La femme possédée du « Phi Kaseu »

 

LÉGENDE THAÏLANDAISE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles HARDOUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN jeune homme venait de se marier à une charmante jeune fille. Tout marchait à souhait dans le ménage et le mari se félicitait d’avoir une femme aussi accomplie. Il ignorait une chose, c’était qu’elle fût possédée du « Phi Kaseu ».

Il arriva donc qu’au bout d’un certain temps, vers le milieu de la nuit, il se sentit réveillé par un bruit insolite, et pensant faire part à sa femme de ses impressions de frayeur, il chercha à la réveiller, mais il ne trouva qu’un corps inerte et sans tête. Frappé de stupeur à cette vue étrange, il sortit de la moustiquaire et alla s’asseoir dans un coin de la chambre, songeant à ce phénomène extraordinaire dont la cause lui échappait.

Il resta là, atterré sous le coup de l’émotion, quand tout à coup la maison trembla, illuminée par un éclair, et aussitôt il entendit la voix de sa femme l’appeler :

– Où es-tu ? pourquoi es-tu levé ?

– Je n’ai rien, ma chère, dit-il, j’ai trouvé simplement qu’il faisait trop chaud dans la moustiquaire, et je me suis mis au frais.

La peur l’empêcha d’en dire davantage et de retourner auprès de sa femme.

Dès que le jour parut, celle-ci se leva fort gracieuse et lui fit mille caresses. L’émotion du mari disparut peu à peu ; il ne l’interrogea point sur les évènements de la nuit, et se réservant de pénétrer ce mystère plus tard, il ne voulut pas en compromettre le succès par une demande indiscrète.

La nuit suivante, il se coucha comme à l’ordinaire ; sa frayeur semblait passée. Il se garda cependant de s’endormir et, à minuit, la maison s’ébranla de nouveau : un rayon de lumière pareil à un éclair traversa la moustiquaire et pénétra dans la bouche de sa compagne endormie. Soudain, il vit la tête de celle-ci, arrachée avec les viscères et les entrailles, disparaître avec le rayon lumineux ; le tronc resta seul sans vie. « J’en saurai le fin mot », se dit-il, et enveloppant le corps d’une couverture, de façon à fermer le trou béant par la disparition de la tête, il attendit.

Deux heures s’étaient écoulées, quand la maison trembla derechef, les entrailles et la tête revinrent, suspendues au même rayon de lumière. Aussitôt une voix féminine se fit entendre, appelant le mari et le suppliant d’enlever la maudite ouverture.

– Non, non ! fit-il, je n’en ferai rien. Tu me diras d’abord où tu as été et ce que tu as fait.

La malheureuse le rassura de ses accents les plus doux et promit de lui tout révéler, disant qu’elle souffrait énormément. Pris de pitié le mari enleva la couverture, et aussitôt tout rentra dans l’ordre.

Sans plus tarder, la femme se rendit au désir de son mari de pénétrer son mystère.

– Je suis possédée du « Phi Kaseu » lui dit-elle. Cet esprit, je l’ai reçu de ma mère, et ne puis rien changer à mon état. Ainsi toutes les nuits, à minuit, je suis enlevée et conduite dans un lieu délicieux, plein d’ombrage et de fraîcheur, où je trouve nombre de promeneurs qui viennent prendre part à des festins magnifiques. Tous s’amusent, mangent et boivent, puis rentrent chez eux. Quel mal peut-il y avoir à cela ? Du reste, si tu veux m’accompagner, ajouta-t-elle, tu n’as qu’à saisir ma tête cette nuit, aussitôt que tu verras le rayon de lumière pénétrer dans ma bouche ; je t’enlèverai avec moi, et tu jouiras comme moi de la beauté du spectacle.

Le mari se laissa persuader ; il saisit la tête de sa femme dès l’apparition de l’éclair, et tous deux furent enlevés et déposés dans un délicieux jardin, au milieu d’une foule de gens tous en habits de fête.

Une clarté vive comme celle du jour illuminait ce parc, coupé de belles allées, sur le bord desquelles se dressaient enguirlandées des tables surchargées des mets les plus exquis. Les promeneurs s’asseyaient à ces tables, mangeaient et buvaient suivant leur bon plaisir. Les deux époux prirent également part au banquet et après s’être bien divertis, ils furent ramenés chez eux par le rayon de lumière qui les avait enlevés.

Le mari n’avait quitté qu’à regret ce séjour enchanteur ; il aurait voulu pouvoir y demeurer toujours. Trouver le moyen d’y aller et d’y rester fut maintenant sa grande préoccupation. Il en causa à des amis qui lui indiquèrent un sorcier capable de lui fournir les renseignements désirés. Arrivé chez ce dernier, il lui conta son expédition nocturne en compagnie de sa femme, et lui fit part de son regret de ne pouvoir faire un séjour prolongé dans un endroit où l’on était si bien traité.

– Ce sont des mets horribles que l’on vous donne là, lui dit le sorcier, vous n’y mangez que des excréments, vous ferez bien de m’en croire et de ne plus y retourner du tout. Les « Phi » vous nourrissent de cadavres, de détritus de toutes sortes, et se moquent de vous.

Ne pouvant faire prévaloir ses conseils, le sorcier réussit toutefois à persuader le naïf mari de se laisser tracer sur le corps certains signes cabalistiques ayant la vertu de faire voir clairement la nature des mets qui composent le menu des « Phi ». Il accepta cette dernière proposition et se fit tatouer par le sorcier. La nuit venue, le même manège recommença et il partit tenant sa femme par la tête. Déposé dans le jardin au milieu des initiés, sa première pensée fut d’examiner les mets. Grâce à l’exorcisme appliqué sur lui par le sorcier, il vit la réalité dans toute son horreur. Le cœur lui monta aux lèvres, il supplia alors sa femme de le ramener le plus vite possible. Celle-ci prit congé des « Phi » et tous deux revinrent à la maison accrochés au rayon de lumière.

De retour chez eux, le mari voulut dissuader sa femme de retourner à ces fêtes nocturnes, cherchant à la pénétrer de cette horreur dont il était lui-même possédé. Celle-ci resta inflexible.

– Les « Phi » m’étrangleraient, disait-elle, et elle continua ses visites.

Le mari retourna de nouveau auprès du sorcier et lui expliqua l’état de sa femme. Il en reçut le conseil de remplir de « pla mo »1 vivants le corps de sa femme, dès après la disparition de la tête et des entrailles. Cette prescription fut suivie. S’étant procuré un panier de « pla mo », il rentra chez lui, et la nuit, aussitôt après le départ de la possédée, il versa dans le tronc vide d’entrailles le contenu du panier. La tête reparut immédiatement, mais bientôt le mari entendit des plaintes et des gémissements sortir de la bouche de sa femme. Les poissons la faisaient souffrir horriblement, disait-elle, et elle suppliait son mari de l’en débarrasser. Celui-ci, effrayé, céda aux instances de la malheureuse, et dès que les poissons furent enlevés, elle parut soulagée, mais il fallut encore plusieurs jours pour qu’elle fût complètement remise de cette secousse.

Depuis ce temps, on ne vit plus à minuit le rayon de lumière pénétrer dans sa bouche pour la métamorphoser ; les voyages nocturnes avaient cessé à la grande joie de son époux : le « Phi Kaseu » l’avait enfin abandonnée.

 

 

 

Charles HARDOUIN, dans la Revue des traditions populaires,

1890, t. V, p. 696-708.

 

Repris dans : Possession, sorcellerie et envoûtement,

anthologie préparée par Dominique Besançon,

Éditions Terre de Brume, 2002.

 

 

 

1. Poisson d’eau douce très abondant dans les étangs vaseux.

 

 

 

 

 

 

 

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