datait du Premier Empire comme en témoignait l’économe sévérité de sa façade ; à droite et à gauche, d’autres maisons de la même époque l’enfermaient dans une longue cour que j’ai appelée jardin tout à l’heure, parce que deux ou trois arbres y végétaient autour de cette tonnelle dont il a été question. Pour gagner la rue, il fallait pousser une petite grille ; on se trouvait alors au pied de la côte qui monte vers Passy, et si l’on regardait vers la droite, l’œil rencontrait les grands platanes de la rue La Fontaine auxquels je ne puis penser sans que mon cœur se serre, car je ne sais quand je les reverrai ; il est possible que l’éloignement leur prête plus de grâce qu’ils n’en ont et que, si je retournais demain à Paris, ce n’est pas de ce côté.-là que j’irais faire ma promenade, n’étant plus du quartier depuis longtemps, mais je ne puis empêcher qu’en parlant des platanes de la rue La Fontaine je me sente malheureux.

 

 

Il logeait dans une des maisons de notre cour une famille barcelonaise qui portait le nom mystérieux d’Atalaya, ou peut-être ce nom n’aurait-il eu rien que d’ordinaire pour une oreille catalane, mais je ne pouvais l’entendre sans me figurer bizarrement un homme tirant des flèches par une meurtrière. Quoi qu’il en soit, Madame Atalaya n’avait rien de guerrier, sinon quelques poils de barbe au menton. Cinq ou six fois par jour, elle se mettait à la fenêtre, saisissait la barre d’appui et, d’une voix qui nous frappait tous d’étonnement parce qu’on l’entendait jusque dans la rue La Fontaine, elle appelait ses deux enfants : « Jesus ! Aurora ! » ou plutôt : « Héssouss ! Aourrorra ! » L’accent rauque et fier dont ces noms étaient jetés au dehors, la brièveté impérieuse du premier, le roucoulement énergique qui accompagnait le second nous mettait en joie, et malgré les protestations de ma mère qui redoutait toujours qu’on n’offensât quelqu’un, mes sœurs s’étudiaient à reproduire ces sons inimitables.

 

 

Je ne sais pourquoi nous avons la faiblesse de nous attacher à ces souvenirs de la petite enfance, sinon qu’ils font resurgir du chaos de notre mémoire les premiers éléments de notre univers. Nous sommes tous curieux de savoir par où nous avons commencé et presque tous enclins à rechercher dans nos bégaiements l’explication de ce que nous sommes devenus. Malgré tout ce que j’ai dit plus haut, il me semble que je ne puis chercher mes commencements ailleurs que dans notre maison de la rue de Passy, où nous nous installâmes en 1905. Ce fut là que, pour la première fois, j’éprouvai la sensation qui serait la plus enivrante si nous étions capables de nous en rendre compte, je veux dire la sensation d’exister. Peut-être me fais-je illusion, mais je ne le crois pas. Ce moment qui est à coup sûr un des plus curieux de la vie humaine, je me souviens parfaitement l’avoir vécu. J’étais assis dans un coin de notre chambre, me livrant à un de mes jeux favoris qui était de glisser mon ongle dans une rainure du parquet pour en faire sortir des épingles, de minuscules perles de verre ou des miettes de pain durci qui y étaient tombées, quand la pensée me visita que je ne pouvais être ni ce parquet, ni ces murs, ni ma mère que j’entendais dans la pièce voisine, mais que j’étais bel et bien moi-même. À vrai dire, cette pensée ressemblait plutôt à un soupçon et je ne crois pas que je m’y arrêtai longtemps, mais j’en garde encore une impression de mystère qui rejoint dans mon esprit les plus profondes impressions religieuses.

Le travers le plus commun à ceux qui racontent leur vie est assurément de prêter à des enfants une façon de voir au-dessus de leur âge. Je voudrais ne point tomber dans cette faute ridicule. Je n’étais pas plus intelligent qu’on ne l’est d’ordinaire à cinq ans, au contraire, j’étais lent et comme endormi. On ne fixait mon attention qu’à grand-peine. Je rêvais, je parlais seul, choisissant pour ces monologues un coin de la chambre où il semblait que je fusse en conversation avec un personnage secret. Mes sœurs prétendaient que cela leur faisait peur, parce que je m’exprimais dans une sorte de jargon que j’avais inventé et qui restait inintelligible, n’étant à vrai dire qu’une copie du langage humain avec les hauts et les bas, les haltes, les rires, les étonnements, enfin toutes les modulations que j’avais remarquées dans les entretiens des grandes personnes et plus particulièrement chez ma mère.

Ma mère, en effet, représentait à mes yeux le modèle de toute perfection. C’est peu dire que je l’adorais : je voulais être comme elle dans tous mes gestes et toutes mes pensées, je trottais à ses talons de pièce en pièce, m’accrochant à sa jupe et bafouillant, je n’en doute pas, d’obscures déclarations d’amour.

Elle était petite, mince, avec de très beaux yeux gris dans un visage rieur ; cependant elle tombait dans des rêveries qui la rendaient si sérieuse que pour l’en faire sortir nous la tirions par le bras. Elle se moquait volontiers de mes sœurs et faisait des grimaces à l’une d’entre elles pour le plaisir de voir la moue hideuse dont sa fille la récompensait. Ce jeu bizarre arrachait des cris de joie à ma marraine Agnès, qui rendait visite à ma mère plusieurs fois par semaine et remplissait notre salon de l’odeur des petits cigares qu’elle fumait presque sans arrêt. La corpulence de ma marraine ne manquait jamais de me surprendre : je m’émerveillais qu’une seule personne pût assombrir une pièce en s’asseyant devant la fenêtre, mais en même temps je voyais dans ces vastes rondeurs la marque d’une âme bienveillante et je n’hésitais pas à sauter sur ses genoux pour lui tirer son double menton, comme on dit que la Duchesse de Bourgogne fit au vieux Roi Soleil.

Agnès qui était Irlandaise et catholique, disait souvent à son amie qu’elle ne ferait jamais de moi un vrai protestant. Je ne sais comment cette prédiction était accueillie, fraîchement, j’imagine, mais je me rappelle fort bien que ma mère nous lisait chaque jour un chapitre de la Bible dans la noble version du roi Jacques et que son protestantisme n’était pas suspect. Assis autour d’elle, nous écoutions sa voix rapide articuler sans défaillances les phrases tout à la fois brèves et majestueuses, de ces vieux récits. Le livre refermé, ma mère posait des questions auxquelles il valait mieux répondre correctement, car sa main volait au-dessus de nos têtes comme un oiseau vengeur et punissait l’étourderie avec une sévérité toute mosaïque. À dire vrai, je n’avais rien à craindre, car n’ayant guère plus de cinq ou six ans, je n’étais pas tenu d’écouter, mais il me plaisait de jouer aux pieds de ma mère, même dans ce bruit de paroles dont je ne saisissais pas le sens.

L’anglais, en effet, demeurait pour moi un assemblage de sons bizarres où mon oreille ne trouvait rien de très agréable. Surtout, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi l’on avait recours à ce que je croyais être du baragouin alors que les mots français se trouvaient à la disposition de tous, et si simples. Il me paraissait aussi que les choses ne pouvaient avoir qu’un seul nom et qu’appeler un arbre ou une image ou ma poupée sans jambes d’un autre nom que celui-là, c’était leur faire une sorte de violence. Je ne me départais pas de l’idée que ce système était une invention des grandes personnes dont on ne savait jamais ce qu’elles allaient imaginer de stupide et de compliqué.

Quelque chose me troublait pourtant dans le fait que ma mère usait de ce moyen étrange pour communiquer avec nous, et même avec moi qui en ouvrais la bouche de perplexité. Elle m’obligeait à répéter après elle certains groupes de mots et attachait beaucoup d’importance à ce que je les disse comme elle. Ces mots qui devaient jouer un si grand rôle dans ma vie et dont je reparlerai tout à l’heure, je ne sais quand ils finirent par jeter quelque lumière au fond de mon cerveau, mais sans doute apprenais-je à mon insu le rudiment de la langue anglaise, car il se passa un jour une chose qui me parut étonnante.

J’étais en train de jouer avec ma poupée Agathe pendant que ma mère lisait la Bible à mes sœurs. De temps en temps, je m’interrompais dans mes jeux pour explorer les rainures du parquet, mais je revenais assez vite à Agathe. Cette poupée exerçait sur moi un pouvoir d’autant plus singulier qu’elle ne possédait ni bras ni jambes et que son nez avait disparu ; de plus elle avait une expression fort niaise et dont je me souviens encore, mais telle qu’elle était je la trouvais belle et la serrais contre moi avec passion ; ou bien je la posais sur le sol et lui parlais dans mon langage secret qu’elle entendait, j’en suis sûr. Je savais qu’il fallait me tenir tranquille et ne pas ouvrir la bouche quand ma mère prenait le gros livre noir et que mes sœurs s’asseyaient autour d’elle, aussi me faisait-on taire, mais rien ne m’empêchait de m’installer aux pieds de Maman avec Agathe dans mes bras et d’imaginer un colloque entre cette dernière et, par exemple, les bottines à boutons dont j’étais chaussé ; ou bien j’écartais le rideau de la fenêtre et je regardais dans le jardin de M. Cassagnade, notre propriétaire, le marronnier feuillu où sifflait mon ami le merle.

Or il arriva que les périodes bibliques, dont le murmure se déroulait au-dessus de ma tête comme une espèce de banderole sonore, me retinrent ce jour-là pour une raison particulière que je ne saisis pas tout de suite, quand subitement il y eut dans mon esprit quelque chose d’analogue à un choc. Je m’arrêtai de jouer : ma mère venait de lire une phrase et j’avais compris.

Aujourd’hui, à une distance de plus de trente années, je rêve quelquefois sur un verset des Écritures en me demandant si ce n’est pas celui-là même qui, avant tous les autres, sut se frayer une route jusqu’à moi, mais plus j’essaye de m’en souvenir, plus il me semble qu’il recule dans la nuit de ma mémoire. J’aime à croire que c’était un de ces endroits où la voix de l’Éternel se fait plus tranquille et plus douce que sur les hauteurs du mont Horeb parmi les rugissements de l’orage prophétique ; je voudrais surtout pouvoir me dire avec certitude qu’une des paroles mêmes de Jésus fut la première parole anglaise que reçut mon cerveau d’enfant. A-t-elle eu quelque influence sur ma vie et porté à mon insu des fruits que je ne puis reconnaître ? Ou mal comprise, a-t-elle faussé quelque chose en moi ? Oh, je ne puis le croire ; je veux qu’au début de mon existence il y ait eu cette obscure bénédiction de l’esprit comme un gage de l’amitié de Dieu.

Puisque nous sommes sur ce chapitre et malgré l’indiscrétion qu’il peut y avoir à livrer de tels secrets je voudrais rapporter ici mon premier souvenir d’une émotion religieuse. Je devais avoir un peu plus de cinq ans. Chaque soir, alors que je venais de me coucher, ma mère venait me faire dire ma prière. Nous nous mettions à genoux, moi dans mon lit, elle sur le plancher et si près de moi que nos visages se touchaient ; je lui passais alors les bras autour du cou et répétais après elle les paroles de l’oraison dominicale telle qu’elle se trouve dans la version anglaise du Nouveau Testament. Elle récitait cinq ou six mots de cette prière, puis s’arrêtait, attendant pour continuer que j’eusse dit exactement comme elle. La tête sur son épaule, j’éprouvais un grand plaisir à répéter ces paroles dont le sens me paraissait obscur mais dont la douceur atteignait les régions les plus mystérieuses de l’âme. Il me semblait, quand j’avais ainsi les bras autour du cou de ma mère et priais avec elle, que rien au monde ne pouvait nous nuire. Depuis, la mort nous a séparés, mais il m’arrive encore, sans que je m’en rende toujours compte, de réciter le Pater en le coupant de haltes, afin de permettre à ma mère de réciter les mots suivants.

Notre appartement de la rue de Passy était un monde que j’explorais avec une curiosité sans défaillances, car il me semble que j’y trouvais toujours du nouveau. Tout m’en paraissait admirable. Tel que je le revois par le souvenir, il était un peu sombre avec des parquets luisants, et lorsqu’au matin ma bonne Lina ouvrait les fenêtres du salon et de la salle à manger, la rue de Passy tout entière pénétrait d’un seul coup dans ces pièces avec ses fiacres, ses omnibus et, panier au bras, son armée de ménagères. L’habitude n’y faisait rien, cette énorme bouffée de bruit étonnait toujours l’oreille. Ma mère, quand elle entrait dans ces moments-là, levait les sourcils d’un air malheureux, ouvrait la bouche pour proférer des sons que personne n’entendait et se retirait.

Le soir, tout s’apaisait. Paris est une grande ville de province, c’est peut-être là même ce qui fait son charme ; Paris est moins la capitale de la France que la première de toutes les villes de province françaises. Il n’est pour s’en rendre compte que de se tenir sur le Pont des Arts, vers la fin d’un beau jour d’été, en regardant le Pont-Neuf. À gauche le Musée, à droite la Bibliothèque, et au milieu la Cathédrale dominant une belle rivière tranquille et raisonnable, c’est là certes un des plus merveilleux aspects du monde visible et c’est aussi le plus provincial des paysages avec ce qu’un paysage de province a de ramassé et, si je puis dire, de récapitulatif. Londres est une capitale d’Empire avec des tristesses de géant. Paris, qui est la capitale de l’Europe, est trop narquois et trop bon enfant pour faire le solennel ; il se contente d’être une ville à mesure d’homme, comme une brave et bonne ville de province, et le silence que l’on entendait dans la rue de Passy était un silence de province.

L’hiver, parfois, ma mère me laissait veiller au salon jusqu’à neuf heures du soir, et je m’asseyais devant le feu avec elle. Un long châle gris lui couvrait les épaules, car elle était frileuse, et comme je me serrais contre elle, je sentais sur ma joue la caresse un peu rugueuse de la laine tricotée dont j’agrandissais sournoisement les mailles avec mon doigt. Pendant que ma mère me racontait à mi-voix des histoires dont je ne comprenais presque rien, je me demandais s’il était possible d’être plus heureux que je ne l’étais alors. Ce murmure de paroles au-dessus de ma tête me semblait un bruit ravissant et accompagnait les rêves confus dont mon cerveau était plein. Il y avait au fond de l’âtre une plaque de cheminée sur laquelle une aigle impériale étalait des ailes victorieuses et, dans la palpitation du feu, l’oiseau paraissait vivre et s’agiter au milieu d’un bouquet de flammes. Peut-être vivait-il vraiment, et j’étais seul à le savoir, car personne n’en parlait jamais. Entre lui et moi, comme entre moi et tant de choses dans la maison, il y avait un secret dont mes aînés ne connaissaient rien. (C’est si lourd, une grande personne !) Et tout en regardant le beau rapace noir aux plumes éclaboussées de rouge, je sentais mes paupières se fermer doucement ; je luttais, rouvrant les yeux avec effort, j’entendais une voix qui murmurait : « Il dort », et tout à coup je me réveillais dans mon lit, alors qu’un rayon de soleil passant à travers les rideaux divisait la chambre en deux, et que le merle saluait le jour dans le jardin de M. Cassagnade.

 

 

Avant Lina, il y avait eu Jeanne, Jeanne Lepêcheur. C’était une Parisienne à la jolie voix un peu sourde et un nœud de velours noir autour du cou. Ce nœud de velours noir inquiétait un peu ma mère, et il est vrai qu’aux alentours des fortifications cet ornement n’était pas rare ; fallait-il en conclure que ma bonne manquait de sérieux ? Certes, elle paraissait heureuse, elle chantait. Je les ai encore dans l’oreille, ces airs qu’elle fredonnait le long des rues quand nous allions à la promenade et je dois dire qu’ils évoquent un paysage de barrière.

Ma mère recommandait à Jeanne de me mener à la Muette où jouent les enfants, mais nous n’allions pas toujours à la Muette, Jeanne et moi. Où allions-nous ? Je l’ai oublié si je l’ai jamais su, mais je donnerais beaucoup pour m’en souvenir. Où vont les bonnes d’enfant ? Il eût été bien inutile de me demander où allait la mienne, car j’étais perpétuellement ahuri ou perdu dans des rêves, et Jeanne le savait bien. Elle m’aimait beaucoup et je ne pense jamais à elle sans une grande reconnaissance, car je crois bien que c’est Jeanne qui m’apprit à dire les premiers mots français qui se soient logés dans ma tête. Était-elle jolie ? Je n’en suis pas sûr, mais elle avait ce regard vif et un peu moqueur qui donne tant de charme aux visages de Paris.

Lina vint ensuite, Lina Ranoux, native de Badefol d’Anse, dans le Périgord. Autant Jeanne avait de finesse, toute la finesse du peuple parisien qui en a beaucoup, autant Lina était rude. Le matin, quand j’allais lui demander mes chaussures qu’elle avait ordre de cirer, elle me les lançait à la tête, en haine de la société, sans doute. C’était une vraie paysanne, mais une paysanne de jacquerie. Elle respirait la violence ; dans ses accès de mauvaise humeur, le sang lui montait au front et sa narine s’élargissait de colère. Néanmoins, elle s’adoucissait quelquefois et me permettait de lui aider à laver ses plats, ou plutôt elle les lavait elle-même et me les donnait à essuyer l’un après l’autre. Je m’acquittais de cette tâche avec un zèle qui la faisait rire, et d’une voix de cour de ferme elle me jetait des mots en patois. Elle m’intimidait un peu et je l’aimais beaucoup moins que Jeanne ; pourtant je me tenais souvent à la cuisine et regardais aller et venir cette fille brusque et rougeaude qui se mettait tout à coup à danser, les poings sur les hanches, pour se dégourdir les jambes. Elle dansait comme on dansait là-bas, à Bade-fol d’Anse, sur un air de bourrée qui venait du fond des temps, avec une sorte de vigueur sauvage. Je la regardais d’un œil étonné. Soudain elle s’arrêtait, criait quelque chose dans la langue de sa Dordogne et partait d’un gros éclat de rire.

Parfois le goût du danger me poussait à la cuisine alors que Lina nettoyait ce qu’elle appelait d’un ton agressif « son » carreau. Pliée en deux sur son balai dont le bout était emmailloté d’une lavette, elle voyageait lentement du fourneau à la fenêtre en accompagnant ses efforts de « Bonsoirs » et de « Bon sangs » qui trahissaient une irritation particulière. Je profitais du moment où elle tournait une énorme croupe vers la porte de la cuisine pour me glisser derrière la table sur laquelle étaient juchées les chaises de paille, et là j’attendais, un peu ému, qu’elle me découvrît et laissât crever l’orage de sa colère, car c’était un curieux spectacle. La brique lavée à grande eau luisait comme un magnifique émail sang-de-bœuf, mais il s’agissait de l’essuyer et c’était à quoi elle s’employait avec Sa lavette. Tête basse comme un animal au labour, elle venait lourdement de mon côté et apercevait d’abord mes souliers dont la vue la mettait en rage. Se relevant alors de dessus son carreau dont son visage prenait aussitôt la couleur, elle écartait du revers de son bras les mèches en forme de serpents qui se tordaient sur son front, m’appelant mauvaise bête et beaucoup d’autres choses dont le souvenir ne m’est pas resté. Puis elle m’envoyait son balai dans les jambes et c’était à ce moment-là que les inconvénients de ma situation m’apparaissaient dans une clarté en quelque sorte admirable, car je ne pouvais aller nulle part, pour fuir l’arme vengeresse, sans courir dans ce que Lina nommait, avec des clameurs horribles, du mouillé, c’est-à-dire que chacun de mes pas était une espèce de profanation et que je ne pouvais ni rester dans cette cuisine, ni en sortir à moins d’aggraver ma faute. Je gagnais enfin la porte et fuyais dans les profondeurs du couloir qui menait à ma chambre, où je pouvais me croire en sécurité ; mais je ne songeais pas à rire de cette fureur que j’avais déchaînée, j’étais trop sérieux pour cela. Les imprécations de ma bonne me faisaient battre le cœur et, caché derrière mon lit, j’écoutais d’une oreille inquiète, non sans un bizarre plaisir, les dernières menaces dont l’écho roulait tumultueusement jusqu’à moi.

Avoir peur est une des joies secrètes de l’enfance, et l’enfance se prolonge bien au-delà des limites de ce qu’on appelle l’âge de raison. Sans ce goût de frémir, nous n’aurions ni Macbeth, ni Œdipe, ni l’histoire du Petit Poucet dont l’antiquité se perd dans les ténèbres. Je ne sais pourquoi je m’étais mis en tête que le Diable en personne logeait dans le réduit où ma mère serrait ses vêtements. À l’heure où la lumière hésite, j’allais me placer devant la porte de ce réduit et d’une voix étranglée j’appelais le Diable. Parfois, j’allais jusqu’à tourner le bouton et jetais un coup d’œil épouvanté sur toutes ces robes dont quelques-unes, me semblait-il, remuaient doucement comme si une main les écartait. Je n’avais jamais le courage de rester le temps qu’il aurait fallu pour aller au bout de mon expérience et, avec de grands cris d’effroi, je me précipitais au salon où ma mère était en train de lire.

Elle ne comprenait rien à mon émotion dont je ne lui disais pas la cause. Les bras passés autour de son cou, je lui demandais, en effet, si elle était bien certaine que je n’irais pas en enfer. « Petit bêta ! s’écriait-elle. Qui t’a parlé de l’enfer ? On ne va pas en enfer quand on est chrétien. » Je ne sais si tous les théologiens eussent été de son avis, mais son rire plein de la meilleure insouciance et la façon dont elle me serrait contre elle me rendaient ma sérénité.

Ce n’était pas ma mère qui m’avait parlé du Diable et de l’enfer ; sa religion ignorait la terreur et ne connaissait que l’amour. À vrai dire, je n’aurais pas su que l’enfer existait si ma curiosité naturelle ne m’eût fourni le moyen d’apprendre ce que ma mère ne me disait pas. J’étais féru de livres d’images et l’on me voyait sans cesse à quatre pattes devant les rayons les plus bas de la bibliothèque qui se trouvait dans un coin du salon ; je savais, en effet, que de grands volumes illustrés étaient rangés en cet endroit, et comme je ne les déchirais pas, on me permettait de les regarder. Il y avait un peu de tout, des livres de voyage et des livres d’histoire, il y avait aussi deux grands volumes qui, à cause de leurs dimensions, étaient couchés à plat sous des volumes plus petits. Avec un peu de patience et quelques efforts, un enfant pouvait les faire sortir de leur rayon, et c’est à quoi je m’employai, un jour que je me trouvais seul, car là est le plus singulier de l’histoire : personne ne m’avait défendu de regarder ces livres, mais je voulais être seul pour le faire ; craignais-je qu’on eût peur de me les voir abîmer, ou quelque chose m’avertissait-il d’un danger ?

À cette époque, je devais avoir six ans, car j’était sorti des mains de Lina, qui avait trop à faire pour s’occuper de moi, et j’avais pour bonne une grosse fille bègue et bonasse qui s’appelait Joséphine. Ma compagnie ennuyait Joséphine qui préférait, quand Madame n’était pas là, écrire les lettres à son amoureux et me laissait mes coudées franches pour m’amuser à ma guise. Rien ne s’opposait donc à ce que je tirasse de la bibliothèque ces gros livres qui m’intriguaient. Ils glissèrent sur le tapis avec un bruit sourd et je les ouvris.

C’était la Divine Comédie illustrée par Gustave Doré. Je n’en finirais pas de parler de ce livre et de l’effet qu’il eut sur moi ; il me fit beaucoup de mal et peu de bien. Bon ange gardien, où étiez-vous quand je tournai les premières pages de l’Enfer ? Ces grappes d’hommes et de femmes tordus de souffrance me frappèrent d’étonnement et se logèrent dans ma mémoire à tout jamais. Je ne comprenais pas qu’ils fussent déshabillés et qu’on leur fît de telles misères, car presque tous hurlaient ou pleuraient, et s’ils riaient, c’était pire. Plût à Dieu qu’on eût enfermé ces livres dans un tiroir ! Le second volume, en effet, n’effaçait pas les horreurs du premier. Les tristes escarpements du Purgatoire et les tourbillons d’astres du Paradis ne me retinrent pas longtemps. C’était l’Enfer, hélas, qui m’attirait ; j’en examinai les supplices avec une inquiétude croissante et, je dois le dire, l’obscur sentiment d’une faute.

Je marmonnais beaucoup à cet âge, poussant des exclamations de surprise, de plaisir ou d’effroi selon ce qui s’offrait à mes yeux, mais l’Enfer de Doré m’arracha des cris, et je crois que ce furent ces cris qui me trahirent, car ou bout d’un moment la tête ébouriffée de Joséphine projeta une ombre sur la page et j’entendis sa voix confuse qui me demandait ce que je regardais là. C’était précisément ce que je voulais savoir moi-même, mais je me tins coi.

Cependant, comme Joséphine ne me grondait pas, je m’enhardis à lui poser des questions ; j’appris grosso modo que l’Enfer est le lieu où vont les méchants après leur mort et que le Diable y est roi. Cette révélation m’atterra, et je refermai ce livre qui me faisait peur. Joséphine m’aida à le remettre en place, puis elle retourna à sa correspondance amoureuse, loin de savoir à quelles épouvantables méditations elle venait de donner naissance.

À partir de ce jour, je décidai que Satan se cachait parmi les robes de ma mère pour me faire peur ; c’était donner un rôle bien modeste à un personnage dont l’orgueil est proverbial, mais je manquais de jugement et mes notions de théologie étaient sommaires. Sans le vouloir, ma mère fut la cause d’un autre genre d’inquiétude métaphysique qui s’empara de mon petit cerveau. Les Protestants récitent l’oraison dominicale en y ajoutant ces mots qui ne se trouvent pas dans la version catholique : « Car c’est à toi qu’appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. » « Dans tous les siècles », ou plutôt l’équivalent anglais, plus mystérieux encore : « forever and ever », me rendait perplexe. Est-ce que tout ne finissait pas un jour ou l’autre ? Et comment se pouvait-il qu’une chose continuât sans fin ? « C’est ce qu’on nomme l’éternité, m’expliquait ma mère. Dieu est éternel. Il n’a jamais commencé, il ne finira jamais. »

Une sorte de vertige me prit et me prend encore quand je dirige ma pensée de ce côté. J’essayai, pour me figurer ce que pouvait être l’éternité, d’ajouter du temps à du temps, j’entassai les siècles les uns sur les autres, je demandai à ma mère si l’éternité, c’était mille ans, et elle rit. Dix mille ans ? Elle rit plus fort. « Mille mille ans ! » m’écriai-je en frappant du pied d’impatience. Alors, afin de me donner une faible idée de ce qu’était l’éternité, elle me raconta une histoire qui me troubla plus encore que le mystère de l’infini. « Quelque part dans le monde, il existe une montagne si haute que personne n’en a jamais vu le sommet. Une fois tous les cent ans, un oiseau vient y frotter son bec ; une fois tous les cent ans, ce n’est pas bien souvent. Eh bien, quand cette montagne, à force d’avoir été frottée par ce bec d’oiseau, aura complètement disparu jusqu’au dernier caillou, une minute d’éternité prendra fin. »

– Oh !

C’était tout ce que je pouvais dire. Je regardai Maman la bouche ouverte et saisis sa jupe pour ne pas tomber dans l’infini. Quelque chose en moi chavirait, et ma mère me laissa comme m’avait laissé Joséphine, l’imagination dévastée par ces idées incompréhensibles.

 

 

Ce qu’on pourrait appeler le sentiment du divin, je crois que la plupart des enfants l’ont éprouvé sous une forme ou sous une autre, sans presque jamais savoir de quoi il s’agissait. Il me semble que je n’étais ni plus ni moins favorisé qu’on l’est d’ordinaire à cet âge ; cependant, un souvenir d’une douceur étrange me revient à l’esprit, qui fut le point de départ de bien des rêves ; aussi n’est-ce pas sans hésitation que je me décide à en parler, moins par crainte de paraître indiscret que par souci de ne pas le ternir. Avec leur précision excessive, en effet, les mots sont parfois comme des mains un peu rudes qui déveloutent les fruits délicats, et je me demande s’il ne vaudrait pas mieux garder pour soi certains mouvements du cœur qui sont proprement au delà du langage humain. Une allusion suffirait sans doute.

C’était un soir d’hiver et ma mère se tenait avec moi devant la fenêtre de sa chambre. Elle avait écarté le rideau de mousseline et me montrait le ciel d’une limpidité admirable. Jamais il ne m’avait été donné de voir des étoiles plus brillantes, ni en aussi grand nombre, et sur le fond noir du firmament elles semblaient palpiter devant mes yeux, à des distances inimaginables. Ma mère, en baissant un peu la voix comme dans une église, me dit de bien regarder le ciel, qui était l’œuvre de Dieu. Sa main libre se posa doucement sur ma tête. J’éprouvai alors une joie que je n’aurais pu ni expliquer ni traduire, mais qui m’arracha à la terre et dont le souvenir me rassure encore, alors que je vois crouler autour de nous le monde où j’ai vécu.

 

 

Quand j’eus sept ans, ma mère décida de me mener au théâtre. On jouait alors Michel Strogoff et mes parents agitèrent la question de savoir si je comprendrais ou non ; au bout de quelques minutes, ils conclurent sagement que cela n’avait pas d’importance, car, disaient-ils, ce qui amuse un enfant au théâtre, ce sont les décors, les costumes, et le bruit. Quant à l’histoire, il l’arrange à sa guise.

Un après-midi, ma mère me fit donc monter avec elle dans le Passy-Hôtel de Ville qui passait devant notre porte et nous déposa en face du Châtelet. Je lus sur une grande affiche : Michel Strogoff, courrier du Tsar et, la main serrée dans celle de ma mère, franchis le seuil du théâtre. Déjà la tête me tournait. Je ne savais ni ce qu’était un courrier, ni un Tsar, ni un théâtre, mais j’étais ravi. Cependant, lorsque après avoir monté deux étages, nous débouchâmes dans la salle, je cachai mon visage dans les jupes de maman et il fallut qu’elle me fît honte de ma couardise pour obtenir que je descendisse avec elle jusqu’au premier rang du balcon. Jamais, en effet, je ne m’étais trouvé dans un endroit aussi vaste. Rien qu’à diriger ma vue du côté de l’orchestre, je sentais mes entrailles se serrer, tant la distance qui nous séparait des musiciens me paraissait énorme, et je redoutais qu’un faux mouvement ne me jetât dans le gouffre.

L’intrépidité des enfants autour de moi me rassura. Ils riaient, se penchaient en avant, agitaient les mains au-dessus du vide, et je faisais comme eux quand la toile se leva enfin. Goethe a dit que le plus merveilleux moment d’un spectacle est précisément celui-là, qui permet souvent beaucoup d’espoirs. L’admiration m’arracha le même cri qu’à des milliers de jeunes poitrines où battaient des cœurs innocents. Mes yeux ne se rassasiaient pas de tant de lumières et le bariolage des costumes me parut la plus belle chose qu’il y eut au monde.

Les scènes se succédaient sans diminuer mon plaisir, mais presque tout m’a fui de ce que je vis ce jour-là, sauf la clairière du Baïkal où le courrier du Tsar, à genoux devant un bourreau, attendait qu’Ivan Ogareff lui fît brûler les yeux avec un sabre rougi à blanc. Il se peut que je brouille un peu les personnages, mais je crois bien que la situation de Michel Strogoff était telle que je la fais voir, et elle me parut abominable. Cependant, le cœur de l’homme n’étant pas toujours insensible à la pitié, au Châtelet tout au moins, une dernière joie devait être accordée à Michel Strogoff.

« Regarde, de tous tes yeux, regarde ! » lui disait-on.

À ce moment, le corps de ballet faisait son entrée. Le long divertissement qui fut exécuté ensuite ne me fit que peu d’impression, et je ne vivais que pour le moment où le sabre rougi au feu serait appliqué sur les prunelles du condamné. Et en effet, après les derniers entrechats, on en revint aux affaires sérieuses et le sabre, qui avait eu le temps de s’élever au degré de chaleur voulu, fut approché du visage de Michel Strogoff. Un grand cri d’horreur monta de la salle et ma mère dut m’expliquer hâtivement que tout cela n’était pas vrai. Comment pouvais-je croire que cela n’était pas vrai alors que tout était mis en œuvre pour me persuader du contraire ? J’étais hors de moi d’émotion. Heureusement, il apparut ensuite que Michel Strogoff ayant versé des larmes au bon moment (en pensant à sa vieille mère ?) le dommage qu’on pouvait craindre se trouva être nul, et la dernière scène nous montra le héros accueilli avec bonté par un personnage dont les décorations et les interminables favoris trahissaient la grande importance. En effet, c’était le Tsar.

Le lendemain, je n’avais que le nom de Michel Strogoff à la bouche. Notre maison portait le numéro 93 ; au 91 se trouvait une épicerie tenue par un brave homme appelé Soudry et dont la femme passait la journée entière à la caisse. L’extrême réserve de Madame Soudry la rendait difficile à connaître. Elle souriait, cependant, abaissant de longues paupières sur des yeux d’un gris bleuté, et l’on voyait bien qu’elle n’était pas méchante ; son visage étroit et blême semblait celui d’une religieuse, bien qu’une ombre de moustache lui prêtât un air viril. D’ordinaire, ses mains étaient prises dans des mitaines noires qui ne laissaient passer que le bout des doigts et de grands ongles bombés, et lorsqu’elle écrivait dans son registre ou préparait ses factures, on eût cru qu’elle se contentait de tirer des lignes droites tant ses caractères étaient menus et ses gestes économes. Elle m’appelait Monsieur Julien et m’offrait quelquefois un petit beurre ou un bonbon au réglisse. Il me parut nécessaire de lui raconter l’histoire de Michel Strogoff qu’elle pouvait fort bien ne pas connaître.

Elle m’écouta fort patiemment, tout en faisant aller sur le papier une plume coudée comme une baïonnette. Tant de placidité me chagrina, car je supposais l’histoire d’un homme à qui l’on voulait brûler les yeux lui causerait quelque émotion, et elle n’en marquait aucune. « On voulait lui brûler les yeux avec un sabre, répétais-je en gesticulant. Mais le sabre ne l’a pas vraiment brûlé, et pourtant il était rouge... » « Bien sûr que le sabre ne l’a pas brûlé, disait-elle avec douceur, autrement Michel Strogoff n’aurait pas pu jouer ce soir-là, ni aujourd’hui. » J’insistais. N’avait-elle pas compris ? Il ne s’agissait pas de l’acteur ni d’un artifice de théâtre, il s’agissait de Michel Strogoff lui-même à qui l’on n’avait pas vraiment brûlé les yeux. Madame Soudry hochait la tête imperceptiblement et laissait voir, en un sourire plein d’indulgence, une rangée de dents grises. « Sans doute, reprenait-elle. Vous n’auriez pas voulu qu’on lui brûle vraiment les yeux à ce pauvre homme, Monsieur Julien, car autrement il n’y aurait de représentation ni ce soir, ni demain, et si je voulais voir Michel Strogoff, je ne le pourrais pas... »

Je luttai avec Madame Soudry pour la tirer de son erreur, mais elle tenait à son sentiment et ne céda point. Pour la punir de son opiniâtreté, je crois que je lui eusse volontiers cassé sa plume-baïonnette qui voyageait sans hâte, de gauche à droite, sur les factures. Le courage me manqua, et tout à coup une grande indifférence me prit. « À quoi bon ? pensai-je. Elle ne comprendra jamais. » Et je l’abandonnai à son ignorance.

 

 

En face de notre maison se voyait la boutique de Boutegourde, le marchand de couleurs, et à côté de Boutegourde, l’herboristerie de M. Baud. Nous disions le père ou la mère Boutegourde, suivant l’occasion, mais M. Baud restait M. Baud à cause d’une barbe soyeuse et argentée qui inspirait le respect aux plus impertinents. Un peu plus loin se trouvait le petit magasin de la papetière, dont j’ai oublié le nom, et encore un peu plus loin, mais en retraversant la rue, la maison de la cartomancienne.

Je n’avais pas encore l’âge où l’on va sonner aux portes des cartomanciennes – cela m’est arrivé plus tard, je l’avoue – mais les sous dont on me faisait cadeau glissaient tôt ou tard dans la grande poche du tablier bleu que la papetière s’attachait autour de la taille. Cette femme me donnait en échange un journal illustré qui s’appelait, si j’ai bonne mémoire, Les Belles Images. Ou je me trompe fort, ou Les Belles Images ne se vendent plus depuis fort longtemps, mais je leur dois des heures merveilleuses où le rêve m’emportait bien au delà des toits et des cheminées de la rue de Passy. En général, je ne comprenais pas ce que je lisais, mais cela n’avait pas d’importance et les images dont j’emplissais mes yeux n’en acquéraient que plus de mystère.

J’ai surtout gardé le souvenir d’une sorte de voyage à travers l’histoire jusqu’aux temps crépusculaires de la tour de Babel. Tout enfant porte en lui un poète que l’éducation met à mort. Il me suffisait d’un maladroit bariolage et de quelques traits de plume incertains pour me voir dans une vaste plaine où des multitudes prises de colère se bousculaient au pied d’une tour sans faîte ; un ciel menaçant pesait sur cette agitation dont le sens m’échappait. D’autres images proposaient à mon inquiétude des scènes de massacre ou de catastrophes ; révolutions et tremblements de terre, autodafés, cyclones, villes englouties sous les flots, foules jetées aux bêtes ou taillées en pièces à coups de sabre, je promenais sur tous les malheurs de l’humanité un regard plein d’étonnement et d’intérêt, et je ne sais comment l’idée se formait en moi que ces choses ne pouvaient plus se produire ; elles faisaient partie de ce que j’appelais l’ancien temps, et l’ancien temps était révolu à jamais. Maintenant, il ne se passait plus rien. Je le regrettais.

L’histoire était pour moi une sorte de phénomène gigantesque et qui s’était arrêté net à ma naissance. Ma mère nous parlait quelquefois de la guerre de Sécession dont les échos avaient attristé son enfance, et Félicité Goudeau, la couturière qui venait travailler chez nous le jeudi, se souvenait de la Commune, mais moi, je n’avais rien vu, parce qu’il n’y avait rien à voir de mon temps. Tout était fini, je venais trop tard, et le rideau baissé ne se relèverait plus.

Ayant écrit ces mots, je m’arrête et jette les yeux dans un petit jardin qui n’est pas très différent du jardin de Monsieur Cassagnade. Des arbres roussis par l’été palpitent aux premières brises de l’automne et des oiseaux s’appellent d’une branche à l’autre, mais je suis à plus de lieues que je ne saurais dire de la vieille rue de Passy et je ne puis que vainement regretter le temps où il ne se passait rien. L’histoire, hélas, continue. Cependant, la lumière est si douce qui tombe aujourd’hui d’entre les feuilles, que le cœur ne se défend pas d’espérer et quand je me penche par la fenêtre, les charmantes courettes de Paris ne me semblent plus si loin. C’est que New York est une ville de petites maisons et de petits jardins où flotte un vague parfum d’Europe. Les géants de la Cinquième Avenue sont les prophètes de l’orgueilleuse cité future, mais des millions de New Yorkais vivent et meurent dans des logis à trois étages qui sont comme des souvenirs d’Amsterdam, de Londres ou de Copenhague et sur lesquels des platanes, qui s’appellent sycomores, jettent une ombre familière.

Notre passé nous tire en arrière et, si nous n’y mettions bon ordre, il nous empêcherait d’aller de l’avant, car nous sommes essentiellement des êtres d’avenir et il est assez remarquable que nos yeux soient placés de telle sorte qu’ils nous permettent de regarder devant nous et qu’un effort soit nécessaire pour diriger la vue vers les lieux que nous venons de quitter. Mais il y a dans le souvenir une vertu de fascination à laquelle il ne serait pas humain de ne jamais céder. C’est déjà beaucoup d’avoir été heureux, et de pouvoir quelquefois se chauffer les mains aux rayons des soleils morts...

 

 

Julien GREEN, Quand nous habitions ensemble.

 

Paru dans Les Œuvres nouvelles en 1943.

 

 

 

 

 

 

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