Champ de bataille

 

 

La nuit était venue et sur la plaine immense

La mort planait, lugubre, et tout faisait silence.

On distinguait dans l’ombre un mélange confus

De cadavres épars, de fusils et d’affûts,

De chevaux éventrés et d’éclats de mitraille

Et des casques sanglants semés par la bataille.

À l’horizon désert un village brûlait.

Parfois on entendait un mourant qui râlait.

 

Sous une haie en fleurs, un homme, jeune encore,

Tombé là le matin aux rayons de l’aurore,

Ranimé par le froid, ouvrit un œil hagard.

Il contempla, surpris, la lune au front blafard

Dont les rayons plâtraient le gazon et les branches ;

Tout près de lui pendaient deux ou trois roses blanches

Que le vent de la nuit balançait doucement.

Il sourit à ces fleurs, et tout son être aimant

Tressaillit en voyant ce symbole de vie ;

Puis la main sur le cœur, il murmura : – Marie !

... Horreur ! sa main était pleine de sang !

Il voulut se lever et tomba sur le flanc,

Saisit avec fureur un arbre dans la haie

Tandis qu’un flot de sang jaillissait de sa plaie,

Se raidit, se hissa, retomba lourdement

Et poussa dans la nuit un sourd gémissement.

 

La branche du rosier un instant frémissante,

Reprit, au gré du vent, son allure ondoyante.

 

Le jeune homme des yeux sondait les alentours,

Attendant vainement qu’on vînt à son secours :

L’armée était partie. Au loin dans les ténèbres

S’élevaient vaguement quelques plaintes funèbres,

Angoisses de la mort. – Mais soudain, dans la nuit,

Retentit sur la plaine un formidable bruit :

Quelque chose d’énorme, en ébranlant la terre,

Accourait en faisant un fracas de tonnerre...

Effrayé, haletant, éperdu, le blessé

Écoutait, regardait, sur ses deux mains dressé.

C’étaient des cavaliers. Toute une batterie

De canons les suivait, comme si la furie

Eût fouetté les chevaux et lancé les essieux...

– À moi ! fit le soldat, les bras levés aux cieux......

Mais l’ouragan passa. Le dernier attelage

Lui broya les deux pieds, et la rose sauvage,

Arrachée au rameau, tourbillonna dans l’air...

Tout avait disparu : ce fut comme un éclair.

Quelques cris effrayants déchirèrent la nue :

Les canons s’enfonçaient, taillaient dans la chair nue

Des blessés qui cherchaient à se mettre debout.

On entendit les fouets claquer – et ce fut tout...

 

Le jeune homme était là, masse informe et sanglante...

On eût dit que la vie, à sa chair pantelante,

Tenait, et refusait de la quitter déjà.

Des buissons saccagés son corps se dégagea.

Brisé, haché, hurlant, il regarda la plaine.

Ses yeux étaient vitreux ; en sifflant, son haleine

Sortait de sa poitrine, et de ses doigts crispés

Il s’accrochait, livide, à des rameaux coupés.

 

Le malheureux pleura... Il vit, dans sa pensée,

Sa mère l’attendant, et puis sa fiancée

Tressant pour son retour des couronnes de fleurs,

Et sur sa joue, au sang se mêlèrent des pleurs.

– Mère ! s’écria-t-il, ô mère que j’adore,

Je ne reviendrai plus, au lever de l’aurore,

T’embrasser sur le front comme au temps de jadis,

Et tu ne verras plus te sourire ton fils !...

Et toi, blonde Marie, ô ma douce promise,

Pare-toi, belle enfant, pour aller à l’église...

Voyez, elle est en deuil, elle est blanche d’effroi !

Elle prie à genoux... horreur ! le mort, c’est moi !

 

Le blessé délirait, sa face était verdâtre...

L’orient avait pris une teinte grisâtre,

Et l’aube avait blanchi ; l’on vit l’ignoble champ

Se couvrir de corbeaux alléchés par le sang...

Il était des endroits où, renversés en masse,

Des pelotons entiers étaient tombés sur place,

Autour de leur drapeau que soutenaient les morts ;

Et d’autres où la bombe, en déchirant les corps,

Avait fait un grand cercle, épouvantable vide,

Bordé d’affreux débris, de sang noir et fétide ;

Au flanc d’un cheval mort, un mourant adossé

Regardait, l’air farouche et le sourcil froncé,

Blêmi par la terreur, un officier sans crâne ;

Un trompette était mort en sonnant la diane ;

Un autre sur le dos et les deux poings serrés,

Lançait de tels regards vers les cieux effarés

Que nul n’aurait osé braver l’éclair horrible

Jaillissant de cet œil pour toujours insensible...

Et, jusqu’à l’horizon, les champs étaient couverts

De cadavres hideux et de crânes ouverts.

Femmes, mères, pleurez ! pleurez, ô fiancées !

Dans ce charnier croupit l’objet de vos pensées !

 

Et comme le soleil parut au firmament,

Le jeune homme poussa son dernier râlement :

– Mère ! disait-il, viens... Adieu, douce Marie !...

Je meurs !... Dieu, que je souffre ! Ô guerre, barbarie !...

... Ma bien-aimée, attends ! Les lilas vont fleurir,

Et nous nous marierons... Ô soleil ! Avenir !...

Un verre d’eau ! J’ai soif !...

                                                 D’un mouvement sauvage

Il mordit le gazon, enfonçant avec rage

Ses ongles dans le sol.

                                        Pour la dernière fois,

Le mourant se dressa, l’œil éteint. Et sa voix,

Qui chassa les corbeaux de l’infect ossuaire,

Terrible, retentit : – Maudite soit la guerre !

 

 

 

Karl GRÜN.

 

Recueilli dans Répertoire poétique,

poésies et monologues recueillis

par Camélienne Séguin,

Montréal, 1937.

 

 

 

 

 

 

 

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