Le tonnelier Fritz

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles GUYON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT AUTREFOIS à Saverne, en Alsace, un garçon tonnelier d’une humeur toujours gaie et d’une audace incroyable. Il se nommait Fritz Himmel, mais les habitants de la ville ne l’appelaient que Fritz le Hardi. À ses heures de travail il se montrait ardent et laborieux. Mais ces heures étaient rares, et il préférait passer son temps dans l’auberge de la mère Kummel, à boire de grands verres et à jouer au piquet avec les désœuvrés du pays.

Un beau jour qu’il était rentré ivre chez son patron, celui-ci le mit à la porte et lui dit d’aller chercher du travail ailleurs. Fritz fut très ennuyé de cette mésaventure ; il n’avait plus le sou et son patron était le seul qui pût l’occuper dans la ville. Il résolut donc de quitter Saverne et d’aller à Strasbourg chercher du travail. Il savait qu’on buvait beaucoup de bière dans cette grande cité et il pensait qu’on devait y fabriquer beaucoup de tonneaux.

Il se mit en route aussitôt et, comme il n’avait pas l’habitude de se chagriner longtemps, il chantait en marchant la chanson des tonneliers :

 

                    Pan, pan ! pan !

            C’est le bruit amusant

                    Qui résonne

                    Sur la tonne,

            Quand du marteau pesant

               Le tonnelier façonne

            Son fût rond et puissant,

                    Pan ! pan ! pan !

                    Pan ! pan ! pan !

 

            Toujours joyeux, content,

                    Il fredonne,

                    Il chantonne,

            Et, le vin l’excitant,

            Pour mieux frapper sa tonne,

            Il boit à tout instant !

                    Pan ! pan ! pan !

                    Pan ! pan ! pan !

 

            Le tonnelier vraiment

                    Ne s’étonne

                    Quand il tonne,

            Il ne craint vaillamment

            Le diable ni personne,

            Que la soif seulement.

                    Pan ! pan ! pan !

 

Comme il achevait ces dernières paroles, il vit devant lui un personnage étrange. Il était petit, maigre, osseux ; sa tête allongée était couverte d’une toque ornée de deux plumes rouges, ses longues moustaches allaient jusqu’aux oreilles et sa barbiche pointue pendait jusqu’au milieu de la poitrine. Il portait des bottes larges et molles ; une longue rapière était suspendue à son côté.

« Parfait, parfait, s’écria-t-il en riant, tu chantes admirablement, mon ami ! Il paraît que tu es un hardi luron, car tu ne crains pas le diable, dis-tu, et pourtant il est dans ta poche.

– Dans ma poche ! dit Fritz tout étonné.

– Eh ! oui ; ne sais-tu pas que quand on n’a pas le sou, on dit qu’on a le diable dans sa poche ?

– Dame ! j’ignorais ce proverbe.

– Eh bien, mon cher Fritz, je te l’apprends.

– Comment savez-vous qui je suis, et qui vous a fait connaître que je n’avais pas le sou ?

– Parbleu ! je suis assez malin pour tout savoir ! N’as-tu pas dépensé ton dernier liard la nuit dernière chez la mère Kummel ? Tu as eu une mauvaise chance déplorable en jouant au piquet avec le fils du brasseur Zimmermann.

– Si vous en dites plus, je croirai que vous êtes le diable !

– Tu pourrais ne pas te tromper. J’aime beaucoup les garçons décidés comme tu l’es et je viens à ton aide.

– Je n’ai pas besoin de vous !

– Et pourtant si je t’offrais un moyen de garnir ta bourse ?

– Je crains que votre moyen ne soit pas trop honnête, car si j’aime à boire et à m’amuser plus qu’il ne faut, je n’en tiens pas moins à conserver le titre de brave garçon.

– Brave garçon tu es, brave garçon tu resteras, car la proposition que je veux te faire est bien simple : tu vois cette bourse bien arrondie, elle renferme mille pièces d’or. Je te propose de la jouer au piquet en cent cinquante points contre ton âme. Si tu gagnes, la bourse est à toi sans condition ; si tu perds, elle t’appartiendra de même, mais dans une année, à cette même date, j’aurai le plaisir de te faire visiter mon agréable séjour, à moins que tu ne puisses me rembourser la somme que tu auras reçue. »

En disant ces mots, le diable agitait la bourse, et les pièces d’or faisaient entendre un son métallique plein de tentation.

Le garçon tonnelier ne put résister au désir de posséder une pareille fortune. Il se dit qu’en acceptant la proposition du diable il ne causerait de dommage à personne. S’il gagnait, il serait le plus riche bourgeois de Saverne ; s’il perdait, il tâcherait de ne dépenser que le nécessaire et il aurait devant lui une longue année pour rendre au diable sa bourse intacte. Quelques bonnes parties de piquet gagnées contre ses amis auraient bientôt remplacé l’argent qu’il aurait dépensé. Fritz, après avoir fait ces réflexions, répondit au diable qu’il acceptait son offre.

Ce dernier tira de sa poche un jeu de cartes entièrement neuf et, lorsqu’ils furent assis sur le bord de la route, à l’ombre des tilleuls, la partie commença.

Dès le premier coup, Fritz fut favorisé par la fortune, il fit soixante-dix points ; le second coup fut également heureux pour lui, car il atteignit le chiffre de cent vingt points, tandis que son partenaire n’en avait encore qu’une vingtaine ; mais la troisième donne changea subitement la situation des joueurs. Le diable fit, en un seul coup, quinze et quatorze, et le malheureux tonnelier fut capot. Il avait perdu.

« Voilà les mille pièces d’or, dit le diable, en lui tendant la bourse ; n’oublie pas que si d’aujourd’hui en un an tu ne peux me les rendre sans qu’il en manque une, ton âme est à moi.

– Merci, répondit Fritz, je tâcherai que mon âme n’ait rien à faire avec vous. »

Le diable, qui connaissait le garçon tonnelier et sa funeste passion pour le jeu et le plaisir, disparut en ricanant et en se frottant les mains.

Fritz, qui n’avait plus aucun motif d’aller à Strasbourg chercher du travail, reprit le chemin de Saverne, où il arriva dans la soirée.

« Je suis riche, se dit-il, je puis bien aller ce soir faire une partie avec les amis chez la mère Kummel ; demain je m’établirai maître tonnelier et je gagnerai beaucoup d’argent. J’aurai bientôt remis dans la bourse les pièces que je dépenserai dès le premier moment. »

Il entra donc chez la mère Kummel. Déjà une troupe bruyante de buveurs occupait les tables ; la longue salle, éclairée par plusieurs lampes fumeuses, retentissait de cris joyeux et les pots, garnis de bière mousseuse, circulaient sans trêve. Les parties de piquet étaient engagées de toute part. L’arrivée de Fritz fut saluée par de formidables vivats, et nombreux furent les verres de bière qu’il dut boire pour trinquer avec tout le monde. Lorsqu’il se mit au jeu, sa tête n’était plus guère solide, aussi ne songeait-il plus à ses bonnes résolutions. Il passa toute la nuit à jouer, et quand, le lendemain matin, il voulut compter son trésor, celui-ci avait déjà éprouvé une forte brèche.

La nuit suivante, il revint chez la mère Kummel tout simplement, se disait-il, pour regagner ce qu’il avait perdu. Lorsque ses pertes seraient réparées, il ne jouerait plus. Mais il perdit encore, et tous les soirs il revenait à l’auberge avec l’espoir qu’une chance heureuse lui rendrait d’un seul coup la somme qui lui manquait. Pendant plusieurs mois il vécut ainsi au milieu d’un jeu effréné, et, un beau matin, il s’aperçut qu’il ne lui restait plus que quelques pièces d’or au fond de la bourse diabolique.

Il fut alors saisi d’effroi et lui, qui ne craignait rien, il trembla en pensant que son âme allait appartenir au diable. Quelques jours le séparaient à peine de l’heure fatale et il ne voyait plus aucune possibilité de ramasser une somme aussi importante que celle qu’il avait à rendre. Comment éviter le malheur qui le menaçait ? Peut-être en prenant la fuite, en s’en allant bien loin, en se cachant dans les rues étroites et populeuses d’une grande ville, pourrait-il échapper au diable. Il résolut donc de quitter Saverne sans retard.

 Il mit dans sa poche la bourse avec les quelques pièces d’or qu’elle renfermait et prit la route de Mayence.

« Bien habile sera mon créancier, songeait-il, s’il peut me retrouver quand j’aurai quitté le pays. »

Pendant plusieurs jours, il marcha lestement à travers les forêts du Hartz ; il traversait les villages sans s’arrêter, désireux d’arriver le plus tôt possible dans la vieille cité qu’arrose le Rhin. Il y parvint seulement la veille du jour fixé pour son rendez-vous avec le diable. Fatigué d’un long voyage, épuisé par les privations qu’il s’était imposées pour voyager plus vite et ne perdre aucun temps dans les hôtelleries, il pénétra dans la première auberge qu’il trouva à l’entrée de la ville et se fit servir un repas copieux, arrosé d’une bouteille de vin blanc du Rhin.

« Ah ! ah ! maître le diable, pensait-il, en se versant force rasades, tu croyais m’attraper et c’est toi qui seras pris. Va chercher, si tu le veux, Fritz Himmel sur la route de Saverne, il ne se moque pas mal de toi. »

Au moment où il murmurait ces paroles, égayé par le vin généreux de Weinnolsheim, un petit homme qu’il n’avait pas aperçu près de lui vint lui frapper sur l’épaule, et, se penchant à son oreille, lui dit :

« N’oublie pas que demain, au coucher du soleil, à quelque endroit que tu te trouves, on viendra réclamer ce que tu dois.

– Eh ! quoi ? balbutia le garçon tonnelier, tout abasourdi par ces paroles terribles, que dites-vous ?… »

Mais personne ne lui répondit, le petit homme avait disparu.

Fritz eut aussitôt l’appétit coupé et put à peine achever son verre de vin. Il sortit pour respirer à son aise. Il lui semblait qu’au-dehors, dans le mouvement des rues, perdu au milieu de la foule bruyante, il pourrait mieux recueillir ses idées et qu’il serait mieux à l’abri de toute poursuite. Il allait au hasard, à travers les gens affairés, réfléchissant à son malheureux sort. Le grand voyage qu’il avait entrepris était donc inutile, il ne pourrait se cacher encore que quelques heures et son âme serait emportée par le diable. Il regrettait vivement sa vie passée, il maudissait la funeste passion du jeu qui l’avait amené à cette horrible extrémité. Il pensait au bon temps où, laborieux et fidèle ouvrier, il travaillait honnêtement sous les ordres de son digne patron. Alors il était toujours heureux, toujours content de lui-même, et s’il gagnait peu, il était au moins libre et tranquille. Ces souvenirs émurent profondément le pauvre Fritz, et une larme amère glissa de ses yeux le long de sa joue pâlie.

En ce moment, il se trouvait sur une vaste place que remplissait une foule immense. Un son de trompette se fit entendre et une voix forte, qui dominait les bruits d’alentour, parvint aux oreilles du garçon tonnelier. Il écouta machinalement.

« Notre seigneur le comte, criait un officier, fait savoir aux habitants de sa bonne ville qu’une somme de mille pièces d’or sera payée à celui qui délivrera le pays de deux géants cachés dans la forêt de Gonzenheim, aux portes de la ville, et qui tuent et pillent tous les voyageurs.

– Voilà bien mon affaire, pensa aussitôt le brave Fritz, on ne m’appelle pas Fritz le Hardi pour rien. Mille pièces d’or ! C’est justement ce que je dois à messire le diable. Si je tue ces deux géants, je suis sauvé ! Si je succombe, j’éviterai l’entrevue de demain ; j’ai donc tout à gagner, en offrant mes services à monseigneur le comte. »

En une seconde, sa résolution fut prise. Il fendit rapidement la foule et s’approcha de l’officier.

« Je suis décidé à combattre les géants, lui cria-t-il, que faut-il faire ?

– Suivez-moi », répondit l’officier, qui se dirigea vers le palais du comte, accompagné de Fritz et d’une foule innombrable.

Le comte accueillit avec empressement le brave jeune homme, qui ne craignait point d’affronter un danger devant lequel beaucoup avaient reculé. Il lui offrit toutes les armes qui pouvaient lui être nécessaires, mais Fritz demanda seulement un énorme tonneau qu’il fit garnir de poix à l’intérieur et une hache d’acier. Lorsque la nuit fut arrivée, il mit le tonneau sur ses épaules et se dirigea vers la forêt de Gonzenheim, peu éloignée de la ville. Il se glissa doucement à travers les arbres, et plaça son tonneau sur le bord d’un sentier qui, d’après les renseignements qu’on lui avait donnés, était fréquenté dans la nuit par les deux géants.

La lune venait de se lever et répandait sa pâle et douce lumière sur la forêt ; Fritz tira de sa bourse les quelques pièces d’or qui s’y trouvaient encore et les parsema au fond du tonneau, sur la poix, où elles restèrent collées. Il alla ensuite se cacher derrière un buisson touffu pour observer ce qui allait se passer.

Il ne tarda pas à entendre marcher dans le sentier. C’étaient les deux géants, qui venaient prendre leur poste ordinaire pour surprendre les voyageurs à leur passage. Lorsqu’ils aperçurent le tonneau, ils furent tout étonnés et s’en approchèrent aussitôt pour savoir ce qu’il contenait. Les pièces d’or placées dans le fond brillaient d’un vif éclat aux rayons de la lune. Le premier des géants qui les aperçut se baissa pour les prendre dans le tonneau, mais l’autre voulut l’écarter pour en avoir sa part et le poussa avec une telle force que le premier géant eut la tête entraînée jusqu’au fond. Il fut collé à la poix qui s’était attachée à ses longs cheveux. En se débattant, il renversa le fût et put alors se retirer dans un état pitoyable. Furieux contre son compagnon, il se jeta sur lui et le saisit à bras le corps. L’autre géant, qui croyait que l’agresseur voulait le tuer pour avoir tout l’or à lui seul, se défendit énergiquement. Une lutte terrible s’engagea entre les deux géants : ils se roulaient à terre, brisant les arbustes, écrasant les buissons, remplissant la forêt de leurs cris féroces ; ils se mordaient cruellement, se frappaient avec les pierres qu’ils pouvaient saisir et couvraient le terrain de leur sang.

Ils furent bientôt affaiblis tous deux par ce duel horrible et ils restèrent étendus sur le sol sans mouvement. Alors Fritz, qui avait assisté à cet affreux spectacle, s’avança en silence vers les deux géants et, les frappant à coup de hache, les acheva et leur coupa la tête. Il eut soin, avant de s’éloigner du champ de bataille, de retirer les pièces d’or attachées au fond du tonneau, et, saisissant les deux têtes gigantesques, il reprit le chemin de la ville.

Le jour commençait à poindre lorsqu’il arriva au palais. Il fut aussitôt conduit par les gardes devant le comte qui, rempli de joie à la vue des deux têtes sanglantes, fit compter au garçon tonnelier la récompense promise et lui offrit d’entrer à son service. Mais Fritz le Hardi, après avoir mis les milles pièces d’or dans sa bourse, remercia le comte et s’empressa de sortir de la ville. Il avait hâte de s’acquitter de sa dette envers le diable et de retourner dans sa bonne ville de Saverne.

Il marcha toute la journée plein de gaieté et de bonheur, il chantonnait sans souci, comme autrefois, lorsqu’il était laborieux ouvrier, et il se promettait de ne plus retomber dans les fautes qui lui avaient causé tant de peines. Lorsque le dernier rayon du soleil disparut derrière les montagnes, il vit devant lui, de comme au jour où il était sorti de Saverne pour la première fois, le diable avec sa longue moustache, son chapeau de feutre orné de deux plumes rouges et ses bottes de cuir.

« Eh bien ! s’écria le diable, avec un sourire moqueur, l’heure est venue, ami Fritz.

– Je vous attendais depuis ce matin, répondit celui-ci.

– Ah ! tu es bien impatient de me suivre dans un pays d’où l’on ne revient pas.

– Je me moque de votre pays et de vous aussi.

– Ne fais pas l’insolent, maître Fritz, car tu es maintenant mon esclave.

– Votre esclave ! Et de quel droit, s’il vous plaît ?

– Du droit que me donne la promesse que tu m’as faite. Aujourd’hui ton âme m’appartient, à moins que tu ne me rendes les mille pièces d’or que je t’ai avancées.

– Les voilà, vos mille pièces d’or, dit Fritz, en jetant la bourse au nez du diable ; comptez-les, et vous verrez que le nombre est exact. »

Le diable, tout décontenancé, ramassa la bourse et en vérifia le contenu : rien n’y manquait.

« Maudit tonnelier ! s’écria-t-il, tu t’es joué de moi ! mais une autre fois tu ne m’échapperas point.

– Je ne vous crains pas, répliqua Fritz, car désormais je serai un honnête et bon ouvrier et je chercherai dans le travail seul le bonheur qui m’a manqué jusqu’ici. »

 

 

 

Charles GUYON,

Légendes d’Alsace,

SFIL, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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