Trait de générosité d’un homme de lettres

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Frédéric-Melchior GRIMM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PUISQU’ON recueille, qu’on imprime avec tant d’avidité toutes ces petites noirceurs connues sous le nom d’Honnêtetés littéraires, ne serait-il pas juste de publier avec le même intérêt des traits de générosité qui honorent les lettres et ceux qui les cultivent ? Dans ce nombre ne citerait-on pas le procédé que M. de La Harpe vient d’avoir pour M. Dorat ? Voici le fait dont les circonstances nous ont paru assez remarquables. Il y a quelques temps que l’illustre auteur de Mélanie et de Narwick reçut une lettre signée d’un inconnu, dans laquelle on lui demandait un rendez-vous dans l’église d’un des couvents les plus reculés de Paris. M. de La Harpe, dont la prudence se défie même des rendez-vous dans un temple religieux, se dispensa de répondre à celui-ci, mais ayant reçu une seconde lettre beaucoup plus pressante que la première, et dans des termes qui ne purent lui laisser aucune inquiétude, il se détermina enfin à tenter cette grande aventure. L’auteur de la lettre ne manqua pas de se faire connaître à notre académicien par les signes dont il était convenu avec lui ; et l’ayant mené dans un endroit écarté, il lui confia qu’il avait été ci-devant secrétaire de M. Dorat, dont il avait éprouvé beaucoup d’injustices, mais qu’il avait entre ses mains les moyens d’en tirer une vengeance signalée, et qu’il s’était adressé à lui, ne sachant personne qui fût plus capable et qui eût plus d’intérêt de le seconder. Là-dessus il tira de sa manche un gros paquet de manuscrits où se trouvait, parmi plusieurs satires grossières contre l’Académie, et nommément contre M. de La Harpe, une correspondance entière très compromettante, dont on pouvait, selon lui, faire un roman très piquant, très scandaleux, très propre à perdre M. Dorat ; son intention était de la vendre à un libraire, à la réserve de quelques originaux qu’il se proposait, dit-il, de remettre en d’autres mains. M. de La Harpe ne put s’empêcher de témoigner à cet homme l’horreur que lui inspirait une pareille perfidie, et ne songea d’abord qu’à lui représenter dans leur plus grande force tous les motifs qui devaient l’en détourner ; mais de retour chez lui, il crut n’avoir point assez fait ; et n’étant plus entraîné par le premier sentiment de sa sensibilité, il calcula très prudemment qu’on pouvait faire mieux. Il avait remarqué que l’intérêt, le besoin d’argent, étaient les premiers principes de l’indigne manœuvre que méditait le fourbe éhonté. En conséquence il lui écrivit qu’il avait réfléchi plus mûrement sur son dessein, et que s’il voulait lui confier l’examen des papiers en question, il imaginait une manière d’en faire un usage plus profitable, et qui le compromettrait moins. La lettre fut assez adroite, ou le fourbe assez sot pour faire réussir l’artifice. M. de La Harpe reçut, dans la journée, le paquet bien cacheté, et l’envoya sur-le-champ, tel qu’il l’avait reçu, à M. Dorat, en lui mandant par quelles circonstances il était tombé entre ses mains, et sans exiger d’autres preuves de sa reconnaissance que l’engagement de ne former aucune poursuite contre le malheureux qui s’était confié à lui. Toutes les haines littéraires se sont évanouies devant un procédé si généreux ; M. Dorat s’est empressé d’aller baiser la joue qu’il avait si maltraitée dans les feuilles de Fréron ; et depuis cet instant M. de La Harpe a tâché de dire le mal qu’il voulait continuer de dire de M. Dorat d’un ton infiniment plus doux. Après de pareils traits, oserait-on accuser encore les gens de lettres de n’être pas chrétiens ?

 

 

 

Frédéric-Melchior GRIMM, Les salons de Paris.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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